La taxinomie des appartenances
- Prix de l’Académie française Monseigneur Marcel 2021
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Anatomie de la colère. Une passion à la Renaissance
- Pages : 189 à 190
- Collection : Bibliothèque de la Renaissance, n° 81
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406100263
- ISBN : 978-2-406-10026-3
- ISSN : 2114-1223
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10026-3.p.0189
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 30/11/2020
- Langue : Français
la taxinomie des appartenances
Les discours spécialisés de la philosophie, de la théologie, de la médecine ou du droit auraient pu s’accorder sur une notion claire de la colère, ou du moins chacun d’eux aurait pu en proposer une. Ce n’est pas ce qui est advenu, car à l’intérieur de ces discours et entre eux existent des tensions qui empêchent une vision unitaire. Ce constat s’accompagne de deux découvertes. La première est que ces discours n’apparaissent jamais « purs » : refusant tout cloisonnement, ils se combinent et s’enchevêtrent ; ils tâtonnent vers la cohérence d’un savoir total. La seconde est que la pensée de la Renaissance – mais en est-il une ? –, réfractaire aux simplifications et aux abstractions, manifeste une prédilection pour le divers et le concret ; elle s’attache à observer les affects dans leurs nuances, leurs variations, leurs bizarreries, leurs extravagances. Loin de tendre vers l’unité du concept, elle cultive l’art du distinguo. Pour mieux comprendre la colère telle que les hommes du xvie siècle la conçoivent, il convient de les accompagner dans leur approche, qui est souvent attentive, plus qu’à la colère en soi, aux sujets qui l’éprouvent, au colérique – celui dont la médecine héritière d’Hippocrate et de Galien décrit le tempérament – et à l’irascible – celui qui, quel que soit son tempérament, est sujet à la colère. Il faut aussi considérer les disciplines en oubliant les limites factices entre lesquelles elles refusent de se confiner, écouter leur dialogue, étudier leurs confluences et leurs divergences. Il est bon, enfin, d’aborder d’autres discours, des discours très anciens qui n’ont pas reçu la même caution traditionnelle ou institutionnelle que ceux qui ont déjà été abordés, ou des discours en voie de constitution, qui ont pour objet l’homme en tant qu’il appartient à une catégorie sociale, à une corporation, à un peuple. L’humanisme, parce qu’il accorde à toutes les formes de l’humanité une dignité nouvelle, reconnaît à ces discours une valeur que leur déniait le Moyen Âge.
Faute de pouvoir saisir la colère en soi, nous tenterons d’en capter l’empreinte dans des figures d’hommes irrités. Nous nommons types ces figures qui sont comme la marque en creux d’une idée : le roi, le courtisan, l’homme du peuple, le Français ou l’Italien n’existent pas, mais 190des ouvrages de la Renaissance, parfois dans leur entier, s’en font une idée, qu’ils s’emploient à formuler. Dans certains cas, le type procède d’un effort pour réunir les traits essentiels d’êtres de même nature, en effectuant la synthèse de représentations éparses : le Scythe de Jean Bodin est le produit de la lecture des historiens antiques et des cosmographes contemporains, mais aussi de son imagination théorique. Dans d’autres cas, le type est le modèle idéal de ce qui est encore à produire, la matrice d’un homme futur : le courtisan de Castiglione émane d’un milieu aristocratique qui y reconnaît l’image rêvée de lui-même. Cependant, le type est toujours le résultat d’une élaboration collective et d’une condensation intellectuelle : il naît d’une tentative de généralisation qui ne rompt pas ses attaches avec le concret. C’est pourquoi il sécrète une anthropologie des passions.