Avant-propos
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Voltaire à Ferney. Adresse à la postérité moderne (1758-2015)
- Pages : 9 à 15
- Collection : L'Europe des Lumières, n° 60
Avant-propos
Puisque les historiens préfèrent maintenant les mentalités aux bonnes et vieilles fatalités infrastructurelles, à eux de travailler.
Jean Goldzink.
L’historiographie boude Voltaire, ou plutôt le frôle.
René Pomeau était professeur de littérature, comme Jean Goldzink ou Raymond Trousson1. La plupart des biographes du « Patriarche » ne sont guère historiens. Beaucoup sont journalistes, écrivains ou critiques littéraires, tels Louis-Simon Auger, Eugène de Mirecourt, Gustave Desnoiresterres, Émile Faguet ou, plus près de nous, Pierre Lepape2 . Certains sont des historiens-biographes ou essayistes, tels René-Jean Durdent, Gustave Lanson, Jean Orieux ou Max Gallo3. Gustave Crouvezier était un ancien technicien de l’aéronautique, reconverti dans la librairie, après la première guerre mondiale4. Les hasards de l’actualité, les circonstances politiques ou les errements de l’opinion 10publique, enfin, somment régulièrement Voltaire « de s’expliquer », usant parfois de son œuvre comme d’un prétexte, au sens premier du terme, dans la poursuite d’un combat engagé « pour ou contre les Lumières », comme le montre le récent ouvrage d’André Glucksmann5. Il serait impossible de les citer tous.
Les grandes sociétés voltairiennes s’ouvrent-elles progressivement à l’historiographie ? La Société qui relève du Centre d’Étude de la littérature et de la langue française à la Sorbonne, la Voltaire Foundation à Oxford, comme l’Institut et le musée Voltaire de Genève, se sont donnés pour tâche principale, jusqu’à une date récente, la collection et l’édition critique de l’intégralité de l’œuvre de Voltaire. Initiés dans les années 1950 par Théodore Besterman, les travaux de la Voltaire Foundation s’ouvrent, en 2014, à l’étude de l’ensemble des Lumières6. La Société Voltaire voulue par René Pomeau, sise à Ferney depuis mai 2000, revendique un rôle plus fédérateur entre les différents domaines de recherche concernant le « Patriarche ».
La tâche est compliquée, il est vrai, par la masse des lettres, documents, chapitres inédits et écrits divers qui émergent de partout, tout au long du xxe siècle. L’édition de Moland, par les frères Garnier, entre 1877 et 1885, constitue déjà la 27e depuis la mort de Voltaire et compte 52 volumes7. Elle reprend dans une large mesure celle de Beuchot, publiée entre 1828 et 18438. En 1967, le projet de publication par Besterman de l’ensemble des œuvres est planifié en 146 volumes. En 1980, il en comprend déjà environ 80 d’œuvres littéraires, quatre de Cahiers et d’écrits divers non datables. La seconde édition de la seule correspondance compte, à elle seule, 51 volumes9. Sans compter les problèmes de classification, de rééditions ou de réécritures successives de certains textes majeurs, tels Candide ou les Éléments de la philosophie de Newton. Il faudrait aussi prendre en compte les versions successives d’une 11œuvre : Le Comte de Foix, pièce remaniée à trois reprises (quelle version retenir ?), les traductions en anglais, les innombrables contributions aux dictionnaires… La recherche voltairienne accompagne, bien souvent en parallèle, les rééditions successives de ce corpus enrichi. L’inflation étourdissante des textes publiés a renouvelé les paradigmes de l’écriture biographique, posant avec acuité la question du dosage entre la vie et l’œuvre. La tentation est forte de mettre en cohérence la biographie avec l’abondante correspondance nouvellement publiée (Pomeau, Besterman, Mitford)10. Peut-on partager pour autant l’idée que la biographie de Voltaire se trouve tout entière dans ses œuvres ou faut-il, d’accord avec Christophe Cave, tenir à distance la Correspondance où se manifeste dans la parole agile un jeu certain avec la vérité11 ?
Ce renouvellement accéléré du corpus des textes publiés dans le dernier tiers du xxe siècle favorise, sans l’expliquer, la prédominance très nette des chercheurs en littérature. Sur les 28 contributions, réunies en 2008, par Christophe Cave et Simon Davies, sous l’ample titre Les vies de Voltaire, une seule est l’œuvre d’un historien, Daniel Roche12 . Sans être absente du champ historiographique (Guy Chaussinand-Nogaret ou Pierre Milza13), la recherche voltairienne demeure un peu le parent pauvre des modernistes. Qu’à cela ne tienne : d’autres ont su faire le chemin inverse et traverser la frontière parfois étanche des spécialités universitaires, pour nous apporter des thèmes stimulants de réflexion : Henri Duranton nous ouvre les horizons d’un métier d’historien en voie d’émancipation des autorités politiques et religieuses grâce à Voltaire, à la veille de la Révolution14. L’influence du Voltaire historiographe 12est-elle persistante ? De l’auteur du Siècle de Louis XIV (1751) à l’éditeur de l’abrégé de l’histoire universelle, version primitive de l’Essai sur les mœurs (1756), en passant par l’historien de « l’Allemagne », la pérennité de son influence sur l’historiographie de la Restauration n’est pourtant guère évidente15. Les nouveaux maîtres de l’histoire nationale (Thierry, Guizot, Barante, puis Michelet) l’ignorent presque tout à fait16. Son influence semble reléguée à une vulgate d’arrière-garde un peu sclérosée, qu’Henri Duranton qualifie savoureusement de Messieurs Homais de l’histoire17. La rupture avec le Voltaire historiographe remonte donc à la première moitié du xixe siècle, paradoxalement à un moment où l’on assiste à la diffusion massive de ses œuvres.
Exit donc, Voltaire historiographe. Il demeure Voltaire comme objet historiographique. S’il n’est nulle part, son ombre est partout : dans les réseaux intellectuels des Républicains des lettres, au milieu des sociabilités salonnières de la seconde moitié du xviiie siècle, dans les origines culturelles de la Révolution française, mais aussi, plus largement, dans la diffusion des pratiques modernes du luxe et de la consommation (Le Mondain, 1738), dans l’émergence d’une sphère publique de l’opinion, chère à Habermas, dans les constructions identitaires révolutionnaires en 1791, puis républicaines dans la seconde moitié du xixe siècle et plus encore dans le roman national. Partout : dans les manuels scolaires18, au cinéma, à la télévision et au théâtre19… Mais où le situer dans les nouveaux enjeux du changement de régime d’historicité, où la mémoire tend à l’emporter sur l’histoire, dans la construction de nouvelles propositions sociographiques, à travers l’appropriation par 13l’histoire des objets littéraires20 et, plus loin, dans une historiographie mutante, fondée sur le paradigme de l’indice, qui se teinte de fiction ? Pourquoi ne pas se prendre à rêver d’une rencontre improbable et manquée, au printemps 1778, entre le « Patriarche » triomphant et l’élève «Robespierre », alors obscur boursier à 450 livres par an à Louis-le-Grand, qui ferait pendant à celle, encore incertaine mais revendiquée, avec Jean-Jacques Rousseau21 ?
Ce qu’il reste de Voltaire ? Une ombre, un indice, une trace, tout au plus, dans le grand décentrement des sciences humaines, avec l’abandon du paradigme essentialiste : dans le fond, la question n’est pas de savoir qui est Voltaire, chacun conviendra d’une impossible réponse, mais bien plutôt de comprendre comment l’on s’accorde sur les identités voltairiennes enchâssées dans le mouvement même de leur effectuation : identités et liens sociaux, selon Bernard Lepetit, « n’ont pas de nature, mais seulement des usages22 ». Le terme de pragmatisme historique recouvre pourtant imparfaitement le sens de la démarche. Le « cas Voltaire » pose le problème de la compréhension d’une singularité à l’œuvre, dont toutes les dimensions ne sont guère rationnelles. De nombreuses altérations aux modèles traditionnels de la déduction et de l’expérimentation sont à prendre en compte, dans le sillage des travaux de Jean-Claude Passeron et Jacques Revel23. Voltaire est le plus souvent perçu à travers la déformation des codes et des sources qui le représentent : altération concernant la fiabilité supposée de la correspondance, altération par la dépossession de l’image de soi ou de l’argumentaire (un Voltaire « détourné »), par la production indomptée de représentations et d’anecdotes (le Voltaire « coprophage »), par la formation de biographèmes synthétiques (la « gloire de Voltaire », le « Patriarche ») incrustant la mémoire… Il est aussi fait de cette aura mobile qui l’entoure : la somme des processus, infléchie par celle de leurs déformations successives. Un Voltaire fractal et aléatoire se dessine, déployant ses formes à l’infini, dans une 14transformation continue des paradigmes interprétatifs : quel régime de vérité peut-on lui appliquer ?
Comment provoquer la mise en évidence d’un tel phénomène, autrement que par la confrontation d’un cas particulier (le « cas Voltaire ») avec un processus singularisant (la naissance de la postérité moderne) ? Ce choc met en évidence la construction même de cette aura, accentuant l’irisation des contours d’un portrait que l’on croyait si net. Cette confrontation nous place d’office en dehors de tout système clos de définition ou d’interprétation a priori. Croiser l’impalpable cas avec l’imprévisible évolution d’un procès à l’œuvre autorise un éloignement souhaité par rapport à toute modélisation forcée, à tout ce que Stephen Toulmin qualifie de « tyrannie des principes24 ». La particularité de la démarche montre qu’un paradigme ne chasse pas l’autre, mais donne parfois naissance, dans les interstices, à des objets historiographiques inattendus : la postérité en est un. Les apports récents de la sociologie de la reconnaissance, de l’étude des économies de la grandeur et de l’évolution du culte des grands hommes conjuguent ensemble l’analyse de la construction sociale d’une œuvre avec une anthropologie de l’admiration25. Elle ouvre la voie depuis quelques années à une histoire des cultures de la célébrité, qu’il faut prolonger par celles de la postérité26. Selon Nathalie Heinich, la notoriété est une extension de la personne dans l’espace des réseaux de l’information, tandis que la postérité renvoie davantage à une extension dans le temps grâce aux supports d’information (livres, légendes et images) d’un auteur objectivé par une œuvre ; le sens du mot pouvant être entendu ici très largement. Comment ne pas reprendre en le prolongeant le travail remarquable de Jean-Claude Bonnet sur le culte des grands hommes au xviiie siècle27 : la « promotion de la liberté et de la laïcité » peut recouvrir les formes les plus inattendues de l’hommage rendu par la 15postérité. Il faut pour autant bien cerner notre objet : l’enjeu n’est guère de prendre la mesure des postérités successives de Voltaire depuis sa mort, les unes succédant aux autres, souvent en discordance. Qu’y a-t-il de commun entre la panthéonisation de 1791 et le sulfureux réseau Voltaire28 ? Renversant la perspective, l’enjeu consiste plutôt à cerner la façon dont se pose à un vivant du xviiie siècle la question de sa propre postérité et les stratégies qu’il est amené à déployer pour inscrire sa vie dans la mémoire des générations à venir. La chose n’est pas négligeable.
1 Pomeau, René, Voltaire en son temps, Paris, Fayard, Voltaire Foundation, 1985-1995, 2 vol. ; Goldzink, Jean, Voltaire : la légende de Saint Arouet, Paris, Gallimard, collection « Découvertes », 1994 ; Trousson, Raymond, Dictionnaire Voltaire, Paris, Hachette, 1994 et Id., Voltaire, Paris, Tallandier, 2008.
2 Auger, Louis-Simon, Notice sur la vie et les ouvrages de Voltaire, Paris, Éverat, 1827 ; Mirecourt, Eugène de, La queue de Voltaire, Paris, Dentu, 1864 ; Desnoiresterres, Gustave, Voltaire et la société française, Paris, Didier et Cie, 1867-1876, 8 vol. ; Faguet, Émile, Voltaire, Paris, Lecène, Oudin et Cie, 1895 ; Lepape, Pierre, Voltaire conquérant, Paris, Seuil, coll. « Point », 1970.
3 Durdent, René-Jean, Histoire littéraire et philosophique de Voltaire, Paris, Eymery, 1818 ; Lanson, Gustave, Voltaire, Paris, Hachette, 1906 ; Orieux, Jean, Voltaire ou la royauté de l’esprit, Paris, Flammarion, 1966 ; Gallo, Max, « Moi, j’écris pour agir », vie de Voltaire, Paris, Fayard, 2008.
4 Crouvezier, Gustave, La vie de Voltaire, Paris, Sorlot, 1937.
5 Candide saisi comme antidote éternel aux intégrismes et nihilismes de toutes natures, Glucksmann, André, Voltaire contre-attaque, Paris, Robert Laffont, 2014.
6 Les travaux de la Voltaire Foundation sont soutenus par les nombreuses publications de l’ancienne SVEC (Studies on Voltaire and the Eighteenth Century), devenue en 2014, l’Oxford University Studies in the Enlightenment.
7 L’édition complète de Lefèbvre et Deterville de 1818, reprise de celle de Kehl, comptait déjà 42 volumes.
8 Barber, William H., « L’édition des œuvres complètes de Voltaire », Cahiers de l’Association Internationale des études françaises, 1981, vol. XXXIII, p. 161-169.
9 Ibid., p. 162.
10 Besterman, Théodore, Voltaire, biography, Londres, Longmans, 1969 ; Mitford, Nancy, Voltaire amoureux, Paris, Stock, 1959.
11 La question est posée par Morizot, Raymonde, L’autobiographie chez Voltaire, Paris, Publibook, 2006 ; Cave, Christophe, « “Croyez-vous que je puisse tromper quelqu’un dans l’état où je suis ?” : la représentation de soi comme arme de combat dans la Correspondance de Voltaire », Voltaire et ses combats, Actes du congrès international Oxford-Paris, Kôlving, Ulla et Mervaud, Christiane (éd.), Oxford, Voltaire fondation, 1997, p. 231-240.
12 Roche, Daniel, « Voltaire, du voyage à la philosophie », Les vies de Voltaire : discours et représentations biographiques, xviiie-xxie siècles, Cave, Christophe et Davies, Simon (éd.), Oxford, Voltaire Foundation, 2008, p. 43-60.
13 Chaussinand-Nogaret, Guy, Voltaire et le siècle des Lumières, Bruxelles, Éditions Complexe, 1994 ; Milza, Pierre, Voltaire, Paris, Perrin, 2007.
14 Duranton, Henri, « La diffusion d’une nouvelle histoire : les avatars de Clio au xviiie siècle », Revue d’histoire des sciences, Vol. XLIV, no 3-4, 1991, p. 359-374.
15 Idem, « Un cas d’école : La parution de l’Abrégé de l’histoire universelle », Revue Voltaire, Numéro spécial « Voltaire éditeur », No 4 (2004), p. 57-80 ; id., « Voltaire historien de l’Allemagne, ou Du bon usage des contraintes historiographiques », L’Allemagne et la France des Lumières. Deutsche und französische Aufklärung, Delon, Michel et Mondot, Jean (éd.), Paris, Honoré Champion, 2003, p. 317-331.
16 Augustin Thierry ne le mentionne guère au nombre des historiens anciens. Sur la relation ambivalente de Michelet à Voltaire, Petitier, Paule, « Le Voltaire de Michelet », Revue Voltaire, « Voltaire et l’histoire nationale », no 10, 2010, p. 39-51.
17 Duranton, Henri, « Des historiens à l’école de Voltaire au temps de la Restauration », Revue Voltaire, (…), op. cit., p. 29-37.
18 Bomel-Rainelli, Béatrice, « Le rire du roi Voltaire : 160 ans de biographies scolaires », Les vies de Voltaire (…), op. cit., p. 407-422.
19 Reynaud, Denis, « Voltaire au cinéma », Les vies de Voltaire (…), op. cit., p. 423-430 et Loichemol, Hervé, « Porter la vie (de Voltaire) au théâtre », Ibid., p. 433-436.
20 Lyon-Caen, Judith, « Histoire et Littérature », À quoi pensent les historiens ?, Granger, Christophe (éd.), Paris, Autrement, 2013, p. 74.
21 Remémoration mythique, voire imaginaire, d’une rencontre possible à Paris ou Ermenonville ? Robespierre, Maximilien, Mémoires, « Dédicace aux mânes de Jean-Jacques Rousseau », Bruxelles, Tarlier, 1830, p. 122.
22 Lepetit, Bernard, Les formes de l’expérience, Paris, Albin Michel, 1995, (réed. 2013), Introduction.
23 Passeron, Jean-Claude et Revel, Jacques (éd.), Penser par cas, ou comment remettre les sciences sociales à l’endroit, Paris, EHESS, 2005.
24 Jonsen, Albert, Toulmin, Stephen, The abuse of casuistry, a history of moral reasoning, Berkeley, University of California Press, 1988.
25 Boltanski, Luc et Thevenot, Laurent, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.
26 Van Damme, Stéphane, « Histoire et sciences sociales : nouveaux cousinages », À quoi pensent les historiens ?(…), op. cit., p. 61 ; Lilti, Antoine, Figures publiques. L’invention de la célébrité. 1750-1850, Paris, Fayard, 2014.
27 Bonnet, Jean-Claude, Naissance du Panthéon : essai sur le culte des grands hommes, Paris, Fayard, 1998.
28 Association créée en 1994, le réseau Voltaire avait pour vocation, selon ses statuts, de lutter pour « l’émancipation des individus face aux dogmes et aux empires ». De graves crises internes conduisent à sa dissolution en France, en 2007.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-06875-4
- EAN : 9782406068754
- ISSN : 2258-1464
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06875-4.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 17/01/2019
- Langue : Français