Choix éditoriaux
- Publication type: Book chapter
- Book: Tragédies et récits de martyres en France (fin xvie-début xviie siècle)
- Pages: 117 to 120
- Collection: Seventeenth-Century Library, n° 1
point il est admirable et à quel point son apparence et son discours séduisent et persuadent.
Au théâtre, c’est à partir de la double dynamique reposant sur la violence portée face à la violence endurée et détournée, évitée et finalement vaincue, qu’une série de stratégies destinées à émouvoir aussi bien les personnages que les spectateurs, via les comédiens, se met en place.
La première stratégie consiste à ce que chacun dise ce qu’il fait et ce qu’il voit séquence par séquence. Le persécuteur formule la sentence, annonce la torture, souvent dans ses détails, parfois présente les instruments, et propose au martyr d’y échapper. Le martyr annonce que sa foi surmontera l’épreuve, le chœur s’inquiète, les assistants prennent parti. La deuxième séquence sera donc celle de la torture, qui souvent « s’effectue » derrière une tenture, et l’on entend, selon les cas, le chant de la victime, les étonnements du bourreau, le tout étant commenté par les assistants, le chœur et le persécuteur qui a ordonné l’acte. Souvent aussi, le bourreau revient sur scène pour décrire ce qu’il a fait, donner à voir, par son récit, l’horreur et sa stupeur devant la résistance de la victime et/ou le fait que ses instruments n’ont eu aucune efficacité. Cette double séquence peut être répétée en fonction du nombre des instruments et de leur gradation dans la cruauté et de l’obstination du persécuteur qui, généralement, vacille. L’intérêt du rideau, lorsqu’il y en a un (ce qui n’est pas toujours le cas) est qu’il évite une figuration trop violente à laquelle l’esthétique théâtrale renonce peut à peu, ou trop difficile à mettre en œuvre, compte tenu des effets spéciaux à produire. On dira en outre, que, selon les moyens dont disposent les comédiens, ou selon l’esthétique qu’ils choisissent, la tenture peut ou non exister sans préjuger de ce que le texte propose. L’autre intérêt du rideau est que les spectateurs peuvent imaginer la scène en suivant les indications internes au discours prononcé et en suivant le code de figuration du martyre qu’ils connaissent par la peinture, la sculpture, ou le récit. La troisième séquence est celle où le persécuteur doit convenir de son échec, voire déclarer sa conversion. On tire alors le rideau, et le martyr, mort, vivant et sans blessure, ou marqué par la torture, mais portant toujours les signes, dûment commentés, de la sérénité et de la douceur, apparaît devant tous afin que tous, en harmonie, célèbrent la force divine telle que le martyr en témoigne.
Quels que soient les artifices de représentation, le principe est de figurer l’actualisation dans les gestes et/ou dans le discours d’une intention hyperviolente qui touche sa cible et simultanément n’a pas l’effet escompté : le coup porté sans le choc ressenti, ou plutôt le coup violent porté dont l’impact se retourne en douceur. Les instruments menaçants, le sang versé et les effets spéciaux peuvent, le cas échéant, marquer le corps de la victime, les cris, les chants
de douleur, les prises de parole terrifiées des assistants, se développer, les réitérations séquentielles exacerber le tableau et l’ensemble ne peut que donner lieu, d’abord à de l’effroi, à de la compassion et à de l’indignation chez les personnages qui commentent et qui, ainsi, guident les réactions des spectateurs. Et ce grand mouvement sanglant (figuré ou narratif) aboutit à la représentation d’un mystérieux oxymore reposant sur le renversement simultané de la violence en douceur avec, pour mécanisme, l’expression de la constance du sujet torturé. Cet oxymore, nécessairement déstabilisant, relaiera l’effroi par une sorte de suspension de surprise et de stupeur qui devra être tranchée. Or ce qui tranchera l’oxymore sera forcément le témoignage du martyr-témoin de Dieu, des témoins du témoin-de Dieu, ou du nouveau converti, qui reliront le spectacle à l’aune de la foi et l’interpréteront pour les spectateurs. Car le discours interprétatif est en tout point nécessaire pour que le spectateur comprenne qu’il a été saisi, simultanément, par la violence, par la constance et par la sérénité, mais qu’il doit maintenant choisir l’admiration sereine et constante, puisque la violence est l’apanage des païens et qu’elle n’a pas d’effet sur les croyants, dont il fait partie. C’est ainsi grâce à cette dynamique oppositionnelle (violence contre sérénité), puis visant à l’harmonie dans la foi, que les spectateurs seront censés échapper, comme le martyr, à la sidération et à l’attrait de la figuration indiciaire et iconique, si présente dans la représentation de la violence, même narrative, pour entrer dans l’enthousiasme de la piété.
Mais c’est là une intention de la dramaturgie, la production théâtrale (auteurs, acteurs) comme le public, peut ne pas suivre. Car, qu’on le veuille ou non, est né, en même temps qu’une adhésion possible à l’enthousiasme du martyr, un désir, qui est celui de prolonger le spectacle, ou de rendre encore plus séduisantes les marques du sacrifice, les indices de la violence et le plaisir de figurer et de voir la souffrance.
Et, comme on vient de le montrer, ce désir s’accroît évidemment lorsque le sujet martyrisé est une femme, a fortiori lorsqu’elle est vierge et menacée. Agnès nue, hirsute, en proie aux flammes puis égorgée, Lucie aux yeux arrachés, puis brûlée, puis égorgée, Agathe aux seins arrachés par la tenaille, Cécile dans une chaudière bouillante, puis victime d’une demi-décollation, Catherine liée sur la roue, toutes ces femmes, dont la virginité est le plus souvent un enjeu, puisqu’il s’agit aussi de les souiller, de préférence dans un lupanar, pour que leur vertu échappe à Dieu, permettent toutes les figurations possibles des fantasmes. Fantasmes masculins, qui sont ceux des bons auteurs chrétiens, préposés aux textes. Mais surtout fantasme de la torture infiniment présente, sur scène ou, via le récit, présente derrière la tenture, fantasme de travailler en-deçà du système iconique (qui « ressemble » naïvement au fait réel) pour figurer, d’une manière ou d’une autre, par le théâtre, et pour
faire réellement ressentir, le choc indiciaire sur les « vrais corps » et la souffrance réelle des « vrais témoins ». Si bien que la torture – parfois, on l’a dit, directement représentée, le plus souvent narrée ou figurée par le résultat du sacrifice (seins et yeux sur un plateau par exemple) – donne lieu à un travail esthétique topique pour des artistes et des auteurs en concurrence qui mobilise l’ensemble du système de représentation pour que les spectateurs hésitent à considérer que tout cela n’est que feinte iconique et soient saisis, pour leur plaisir, par la présence indiciaire des coups et des blessures.
Le simulacre du martyre, en effet, s’opére par rapport à une action humaine (tuer, torturer, etc.), donc à partir de corps qui produisent des personnages. En principe, ce simulacre (appartenant au régime iconique, voire parfois symbolique) doit être rendu manifeste grâce à l’utilisation d’objets scéniques (ou de décors, de scénographies, de costumes, etc.) qui signalent ou signifient la violence (sang, couteau, échafaud, etc.), si bien que les objets scéniques apparaissent comme réels et machinés mais qu’ils n’opèrent pas la violence réelle : ils la miment donc, ou la représentent. Mais souvent aussi, le simulacre frôle le réel, fait mine de confondre l’entreprise mimétique (donc iconique) avec du réel (donc en restant dans un régime indiciaire), et ont avec lui un rapport si étroit qu’ils se donnent comme le réalisant pratiquement et discursivement pour produire un effet d’effroi et de pathie. Ce qui intéresse alors le spectateur, c’est de considérer la violence comme un acte puissant, voire une puissance pathique qui vient, un court moment, sidérer son jugement. L’énergie déployée concourt ainsi à supprimer, à concurrencer, ou à minimiser, toutes les autres énergies (dont celle qui consiste à parler à son voisin, à penser à autre chose, mais aussi celle qui consiste à prendre parti pour ce que la tragédie soutient) pour que se réalise lors d’un court moment une expérimentation qui consiste à occulter le principe et le rapport mimétique au profit d’un saisissement et de la réalisation performée d’une puissance. L’enjeu sera donc l’hésitation du spectateur sur l’effet de simulacre et sur sa capacité à frôler le réel.
Toutefois, le spectateur pourra, consécutivement ou simultanément, parce qu’il voit et constate à tout moment les médiations – le théâtre et la représentation –, prendre de la distance, en revenir à l’écart de la symbolisation, observer qu’il a été l’enjeu d’une feinte, s’apercevoir que la puissance de la violence et que l’image qu’elle a produite ne l’entraînent à aucune action, enfin il pourra apprécier à la fois l’effet, ses raisons, son efficacité, son impact sur le monde, et juger la fiction comme fiction, la représentation comme technique esthétique, ce qui, en l’espèce, n’est pas sans danger pour la persuasion et la propagande religieuse inhérante à la tragédie de martyre. Et tout son plaisir est alors de s’apercevoir qu’un instant, il n’a pas été en mesure de faire tout cela, grâce au jeu de figuration-performance mimétique et indiciaire, grâce
à l’énergie dépensée par les regardés qui l’obligeait à n’avoir d’autre énergie que celle de la stupeur du regardant.
Tout son plaisir a été d’être pris par l’altérité radicale, rendu muet et attentif, autrement dit absolument passif devant la carnation (plutôt que l’incarnation) violente, et même plutôt enclin à accepter l’apparition de la violence comme une puissance et non comme une image, un discours ou un objet analysable par la raison. Ainsi, fasciné par le déploiement du sacrifice, parce que ce déploiement a correspondu à son plaisir et à son désir de voir souffrir l’autre dans son corps sans souffrir lui-même, le spectateur a joué lui-même son rôle à l’intérieur du système de co-présence participative qui l’entraîne à sentir en même temps qu’à penser à ce qu’il voit et entend. Il ne voit plus alors, dans ces tragédies, que la mise en jeu d’un rituel sacrificiel qui annonce le processus, le développe et l’aggrave par des actions qui, à proprement parler, figurent littéralement de la souffrance.
Or, comment ne pas céder au plaisir de voir la souffrance, et de souffrir soi-même ? Comment ne pas rechercher cette peur, cette volupté de l’effroi qui condamne alors, principalement, celui qui regarde plus encore que les simulacres animés qui ensanglantent la scène ? pour échapper au plaisir et au désir de la violence, au saisissement d’une barbarie qui est à l’origine du monde et qui entraîne le monde vers un futur chaotique, il ne reste finalement que la déploration, et que l’espoir en une force ayant (re-)conquis sa légitimité.
Et si la déploration existe, et qu’elle arrache des larmes, il n’est pas certain qu’une force véritablement légitime apparaisse ici-bas. Et il n’est pas certain que ce fût, alors, un pari gagné sur la puissance de la foi.
Temporalité du Témoignage versus temporalité humaine
Parce qu’au moment où les tragédies de martyre sont sur les scènes, durant la fin du xvie siècle et le début du xviie, l’attente d’un futur antérieur révélé idéal apparaît aux hommes de plus en plus longue, on dira, à la suite de Reinhart Koselleck1, qu’une distance s’est creusée entre le champ d’expérience des individus et leur horizon d’attente. On dira aussi qu’une distance s’est creusée entre ce que veut montrer la tragédie religieuse propagandiste, et ce que peuvent forger les praticiens et percevoir les spectateurs : un tableau esthétique, et presque autonome, de violence complexe. Comme si l’histoire s’était s’écartée du Chemin religieux pour en construire un autre, comme si l’histoire avait oublié qu’elle marchait vers sa fin. Comme si, par l’expérience des actions humaines, son cours s’était dirigé vers un autre futur possible, un avenir humain, peut-être
[1]Reinhart Koselleck, Le Futur passé, traduit par J. Hoock et M.-Cl. Hoock, Paris, éd. de l’EHESS, 1990.
- CLIL theme: 3439 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moderne (<1799)
- ISBN: 978-2-8124-4022-9
- EAN: 9782812440229
- ISSN: 2258-0158
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-4022-9.p.0111
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 04-23-2010
- Language: French