Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Spinoza et Sartre. De la politique des singularités à l’éthique de générosité
- Auteur : Jaquet (Chantal)
- Pages : 11 à 14
- Collection : Les Anciens et les Modernes - Études de philosophie, n° 28
Préface
D’emblée, il faut saluer l’audace et l’originalité du livre de Gaye Çankaya Eksen, qui procède à un rapprochement entre deux philosophes que tout semble séparer. Le système déterministe de Spinoza et l’existentialisme de Sartre reposent sur des conceptions de l’être et la liberté, qui sont incompatibles, au point que leur vision de l’éthique et de la politique peuvent paraître sans commune mesure.
Dès le xviie siècle, Spinoza est tenu pour le champion de la nécessité et le fossoyeur du libre arbitre, de sorte que les commentateurs du xxe siècle ont eu généralement tendance à inscrire la philosophie sartrienne de la liberté dans la lignée de celle de Descartes et à ranger le philosophe hollandais du côté de ses adversaires. Dans les années 60-70, il n’était pas rare de lire Spinoza à travers la grille du structuralisme et de le situer dans ce mouvement de pensée qui, de Lévi-Strauss à Althusser, en passant par le premier Foucault et Lacan, s’opposait radicalement aux thèses sartriennes et notamment celle du libre arbitre.
Gaye Çankaya Eksen prend ainsi le lecteur à rebours en l’obligeant à sortir des schémas de pensée préétablis et à regarder les textes autrement. Le choix de confronter Spinoza et Sartre ne résulte pas pour autant d’un décret arbitraire de sa part : elle a été invitée à opérer ce rapprochement à la suite des analyses d’Alexandre Matheron dans Individu et communauté chez Spinoza. Le commentateur emprunte à Sartre, dans la Critique de la raison dialectique, les catégories de réciprocité négative et positive pour décrire la contagion affective chez Spinoza et il se demande, dans une note, s’il ne faudrait pas concevoir une analogie entre le passage sartrien de la série au groupe et le passage de l’état de nature à l’état civil dans la problématique classique.
Gaye Çankaya Eksen situe donc ses analyses dans le prolongement des pistes de réflexion ouvertes par Alexandre Matheron et elle est amenée sur cette base à penser une analogie entre le passage de la série au groupe et les conceptions de Spinoza. Cet ouvrage peut ainsi être 12considéré comme un bel hommage à celui qui a largement contribué au renouveau des études spinozistes et qui continue d’irriguer et de vivifier la recherche aujourd’hui.
Si le rapprochement entre les deux auteurs n’est pas le fruit d’une pure fantaisie, il n’est pas évident pour autant. Gaye Çankaya Eksen reconnaît d’emblée que Sartre se réfère très peu à Spinoza et que les points de rencontres entre leurs théories sont rares. Elle récuse à juste titre l’idée d’une filiation entre eux et échappe aux écueils méthodologiques propres à ce genre de démarche, qui consistent à se cantonner à la recension un peu plate des ressemblances ou des différences. Son propos ne consiste ni à assimiler les théories spinoziste et sartrienne de façon intempestive ni à faire l’inventaire de leurs différences. Il repose sur une connaissance approfondie et rigoureuse des deux auteurs et sur une démarche équilibrée évitant de conférer une position hégémonique à l’un ou à l’autre et de s’enfermer dans la posture facile de réfutation de l’un par l’autre.
Loin d’instaurer des passerelles inédites et de tisser d’improbables correspondances, ce livre a uniquement pour objet de se pencher sur une problématique commune aux deux auteurs : la production et le maintien d’une communauté libre. Spinoza et Sartre sont situés dans la grande lignée des penseurs qui se fondent sur la thèse « de l’émancipation perpétuelle de l’individu dans et par la communauté », et il s’agit de mettre au jour la démarche parallèle qui les conduit. L’objectif est donc moins de définir une communauté de pensée entre eux que de présenter leurs théories comme deux manières de résister à la théorie contractualiste de la société politique. Si communauté il y a, elle repose davantage sur une communauté d’exclusion que sur une véritable parenté.
La première partie du livre se présente comme une réponse à la question suscitée par la lecture d’Alexandre Matheron. Elle vise à montrer que la problématique classique du passage de l’état de nature à l’état civil chez Hobbes n’est analogue ni au passage de la série au groupe chez Sartre ni au passage de l’état de nature à l’état civil chez Spinoza. L’argumentation repose pour l’essentiel sur la réversibilité du passage de la série au groupe et du groupe à la série, sur leurs oscillations, leur continuité dynamique, leur absence de fixité, et le maintien de la liberté individuelle. Ces thèses sartriennes rompent avec la conception hobbesienne du passage de l’état nature à l’état civil comme dépassement, 13acte rationnel irréversible, soumission et transfert de la liberté naturelle en vue d’établir un pouvoir politique fixe et stable. Elles s’apparentent à la pensée spinoziste du maintien du droit naturel dans l’état civil, de la résistance des individus pouvant se retirer de l’état civil sous le coup de l’indignation. À cet égard, Spinoza se distingue lui aussi de Hobbes, comme il le rappelle dans la lettre L, car il n’introduit pas de rupture entre l’état de nature et état civil. Toutes ces analyses sont écrites d’une main ferme et emportent pleinement l’adhésion.
Certes, on pourrait se demander si la communauté de pensée qui se constitue entre Spinoza et Sartre par exclusion de la doctrine contractualiste en est vraiment une. En effet, on pourrait en douter, en prenant appui sur le scolie de la proposition 32 de la partie IV de l’Éthique : « […] qui dit que le blanc et le noir conviennent seulement en ceci que ni l’un ni l’autre n’est rouge, affirme absolument que le blanc et le noir ne conviennent en rien […] Les choses qui ne conviennent qu’en négation, autrement dit en ce qu’elles n’ont pas en réalité ne conviennent en rien. » Gaye Çankaya Eksen surmonte cette difficulté parce qu’elle ne se borne pas à un rapprochement par la négation ; elle met en avant une possible communauté d’approche fondée sur la conception de l’individu ou de la chose singulière, qu’elle prenne la forme du conatus spinoziste ou de la liberté sartrienne, qui demeure et résiste à sa dissolution dans l’état civil suite à un transfert du droit.
Dès lors chez les deux auteurs, le maintien de la concorde et de la paix en société dépend de la production continue du désir de vivre ensemble pour être libre. Il implique donc l’articulation d’une réflexion éthique et d’une réflexion politique, car il ne s’agit pas simplement de s’interroger sur le choix d’un type de régime politique, mais sur le rapport de l’individu à soi et aux autres, qui est au cœur du désir de vivre ensemble. Cette démarche implique la prise en considération de l’ingenium des individus et du peuple pour construire et organiser la vie commune et elle repose sur l’expérience d’une liberté et d’un accroissement de puissance qui devient une fin ultime.
C’est pourquoi la deuxième partie du livre est consacrée à l’articulation de la liberté singulière et de la concorde politique à travers une éthique de la générosité. C’est autour du concept de générosité en effet que se nouent l’éthique et la politique chez les deux auteurs, parce que cette vertu est la condition de possibilité d’une société vivant véritablement 14en paix. Il est intéressant de constater que, chez l’un comme chez l’autre, l’éthique de la générosité va jouer un rôle décisif. Bien que Sartre se refuse au départ à proposer une hiérarchie des valeurs, dans les Cahiers pour une morale, il les classe en fonction de leur degré de manifestation de la liberté et il place la générosité au sommet. Pour Spinoza, la paix mêle des déterminations politiques et éthiques, elle réside dans la force d’âme, la fortitudo, qui se définit par les deux désirs actifs de fermeté et de générosité. Cette démarche implique un processus réflexif, car il s’agit de parvenir à une conscience et une contemplation de soi. Chez Sartre également, il s’agit d’opérer la conversion à la réflexion pure et de faire montre de générosité, comme création de soi pour autrui. La générosité sartrienne articule donc le principe de conservation de soi et d’alliance avec autrui propres à Spinoza.
De très belles pages sont ainsi consacrées à l’analyse de ce concept et à la mise en évidence de cette logique commune à l’œuvre chez les deux auteurs. Cette logique commune du reste n’exclut pas les différences. Affect actif chez Spinoza, la générosité reste une passion pour Sartre, celle du don de soi. Dès lors les rôles ne seraient-ils pas étrangement inversés, puisque l’activité la plus grande, au lieu d’être l’apanage d’une philosophie de la libre volonté, semble se nicher au cœur d’une pensée prétendument marquée par la fatalité ? Bien qu’elle ne soit pas l’objet du livre, la question est ouverte et mérite d’être posée.
Il faut en définitive remercier chaleureusement Gaye Çankaya Eksen de nous arracher à l’opposition classique du libre arbitre sartrien et de la nécessité spinoziste pour nous inciter à penser en parallèle la constitution de la communauté et nous inviter à la comprendre avec elle comme une composition dynamique des singularités, toujours à construire ou à inventer, parce que toujours menacée de ruine et de décomposition.
Chantal Jaquet
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
- Thème CLIL : 3916 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Histoire de la philosophie
- ISBN : 978-2-406-05802-1
- EAN : 9782406058021
- ISSN : 2260-8311
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05802-1.p.0011
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 21/07/2017
- Langue : Français