Avant-propos
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Simone Weil, réception et transposition
- Auteur : Chenavier (Robert)
- Pages : 15 à 33
- Collection : Colloques de Cerisy - Philosophie, n° 3
Avant-propos
On dégrade l’inexprimable à vouloir l’exprimer.
S. Weil, Lettre à Albertine Thévenon, 1935, CO3, p. 52.
L’inexprimable a plus que toute autre chose besoin d’être exprimé. […] Pour cela il faut qu’il soit transposé.
S. Weil, Fragment, 1943, OC V 2, p. 398.
Un colloque consacré à « Rigueur de Simone Weil1 » s’est tenu à Cerisy-la-Salle du 25 juillet au 1er août 1974. André A. Devaux ouvrait le compte rendu qu’il en a donné2 en rappelant la présence à cette rencontre d’amis de Simone Weil, parmi lesquels Gilbert Kahn, qui dirigea le colloque, Maurice Schumann, le père Joseph-Marie Perrin et Marie-Magdeleine Davy. Leurs témoignages accompagnaient les débats. Quarante-trois ans après, du 1er au 8 août 2017, a eu lieu, dans le même Centre culturel, le colloque consacré à « Simone Weil, réception et transposition ». Les récits de témoins manquaient, mais l’histoire n’abolit pas la mémoire qui s’est seulement déplacée. Simone Weil était vivante dans les souvenirs de ses amis, en 1974 ; sa pensée est aujourd’hui reçue plus largement, plus universellement. Elle s’en serait réjouie, elle qui demandait que notre attention soit orientée sur ses idées, qu’elle aille aux pensées qui « se sont posées » en elle plutôt que sur sa personne. 16Elle regrettait, dans une des dernières lettres à ses parents, que l’on fasse l’éloge de son intelligence au lieu de demander « dit-elle vrai ou non ? » (OC VII 1, p. 303).
Le 18 juillet 1943 – elle mourra le 24 août – Simone Weil écrivait à ses parents, en s’adressant plus particulièrement à sa mère :
Darling M[ime3],
Tu crois que j’ai quelque chose à donner. C’est mal formulé. Mais j’ai moi aussi une espèce de certitude intérieure croissante qu’il se trouve en moi un dépôt d’or pur qui est à transmettre. Seulement l’expérience et l’observation de mes contemporains me persuadent de plus en plus qu’il n’y a personne pour le recevoir4.
C’est un bloc massif. Ce qui s’y ajoute fait bloc avec le reste. À mesure que le bloc croît, il devient plus compact. Je ne peux pas le distribuer par petits morceaux.
Pour le recevoir, il faudrait un effort. Et un effort, c’est tellement fatigant !
Certains sentent confusément la présence de quelque chose. Mais il leur suffit d’émettre quelques épithètes élogieuses sur mon intelligence, et leur conscience est tout à fait satisfaite. Après quoi, quand on m’écoute ou me lit, c’est avec la même attention hâtive qu’on accorde à tout, en décidant intérieurement d’une manière définitive, pour chaque petit bout d’idée à mesure qu’il apparaît : « Je suis d’accord avec ceci », « je ne suis pas d’accord avec cela », « ceci est épatant », « cela est complètement fou » […]. On conclut : « C’est très intéressant », et on passe à autre chose. On ne s’est pas fatigué.
Qu’attendre d’autre ? […]
Quant à la postérité, d’ici qu’il y ait une génération avec muscles et pensée, les imprimés et manuscrits de notre époque auront sans doute matériellement disparu.
Cela ne me fait aucune peine. La mine d’or est inépuisable. (Ibid., p. 296-297)
Penser et écrire constituent pour Simone Weil un travail, c’est-à-dire un effort qui rencontre une matière. André Weil écrivait à sa sœur, le 29 février 1940 :
17La mathématique […] n’est pas autre chose qu’un art ; une espèce de sculpture dans une matière extrêmement dure et résistante […]. Michel-Ange a exprimé, au premier quatrain d’un sonnet admirable, cette idée […] que le bloc de marbre contient, au sortir de la carrière, l’œuvre sculptée, et que le travail de l’artiste consiste à enlever ce qui est de trop. (Ibid., p. 532)
Simone Weil contestait la valeur de la comparaison établie entre sculpture et mathématique : « La matière de l’art mathématique est une métaphore5 », répondit-elle à son frère. Cependant l’observation selon laquelle le « travail de l’artiste consiste à enlever ce qui est de trop » correspond exactement à sa façon d’écrire et de penser : « Écrire – comme traduire – négatif – écarter ceux des mots qui voilent le modèle, la chose muette qui doit être exprimée. » (K3, OC VI 1, p. 302. Je souligne) Penser, c’est également épurer. Tel est le rôle de l’attention : « suspendre sa pensée, la laisser disponible, vide et pénétrable à l’objet. » (Ibid., p. 92-93) À cette condition pourra être mis au jour le « dépôt d’or pur qui est à transmettre ». S’agissant de ce problème de la transmission, Simone Weil a défini la méthode qui convenait comme l’« art de transposer les vérités » (L’Enracinement, OC V 2, p. 165). Elle le tenait pour essentiel, nous le verrons.
L’autre problème est celui de la réception. Encore faut-il que le trésor soit reçu, en effet. Or, de ce point de vue, s’agissant de la vérité qu’il s’agit de léguer, Simone Weil ne pouvait qu’exprimer sa crainte qu’il n’y ait « personne pour [la] recevoir » parmi ses contemporains. Au sujet de ce qu’elle appelle un « bloc massif », retenons que pour le recevoir « il faudrait un effort ». Cet effort est, lui aussi, un travail. En quoi consiste-t-il ? En matière de philosophie comme en matière de religion, on ne peut percevoir une vérité que si « on se transporte pour un temps » au cœur de la pensée qu’on étudie (« Formes de l’amour implicite de Dieu », OC IV 1, p. 316). Une philosophie se connaît « de l’intérieur » (ibid.). Comme une religion, chaque philosophie est « seule vraie, c’est-à-dire qu’au moment qu’on la pense, il faut y porter autant d’attention que s’il n’y avait rien d’autre » (K6, OC VI 2, p. 326). C’est 18en cela que consiste l’effort demandé par Simone Weil relativement à la compréhension de sa pensée. Il faut lui accorder « toute son attention », sinon, en la débitant en « bouts d’idées » avec lesquels on décide, au fur et à mesure qu’on les rencontre, qu’on est « d’accord avec ceci » mais « pas d’accord avec cela », on accorde à cette pensée autant d’intérêt qu’on accorderait à des « coquillages de forme étrange » qu’on garde ou qu’on jette ; ou bien on se croit capable d’« impartialité » parce qu’on a pour la philosophie un vague penchant qu’on « tourne indifféremment n’importe où » (« Formes de l’amour implicite… », op. cit., p. 316). Or, un « bloc massif » de vérité pure ne se dévoile qu’à ceux qui s’orientent vers lui « avec l’âme tout entière », selon une formule de Platon6 souvent reprise par Simone Weil.
Une fois reçue, la pensée étudiée doit être transposée, « passer de génération en génération sans se rouiller, chaque génération s’en servant pour définir le monde où il vit » (variante de « Perspectives », OC II 2, p. 117). Cette tâche rencontre la même difficulté que la réception : « L’art de transposer les vérités est un des plus essentiels et des moins connus. Ce qui le rend difficile c’est que pour le pratiquer il faut s’être placé au centre d’une vérité, l’avoir possédée dans sa nudité, derrière la forme particulière sous laquelle elle se trouve par hasard exposée. » (L’Enracinement, op. cit., p. 165) C’est en accordant « toute son attention […] à une religion particulière » (« Formes de l’amour implicite… », op. cit., p. 316) qu’on reçoit ce qu’il y a d’universel en elle ; c’est du cœur d’une pensée, qui se trouve « derrière la forme particulière » sous laquelle elle est exposée, qu’on peut en transposer la vérité. L’art de transposer les vérités ne concerne pas un domaine particulier de la connaissance ou de la foi, il concerne la totalité de la pensée et de l’expérience : philosophie, science, religion, et même action.
S’agissant de la philosophie, Simone Weil pensait qu’elle était « une, éternelle et non susceptible de progrès », capable de renouvellement dans un seul domaine, « celui de l’expression », lorsque ce renouvellement est formulé par un philosophe « en des termes qui ont rapport avec les conditions de l’époque, de la civilisation, du milieu où il vit » (« Quelques réflexions autour de la notion de valeur », ibid., p. 58). En quoi consiste ce « renouvellement » de l’expression de la pensée ? En une « transposition [qui] s’opère d’âge en âge ». Par exemple, les problèmes 19que posait Platon, tels qu’il les a exprimés, sont transposables dans une expression toujours nouvelle, accessible à des esprits qui n’ont pas été formés à sa culture7. La transposition est même un « critérium pour une vérité » (L’Enracinement, op. cit., p. 165). Que serait en effet une vérité d’« actualité » ou « pour une époque », non transposable dans une autre culture ou un autre temps ? Ce serait une pensée éphémère, située et datée, appelée au mieux à devenir fossile ; intéressante peut-être pour l’historien ou le « naturaliste » des idées, mais une pensée morte, à préserver comme témoignage d’un passé révolu. La connaissance d’une telle « vérité » ne nous transformerait pas, puisque nous ne pourrions pas y mettre nos pensées.
Pourquoi lisons-nous Simone Weil ou tout autre philosophe, qu’il soit ou non contemporain ? Pour cette raison que le simple « accent nouveau imprimé à une pensée […] éternelle en droit » est d’un « prix infini », car cette nouveauté n’est « produite que par la longue méditation d’un grand esprit » (« L’Avenir de la science », OC IV 1, p. 194). Simone Weil ne méprise pas la nouveauté, ni en philosophie, ni dans la science ou dans l’art, car, écrit-elle encore, « rien n’a tant d’intérêt en philosophie » – et dans d’autres domaines, pourrait-on ajouter – que l’« invention récente d’une idée éternelle » (ibid., p. 193-194). Elle parle bien d’une « invention », faite d’interprétation et de liberté telles qu’elle les pratique, ce qui n’a rien à voir avec une improvisation. Telle est la richesse de la notion de transposition : elle nous évite à la fois la répétition – ou la récitation – du passé et l’improvisation qui n’est qu’une forme d’un « présent perpétuellement déraciné de son passé8 », déracinement exprimé par l’injonction d’« être de son temps ». Une pensée qui cherche à imprimer un « accent nouveau » à une « pensée éternelle » ne cède pas au désir de « faire du nouveau », ou à la « mode d’aujourd’hui [qui] est de progresser, d’évoluer » (ibid., p. 194). En un temps – le nôtre – plus obsédé que jamais par l’obligation de « bouger », d’« évoluer », d’« avancer » sans poursuivre une fin autre que le mouvement lui-même – toute 20autre attitude passant pour conservatrice et rétrograde –, la pensée de Simone Weil est tout bonnement salutaire.
Ce qui nous est demandé, c’est un effort analogue à celui qu’elle fit, quand elle considérait que son époque, qui traversait une crise comparable à celle du ve siècle avant notre ère, avait le devoir évident de « refaire un effort de pensée analogue à celui d’Eudoxe » (Lettre à J. Posternak, été 1937, Œ, p. 655). Il s’agissait déjà de résoudre le problème de la démesure, celui de la « perte d’équilibre » et de « tout rapport perceptible », qui caractérisaient les années trente comme ils caractérisent, en suivant une progression géométrique, notre temps. Faire un effort analogue, c’est faire l’effort d’invention dont nous parlions. C’est, pour ne prendre qu’un exemple, à cet effort qu’appelle Simone Weil dans ses écrits de Londres, notamment dans L’Enracinement, à propos des institutions que nous devrions élever au-dessus de la « région moyenne » du droit, des libertés démocratiques, de la personne, pour les fonder dans un absolu, celui de l’obligation. En cherchant dans les conditions qu’imposait l’époque de quoi témoigner à l’homme, ici bas, le respect qui est dû à ce qui le rattache à autre chose qu’à des intérêts, à la force et aux nécessités de ce monde, c’est au domaine spirituel, celui de l’absolu que le lecteur est introduit. C’est une spiritualité qui ne demande « aucune affiliation particulière » (L’Enracinement, op. cit., p. 190) ; c’est un absolu qu’on peut aussi bien interpréter en termes philosophiques platoniciens qu’en termes religieux9.
Ainsi devient possible l’art de la transposition, car les domaines parcourus ou les niveaux atteints ne sont pas séparés par des frontières infranchissables, ils ne sont pas fermés sur eux-mêmes. Il faut apprendre à pratiquer des « lectures superposées » (K5, OC VI 2, p. 206) et simultanées, sur des plans multiples. Le « bloc massif » de vérité dégagé par une telle lecture, s’il est pur, n’est pas un amas sans composition. Il devient « plus compact » à mesure qu’il croît, ce qui s’y ajoute « fait bloc avec le reste », mais cela signifie que l’ensemble formé est solide parce que les parties forment une structure qui ne peut qu’être déformée et détruite si on isole ou si on arrache des éléments. Séparés, ces éléments 21perdent la signification qu’ils tiennent de leur composition dans un tout. C’est pourquoi la pensée de Simone Weil n’est pas interprétable par morceaux, par découpage de significations locales.
C’est aussi la raison pour laquelle il est difficile de se transporter au centre de la pensée de Simone Weil, de la prolonger, de la « dépasser de l’intérieur10 » ou de la transposer. On ne tire pas un fil sans faire venir un entrelacs, on n’ajoute pas un élément s’il ne fait pas « bloc avec le reste ». Il faut, comme elle s’y est elle-même efforcée, se déplacer au sein d’espaces montés selon des perspectives multiples, complexes, voire inversées, jusqu’à la perte de la perspective dans la non-lecture, dans l’absence de point de vue qui définit le plus haut niveau, celui de la perception la plus pure et la plus ample. Les rares passages de l’œuvre sur l’expérience mystique vécue par Simone Weil suggèrent cette intensité qui ne doit plus rien à l’expérience vécue dans une existence humaine ici-bas. Les références au surnaturel pourraient gêner certains lecteurs, mais elles ne doivent pas faire perdre le bénéfice de la méthode de réception et de traduction des vérités à l’œuvre dans tous les domaines, à tous les niveaux. Se rendre compte de l’intérêt d’une méthode de transposition suppose que l’on reconnaisse, à côté de l’exercice par chacun de sa raison – exercice qui permet de comprendre des vérités que nous n’avons pas découvertes –, des vérités et des expériences qui demandent un acte de croyance, une confiance en ce que d’autres – Simone Weil en l’occurrence – ont pensé et éprouvé, et que chacun n’est pas en mesure de reprendre pour son compte.
Ce qui reste clair et certain, c’est que l’apprentissage d’une méthode consiste toujours en une appropriation par chacun de la manière dont la méthode a été inventée. Par quel procédé peut-on apprendre à manier ainsi la méthode de Simone Weil ? À la question « que reste-t-il de Marx, cinquante ans après sa mort ? » (variante de « Perspectives », OC II 2, p. 117), elle répondait que sa « doctrine n’est pas destructible », mais qu’il ne fallait pas procéder comme ces marxistes qui se contentent de transposer au monde dans lequel nous vivons la méthode appliquée par Marx aux phénomènes de son temps. Cette forme de transposition ne peut que tuer la méthode d’analyse, car celle-ci n’est vivante que 22si elle est appliquée à un sujet lui-même vivant. Nous ne devons pas nous contenter de transporter dans le monde au sein duquel nous vivons la méthode appliquée par Simone Weil aux réalités de son temps. Nous ne pouvons pas plus nous contenter d’exposer sa pensée comme une synthèse de résultats qu’elle aurait atteints. Si sa philosophie est capable de nous transformer, c’est que la philosophie est un « travail sur soi », une « transformation de l’être » (Ki1, OC VI 1, p. 174). Aussi, pour paraphraser ce qu’écrit Nicolas Grimaldi au sujet de Platon et de Descartes, nous pouvons dire que Simone Weil ne revivra dans notre pensée qu’autant qu’elle la vivifiera. Une authentique réception et une transposition réussie constituent la « vie de la tradition ». Elles ne craignent ni l’audace quand elle est la « forme historique du respect », ni la liberté qui veut être le « véritable signe de la fidélité11 ».
La lecture des articles recueillis dans le présent volume exige des déplacements transversaux que nous essayons de suggérer – d’autres seraient possibles, laissés à l’initiative du lecteur – pour donner une représentation de l’unité et de la diversité dans l’appréhension de la pensée de Simone Weil.
Une première partie illustre différentes approches de la transposition.
Fernando Rey Puente s’attache aux différentes significations revêtues par le terme « transposition », à ses dimensions, l’une objective et l’autre subjective. La réflexion sur ces dimensions permet de montrer que Simone Weil fait usage de la même conceptualisation quand elle réfléchit au phénomène de la transposition et à l’exemple du cube considéré comme paradigme de la perception. Quant à la capacité de faire une bonne transposition, sur son versant subjectif Rey Puente note une proximité évidente entre la transposition et l’analogie. Aussi, pour mieux comprendre l’idée de transposition, il convient de souligner sa présence dans la structure des plus importantes analyses que Simone Weil consacre à la philosophie, à la science, à l’art, à la religion, à la politique ou à la psychologie. C’est la notion de transposition qui permet, finalement, de faire dialoguer, la tradition grecque avec la philosophie, la science, les arts et les religions d’autres civilisations.
Adrienne Janus trouve dans l’« écoute du monde » par Simone Weil divers échos qui conduisent à une transposition de(s) sens – sensation, 23signification, orientation –, grâce à laquelle l’attention est orientée vers des résonances imperceptibles. L’auteur commence par l’étude de deux « dispositions opératives », « manger-voir » et écouter, entre lesquelles elle tisse une analogie qui révèle que le « regard juste », loin de « fixer » (à) un objet, peut devenir semblable à l’écoute musicale et orienter vers l’invisible comme l’écoute oriente, par l’harmonie, vers le silence. Ce tuilage d’opérations fournit un modèle de relation éthique entre soi et l’autre. L’asymétrie entre l’expérience esthétique (occasionnelle et limitée) et l’orientation éthique (disposition continue) oblige toutefois à aller vers une troisième disposition : l’amour, qui ouvre à l’âme la possibilité de se transporter dans tout l’univers. La place faite par cette étude à la dimension esthétique de la transposition permet de comprendre l’effort weilien de transformation de(s) sens dans une perspective éthique.
Robert Chenavier traite du problème de la figuration de la pensée lorsque celle-ci embrasse simultanément « plusieurs rapports verticalement superposés ». Dans la pensée vraie, comme dans la perception pure en peinture, il s’agit de s’élever par la « composition des perspectives » à la « troisième dimension ». À chaque étape, dans sa progression philosophique et spirituelle, Simone Weil fait appel, pour parvenir à une telle figuration, à une constellation de notions : la métaphore, la traduction, le transfert et la transposition notamment. C’est ce qui est examiné, en partant du transfert de sensibilité, pour aller jusqu’au domaine spirituel, en passant par les domaines de la connaissance et de l’action, afin d’y relever les vertus de la méthode de transposition. Au terme du parcours est également soulignée la composante esthétique de la méthode weilienne, manifeste dans son admiration pour Giotto, dont la « composition sur plusieurs plans » est rapprochée des préoccupations chinoises de « perspective aérienne » en peinture. Cette figuration insurpassable d’une perspective mystique dans les images constitue un modèle de figuration transposable à d’autres domaines.
La lecture que propose Frédéric Worms de « L’Amour de Dieu et le malheur » est une leçon de transposition audacieuse, opérée de l’intérieur même de la pensée de Simone Weil. Il s’agit de penser le malheur sans l’amour de Dieu, mais toujours « à travers ce texte » et le défi qu’il lance. Il faut poser les conditions d’une telle transposition. L’auteur en distingue trois, la dernière étant d’ordre métaphysique. Le malheur brise l’âme, mais il lui révèle qu’elle est « en relation », et de quelle 24relation elle dépend. Il faut alors oser une question « scandaleuse » : pourquoi l’amour révélé dans les épreuves, l’« amour trahi », serait-il nécessairement l’amour « de Dieu » ? Pourquoi ne serait-il pas l’amour humain ou l’amour entre les humains ? Frédéric Worms risque une réponse, présentée comme une lecture de Simone Weil à « reprendre et [à] continuer sans cesse ».
Alejandro Del Río Herrmann place au centre de son exposé la notion weilienne de « lecture », et la met en œuvre à propos de la conception d’une « politique de la culture ». Le travail de la culture est un effort permanent pour se détacher des lectures univoques, pour lire plusieurs plans superposés, pour développer une capacité de « lecture des lectures ». Cette conception tend à la limite vers la notion de « non-lecture », celle du « vrai texte » que nous ne lisons pas, qui aurait Dieu comme lecteur. D’où la mise en relation de la notion de (non-)lecture avec celle de « décréation » conçue comme opération de « déraciner les lectures » pour aboutir à la non-lecture. L’auteur propose, sous le nom de « lecture décréative12 », une conception du travail de la culture comme « lecture des lectures », nous conduisant ainsi au cœur de la méthode et à la tâche qui nous incombe : mettre à l’épreuve notre capacité de réception et de transposition du sens de la pensée et de l’action de Simone Weil.
Pascal David établit que la notion de transposition ne joue pas seulement entre domaines du réel. Elle a une dimension subjective lorsqu’elle opère dans l’activité philosophique comme transformation de soi, travail nécessaire pour que la vérité puisse advenir. Simone Weil est donc très attentive au mode d’écriture comme transposition la plus fidèle possible de la pensée. C’est au contact du réel que se forge l’écriture weilienne, mais le contenu des Cahiers est « intime ». En partant des « Notes intimes » consignées dans le premier cahier, Pascal David nous fait suivre une progression vers la vérité qui engage l’être du sujet. Ainsi est noué le lien entre vérité et subjectivité. Le sujet comme substance éthique – et pas seulement le sujet de connaissance – est concerné par 25cette transformation de soi. La transformation de soi, l’orientation nouvelle de l’âme, le détachement et l’attente ouvrent l’accès à la vérité.
Ces différentes mises au point à propos de la notion de transposition conduisent naturellement à se demander quelles sont, plus précisément, les implications contemporaines de la pensée de Simone Weil propres à susciter les multiples modes de sa réception ? Les études suivantes, qui forment la deuxième partie, peuvent être inscrites dans deux perspectives, celle du temporel et de l’ici-bas d’une part, l’autre étant la dimension de l’éternel.
Lorsqu’on aborde le domaine de ce monde, l’importance philosophique et politique de la question du travail ne peut qu’apparaître en priorité. Cristina Basili et Emilia Bea, en partant d’une analyse de la conception weilienne du travail, se concentrent sur ses implications dans une théorie politique contemporaine, notamment celles qui surgissent du projet d’une civilisation fondée sur la spiritualité du travail. Les auteures insistent sur la dernière étape de la pensée weilienne, qui marque une rénovation du langage traditionnel de la pensée politique. L’expérience de la vie d’usine est alors relue comme une expérience fondamentale, vue par certains commentateurs comme la racine d’une conversion. La vie d’usine a changé « toute [la] perspective » de Simone Weil et l’expression de ce changement implique l’adoption d’un « autre langage ». C’est alors qu’elle transporte le langage et la conceptualité de l’Antiquité classique, de la religion et des textes d’autres civilisations pour exprimer les problèmes de son temps.
Christina Vogel estime qu’il n’est point paradoxal d’avoir recours à une philosophe qui accorde à la notion de travail une place de première importance, alors que, selon André Gorz par exemple, nous sortons de la « civilisation du travail ». On peut notamment se concentrer sur les analyses weiliennes du rapport entre l’expérience du temps et le travail, en tenant compte des mutations provoquées par les innovations techniques dans les formes de la production. Confrontés à la « crise du travail », ne devons-nous pas refondre notre conception de cette activité, alors que la relation du monde du travail au temps libre change radicalement ? Simone Weil, dont les thèses sont ici confrontées à celles de Gorz, est en mesure d’éclairer l’avenir de nos sociétés marquées par ces changements. C’est à cet exercice de lecture comme « art de transposer » que se livre Christina Vogel.
26C’est un exercice analogue que propose Pascale Devette en s’interrogeant sur les conditions auxquelles le travail actualise ou entrave les capacités perceptives de l’être humain. Elle s’arrête aux conséquences de l’impératif de la vitesse, associées au temps de l’horloge, pour mieux distinguer ce qui relève de la nécessité dans le travail et ce qui résulte de la mesure abstraite d’une temporalité, destinée seulement à coordonner les actions à partir d’une source extérieure à l’activité et à la pensée. Dans le prolongement de la réflexion weilienne sur l’importance des facteurs du temps et de la perception dans l’activité laborieuse, Pascale Devette se demande ce qu’il en est des nouvelles conditions de perception dans le travail depuis l’avènement du nouveau management, selon lequel il faut apprendre à ne pas « perdre son temps ». Elle le fait en montrant qu’il est possible de continuer Simone Weil, en s’appuyant sur les travaux les plus actuels.
Françoise Meltzer observe chez Simone Weil un décalage entre sa façon de considérer la souffrance comme nécessaire à sa propre vie, alors qu’elle la refuse et la combat chez les autres. Parallèlement, alors qu’un effort d’attention, pendant ses violentes migraines, la libère de sa « misérable chair », la souffrance et l’attention la conduisent, à l’usine, à la compassion envers ceux que le travail asservit. L’épreuve douloureuse du travail manuel la transporte de l’intériorité à la réalité extérieure, en lui faisant vivre le malheur des autres. Il n’est pas surprenant que cette dialectique entre l’extérieur et l’intérieur s’appuie sur le travail manuel. En effet, Françoise Meltzer trouve initialement cette même relation dans le rôle de la main qui engage la dialectique entre l’esprit et son intervention extérieure sur la nécessité réelle. C’est cette relation entre l’esprit et le corps – et par conséquent la « spiritualité du travail » – que détruit la division contemporaine du travail.
Thomas Pavel confronte Simone Weil et Gabriel Marcel. Ils déplorent la perte des racines et de la capacité de faire attention aux aspects concrets de l’existence, et fournissent les instruments d’une restauration du milieu de vie. Simone Weil pose le principe selon lequel l’obligation prime le droit, mais demande de se consacrer à l’« obligation réelle » envers des choses « limitées et imparfaites », dont le « milieu vital » de l’enracinement. Gabriel Marcel, qui emploie peu la terminologie de l’enracinement/déracinement, observe que nous avons besoin d’une d’« une réfection intérieure ». La domination de la technique, de la 27bureaucratie, du rendement, de l’abstraction, empêche d’éprouver cette nécessité de la reprise de soi ; elle nous fait devenir plus « terrestres », mais pas pour autant mieux insérés dans notre chez-nous. Pour terminer, Thomas Pavel se demande si, ayant fait l’éloge de l’enracinement, de l’amour et de la méditation, les deux philosophes ont assez réfléchi à l’autre face de l’existence humaine, celle de l’évasion, voire de la fuite.
Quant à Olivier Rey, c’est Simone Weil et Günther Anders qu’il rapproche, de façon plus inattendue. Il n’y a certes pas redondance entre eux, mais il y a complémentarité. Comme la première, le second observe le monde, mais on peinerait à reconnaître chez lui un signe de ce qu’il pourrait rester dans son âme du « souvenir des réalités divines ». La réflexion d’Anders croise pourtant celle de Simone Weil sur la question de l’attention. Günther Anders mesure les effets nocifs du conditionnement à l’inattention dans les sociétés contemporaines, et Simone Weil voit dans l’attention la plus importante des vertus, celle qui permet d’écarter le mal. Si la conception qu’ils se font de l’imagination paraît opposer les deux penseurs, il n’en reste pas moins que l’éloge de la métaphore chez Anders fait comprendre combien l’usage de cette figure témoigne de l’ouverture possible des frontières entre les régions de l’expérience. Cette défense de la métaphore, utile à l’expression d’une réalité qui se dérobe, est un « écho » à ce que Simone Weil appelle la transposition.
S’agissant des implications contemporaines de la réflexion de Simone Weil propres à déterminer les modes de sa réception, un second domaine révèle toute son importance dans les exposés qui composent la troisième partie. C’est celui du surnaturel.
Dans la dimension abordée, celle de l’éternel, la théorie weilienne des religions occupe la place centrale. Selon Ghislain Waterlot le problème posé par Simone Weil, dans les écrits des dernières années, est celui du « pluralisme religieux », ce qui renvoie à un débat philosophique et théologique contemporain (chez John Hick et Jacques Dupuis notamment). Chaque religion naissant d’un contact de l’âme et de Dieu, chacune est absolue par ce contact avec la vérité. Seuls les « schèmes » surgis chez celui qui consent à l’éveil de la faculté d’amour surnaturel constituent des interprétations différentes de ce contact. Simone Weil est pleinement autorisée à s’efforcer de retrouver ces schèmes particuliers dans différentes traditions par le contact direct dont elle dit avoir elle-même fait l’expérience. Car les mystiques ont un privilège, dont Simone Weil 28est convaincue : entre eux il y a quasi-identité d’une expérience transconfessionnelle. On trouve donc chez elle de quoi repenser la notion de vérité religieuse, écarter tout syncrétisme, mettre en valeur le caractère fécond de la comparaison, ce qui implique qu’on se transporte au centre de chaque religion.
Laurent Mattiussi développe une idée parallèle, à savoir que l’unité du religieux transparaît dans sa diversité, ce qui permet de rapprocher Simone Weil de Mircea Eliade, pour qui, à travers les différences entre les « innombrables hiérophanies », il y a permanence de leurs structures. Percevoir la similitude dans la différence appelle une lecture qui, en transportant au centre de chaque religion, en fasse saisir l’essence spécifique qui est « une seule et même essence ». Laurent Mattiussi examine la formulation paradoxale devant laquelle Simone Weil ne recule pas : « Chaque religion est seule vraie13. » Chacune est une tentative originale et irremplaçable pour amener à l’expression un « au-delà spirituel », un réceptacle de vérités éternelles différemment réfractées. Le rapport de l’un et du multiple n’en devient pas pour autant saisissable, mais la diversité du multiple offre une voie pour s’orienter vers l’un, ce qui justifie l’étude comparée des religions.
L’exposé d’Emmanuel Gabellieri peut être inscrit dans le prolongement du précédent par son projet de montrer que la « métaxologie » weilienne, qui élargit la métaphysique, pourrait aider à l’approfondissement d’un christianisme qui refuserait de restreindre l’idée d’un dialogue entre Dieu et l’homme à la seule révélation « historique » judéo-chrétienne. N’ayant pas développé une « métaphysique » comme discipline séparée de l’expérience du monde, l’« élargissement » de la métaphysique concerne chez Simone Weil le dépassement de l’antinomie entre immanence et transcendance. En témoigne l’importance qu’elle accorde à la notion de metaxu, dont le premier enjeu est métaphysique. Dans ce terme, meta ne désigne pas l’« au-delà », comme dans la tradition issue d’Aristote, mais exprime la médiation qui permet de s’élever d’un niveau à un autre. D’où la préférence qu’il faudrait accorder au terme de « métaxologie » plutôt qu’à celui de métaphysique, car le premier terme autorise aussi les transferts dans le domaine religieux.
29C’est une traduction singulière qu’offre François Marxer sous la forme d’un « palimpseste », d’une réécriture, après grattages, sur le texte de Simone Weil. Apparaît alors une figure à qui on ne peut pas retirer la dignité d’une philosophe de la religion, non en raison de sa pratique du comparatisme entre traditions religieuses, mais en raison du soin qu’elle met à penser l’événement de la Passion christique et de la Croix. Ce n’est donc pas en parlant « de l’extérieur » que Simone Weil élabore sa philosophie de la religion. Pour opérer un « nettoyage philosophique » du catholicisme, il faut être « dedans et dehors », position « au passage » très caractéristique de la situation transitionnelle recherchée par Simone Weil. François Marxer associe Henry Duméry et Stanislas Breton à la méditation weilienne de la théologie de la Croix, car ils élargissent l’horizon que la radicalité de la philosophe – son refus de considérer l’universalisme né de la singularité juive – rendait difficilement pensable.
Si l’on excepte cette radicalité au sujet de l’hébraïsme, la pensée de Simone Weil franchit aisément les frontières dans son étude des civilisations inspiratrices – la Grèce, l’Inde ou la Chine. C’est le fil conducteur suivi par Maria Villela-Petit. Simone Weil définissait ainsi la vertu de sa méthode de transport dans chaque pensée et dans chaque spiritualité étudiées : on ne perçoit les « perles de vérité » qui y sont contenues qu’en puisant « de l’intérieur » de la « vie spirituelle dans les textes que l’on étudie ». Cette méthode fait apparaître par exemple ce qui, chez les grands taoïstes, a retenu l’attention de Simone Weil. L’exposé se tourne également vers les passages de philosophes, de poètes et de récits mythologiques appartenant à diverses cultures, relevés dans les Cahiers, passages auxquels Simone Weil accole, entre guillemets, le mot tao. La lecture du taoïsme mis en rapport avec des textes chrétiens, grecs et mystiques, illustre la conception weilienne des convergences spirituelles, qui se montre pertinente aujourd’hui.
On connaît l’application de Simone Weil dans la recherche des notions grâce auxquelles on peut « rester dans le principe ou s’approcher du détail concret exactement autant qu’on veut » (Fragment, OC V 2, p. 377). Toute notion employée pour poser un problème difficile doit être capable de fournir une « méthode pour chercher une réponse correcte » ; ce qui impose de trouver des formules qui soient « à la fois absolue[s] comme un principe et souple[s] comme la vie » (ibid.). Quelle meilleure expression fournir pour dire ce qu’exigent la transposition, 30le transfert ou la traduction lorsqu’on est confronté à la nécessité de déterminer les conditions qui permettraient au Bien descendre dans ce monde ? Comment procéder à des transferts descendants sans affaiblir et vulgariser ce qu’on transporte ? Autour des notions de justice, de relation à autrui, d’éthique du care, de la relation entre sacré et altérité, les études qui forment la quatrième partie tracent des chemins pour relier des points qui paraissent tellement éloignés.
Luigi Manfreda se consacre à l’examen de la liaison entre deux des fils qui composent le tissu de la pensée weilienne. Un fil est tiré entre l’idée de nécessité et celle de décréation, tandis que l’autre est tendu vers une éthique à la lumière du Bien, susceptible d’être effective ici-bas, alors même que cela paraîtrait impossible dans un monde dominé par la force. Comment penser la composition de ces deux fibres ? Luigi Manfreda le fait à la lumière de la réélaboration weilienne de la question linguistique, qui manifeste que les deux lignes directrices renvoient l’une à l’autre, sans trouver une synthèse. Lorsqu’en affirmant une vérité sur un certain plan on la détruit, lorsque dès qu’elle est dite elle est vraie seulement « au dessus de l’affirmation contraire », la vérité devient perceptible aux seuls esprits capables de lire simultanément « plusieurs étages superposés d’idées ». C’était le problème central du colloque : comment traduire, transférer – selon quel art – lorsque le langage, à une ou à deux dimensions au plus, révèle ses limites ?
Rita Fulco illustre ce que pourrait-être une forme de réception et de prolongement de la pensée de Simone Weil en interrogeant les notions de légitimité et de justice. Elle s’attache à la traduction du « précepte minimal négatif » concernant la justice – « ne pas faire de mal aux hommes » – en un « précepte hyperbolique positif », la justice comme un « excès d’amour ». Il ne peut être question de transposer sur le plan politique une relation éthique fondée sur l’« excès d’amour » sans que se pose le problème de la souveraineté, à qui il revient de décider quelles idées de justice et de légitimité doivent dominer la sphère publique. Pour affirmer l’idée de justice dans la politique, ni le droit, ni une certaine forme de gouvernement ne suffisent, pas même la forme démocratique dans la mesure où elle présuppose la possibilité de donner une légitimité à ce qui pourrait n’être que légal. Comme à l’époque de Simone Weil, nous sommes tenus à l’« effort d’invention » qu’elle souhaitait 31afin de créer des institutions susceptibles d’approcher, au moins, d’une conformité à la justice.
L’étude de Christine Ann Evans fournit opportunément un exemple historique du problème en examinant les appréhensions exprimées par Simone Weil au sujet de l’après-guerre, dans L’Enracinement. À partir d’une analyse critique des buts poursuivis lors de la mise en cause des dirigeants et des sympathisants du régime de Vichy – et cela bien avant la Libération –, elle annonçait les dangers d’une justice mise au service de buts symboliques et politiques : tirer un trait sur la « justice » de Vichy, rétablir la constitution de 1875 ou présenter Vichy comme une « rupture » dans la continuité du récit historique français. Simone Weil redoutait les effets de l’ensevelissement précipité des années de la collaboration, par la simple désignation du « pur » et de l’« impur », légitimant du même mouvement la reconstruction d’une « identité collective » et l’élimination des « mauvais Français ». Une telle anticipation des conséquences d’une histoire immédiate trouvera sa confirmation dans l’irruption du refoulé, plus tard, dans le « syndrome de Vichy ».
Martine Leibovici inscrit sa réflexion dans le thème du colloque en faisant reprendre vie, dans l’œuvre de Simone Weil, à des possibilités « restées en attente de méditation ». Elle sollicite pour cela des problèmes d’aujourd’hui qui incitent à réorienter notre lecture. La redécouverte de problématisations écartées, même si elles nous paraissent formulées dans un langage « daté », permet de mettre à distance des problématisations contemporaines et d’en révéler les faiblesses éventuelles. Ce faisant, Martine Leibovici propose une possibilité de « déplacer » la pensée de Simone Weil aujourd’hui en explorant les éléments de rencontre entre les éthiques du care et la réflexion sur la vulnérabilité de l’humain telle qu’elle est exposée notamment dans « L’Iliade ou le poème de la force ». Cela permet, en retour, de constater que la pensée de Simone Weil déborde la perspective des éthiques du care et de repérer des insuffisances dans le courant actuel de pensée sur les conduites de soin.
Federica Negri ouvre son exposé en attirant notre attention sur l’essentiel, au regard des raisons profondes de la tenue du colloque, à savoir que Simone Weil nous a faits ses héritiers du dépôt d’or massif qu’est son œuvre. « Tout simplement transmis », il est « absolument impersonnel ». Aussi, lorsque nous proposons de re-lire Simone Weil il s’agit de traduire sa pensée. Mieux, dit l’auteure, nous devons effectuer 32une « fusion d’horizon » en vue d’éprouver la pertinence de ce qu’elle a écrit. À sa façon, Federica Negri relève le défi en se livrant, à son tour, à un exercice de « déplacement » de la pensée de Simone Weil qu’elle confronte à celle d’Emmanuel Lévinas. Elle propose quelques points de comparaison entre la formulation du sacré par la première et la pensée sur l’altérité chez le second, dans l’espoir de faire apparaître, au-delà de différences marquées, des points de contact inattendus sur l’impersonnel, l’altérité et le sacré.
L’une des nombreuses leçons à retenir de ce colloque pourrait être que la pensée de Simone Weil est en mesure d’offrir les entrées les plus riches à partir de notions qui paraissent discrètes à la première lecture. Il en est ainsi de celle de transposition qui s’est révélée d’une fécondité remarquable dans tous les domaines de la réflexion weilienne, et à tous ses niveaux de la lecture du réel. Le rôle de la poésie, de la philosophie, de l’art comme de la spiritualité, est de donner une réalité à percevoir, avec laquelle entrer en contact, dans toutes ses dimensions. C’est la seule façon de confirmer que « tout ce qui est réel, assez réel pour enfermer des lectures superposées, est innocent ou bon » (K5, OC VI 2, p. 206). C’est également la notion d’un transfert élargi qui éclaire le franchissement, « à plusieurs reprises », d’un « seuil », au cours de la progression philosophique et spirituelle de Simone Weil14. Sur de nombreux points, une perspective dominante dans les derniers écrits, la perspective spirituelle, développe dans une nouvelle dimension ce qu’on rencontrait dans les premiers textes philosophiques.
Notre colloque a dévoilé également le bénéfice qu’on pourrait tirer de la notion de dimensions pour rencontrer la réalité de la pensée de Simone Weil et de son expression. Si « ce sont seulement les objets réels qui sont dans les trois dimensions » (ibid.), se libérer du rêve et de l’imagination « combleuse de vide » – qui mentent, précisément parce qu’ils « excluent la troisième dimension » –, il faut admettre que la pensée a, elle aussi, ses représentations en « trompe l’œil » qui créent un équivalent illusoire du réel, parce que la troisième dimension lui 33manque. On rencontre une réalité dans la pensée par la perception de ses dimensions, et la recherche de l’expression des dimensions est une des préoccupations majeures de Simone Weil. C’est même la raison de l’intérêt qu’elle porte à la poésie : « Poésie, remède à la nécessité des deux dimensions qui limite le langage écrit, à celle de l’unique dimension qui limite le langage parlé, à cause des liens multiples entre les mots. » (K4, OC VI 2, p. 114) Cette vertu, elle l’étend : « Musique, thèmes, voix, etc., de même ? Sûrement. » (Ibid.) Les références à la dimension esthétique de la méthode de transposition, qui reviennent dans plusieurs contributions, témoignent de cette capacité d’extension. Il appartient à la philosophie – c’est ce que tente Simone Weil – de trouver à sa façon un remède à l’unique ou aux deux dimensions du langage.
Pour conclure, nous ajouterions volontiers, à l’intention de ceux qui en douteraient encore, qu’une telle rencontre a consacré la pensée de Simone Weil comme une philosophie, parmi les plus grandes. La mise en perspective des conférences qu’on va lire, selon des lignes d’horizon et des points de fuite divers – il doit en être ainsi dans la lecture weilienne –, forme un ensemble qui devrait aider à relativiser l’interprétation selon laquelle la pensée et l’écriture de Simone Weil seraient par « fragments ». Son art de composer n’a rien à envier aux philosophies les plus charpentées, même si l’architecture finale n’a rien d’un système. Si le sujet de ce colloque pouvait a priori paraître formel, le résultat montre qu’il n’en est rien et que la pénétration d’une pensée par les voies des procédés qu’elle élabore et qu’elle suit fidèlement est indispensable à la compréhension de sa substance.
Nous remercions le Centre de Cerisy-la-Salle, sa directrice, Édith Heurgon, l’équipe de direction et l’ensemble du personnel, pour leur hospitalité. Notre reconnaissance va au Committee on Social Thought de l’Université de Chicago et à Robert Pippin, pour leur aide financière. Merci à Marie-Noëlle Chenavier-Jullien de sa lecture du volume et de sa participation à la confection de l’Index.
Robert Chenavier
1 Les actes ont été publiés sous le titre Simone Weil. Philosophe, historienne et mystique, Paris (dir. G. Kahn), Aubier Montaigne, 1978.
2 Publié dans La Croix du 25 août 1974, reproduit dans le Bulletin de liaison de l’Association pour l’étude de la pensée de Simone Weil, no 2, mai 1975, p. 7.
3 La mère de Simone Weil n’aimait pas son prénom, Saloméa, qu’elle abrégeait en Selma. Son mari, ses enfants et se amis l’appelaient « Mime ».
4 À rapprocher des dernières confidences adressées au père Perrin, le 26 mai 1942 : « Si personne ne consent à faire attention aux pensées qui, je ne sais comment, se sont posées dans un être aussi insuffisant que moi, elles seront ensevelies avec moi. […] Elles ne peuvent être destinées qu’à quelqu’un qui ait un peu d’amitié pour moi, et d’amitié véritable. Car pour les autres, en quelque sorte, je n’existe pas. Je suis couleur feuille morte, comme certains insectes. » (AD6, p. 89-90)
5 Lettre à André Weil, mars 1940, OC VII 1, p. 532. On trouve une allusion critique à cette comparaison dans L’Enracinement : « Il y a un mathématicien qui compare volontiers la mathématique à une sculpture dans une pierre particulièrement dure. […] Mais si on a la vocation d’être sculpteur, il vaut mieux être sculpteur que mathématicien. En l’examinant de près, cette comparaison, dans la conception actuelle de la science, n’a pas de sens. C’est un pressentiment très confus d’une autre conception. » (OC V 2, p. 320-321)
6 Platon, République, VII, 518 c.
7 « Il existe une tradition philosophique qui est aussi ancienne probablement que l’humanité et qui, il faut l’espérer, durera autant qu’elle. Platon en est le représentant sans doute le plus parfait. Il ne prétendait pas innover, mais au contraire… De ce qu’elle est toujours la même, il ne suit pas qu’il soit inutile de la répéter : au contraire, à chaque époque, dans chaque pays, il est souhaitable qu’elle soit transposée. » (Ki1, OC VI 1, p. 175)
8 N. Grimaldi, Aliénation et Liberté, Paris, Masson, 1972, p. 114.
9 Il ne faut pas oublier que dans la question du « respect inspiré par le lien de l’homme avec la réalité étrangère à ce monde », la notion de réalité est également définissable en termes philosophiques de bien, de vrai et de beau (« Étude pour une déclaration des obligations envers l’être humain », OC V 2, p. 98).
10 S. Weil a retenu l’avertissement d’Alain : « Ce n’est pas hors d’une limite qu’on dépasse le maître, mais au-dedans de sa pensée. » (Entretiens au bord de la mer, in Les Passions et la Sagesse, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, p. 1359)
11 N. Grimaldi, Aliénation et Liberté, op. cit., p. 114.
12 On sait l’importance que Rolf Kühn donne à cette notion, à laquelle il a consacré sa thèse : Lecture décréative. Une synthèse de l’œuvre de Simone Weil, Thèse de doctorat en philosophie (29 novembre 1985, Université de Paris-Sorbonne. Dactylographiée). L’auteur en a tiré un ouvrage : Deuten als Entwerden. Eine Synthese des Werkes Simone Weils in hermeneutisch-religionsphilosophischer Sicht, Fribourg-en-Brisgau, Bâle, Vienne, Herder, Freiburger theologische Studien, vol. 136, 1989.
13 S. Weil, on l’a vu plus haut, précise ce qu’il faut entendre par là : « seule vraie » signifie qu’« au moment qu’on la pense, il faut y porter autant d’attention que s’il n’y avait rien d’autre » (K6, OC VI 2, p. 326. Je souligne).
14 On trouve cette confidence, dans une lettre du 4 mai 1942 destinée au père Perrin (non envoyée. Le texte est barré en croix par S. Weil) : « Quoiqu’il me soit plusieurs fois arrivé de franchir un seuil, je ne me rappelle pas un moment où j’aie changé de direction. » (Fonds Simone Weil, B.n.F., I, 242 vo)
- Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN : 978-2-406-08248-4
- EAN : 9782406082484
- ISSN : 2606-5983
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08248-4.p.0015
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 19/11/2019
- Langue : Français
- Mots-clés : Transposition, traduction, transfert, dimensions, perception, perspective, peinture