Préface
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Scandales, justice et politique à Rome. Textes inédits d’Alain Malissard suivis d’hommages en son honneur
- Auteurs : Martin (Paul Marius), Ndiaye (Émilia)
- Pages : 7 à 19
- Collection : POLEN - Pouvoirs, lettres, normes, n° 9
Article de collectif : 1/24 Suivant
Préface
Il y a toujours quelque chose de pathétique et d’angoissant à prendre connaissance d’une œuvre inachevée. Justement parce qu’on n’en « prend pas connaissance », puisque celle qu’on en peut avoir est condamnée à être partielle, donc inévitablement partiale. Notre jugement sur le Bellum ciuile de César et sur celui de Lucain serait-il le même si ces œuvres n’étaient pas inachevées ? Assurément non. Et c’est encore pire quand l’ouvrage est gravement mutilé, comme le Satyricon de Pétrone, ou quand la mort de l’auteur est survenue en pleine écriture, comme pour Le Premier Homme d’Albert Camus.
Alain Malissard avait sur sa table un travail en train sur les scandales à Rome, qu’il n’a pu achever. Grâce à l’aimable autorisation de son épouse Catherine, nous avons pu avoir accès à ses dossiers, informatiques et papier. À en juger par l’une des esquisses de plan retrouvées dans son ordinateur, son dessein initial avait été de parcourir la Rome républicaine puis impériale, depuis le viol de Lucrèce jusqu’aux frasques d’Héliogabale, pour raconter les grands scandales qui ont en quelque sorte scandé l’histoire de la Ville. Puis, s’apercevant que les scandales de l’époque impériale étaient pour la plupart à caractère sexuel et qu’ils avaient de ce fait le caractère répétitif des films pornographiques, il avait décidé de ne traiter que des scandales de la République, à commencer par celui qui, selon la tradition, l’avait fait naître. Ce choix se justifiait d’autant plus que plusieurs « affaires » ont émaillé la vie de notre pays ces dernières années, tous bords politiques confondus. Loin de lui toute idée d’amalgame entre la République romaine et notre Ve République, mais il a pensé que remonter aux sources et replonger dans le contexte antique des institutions démocratiques et des affaires judiciaires, pour en relater le fonctionnement ou les dysfonctionnements lors des scandales, pourrait apporter un éclairage utile à l’évaluation des situations contemporaines.
8Son travail n’était pas destiné à être un ouvrage scientifique pour les spécialistes, comme la plupart de ses autres publications, mais se voulait de la vulgarisation savante dans laquelle il excellait1. Pierre Grimal avait coutume de dire : « Nous ne devons pas avoir honte de faire de la vulgarisation : cela fait partie de notre métier d’enseignant. » Et il ajoutait avec une pointe d’ironie cynique : « D’ailleurs, si les universitaires n’en font pas, d’autres le feront à notre place, et moins bien que nous. » On désigne désormais le travail de vulgarisation des universitaires par le terme de « valorisation », qui dit bien ce qu’il veut dire : Alain Malissard avait à cœur de faire partager le savoir sur l’Antiquité qu’il possédait, c’était pour lui une manière de le valoriser également en dehors des cercles du monde savant. Conformément à ce projet initial, ses textes n’étaient pas équipés de notes2 : seule une bibliographie sommaire figurait à la fin de chacun indiquant les sources anciennes qui avaient servi de base à la narration, et quelques titres d’ouvrages ou études « pour en savoir plus3 ». Alain Malissard était un merveilleux conteur, à l’oral comme à l’écrit, et son dessein était avant tout de raconter ces épisodes à un public aussi vaste que possible.
Les huit récits publiés ici concernent certains scandales fameux, d’autres moins connus, présentés par ordre chronologique, de l’instauration de la République aux temps troublés de la République finissante, et en regroupant ceux dans lesquels Cicéron a tenu un rôle primordial. Le viol de la chaste Lucrèce par Sextus Tarquin, le fils du roi, et son suicide, est le scandale fondateur de la République (509 av. J.-C.4). Un demi-siècle plus tard, l’affaire Verginia, plébéienne que le décemvir Appius Claudius veut s’approprier, a pour conséquence des procès qui conduisent ce dernier au suicide (449). Sont mis en scène les profiteurs de guerre lors de la deuxième guerre punique, après les défaites romaines de Trasimène (217) et de Cannes (216), et parmi eux le publicain Postumius poursuivi en justice à deux reprises.
9Les cinq textes suivants constituent les affaires où apparaît Cicéron, à une période où les scandales se multiplient dans le dernier siècle de la République : ce dossier occupe à lui seul plus de la moitié des cas traités par Alain Malissard. Il y était particulièrement attaché et désirait en montrer la face obscure. Cicéron est au centre, comme acteur, témoin, victime ou bénéficiaire, et aussi parce qu’il en a laissé la trace écrite, grâce à laquelle ils nous sont mieux connus que d’autres. La première affaire met en cause le tristement célèbre Verrès, dont les nombreuses exactions envers ses administrés ou contre des lieux sacrés, lors de sa propréture en Sicile, sont dénoncées vigoureusement par l’orateur en 71-70. Durant les mêmes années, Cicéron plaide à deux reprises dans des affaires en lien avec de sombres histoires de captation d’héritages où assassinats, empoisonnements et remariages se succèdent. Une première fois en 74, il défend sans succès Scamander, accusé de tentative d’assassinat par Cluentius ; la seconde fois, en 66, son intérêt s’est déplacé et le conduit à défendre brillamment le même Cluentius, accusé à son tour.
L’implication de Cicéron va croissant durant les années qui vont de 63 à 52, dans des affaires étroitement imbriquées entre elles et qui mettent en scène trois figures scandaleuses parmi les hommes politiques du moment. L’affaire Catilina et ses conséquences qu’Alain Malissard avait, clin d’œil au 7e art qu’il aimait, intitulée « l’affaire Cicéron5 » : après l’heure de gloire du consul, l’exil – avant le retour triomphal. Deux récits abordent les épisodes de la lutte entre Milon, soutenu par les optimates, fraction conservatrice du Sénat, et Clodius, du côté des populares, à l’occasion de chacun des procès les concernant : celui qui suit le sacrilège de la présence de Clodius au culte de la Bona Dea réservé aux femmes, la nuit 4 au 5 décembre 62 ; et le procès de Milon accusé, dix ans plus tard, du meurtre de Clodius.
À mesure que les scandales politiques se multiplient, la République s’affaisse un peu plus, avant de s’effondrer. Comme nous l’avons dit, on ne peut pas ne pas penser à ce qui s’est passé, à ce qui se passe dans notre démocratie parlementaire. Certes une telle comparaison est illégitime, parce qu’anachronique6. Mais elle est naturelle ; comme disait Marx : « L’Histoire ne se répète pas, mais elle bégaie. » Les historiens auront à s’interroger sur l’incidence des scandales politiques dans le 10délitement de l’esprit républicain et dans la séduction exercée par les idéologies extrémistes sur le corps civique, de nos jours, comme ce fut le cas en 1940.
Le mot scandalum apparaît tardivement, dans les textes chrétiens, pour désigner ce qui fait tomber dans le péché. Il a toujours ce sens dans les negro spirituals chantant : « they scandalize my name ». Mais, évidemment, la notion de scandale existait bien avant la chrétienté. Chez Cicéron, Salluste, Tite-Live ou Tacite, elle est exprimée par les mots facinus, flagitium, rumor, infamia, souvent renforcés par les qualificatifs indignus, foedus, flagitiosus, pernicionus ou, simplement, malus. Le scandale, c’est l’événement qui provoque l’indignation, la colère, le dégoût ; quand l’événement a lieu à l’époque républicaine, le mot exprimant le scandale est souvent associé au mot populus, parce que c’est lui, le peuple, qui ressent d’abord et qui exprime ensuite le scandale.
Ce qui caractérise ces scandales de la République, par opposition à ceux de la monarchie impériale, confinés dans le palais et le plus souvent sans incidence sur la marche de l’État, c’est qu’ils éclatent au grand jour et entraînent des troubles politiques graves, voire des révolutions. Toutes les affaires retenues ici ont pour point commun d’être des scandales publics qui mettent en jeu directement ou indirectement les institutions de l’État, l’organisation sociale et les groupes politiques. Ils ont partie liée avec la justice, qu’elle soit institutionnelle ou non, comme la vengeance après le viol de Lucrèce. L’objectif d’Alain Malissard n’était pas seulement de souligner, ce que l’on sait, les liens étroits entre pouvoir et justice en politique, le rôle de l’ambition personnelle, le pouvoir de l’argent ou la part du sexe et de la violence dans la vie politique : il s’agissait pour lui de montrer comment les scandales, à Rome aussi, sont révélateurs des comportements humains, dévoilent les ressorts qui font agir même les plus prestigieux des hommes politiques, mettent au jour les facteurs, parfois calculés, parfois dus au hasard, qui provoquent telle ou telle situation. Les mécanismes à l’œuvre, qu’ils soient individuels ou collectifs, le fascinaient. Ainsi que les retournements de situation, qui font passer un individu d’un état à un autre, parfois dans un temps très court. L’influence de Tite-Live ou de Tacite, ainsi que celle des tragiques et historiens grecs, apparaît là.
11Mais aucun manichéisme dans le regard que porte Alain Malissard sur ces situations. Aussi sombre que soit le parcours parsemé de cadavres d’un Oppianicus, « empoisonneur notoire et capteur d’héritages », « il fut ainsi finalement condamné par un tribunal sur lequel planaient plus de soupçons que sur lui-même ! » Hormis quelques-unes des victimes ou quelque accusateur, peu de personnages sortent grandis de ces scandales ; l’impression donnée n’est pourtant pas de souligner la noirceur de l’âme humaine. Il ne nous semble pas déceler chez lui le pessimisme d’un Tacite, par exemple, son auteur de prédilection : ces scandales se situent avant les excès et les injustices de l’Empire, tels que les décrit l’historien. Pendant un temps, malgré leurs dysfonctionnements, les institutions de la République fonctionnent, in fine les coupables sont punis ou contraints à la fuite. Bien que les intérêts personnels de chacun soient toujours révélés, même dans la défense de la justice, celle-ci est grosso modo appliquée. Mais les fissures de l’édifice républicain apparaissent dans ce ier s. av. J.-C. : le cas de Cluentius, si bien défendu par Cicéron que « nul ne put jamais dire s’[il] était coupable ou innocent », en est une illustration ; et surtout celui de Clodius dont l’acquittement dans le scandale de la Bona Dea provoque ce commentaire :
Le scandale initial accouchait d’un autre et dernier scandale, que personne n’avait vu venir, celui de la corruption des juges. […] La confiance qu’on pouvait avoir en la justice était définitivement ébranlée.
La plupart des épisodes retenus ont donné lieu à des procès spectaculaires, particulièrement – mais pas uniquement – ceux qui ont été le théâtre de plaidoiries de Cicéron ; tous ont déstabilisé peu ou prou la vie politique de Rome ou mis en évidence la part du politique dans les décisions de justice. Alain Malissard conclut alors le récit ou l’épisode d’un commentaire, parfois ironique, par exemple quand la condamnation du prévaricateur Postumius est prononcée :
[…] mais plus d’un an après la découverte des faits, au prix de deux séances exceptionnelles du Sénat, d’une émeute et pour un crime qui n’était pas celui pour lequel on l’avait d’abord, et légitimement, poursuivi ! Curieuses et éternelles sinuosités du droit et de la justice !
Ou encore :
12Il s’agissait moins pour lui [le tribun Quinctius] de défendre son client [Oppianicus] que d’obtenir l’abrogation d’une loi de Sylla. La politique prit alors le pas sur la justice.
L’objet du travail d’Alain Malissard était d’écrire, ou plutôt de réécrire, ces histoires par l’élaboration du matériau que fournissent les documents (textes historiques, discours et correspondance de Cicéron), pour leur conférer la dimension littéraire de véritables récits historiques. L’action est continue, le drame permanent, marqués par des rebondissements, coups d’éclat et retournements de situation. Cela donne l’occasion d’évoquer des tableaux dramatiques, tel celui, célèbre, vu par Cicéron de sa litière, juste avant le début du procès de Milon :
Sur le Forum, la litière s’arrête et Cicéron écarte les rideaux. Le spectacle est effroyable. La place, déserte, est entièrement cernée par l’armée ; tout autour, en haut sur le Capitole, derrière les ruines noircies de la Curie et de la basilique, devant les boutiques et la basilique Æmilia, un triple cordon de légionnaires bloque et retient une foule vociférante et menaçante qui hurle sa fureur contre Milon.
De même dans l’affaire Verginia :
Le lendemain matin, Verginius, en tenue de grand deuil, était dès l’aube sur le Forum, entouré d’une foule d’amis et de proches bien décidés à combattre l’injustice. Autour d’eux, la foule se rassemble et des femmes, silencieuses et en pleurs, se joignent au cortège qui se dirige vers le tribunal.
On le voit, dans ces drames, le peuple est non seulement témoin, mais bien souvent acteur – plèbe dont le rôle peut être principal voire décisif :
Le 18 janvier 52 au soir, une rumeur se répand dans Suburre et dans tous les quartiers populaires de Rome : Clodius est mort, il a été assassiné par Milon quelque part sur la Via Appia ; des esclaves de son escorte ont pu échapper au massacre ; on les a vus, on les a entendus, ils ont raconté le guet-apens, leur combat inégal face à des assaillants plus nombreux, leur fuite, leur désespoir. Ils appellent à la vengeance. Dans les immeubles, dans les tavernes, au hasard des rencontres dans les rues, un mot d’ordre, lancé par les agents de Clodius circule très vite : tous au Forum !
Le Forum précisément, parce qu’il est le lieu où se jouent les actes principaux de la vie politique de République, est le point central vers 13lequel, à un moment ou à un autre de l’histoire, tout converge. Les personnages évoluent principalement dans l’Vrbs, ou dans ses environs (Collatie, Larinum), avec des échappées en Sicile ou à Delphes, comme ici, toujours dans le cadre reconstitué de la vie quotidienne :
Le temple enfin leur apparaît comme un mur vibrant de couleur ; quoique lourdes et trapues, ses colonnes, ancrées dans le sol d’où naissent les oracles, semblent le soulever et le porter jusqu’au ciel ; son fronton sculpté resplendit des reflets de l’or et du bronze ; sur les marches, un enfant chasse les oiseaux qui pourraient le souiller ; sur l’autel, tout est prêt : le chevreau qu’ils doivent maintenant offrir en sacrifice et les gâteaux qu’ils déposeront à l’intérieur.
Dans ces décors se croisent de multiples acteurs, hommes et femmes, plébéiens et patriciens, cercles du pouvoir et petites gens, dont Alain Malissard fait de véritables personnages, même quand ils sont secondaires. Ces figures sont des êtres de chair et de sang, dont le lecteur perçoit parfois les sensations et les sentiments de l’intérieur :
Casca [tribun de la plèbe] donc, assis et comme exposé tout au bout de l’estrade qui domine l’assemblée, hésite. Il craint les publicains, il craint aussi le peuple dont il devrait défendre les intérêts ; il n’a jamais été de ceux qui se distinguent avec éclat : il se tait.
L’intérêt de ces récits tient également dans leur construction dramatique. Plusieurs commencent par une scène d’action, dont la suite du texte, par un retour en arrière, explique l’origine, les tenants et les aboutissants, avant de renouer avec le fil du récit. D’autres fois, le texte fournit d’abord les éléments particuliers d’un contexte politique favorable à l’éclosion de tel scandale (rôle des publicains lors de la deuxième guerre punique, opposition entre populares et optimates, rôle des tribuns, statut des décemvirs…). Le souci de faire ressortir la cohérence interne de ces situations, chacune avec ses spécificités, est net : et pour ce faire, Alain Malissard fournit tous les éléments historiques ou institutionnels nécessaires à la compréhension des faits. En tissant ces informations dans la trame du récit, plutôt que de les donner en notes ou dans un glossaire, il permet une compréhension la plus globale possible. Imbrication du judiciaire, du religieux, de l’économique et du politique ; conflits, rivalités et tensions entre les institutions (Sénat et tribunaux), entre les classes sociales (patriciens et plébéiens, sénateurs et publicains, tribuns 14et chevaliers, etc.), entre les « partis » et bien évidemment entre les individus – sans oublier la part importante que prennent, directement ou indirectement, les femmes.
Ce qui intéresse Alain Malissard est surtout de souligner comment les êtres sont tantôt pris dans le filet d’enjeux qui les dépassent, tantôt acteurs et en mesure de peser sur ces facteurs, parfois même passant d’une position à l’autre selon les circonstances. Le lecteur est plongé également dans les conflits d’intérêts qui traversent les individus : sauver sa peau ou la patrie ? Sauver son honneur ou sa fortune ? Tel Cicéron dont il est dit : « Il avait plaidé contre Cluentius en pensant à son édilité ; il plaiderait pour lui en pensant à son consulat ! »
Il s’agissait donc pour lui de faire autant un travail littéraire qu’œuvre d’historien : malgré le fait qu’il n’a pu mener lui-même l’entreprise à son terme, les textes qu’il a laissés prouvent suffisamment la réussite de son pari pour que nous les ayons jugés dignes d’être proposés aux lecteurs, et puissions ainsi faire aboutir leur publication à laquelle il tenait. Les échos d’un texte à l’autre sont nombreux, outre le fil rouge du scandale qui les relie : et si Alain Malissard évoquait souvent son désir de réunir ces épisodes de la vie publique, il faisait part aussi de la difficulté qu’il rencontrait à éviter les répétitions ou reprises – en particulier dans les affaires impliquant Cicéron. Il suffit au lecteur de parcourir ces pages pour constater qu’il a surmonté cette difficulté. Bien que réapparaissent d’un texte à l’autre certains des protagonistes, Verrès, Catilina, Clodius ou Milon, dont on rappelle parfois le rôle dans l’épisode précédent, les répétitions n’en sont pas, bien plutôt des rappels qui soulignent, d’une part, la simultanéité de certains faits, ou leur lien de causalité, d’autre part, les ramifications multiples d’un scandale – le meilleur exemple étant l’affaire de la Bona Dea. On n’est pas très éloigné du feuilleton, ou de la série, en tout cas pour « les affaires Cicéron » et leurs épisodes qui se suivent en se recoupant. De la même manière, plus la lecture avance, plus les personnages deviennent familiers et leurs motivations, aussi complexes que la situation politique, s’éclaircissent. Avec une mention spéciale pour Cicéron : il suffit de voir l’avocat naviguer dans les eaux troubles de ces scandales, pour entrer petit à petit dans son univers, et ce de manière très concrète – par exemple par la présentation précise de son patrimoine immobilier, qui s’élargit de façon spectaculaire au 15fur et à mesure des plaidoiries de l’orateur… On en découvre la part d’humanité avec ses faiblesses surtout, mais la grandeur est là aussi, en particulier rhétorique.
Les scandales de la vie politique romaine acquièrent une proximité nouvelle, le charme du conteur a opéré une fois de plus.
Le dessein d’Alain Malissard était en bonne voie quand la Parque coupa net le fil de son travail en même temps que celui de sa vie. Il s’apprêtait à traiter des Bacchanales, puis des matrones empoisonneuses. Dans ses notes, on trouve aussi mention des ennuis judiciaires de Scipion l’Africain, des « crimes de guerre » (sic) dont fut accusé César, de l’alcoolisme du consul Pison, et d’Antoine, « scandale incarné ». Subsistent donc huit chapitres, dont chacun traite d’un scandale. Ils représentent, semble-t-il, à peu près les deux tiers de ce qu’il projetait d’écrire. Encore manquait-il à la plupart la finition de l’auteur – quelques-uns des textes sont visiblement moins achevés que d’autres, dans leur écriture comme dans leur composition –, et les annexes qui devaient les accompagner. Sur cette matière imparfaite et incomplète, composée de huit fichiers informatiques et d’autant de tirages papier sur lesquels l’auteur avait noté, au crayon, des ajouts et des corrections, nous avons travaillé, avec le seul objectif de rendre aussi fidèlement, aussi respectueusement que possible, l’écriture de l’auteur. Nous avons touché le moins possible au texte, seulement pour éliminer quelques scories que l’auteur aurait corrigées lui-même s’il en avait eu le temps. Nous livrons ce texte tel quel au lecteur. Malheureusement, cela ne faisait pas la matière d’un livre.
Aussi avons-nous pensé, pour compléter l’ouvrage et en favoriser la publication, à rendre hommage à Alain Malissard en demandant à des collègues latinistes et romanistes, qui l’avaient connu et apprécié, de prolonger son travail par une contribution qui s’inscrive dans la continuité du thème « Scandales, justice et politique ». Cette contrainte a empêché certains de participer à cet hommage ; nous nous en excusons auprès d’eux. Il nous a paru opportun d’associer des spécialistes d’autres disciplines et d’autres périodes de l’Histoire, également collègues ou amis d’Alain Malissard, et ce pour deux raisons : parce que, nous l’avons dit, des scandales, avec leurs spécificités, surgissent dans la vie publique de toutes les époques ; et parce qu’Alain Malissard ne concevait pas de s’intéresser à l’Antiquité sans se pencher sur ses prolongements, ses 16échos dans les périodes ultérieures, aussi bien en littérature que dans les autres formes artistiques.
C’est ce que souligne, de manière subtile, Bruno Clément, dont la contribution met en valeur l’« anachronisme souriant » d’Alain Malissard : le regard en quelque sorte surplombant de cette réflexion sur les liens entre différentes temporalités, le passé des événements narrés et le présent de l’écriture – sans compter le temps de la réception – nous a paru constituer comme un épilogue à la partie consacrée aux récits et opérer une bonne transition entre les deux parties de l’ouvrage.
La deuxième partie de l’ouvrage comporte donc huit contributions de collègues, principalement professeurs de littérature mais aussi d’histoire, de philosophie, antiquisants ou spécialistes d’autres périodes (Moyen Âge, xixe s., xxe s.) – que nous répartissons en ces deux groupes. Nous les présentons selon l’ordre chronologique des époques évoquées dans leurs contributions. Celles-ci s’inscrivent toutes dans le thème, l’accent étant mis sur un aspect ou sur un autre.
Quand la contribution reprend un des personnages mis en scène par Alain Malissard, le prolongement est direct, mais une autre perspective est envisagée : par exemple Clodius, vu au prisme de la Correspondance de Cicéron par Jean-Pierre De Giorgio, ou César, présent là en arrière-plan et qui devient pour Fabrice Galtier, le personnage principal. Clodius est défini comme « le scandaleux » par Jean-Pierre De Giorgio, dans la perspective des lettres de Cicéron en particulier entre 58 et 57. Il s’y dessine le portrait d’un « héros épistolaire », « monstre politique », contre-exemple de l’idéal défendu par l’orateur et qui sert à ce dernier de repoussoir pour asseoir sa propre fama. Fabrice Galtier, pour sa part, s’attache au scandale du passage du Rubicon évoqué par Lucain dans le premier livre de la Pharsale (v. 183-227), en particulier à l’échange entre César et la figure de la Patrie, pour en souligner l’« enjeu de mémoire » : César, dans ce dialogue, modifie le ius à son profit, en l’inscrivant dans un ordre téléologique qui valide la voix du futur vainqueur de Pharsale – ce que dénonce le poète à travers le regard de la Patria.
Dans la lignée de Lucrèce ou de Verginia, mises en scène par Alain Malissard, les femmes des tout premiers temps de la République sont présentées, soit collectivement soit individuellement, en lien avec la justice et la politique. Dominique Briquel s’attache à un épisode moins 17connu que le fameux enlèvement des Sabines, celui de Romaines par des Sabins, qui permet de plonger dans le scandale politique par autre biais, celui de la manipulation de l’Histoire dans le récit qu’on en fait. Situé en 501, année de la création de la dictature, cet épisode « insignifiant » pour Tite-Live ne l’était peut-être pas tant pour d’autres, en particulier les familles patriciennes qui avaient intérêt à en faire un événement à la gloire de leur gens. Le procès en nullité de la condamnation de Jeanne d’Arc, tenu dans les années 1450 par le dominicain Jean Bréhal, fournit à Françoise Michaud-Fréjaville l’occasion de revenir sur la figure de Clélie, héroïne des mêmes temps. Cette figure fait partie des femmes, bibliques ou antiques, qui par leur comportement guerrier incarnent la transgression, et ses exploits sont repris dans plusieurs récits, avec des variantes : Bréhal s’en tient à ceux de Tite-Live, de Valère Maxime et d’Orose. Il a le mérite d’avoir discerné que cette héroïne romaine, rarement rapprochée de Jeanne étant donné les nombreuses différences dans leur situation, avait un point commun d’importance avec la Pucelle d’Orléans : l’une comme l’autre « ont libéré leur patrie de la crainte ».
Nous avons dit qu’Alain Malissard avait abandonné l’idée de parler des scandales de la période impériale : ils sont présents dans cette deuxième partie de l’ouvrage. L’Empire est évoqué d’abord par Jean-Yves Guillaumin. Le matricide commis par Néron a donné l’occasion à un satiriste, sans doute le grammairien Léonidas présent dans l’entourage de l’empereur, d’« attaquer les scandales du princeps en utilisant contre lui les forces de l’arithmologie » : la phrase, « Néron a tué sa mère », qui ne présente, en apparence, aucun intérêt – le crime étant connu de tous –, se révèle être une attaque car elle établit une équivalence numérique entre le nom de l’empereur et l’assassinat. Le scandale politique du meurtre se double d’un autre, littéraire celui-là, la mise en cause des agissements du pouvoir par le savoir mathématique.
La figure qui incarne les scandales sexuels de cette période, Messaline, ne pouvait pas ne pas être présente : nous la retrouvons dans deux contributions. Oliver Devillers, à l’occasion de deux épisodes concernant des sénateurs narrés dans le livre 11 des Annales, revient sur son rôle politique. Le procès de Valerius Asiaticus, accusé par la femme de l’empereur et condamné, ainsi que la mort de Silius, son amant, sont révélateurs de la confusion qui s’établit par elle entre sphère publique (politique, justice) et domus du prince – confusion favorisée par la passivité 18de Claude. On retrouve la réflexion de Tacite sur les dysfonctionnements du régime impérial à travers la confrontation de l’ordre sénatorial avec la domus principis, incarnée en l’occurrence par Messaline. Rémy Poignault se penche sur la même figure mais dans une tout autre optique, celle qui prévalait au tournant des xixe et xxe siècles. Il montre comment Alfred Jarry, dans le premier chapitre de son roman Messaline, publié dès 1900, part de Juvénal qui évoquait les frasques du personnage éponyme pour en dénoncer la « lubricité » (Sat., VI, 116-132), mais il revoit complètement la portée de son image. La dimension politique du scandale disparaît au profit d’un autre scandale, une quête du bonheur placée sous le signe de la divinisation du phallus : nouvelle Louve des origines, Messaline est sacralisée, sa recherche de l’absolu dans le sexe conduit « à une sorte de mysticisme de la chair », où Éros a partie liée avec Thanatos.
C’est d’une tout autre mystique que parle Geraldi Leroy, abordant la même période : avec l’Affaire Dreyfus comme fil rouge, scandale judiciaire et politique s’il en fut, il analyse les attitudes des contemporains de Charles Péguy, en particulier dreyfusistes, face à la République de l’époque et à ses gouvernants – écho lointain des tergiversations que connaissent certains des républicains romains évoqués par Alain Malissard. Prônant une vision « mystique », de la politique, rigoureuse, désintéressée, relevant de la révélation davantage que de la raison, Péguy s’oppose à plusieurs politiciens de gauche : mais la comparaison avec l’attitude de Jaurès – dont l’implication n’exclut d’ailleurs pas une part de mystique – permet de nuancer la portée de Péguy, et de souligner la nécessité d’un équilibre entre « éthique de la conviction » et « éthique de la responsabilité », entre « le sacré et le profane ».
Comme on pourra le constater par la richesse de ces contributions, le travail d’écriture de l’Histoire opère, du fait même de la transposition, une transformation du réel, parfois même des manipulations, et ce dès l’Antiquité : au cours des siècles ultérieurs, les utilisations de ces récits, a fortiori leurs réécritures, quelle qu’en soit la forme, témoignent de la polysémie de tel épisode, de telle figure, dont les interprétations se renouvellent sans cesse.
« Pratiques contemporaines : entretien avec un élu de la République » parachève le volume en soulignant l’actualité du thème. Alain Malissard nourrissait ce projet depuis quelques années mais c’est ce qu’on appelle 19« l’affaire DSK » qui fut le déclencheur. C’est pourquoi nous avons jugé qu’interroger un de ses collègues et amis, également parlementaire, Jean-Pierre Sueur, permettrait d’avoir le point de vue d’un acteur contemporain sur le sujet des « scandales, justice et politique ». Cela correspond au désir déjà évoqué d’Alain Malissard d’établir constamment des échos entre ce passé qui lui était cher et notre présent.
À tous, merci d’avoir ainsi contribué à la seule immortalité qu’on puisse maîtriser : celle, au demeurant relative, de la mémoire des hommes.
Paul Marius Martin et Emilia Ndiaye
1 Voir la biobibliographie, p. 21-29.
2 Les notes qu’ils comportent sont de notre fait : pour la plupart, ce sont des renvois internes d’un texte à l’autre.
3 Nous avons reporté, dans une note au début de chaque récit, les sources utilisées par l’auteur, et en note finale les titres de la bibliographie « pour en savoir plus », complétée par nos soins.
4 Toutes les dates ici s’entendent av. J.-C.
5 En référence au film de J. Mankiewicz, voir n. ad loc.
6 Sur cette question de l’anachronisme, voir infra l’analyse de B. Clément, p. 143 sq.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-06805-1
- EAN : 9782406068051
- ISSN : 2492-0150
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06805-1.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 02/03/2018
- Langue : Français