Avant-propos
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue Verlaine
2016, n° 14. varia - Authors: Bernadet (Arnaud), Dupas (Solenn), Frémy (Yann)
- Pages: 11 to 15
- Journal: Verlaine Studies
AVANT-PROPOS
Homme du divers et du multiple, Verlaine apparaît souvent dans ses proses et ses vers là où on l’attend le moins. Au cours des années quatre-vingt, alors qu’il commence à bâtir le cycle chrétien inauguré par Sagesse, le poète met au point sa théorie de l’homoduplex, discours d’autorité dans l’acception littérale du terme qui lui aura pour l’essentiel servi à orienter la lecture et le sens de ses textes auprès du public, dans une optique notamment morale. Ce faisant, il peine à dissimuler ses propres écarts et excentricités, quand de lui-même il ne met pas l’accent sur les inflexions, les ruptures ou les dissonances de l’œuvre. L’identité poétique de Verlaine, incertaine et mouvante, récuse ce modèle certes efficace mais trop simple du double, au point qu’elle immisce le doute, suscite l’incompréhension ou nourrit de durables méprises auprès des lecteurs. Enracinée dans une période de transition et de mutation intenses de l’histoire littéraire, elle se délocalise et relocalise sans cesse, exploitant pour elle-même la variabilité du temps et des situations, des tons ou des formes. C’est à ce paradigme des variations qu’invite la quatorzième livraison de la Revue Verlaine en suivant trois lignes majeures de pensée.
La première ressortit au large « spectre » de la textualité, prenant appui sur l’article de Daniel Sangsue qui, à l’ouverture du numéro, souligne l’importance que revêt depuis Poëmes saturniens la figure du fantôme et, loin de s’en tenir à l’argument biographique qui l’a communément soutenu, en coordonne les insistants motifs à ce qu’il appelle une « revenance des textes ». Autre illustration, à un degré formel plus avancé, Alain Chevrier met au jour un cas d’intermétricité entre l’élégie à rimes mixtes de Banville, la sixième ariette de Romances sans paroles et Charles Coran, auteur dans le genre galant des poésies du xviiie siècle, dont on connaît par ailleurs l’intérêt chez Verlaine. Pourtant, si elle est de la sorte peuplée d’échos, de noms ou de voix qui en travaillent intimement le vers et le phrasé, l’œuvre n’est pas 12uniquement hantée par le passé, assignée au mouvement de réappropriations critiques. Elle est également occupée par l’avenir et ses continuations chez d’autres écrivains. La revenance se double en l’occurrence d’une survivance des textes. Sur la base d’une lettre adressée par Maurice Bouchor (ou « saint Bouche d’or1 ») à Adrien Juvigny, Seth Whidden et Daniel Ridge font état d’une troublante orthographe à usage ludique ou zutique, « Verleyne », et reconstituent le réseau qui unit, derrière l’énigme, le poète à ces deux protagonistes comme à Paul Bourget. Dans le même esprit, Christian Hervé décrypte l’allusion référentielle contenue dans l’argotique dizain « Dargnières nouvelles » à propos de « quêqu’ Fanta comm’ de jusse ». Cyril Lhermelier fait valoir quant à lui une circulation complexe, sans doute par l’entremise de la Revue artistique et littéraire d’Émile Blémont et de son entourage, entre deux poèmes cellulaires alors inédits, « Promenades au préau (prévenus) », « Crimen amoris », et « Les Chercheurs » composé par Germain Nouveau à l’automne 1873.
La dynamique (inverse ou converse) de la revenance et de la survivance des textes montre combien l’émergence d’une voix singulière chez Verlaine est régulièrement conditionnée au continu, lui-même labile et mouvant, de la lecture et de l’écriture. Or force est d’admettre qu’en ce domaine l’auteur met en œuvre une véritable éthique de la distorsion et conjugue, parfois au nom de principes artistiques résolument normatifs, mal dire et mal lire. Le corpus en prose, encore sous-estimé et trop peu exploré, en est un puissant révélateur. À propos de Conte de fées, Éric Bordas rapporte ainsi l’entreprise ironique d’un récit à dessein « mal écrit », et jouant des codes narratifs pour mieux en subvertir la représentation, au brouillage presque unique de l’unité « phrase », par ailleurs conforme dans la majorité des proses à l’ordre linéaire des mots et au mouvement cursif du sens. À cette tentative qui s’inscrit sans équivoque dans l’écriture artiste du temps on mesurera le procès que Verlaine, lecteur de Madame Bovary, intente à Flaubert en vertu de présupposés religieux. Les contresens et les angles morts qu’éclaire de la sorte Steve Murphy n’ont certes pas attendu le Voyage en France par un Français dans lesquels ils prolifèrent ; ils se dessinent très en amont de l’œuvre qui fait part dès les années 1860 et 1870 d’avis mitigés à l’égard du chef prosateur. Mais au-delà du désaccord éthique 13et littéraire, l’enjeu touche une poétique du réalisme, dont il y aurait lieu à terme d’interroger la place exacte dans l’œuvre. Accidentelle ou motivée, il est certain que la distorsion est une attitude sinon constante du moins récurrente chez Verlaine. À suivre la chronologie des textes, on dirait même qu’elle opère en graduant, et s’étend des techniques de la langue à des catégories plus largement artistiques en prise directe avec la manière de l’auteur. Du moins est-ce la conclusion qui ressort à la fois de l’étude serrée que Christian Hervé livre du dérèglement méthodique ou des « organisations non canoniques » des prosodies, spécialement des rimes, dans Romances sans paroles, et de l’ample enquête diachronique de Myriam Robic retraçant, des Amies à Hombres et Femmes, les variations érotiques mais aussi idéologiques des goûts et des dégoûts verlainiens.
À ce stade, l’éthique de la distorsion, la variabilité et l’instabilité dont elle est génératrice en fait de valeurs et de sens, ont une incidence capitale pour l’interprétation globale de l’œuvre. Du moins ont-elles cette utilité directe ou indirecte de faire des lecteurs de Verlaine, qu’ils se déclarent amateurs ou savants, des lecteurs avertis. C’est le rôle dévolu à la troisième section du présent volume qui tente de remettre en débat des principes spontanément, sinon naïvement attachés à cet art, entre lyrisme et symbolisme. Au cours des deux dernières décennies, les travaux se sont multipliés qui considèrent sérieusement les implications de la poésie et de l’ironie, de Baudelaire ou Banville à Tristan Corbière et Jules Laforgue. Sandra Glatigny en redéploie le legs théorique pour montrer comment, en phase avec les « scenarii contradictoires » et fluctuants de l’ethos auctorial, l’ironie détourne l’expression de l’émotion des cadres ordinaires de la communication et instaure un lyrisme de nature transgénérique. Aurélie Foglia replace plutôt cette question dans l’axe de l’impersonnel, aux formulations sans doute incomparables mais qui occupent les esprits épris de littérature dans la seconde moitié du xixe siècle, qu’on parle de Flaubert, de Mallarmé ou de Leconte de Lisle. Dans le cas de Verlaine, il en existe des versions différentes, selon qu’on situe l’impersonnel aux débuts parnassiens, au cœur des vers biographiques qui prennent la suite de Cellulairement, ou à l’occasion de la préface de Parallèlement. Il reste que s’y exprime chaque fois le désir d’oublier le lyrisme et son corrélat obligé, le moi. S’il y a bien une quête indéfiniment reprise de l’impersonnalité, celle-ci demeure 14toutefois sans fin et ambiguë. Arnaud Bernadet clôt le dossier par une problématique non moins fondamentale, et directement liée au statut de la subjectivité comme aux modalités de l’expression discutés dans les deux articles précédents, à savoir les rapports entretenus par Verlaine avec le symbolisme sous l’espèce d’un malentendu, ses représentants et leur mode d’action au sein du champ littéraire, et surtout leur conception critique du signe et du symbole.
Dans une lettre au docteur Jullien, en janvier 1891, le poète s’exclame non sans humour : « Divers, c’est le secret de ma “force” (! !) actuelle2 ». Réponse oblique de surcroît aux jaloux ou aux malveillants qui feignent de le croire mort littérairement à cette époque. Pour qui voudrait pénétrer ce secret, le chemin est d’avance semé d’embûches, tant l’œuvre semble destinée à l’instabilité continue que l’on a cherché à définir et à décliner, à la fois reconnaissable et méconnaissable. En retour, c’est peut-être cette diversité qui explique le regain d’intérêt que suscite de nos jours l’écrivain. Ainsi, il n’était pas possible de clore ce numéro sans consacrer une mention spéciale aux événements qui se sont déroulés en Belgique sous l’enseigne « Mons 2015 – Capitale de la culture européenne ». On a voulu accorder toute leur place à deux projets en particulier. Le premier est l’opéra de chambre Verlaine au secret, créé en novembre de la même année, dont la composition a été confiée à Adrien Tsilogiannis, dans une mise en scène de Jean-Louis Danvoye, en collaboration avec le Conservatoire de Mons (Arts2) et les musiciens de l’Ensemble Musiques nouvelles. C’est à Myriam Watthee-Delmotte qu’est revenue l’écriture du livret qu’on trouvera, avec son aimable autorisation, reproduit ici en guise de finale, accompagné de réflexions portant sur sa lecture de l’œuvre, les contraintes scénographiques, l’interaction entre art littéraire et art vocal. « Pari risqué » dès lors qu’il s’adresse à un sujet « aussi peu spectaculaire » que l’incarcération d’un homme dont l’aventure fut d’abord « intérieure ». L’autre projet est l’exposition tenue à la même date au Musée des Beaux-Arts de Mons, dont est issu le très beau catalogue réalisé par le Commissaire Bernard Bousmanne, Verlaine en Belgique. Cellule 252. Turbulences poétiques. On en trouvera la recension par Solenn Dupas à la fin de cet ouvrage.
15Tel qu’il a été adopté dans les précédents numéros de la revue, voici le système d’abréviations en usage pour l’ensemble du volume :
CG |
Correspondance générale de Verlaine (1857-1885), t. I, éd. Michael Pakenham, Fayard, 2004. |
Cor. 1, 2 et 3 |
Correspondance de Paul Verlaine,t. I, II, III, éd. Adolphe Van Bever, Genève, Slatkine Reprints, 1983 [1922, 1923, 1925]. |
OP |
Œuvres poétiques de Verlaine,éd. Jacques Robichez, Garnier, 1969. |
OPC |
Œuvres poétiques complètes de Verlaine,éd. Yves-Gérard Le Dantec, révisée par Jacques Borel, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1962. |
OPr |
Œuvres en prose complètes de Verlaine,éd. Jacques Borel, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1972. |
Arnaud Bernadet,
Solenn Dupas
et Yann Frémy
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-06681-1
- EAN: 9782406066811
- ISSN: 2426-8860
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06681-1.p.0011
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 01-02-2017
- Periodicity: Annual
- Language: French