Avant-propos
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue Verlaine
2015, n° 13. varia - Authors: Bernadet (Arnaud), Dupas (Solenn), Frémy (Yann)
- Pages: 11 to 16
- Journal: Verlaine Studies
AVANT-PROPOS
Dans le numéro 13 de la Revue Verlaine, le lecteur reconnaîtra aisément les « pentes d’habitude1 » qui caractérisent désormais les travaux de recherche consacrés au poète de Sagesse. Non pas au sens de la routine mais à la manière dont, retraçant l’évolution et le devenir de son œuvre, Verlaine l’entendait lui-même au terme d’une étonnante « Critique des Poèmes saturniens » : une réflexion ininterrompue alliant les questions philologiques ou historiques à des analyses qui éprouvent la résistance et même la résilience des textes de l’auteur. Sous l’angle de la biographie ou de la réception, des cadres de l’énonciation aux agencements narratifs et métriques, les études réunies dans ce volume suivent à leur tour le « lit, profond ou non, clair ou bourbeux » (id.) des vers et des proses, avec leurs « courants d’eau glacée » et « d’eau bouillante » mêlés de « débris » et de « sables2 », autant de métaphores privilégiées dont Verlaine se sert pour circonscrire sa manière. Si elles se mesurent toutes à l’idiosyncrasie de l’écriture, aussi instable qu’irréductible, selon des options épistémologiques et méthodologiques qui leur appartiennent en propre, ces contributions se partagent néanmoins entre quatre aires de réflexion distinctes.
La première a trait à ce qu’on pourrait appeler les savoirs à l’œuvre. Non seulement ceux dont l’œuvre est investie par la multiplicité des regards qui s’exercent sur elle, du détail érudit aux maniements systématiques des corpus (sans exclure le hasard des découvertes et même le sens des trouvailles), mais également ceux qu’elle contient virtuellement ou a le pouvoir d’inventer, assignant à la connaissance acquise de nouvelles limites, jusqu’à susciter le débat voire la polémique. Le dossier s’ouvre d’abord par plusieurs inédits. Geneviève Hodin met ainsi en lumière un article signé « Sergines », pseudonyme d’Aldophe Brisson, qui rend
compte pour les Annales politiques et littéraires de l’annonce officielle de la candidature de Verlaine à l’Académie française au cours de l’été 1893 sous la forme d’un portrait à la fois faunesque et mélancolique de « ce fils de Villon ». Ce sont encore le mythe, et le sentiment d’admiration, qui guident au début du xxe siècle l’enquête avortée de Daïgaku Horiguchi et Yaso Saïjo, deux poètes et traducteurs japonais préoccupés de recueillir auprès des descendants quelques témoignages d’importance sur Verlaine. En éclairant ce point d’histoire littéraire mal connu, Kensaku Kurakata met certes l’accent sur la réception orientale de l’œuvre, laquelle s’inscrit d’ailleurs plus largement dans le mouvement de modernité et d’ouverture aux cultures occidentales qui affecte l’archipel nippon dès après l’ère Meiji (1868). Mais en complétant ce récit d’un entretien entre Maurice Hamel et Georges Verlaine, dont l’issue fut plus heureuse puisque l’échange fut publié dans Comœdia en 1924, Kurakata élargit encore le chantier amorcé par Hervé Vilez dans le précédent numéro de la revue autour du fils unique de l’écrivain, dédicataire d’Amour.
C’est également au niveau de l’archive que se situe Eddie Breuil. Dans le sillage des thèses récemment développées dans son essai Du Nouveau chez Rimbaud3, l’auteur tente de repenser à nouveaux frais ce qu’il appelle le « legs » ou le « vrac » de Stuttgart. Non seulement la querelle qui devait mettre aux prises – physiquement – Verlaine à sa sortie de prison avec son ancien amant, mais surtout les documents qui lui ont été communiqués par Rimbaud, ces fameux « poèmes en prose4 » destinés à Germain Nouveau que la tradition critique s’accorde depuis les travaux d’Henry Bouillane de Lacoste à rapporter aux Illuminations. Ce sont les prémisses de cette identification que conteste l’auteur sur la base d’hypothèses et d’arguments qui, s’ils peuvent se prêter à la controverse, n’en interrogent pas moins le rôle complexe que Verlaine a pu jouer à terme dans la circulation puis la publication d’un ensemble de textes peut-être hâtivement baptisé « recueil ». Pour finir, la tâche que se donne Christian Hervé autour de Romances sans paroles n’a pas trait au dialogue avec Rimbaud. En soulevant plutôt deux questions d’intertextualité, spécialement autour de la sixième ariette et de l’énigmatique personnage de François les bas-bleus, elle sollicite d’autres compétences du lecteur. Nécessairement risquée, elle se révèle aussi heuristiquement féconde si on
la mesure en particulier à la chaîne qui relie Verlaine à Charles Nodier, Paul Meurice, Michel Balisson de Rougemont ou Hippolyte Hostein.
Le deuxième domaine de réflexion ressortit plutôt aux gestes herméneutiques. Sensibles aux échos que trament entre eux les signes, et aux valeurs – même, et surtout, labiles, changeantes ou équivoques – dont ils se chargent dans le cas très particulier d’un poète comme Verlaine, ce sont là autant d’essais d’analyse qui considèrent les bornes radicales de l’œuvre, depuis les débuts parnassiens jusqu’aux « avant-dernière » et « dernière5 » fins. Il revient à Solène Thomas et à Nelson Charest d’en poser le cadre préalable au moyen de deux lectures transversales : l’une qui revisite le statut de l’ennui, à première vue topique ; l’autre qui examine l’idée, inversement étrange, de crédit. Aux plaintes continuelles du saturnien, plein de cet « ennui monstrueux » et d’un « spleen ingrat6 », emblèmes à la fois de la malédiction et de la distinction qui, peut-être trop « baudelairement7 » encore, impliquent certains effets de pose, répondent les errements et les tribulations du désargenté. D’une figure à l’autre toutefois, se met en place une économie symbolique et/ou matérielle dont l’enjeu n’est autre que l’acte d’écrire lui-même. En effet, à suivre Thomas, l’ennui doit être dissocié de la mélancolie stricto sensu, l’expression de ce sentiment (par essence uniforme) étant soumise aux nuances comme aux mutations de l’œuvre, au point qu’elle est assimilée à partir du tournant catholique aux sources diaboliques et aux tentations récurrentes du mal. Tout autre est la tentative de conjuration qui entoure le terme de crédit, unissant l’optique fiduciaire à une attitude de croyance. Ainsi, tandis que l’enjeu concerne d’abord « l’inaptitude apparente du poète à négocier avec le monde marchand », le pouvoir bancaire et les mécanismes de la société capitaliste dont Walter Benjamin a décrit l’enracinement dès la Monarchie de Juillet jusqu’à la période impériale, « Images d’un sou » en particulier révèle comment Verlaine est celui qui, d’après Charest, « donne, plutôt que celui qui reçoit » et, opposant crédit et travail, établit une conversion des valeurs, misant sur le temps et l’avenir par-delà la condition de pauvreté.
C’est à d’autres figurations du sujet qu’entre ces deux lignes majeures de l’œuvre sont destinées des productions telles que Fêtes galantes,
Parallèlement ou Quinze jours en Hollande. Roland Le Huenen met ainsi en lumière la façon dont, à l’occasion des conférences données à La Haye et à Amsterdam, événements qui coïncident de surcroît avec le temps de la célébrité, Verlaine déjoue progressivement les traits génériques de la relation de voyage. Car l’instance y est à la fois sujet et objet d’une prose narrative aux ressources formelles principalement réglées sur la polyphonie : elle y redécouvre alors les vertus primitives de sensations qui font immédiatement écho à l’imaginaire poétique mis en place de Poëmes saturniens à Romances sans paroles. Colette Windish raisonne quant à elle sur la composition de la deuxième édition de Parallèlement, parue un an après Quinze jours en Hollande. Loin d’y voir une pure stratégie du mélange, qui répondrait à des besoins alimentaires, en s’appuyant sur « Allégorie », la série « Lunes » mais aussi « Poème saturnien » et « La dernière fête galante », elle fait valoir chez l’écrivain le travail complexe de réconciliation d’« identités historiquement distinctes mais poétiquement unifiées », la fragmentation et les effets de miroirs entre « je » passé et « je » présent que Verlaine exploite prioritairement sur le mode de l’auto-parodie. Le régime de l’indécidable, fondé sur les moyens du comique, gouverne de nouveau l’analyse conversationnelle qu’Arnaud Bernadet propose des « Indolents » et de « Sur l’herbe ». Entre dire et sous-dire, la question y demeure celle de l’implicite, moins dépliée d’ailleurs selon les instruments de la pragmatique que dans la perspective d’un phrasé en sourdine. C’est au poème du même nom que s’adresse Sophie Angot pour éclairer la circulation et l’indécision des signes dans Fêtes galantes, et particulièrement des signes érotiques, ludiquement noués à la complicité interprétative du lecteur : le silence et les vocalises du texte modulent, sans toutefois les arrêter absolument, les pièges du sens disséminés tout au long du recueil.
La troisième partie de ce numéro met précisément en tension ce chant avec la mesure et l’art virtuose des vers. Si elle souligne l’influence déterminante qu’ont exercée en ce domaine Hugo et Baudelaire, Brigitte Buffard-Moret rattache la référence presque obsédante au genre de la chanson chez Verlaine aux procédés syntaxiques et rhétoriques de la répétition (entre autres, la figure de l’antépiphore) mais également aux bouclages strophiques et métriques, démarquant ainsi l’hybridation des formes savantes et des formes populaires. Dans une démarche analogue, qui confronte Verlaine à d’autres corpus, Baudelaire et Corbière, Benoît
de Cornulier s’intéresse au vers dit taratantara ou 5-5, lui aussi associé à la chanson. Il lève par ce biais une énigme, celle du fameux « nez » sans cartilages attribué par la critique à Jules Claretie, blague épistolaire envoyée par Verlaine à Edmond Lepelletier, le 8 septembre 1874, sous l’espèce d’un quatrain dont Cellulairement conserve par ailleurs quelques traces. Ne serait-ce que sous l’angle des refrains, et des combinaisons récursives de la rime, Alain Chevrier rencontre à son tour le genre de la chanson, dont il considère néanmoins les formes à l’intérieur d’un plus vaste dispositif, celui des contraintes répétitives. Il s’agit de la suite d’une longue synthèse dont le premier volet a paru dans le numéro 12 de la Revue Verlaine. La présente étude se concentre plutôt sur les expérimentations conduites en parallèle avec Rimbaud jusqu’aux années 1886-1896, pendant lesquelles Verlaine a maintenu et « diversifié » à la fois son « savoir-faire » métrique. D’abord accueillies avec admiration, ces innovations sont devenues cependant moins perceptibles avec l’essor du vers libre et l’évolution d’une poésie se déliant peu à peu du critère formel qui la définissait jusque-là.
Du reste, les paradoxes de la réception – objet de la dernière partie – ne sont pas réservés au vers comme le montrent les portraits et les contre-portraits établis par Giorgio Villani, Romain Courapied et Mathieu Jung. En observant dans le détail l’anthologie verlainienne que Vittorio Pica a commencée au milieu des années quatre-vingt, Villani ne s’en tient pas à son rôle de médiateur face au public italien. Il ne cherche pas davantage à en discuter normativement les choix ; au contraire, il explique l’accent à la fois téléologique et thématique que Pica met sur le versant érotique (profane ou sacré) par le modèle littéraire du canzionere. En regard, Joyce traducteur et surtout lecteur de Verlaine, apparaît à Jung comme une ligne souterraine mais artistiquement décisive, qui se déplace de Chamber Music à Ulysses voire Finnegans Wake. Ce faisant, l’article a également cet effet de réinscrire Verlaine dans la cartographie littéraire du monde anglophone, et de mesurer au même titre que Joyce son importance auprès d’écrivains comme T. S. Eliot ou Ezra Pound. À l’inverse, cette mise en dialogue n’en éclaire que mieux la typologie de Courapied qui, passant d’Émile Laurent à Max Nordau, reconstitue le paradigme liant critique et clinique dans les écrits médicaux et littéraires fin-de-siècle. Une pathologisation spectaculaire de la poésie dont l’enjeu politique n’est autre que la culture elle-même. Là où Verlaine
en réinvente le concept et les pratiques, ce dont témoigneraient encore les poésies allemande ou russe à côté de la littérature anglophone qui prennent toutes l’auteur en héritage, l’œuvre a pu être perçue comme une menace, capable de saper les fondements de la société. Aveu, s’il en est, de la puissance et du mode d’action singuliers de l’art.
Tel qu’il a été adopté dans le précédent numéro de la Revue Verlaine (nº12, 2014), voici le système d’abréviations en usage dans l’ensemble du volume :
CG |
Correspondance générale de Verlaine (1857-1885), t. I, éd. Michael Pakenham, Fayard, 2004. |
Cor. 1, 2 et 3 |
Correspondance de Paul Verlaine, t. I, II, III, éd. Adolphe Van Bever, Genève, Slatkine Reprints, 1983 [1922, 1923, 1925]. |
OP |
Œuvres poétiques de Verlaine, éd. Jacques Robichez, Garnier, 1969. |
OPC |
Œuvres poétiques complètes de Verlaine, éd. Yves-Gérard Le Dantec, révisée par Jacques Borel, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1962. |
OPr |
Œuvres en prose complètes de Verlaine, éd. Jacques Borel, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1972. |
Arnaud Bernadet,
Solenn Dupas et Yann Frémy
1 Verlaine, « Critique des Poèmes saturniens », OPr, 720.
2 Verlaine, réponse à l’Enquête sur l’évolution littéraire de Jules Huret, OPr, 1135.
3 Eddie Breuil, Du Nouveau chez Rimbaud, Paris, Honoré Champion, coll. « Essais », 2014.
4 CG, 395.
5 Épigrammes, II, 1, OPC, 854.
6 Lettre à Nina de Callias, 17 juillet 1869, CG, 162.
7 Autobiographie, OPr, 424.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-8124-6073-9
- EAN: 9782812460739
- ISSN: 2426-8860
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-6073-9.p.0011
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 01-08-2016
- Periodicity: Annual
- Language: French