Comptes rendus d'études
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue Verlaine
2013, n° 11. varia - Auteurs : Illouz (Jean-Nicolas), Bourdelle (Édouard), Izquierdo (Patricia)
- Pages : 335 à 347
- Revue : Revue Verlaine
Solenn Dupas, Poétique du second Verlaine. Un art du déconcertement entre continuité et renouvellement, Paris, Classiques Garnier, coll. « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2010, 485 p.
Le livre de Solenn Dupas entreprend de réévaluer l’œuvre poétique du second Verlaine en montrant comment celui-ci, pleinement conscient des effets de sa réception dans le champ littéraire, travaille à déconcerter ses lecteurs en contredisant leurs attentes et en déjouant le système de valeurs dans lequel son œuvre se trouve située.
Une telle lecture implique d’abord une conscience fine de l’historicité de l’œuvre de Verlaine, qui se pose, vis à vis de l’époque, sur le mode d’un ironique contretemps. En 1880, lorsque Verlaine publie Sagesse, le champ est en pleine mutation, et la poésie, dans le contrecoup de la crise des valeurs parnassiennes, est entrée pour longtemps dans une phase de « révolutions permanentes » que l’émergence progressive du symbolisme précipite plus qu’il ne la résout ; or si Verlaine profite du bruit qui se fait alors autour de son nom, il ne cherche pas à emboîter le pas des écoles qui se réclament de lui, mais choisit de marquer sa singularité, mutine ou désinvolte : face aux « décadents », aux « wagnéristes », puis face aux « symbolistes », aux « instrumentistes », aux « vers-libristes », ou aux « romans », Verlaine fait apparaître ironiquement l’impertinence intrinsèque des étiquettes d’école, et, en ce moment « écolâtre » de l’histoire littéraire où la révolution tend paradoxalement à s’ériger en règle, il déjoue le conformisme qu’il y aurait à se rallier même à l’école la plus avant-gardiste. Solenn Dupas montre bien que si certains poèmes ont pu être lus par les jeunes poètes en quête de « maîtres » comme autant de possibles « manifestes » esthétiques – c’est le cas de Art poétique, Langueur ou Parsifal –, ils sont avant tout pour Verlaine des « poèmes » ou des « chansons », c’est-à-dire une parole oblique dont l’ambiguïté déjoue précisément l’univocité de la parole manifestaire ou doctrinale.
L’attention que Solenn Dupas accorde à l’inscription de l’œuvre de Verlaine dans le champ littéraire la conduit par ailleurs à être particulièrement attentive à la manière dont le poème accueille le réel historique, – le laisse poindre en le rendant poignant, – le rend parlant en l’affectant
d’une voix. Pour une oreille attentive, le poème témoigne des violences de l’histoire jusque dans la façon dont il semble parfois les taire : alors que l’on a trop souvent placé les Poèmes saturniens ou, plus tard, les Romances sans paroles, sous le signe d’une « dépolitisation » de Verlaine, Solenn Dupas – à la suite des travaux de Dolf Oehler, Steve Murphy ou Arnaud Bernadet – interprète au contraire cette « dépolitisation » comme un encryptement mélancolique des traumatismes historiques, et sait plus finement entendre les silences de Verlaine, tout bruissants qu’ils sont d’allusions à l’écrasement des journées de juin 1848, au coup d’État du 2 décembre 1851 (par exemple dans Grotesques), ou encore à la Semaine sanglante de 1871 (jusque dans Birds in the night). En outre, quelles que soient les palinodies idéologiques de Verlaine, son empathie pour tous les vaincus de l’histoire demeure constante, et le poème donne aux pauvres et aux exclus la voix qui leur est refusée par la société, en même temps que le poète, à l’identité incertaine, se reconnaît en eux.
À cette attention au punctum du réel dans le poème, Solenn Dupas ajoute une réflexion sur la façon dont le poème déjoue les idéologies de l’époque dans le geste même par lequel Verlaine semble s’en faire l’écho. On comprend comment l’idéologie – qu’elle soit révolutionnaire ou réactionnaire, ou tour à tour l’une ou l’autre –, si elle traverse le poème, ne s’y arrête pas, et n’en contraint jamais le sens. Solenn Dupas fait valoir la notion de contretemps qui conduit Verlaine à prendre, ironiquement, le contrepied des orthodoxies massives qui régissent l’air du temps. Les jeux du poème et de l’idéologie font apparaître l’idéologie pour ce qu’elle est, c’est-à-dire un discours, mais un discours sans sujet, – une langue de bois, que le poème retaille dans le bois de la langue, en reprenant les bruits de l’époque dans le phrasé d’un sujet singulier. Même le credo de la religion catholique, une fois mis en poème (dans les Liturgies intimes), n’implique plus aucune croyance dogmatique ou canonique : littéralement il se profane, dans une parole poétique, qui même lorsqu’elle exprime l’espérance ou la foi, n’en reste pas moins intrinsèquement a-théologique.
L’attention à l’histoire, au réel et à l’idéologie va de pair, dans le livre de Solenn Dupas, avec une réflexion sur le travail propre de l’écriture, sur les jeux du texte, et sur les mille tours et détours par lesquels le poème fait sens. Bien souvent le sens oblique du texte résulte de sa
résonance avec un intertexte implicite, si bien que la simplicité de Verlaine apparaît comme le résultat d’une complication textuelle très savante. D’autres fois, le texte joue de la superposition des registres de langue ; et ses valeurs érotiques notamment profitent du double sens de tel ou tel vocable, mais aussi du genre des mots, du sexe de rimes, ou encore de la forme du sonnet (le sonnet renversé notamment), etc. Il apparaît que la « suggestion », avant d’être un mot d’ordre de l’esthétique symboliste, est la voie royale d’une poétique du désir, parce que le désir lui-même procède par allusion, jouant, comme le rêve, de l’intervalle qui se creuse entre le texte manifeste et un texte latent. Solenn Dupas sait aussi faire résulter le sens des poèmes de certaines situations concrètes de parole : c’est le cas notamment des poèmes-dédicaces, qui profitent des connivences implicites entre le poète et son destinataire, dont le lecteur est malicieusement frustré. Mais l’essentiel de l’art verlainien de la parole tient dans une manière de phraser le vers – de le reconduire « à ses primitives épellations » écrit Mallarmé –, en le mesurant à l’aune seule de la voix. La position de Verlaine face au vers libre est remarquable, car elle témoigne de ce que Verlaine n’a pas besoin du vers libre pour être libre dans le vers : l’accentuation prosodique, qui existe à même la langue, suffit à déjouer le cadre appris de la métrique, – le sens ironique résultant d’un maintien purement formel de la règle qui permet précisément sa transgression.
Cette attention à la voix « mutine » de Verlaine dans le poème permet finalement à Solenn Dupas de faire apparaître la dimension politique et éthique de l’œuvre en rapportant celle-ci à une figure de l’auteur qui se dérobe cependant à toute assignation objective.
Certaines analyses rapportent l’art verlainien du déconcertement à une « stratégie auctoriale », où Verlaine, conscient de son implication dans le champ littéraire et calculant les effets de ses publications en fonction d’un « horizon d’attente » qu’il se plait à contredire, détourne à son profit les images que renvoie de lui le regard de ses contemporains. L’auteur apparaît ainsi comme persona, – c’est-à-dire en réalité moins comme une instance sociologique, que comme un jeu de masques, où le véritable visage se dérobe. Solenn Dupas donne à l’analyse des réceptions de l’œuvre une portée nouvelle : si la critique tend à l’auteur un miroir déformant, Verlaine connaît l’art d’y multiplier ses aspects, s’emparant
des rôles que ses contemporains lui font jouer, en s’ingéniant à être toujours là où on ne l’attend pas. Il arrive aussi au « pauvre Lelian » de faire son propre portrait, sur le mode d’une troisième personne intime (« un poète qui est moi »), – à distance, jusque dans le geste qui le découvre au plus intime, parodique de lui-même, contrefaisant sa propre voix jusque dans la sincérité naïve qui est pourtant sa marque de reconnaissance.
Si, même dans le champ social, l’auteur apparaît ainsi encore comme « un Légendaire » (Laforgue), c’est qu’entre la vie et l’œuvre, Verlaine invite son lecteur à inverser en quelque sorte le rapport : l’auteur n’est pas en amont de l’œuvre, comme un garant extérieur, mais en aval, comme son effet, – produit par elle plus que la produisant lui-même. Les analyses que Solenn Dupas donne de la voix poétique font toutefois ressortir un paradoxe plus subtil encore : si le jeu du texte suppose une « abolition de l’auteur » (son amuïssement en quelque sorte musical), il n’en produit pas moins un effet de présence, par lequel l’auteur se « refait avec le texte entier », dirait Mallarmé. Verlaine ? Il est caché parmi son texte, Verlaine, – et il vaut alors comme un sujet poétique pur qui est aussi, pleinement, un sujet éthique et politique.
Jean-Nicolas Illouz
La Poésie jubilatoire. Rimbaud, Verlaine et l’Album zutique, sous la direction de Seth Whidden, Classiques Garnier, coll. « Études rimbaldiennes », 2011, 370 p.
L’ouvrage veut réhabiliter l’Album zutique, trop souvent déconsidéré dans les études littéraires en raison de sa « bizarrerie », et dont on peine à reconnaître l’importance. Les auteurs veulent rendre ici l’originalité de cet album, qui n’est pas qu’une « étape » dérisoire dans l’itinéraire de Rimbaud et de Verlaine. Le sous-titre souligne que les auteurs ne veulent pas tomber dans le piège qui consiste à réduire cet ensemble aux contributions de deux poètes majeurs : en situant Rimbaud et Verlaine parmi ce groupe, l’ouvrage restitue la dimension collective du Cercle zutique. Et ce qui ressort à la lecture de l’ouvrage, c’est bien le fait que Rimbaud et Verlaine eux-mêmes n’étaient pas dans une logique auctoriale en participant au Cercle zutique. Au contraire, les auteurs nous convainquent qu’une pratique collective caractérise le Cercle, pratique qui remet en cause les notions de texte, d’auteur, d’originalité et surtout d’autorité. Ainsi Rimbaud et Verlaine sont-ils bien présents dans l’Album, sans que nous sachions toujours exactement à quel niveau ; le grand jeu des commentateurs étant de rendre à chaque texte son auteur, la signature n’étant bien souvent qu’un leurre, s’inscrivant dans un réseau pluriel. En effet il n’est pas rare que les textes soient écrits à plus d’une main et soient pourvus d’un intertexte très riche – comme le montrent les études de Steve Murphy, Benoît de Cornulier, David Ducoffre, Philippe Rocher, Alain Viala ou Jean-Louis Aroui, qui toutes élargissent le tissu de références propres aux textes zutiques.
Dès lors, doit-on considérer l’Album zutique comme un palimpseste ? Cette idée conclut l’ouvrage ; reste à définir ce régime textuel. Si l’intertextualité est une dimension nécessaire pour comprendre les enjeux du zutisme, elle est insuffisante pour envisager la qualité de ces textes. L’étude de Seth Whidden montre à cet égard que les textes de l’Album ne pourraient être réduits à de simples parodies. À la « parodie » potache que les commentateurs ont trop vite assignée aux textes, l’auteur propose de substituer une parodie en « expansion », qui « dépasse de loin le rapport hypotexte-hypertexte » (p. 240). La poésie est ici « jubilatoire » autant du côté du lecteur que des auteurs, tant la radicalité de la parodie renvoie à un rire et à un savoir riches et virtuoses : jubilation
du montage citationnel, jubilation de la caricature, jubilation de l’excès et de la distanciation.
L’ouvrage peut être appréhendé selon trois axes, qui suivent son évolution. D’abord un axe historique, replaçant le Cercle parmi ses contemporains – les Vilains Bonshommes, le Parnasse et ses parodies –, dans la culture et l’idéologie qui le caractérisent. Ainsi les études de Michael Pakenham, Bernard Teyssèdre, Denis Saint-Amand, Lionel Cuillé, David Ducoffre et Alain Chevrier présentent-elles une genèse du zutisme, l’itinéraire des individus à l’intérieur de ce cercle, leur façon de se réunir, leur vie et la culture qui leur est contemporaine – leurs lectures, les chansons qu’ils ont pu entendre, leurs idées politiques.
On trouve ensuite un axe « thématique », cherchant à définir le plus précisément possible le régime par lequel fonctionnent ces textes, celui de la parodie et de l’anonymat. Enfin, un dernier axe s’attache à commenter certains textes, les réinscrivant dans leur contexte d’écriture, d’intertextualité, de palimpseste ; à travers ces études détaillées, le lecteur peut situer ainsi l’importance de l’Album dans la pratique poétique des auteurs, ainsi que dans l’expérimentation générale de la poésie. Les études de Seth Whidden, Arnaud Bernadet, Robert St. Clair et Bruno Claisse définissent ainsi les principes fondamentaux du zutisme : la « signature au pluriel » (Arnaud Bernadet), la parodie comme refus de l’autorité sous toutes ses formes, et l’appel à la communauté, l’insistance du politique dans l’Album.
Ce dernier axe permet de relever la qualité de l’Album zutique : il est une polyphonie faite de « manières ». Les textes répondent à d’autres textes qui leur sont contemporains, s’inscrivent dans une tradition ou la renversent, comme le montrent les études de Steve Murphy ou d’Alain Viala ; mais les textes discutent aussi entre eux à l’intérieur de l’Album, comme le montre l’étude de Cyril Lhermelier sur Germain Nouveau. La cohérence de l’Album tient à sa polyphonie, autant du point de vue des voix multiples qu’il implique dans chaque poème que de celui des échanges produits entre eux. Comme l’indiquent plusieurs auteurs, on peut considérer l’Album zutique comme un témoignage réel d’une séance à l’Hôtel des Étrangers, au sens où nous assistons à une discussion criarde entre des voix qu’on peine à distinguer plus qu’à un compte-rendu de séance.
Que le lecteur ne se méprenne pas cependant, si le « foutoir » zutique ressort de la lecture de cette poésie jubilatoire, toutes les études soulignent
le travail de composition de l’Album et de ses poèmes. Celui-ci obéit aussi à une pragmatique de lecture qui suppose une organisation, aussi bigarrée soit-elle.
L’Album zutique se révèle être un acte préparatoire aux innovations futures – comme un prélude aux Illuminations ? Membres d’un cercle – plus que d’un « groupe » ou « mouvement » – dont l’existence sera éphémère, les zutistes intrigueront les contemporains. Les études proposées sont autant une invitation à la lecture de leur Album qu’un acte fort de reconnaissance d’un corpus qui n’obéit pas aux lois reconnues. En ce sens, on saluera l’effort des éditions Classiques Garnier d’avoir permis de donner de la voix et une signature à un groupe qui se démarquait par son anonymat, montrant qu’à l’invention formelle de Rimbaud ou de Verlaine correspondait un climat lié à une certaine idée de la littérature.
Édouard Bourdelle
Myriam Robic, Femmes damnées. Saphisme et poésie (1846-1889), Paris, Classiques Garnier, coll. « Masculin/féminin dans l’Europe moderne », 2012, 358 p.
Cet essai déjà partiellement publié sous forme d’articles est consacré à la « période d’impulsion et de gestation de […] Sapho homosexuelle » (p. 12). Il vise à « jeter une lumière nouvelle » (p. 15) sur Sapho en s’intéressant exclusivement aux textes poétiques. Son approche est générique, métrique, esthétique, génétique, intertextuelle, idéologique, sociale et médicale.
La période étudiée se situe entre 1846, année où Baudelaire annonce le recueil Les Lesbiennes, et 1889, qui correspond à la publication de Parallèlement de Verlaine. Outre ces deux auteurs phares, l’ouvrage cite beaucoup Banville (objet de la thèse de l’auteure), parle de Mendès et de deux poètes moins connus : Cantel et Ménard. À travers cet ouvrage, il apparaît que Sapho est alors la chasse gardée des écrivains masculins ; écrire sur elle relève d’un jeu d’initiés inspiré par Baudelaire.
Esthétiques de la provocation
L’article « Sapho et les lesbiennes » de Deschanel évoque dès 1847 le penchant homosexuel de Sapho. Plusieurs poètes laissent alors de côté Phaon pour exploiter les potentialités érotiques du mythe. Ils promeuvent souvent une Sapho lesbienne, sensuelle, aux antipodes du « modèle mièvre et stéréotypé de la poétesse hétérosexuelle qui se suicide du haut du cap Leucade » (p. 18).
L’intérêt de Baudelaire pour Sapho viendrait du fait que Jeanne Duval et sa mère auraient été lesbiennes. Elle incarne surtout à ses yeux « l’héroïne de la modernité ». Cette figure lui permet d’émoustiller et de provoquer le lecteur bourgeois, mais sans recourir à la scatologie (par opposition aux textes consacrés à l’homosexualité masculine).
Baudelaire propose ainsi une lecture voyeuriste en recourant à des scènes érotiques. M. Robic, convaincante, montre la pertinence du concept de scène en poésie. Ce dispositif présent en peinture et en littérature (voir notamment Sur le balcon de Verlaine) est marqué par une « interaction entre au moins deux actants sous le regard d’un tiers » (p. 161), une concentration narrative et l’utilisation d’un lexique pictural. À partir
de 1850, le thème de Sapho et des tribades est très présent en peinture. Plus la répression sexuelle est forte, plus il se développe dans les arts (Courbet, Rops, Daumier, puis Bonnard).
Cantel va plus loin que Baudelaire, il interpelle le lecteur dans Columbatim (Amours et priapées). Son écriture rappelle les scènes érotiques épiées par le trou de la serrure dans certains romans libertins. La lune est souvent témoin de ces scènes érotiques chez Verlaine, Cantel puis Vivien. Certains éléments stimulent l’érotisme : lieu clos, cadrage spatio-temporel, présence de spectateurs.
Évolution du discours saphique et de l’onomastique
M. Robic rappelle qu’il s’agit d’une période de forte censure (1850-1870) où les écrivains hésitent à afficher une position claire à l’égard du saphisme. Après 1880, ils seront plus explicites et plus critiques. Un passage intéressant analyse les stratégies employées à l’époque pour contourner la censure : publier sous le manteau en Belgique, utiliser l’alibi culturel de la poésie antique, recourir à la fantaisie, et surtout, laisser au lecteur le soin de saisir les allusions licencieuses. La censure est toutefois moins forte à l’égard des femmes : à leur propos, on parle seulement d’attentat à la pudeur et aux bonnes mœurs ou encore d’excitation des mineurs à la débauche. On note une forte médicalisation du discours sur les « pédérastes » tandis que les lesbiennes font l’objet d’une « esthétisation fantasmatique » (p. 69).
Brantôme utilise le mot lesbienne dès le xvie siècle. M. Robic affirme que dès 1850, le terme comprend des connotations de débauche sexuelle. L’article de Deschanel et le procès de 1857 auraient achevé de généraliser l’emploi du terme comme un synonyme de tribade. D’autres vocables apparaissent, tels que gougnotte, invertie, gousse.
Tout un bestiaire saphique se développe alors : la lesbienne s’animalise et devient chatte ou chienne. Comme la louve, elle est associée à la prostituée et peut être à la fois bestiale et maternelle (Romulus et Remus). Elle devient également panthère, lionne, rat, serpent, monstre. Ce bestiaire se diversifie considérablement à la fin du siècle et peut s’accompagner de connotations péjoratives.
Le discours psychanalytique influe d’autre part sur l’onomastique. Sapho devient un cas clinique. La tribade est représentée comme une
hystérique, une névrosée. On lui attribue des déformations physiologiques spectaculaires, notamment l’allongement du clitoris, supposé être exagérément sollicité. Clitorisme devient alors synonyme de tribadisme et le terme ribaude apparaît. Toutefois, la documentation médicale est beaucoup moins riche pour les tribades que pour les sodomites, principalement à cause du silence des femmes sur leurs pratiques.
De l’hystérie à la bestialité, il n’y a qu’un pas ; on montre la lesbienne poussant des cris sauvages, aboyant, hurlant. Elle instaure dans ses relations un rapport de domination prédateur/victime et rejoint finalement la brutalité de l’amour hétérosexuel, aux antipodes de la douceur conventionnellement attribuée à l’amour saphique.
On relève ainsi une contamination du discours littéraire : les symptômes pathologiques sont réinvestis par les écrivains et une rhétorique de la damnation se met en place. La lesbienne devient une « véritable martyre moderne », une « femme damnée ». Cette figure christique apparaît chez Baudelaire, Banville, Verlaine et dans les toiles de Moreau. On l’associe même à Jésus. Inspiré par Les Fleurs du Mal, Verlaine parle de « Rite » et de « Stigmate ». Ce paganisme mystique autour de Sapho crée un syncrétisme religieux intéressant.
Incidences métriques : jeux rimiques et sonnet inversé
M. Robic s’attarde d’abord sur les jeux rimiques (1860-1870) et parle après Christine Planté de rimes homosexuelles (féminines ou masculines) chez Banville, Baudelaire, Verlaine (avec des connotations homosexuelles, comme plus tard chez Barney ou Vivien), Huysmans, Louÿs. Ces connotations sexuelles et érotiques ne sont cependant pas systématiques (voir par exemple Banville après Ronsard).
Sont ensuite analysées les variantes du sonnet inversé à partir de 1860. Chez Baudelaire d’abord (Bien loin d’ici, 1864) puis chez Verlaine, (Sappho, 1867). Cette subversion d’une forme qui a surtout chanté l’amour hétérosexuel consiste à inverser quatrains et tercets afin de surprendre le lecteur. Cantel utilise lui aussi une métrique « déviante » dans Amours et priapées, où Le Clitoris présente cette construction. Deux lectures érotiques sont envisagées mais l’interprétation des irrégularités métriques peine à convaincre dans ce passage.
Représentations de sapho
Au xixe siècle, la lesbienne est appréhendée par opposition à la femme « naturelle » car elle est associée à la stérilité (Baudelaire, Cantel, Barney). Elle échappe ainsi à la vulgarité de la femme et suscite un amour esthétisé.
M. Robic relève le paradoxe de Baudelaire qui utilise des métaphores végétales, florales, pour dire l’artifice et la stérilité de la lesbienne. Le motif de la femme-fleur, déjà présent chez Pétrarque, apparaît chez Verlaine, Banville, Ménard, Cantel puis chez Louÿs, Proust et Genêt. Ces métaphores incitent le lecteur à comprendre l’homosexualité comme un penchant naturel et à relier le paradis perdu antique au sort des lesbiennes modernes. Elles permettent un érotisme à la fois cru sur le plan des signifiés et euphémisé sur celui des signifiants (analogie rosée / foutre). En même temps, les lesbiennes dédaignent l’amour hétérosexuel, la brutalité d’Éros et du « soc infamant » (p. 185). Elles se réfèrent souvent à une vision sadomasochiste de l’amour hétérosexuel comme dans Femmes damnées. Delphine et Hippolyte de Baudelaire. L’acmé est atteinte par l’esthétisation de la maladie honteuse, la syphilis (chez Baudelaire et Cantel).
Vers 1850, Sapho fait l’objet d’une véritable mode et tend à devenir une marque de fabrique. En témoigne par exemple la promotion d’Erinna de Banville. Pourtant, ce dernier aborde le saphisme sans érotisation ou alors de façon plus euphémisée que Baudelaire, dont il s’inspire.
Parallèlement, Sapho devient l’objet de parodies à partir de 1845. Cette veine satirique s’épanouit dans le rire fin de siècle. Baudelaire, Vitu, Dupont et Banville parodient Houssaye (Sapho) ; « La veuve Sopha » parodie Sapho de Philoxène Boyer. Verlaine écrit quant à lui Les Princesses, signées Théoville de Bandore. M. Robic mentionne également un Théâtre érotique de poche, L’Erotikon Théâtron. À partir de 1880, les parodies deviennent plus acerbes.
L’un des clichés de l’époque consiste à opposer la lesbienne passive (féminine) et la lesbienne active (masculine) ou la petite brune et la grande blonde, tendant à reconstituer l’androgyne platonicien ou hermaphrodite qui représente le couple idéal du romantisme. Mêler le féminin et le masculin permet de dessiner une figure androgyne de Sapho
(Baudelaire) et de réunir deux polarités : le génie poétique masculin et l’amour associé à Vénus et au féminin.
De manière plus originale, M. Robic montre une filiation entre Racine et Baudelaire grâce au personnage d’Hippolyte qui permet de relier l’amour incestueux de Phèdre à l’amour lesbien. Comme Sapho, Phèdre subit la vengeance de Vénus. L’Hippolyte de Baudelaire serait inspiré de celui de Racine, jeune homme efféminé émasculé par Phèdre. L’auteure parle même de coalescence entre les deux mythes. Racine remplace Ovide et devient l’hypotexte de la légende saphique. Ce travestissement est lié aux amazones, qui se multiplient en littérature à partir de 1840 (Mendès, Mallarmé, Heredia, Verhaeren…) et suggère une confusion des genres fondée sur une indistinction onomastique et sexuelle.
La lesbienne devient enfin un avatar du poète, qu’elle rejoint dans la souffrance et l’exclusion, la soif d’infini et la mélancolie (Baudelaire). Le poète, comme la lesbienne, a conscience d’un néant lié au plaisir stérile. Chez Baudelaire, l’amour lesbien est justifié par la souffrance qu’il cause face à la société qui le rejette. Comme le poète, les amantes saphiques ont choisi la damnation et la mort, en martyre. Sapho représente donc le poète romantique par excellence, mélancolique.
Symbole de la marginalité sexuelle, la lesbienne peut également permettre aux écrivains d’avouer leurs propres tentations. C’est ce que prouve l’analyse convaincante de Ballade Sapho (1886) : Verlaine y dévoile sa propre homosexualité tout en adoptant une distanciation stratégique. Cet « autoportrait au miroir de Sapho » (p. 223) établit des liens étroits avec François Villon : connotations burlesques et obscènes, humour gaillard, fin parodique et satirique. Néanmoins, grâce à Sapho, apparaît une évocation nouvelle, moins obscène, de l’homosexualité. Verlaine multiplie les jeux sonores et comiques pour se protéger de la censure. L’indétermination des genres de l’écrivain et du destinataire règne. Ainsi s’affirme la double polarité sexuelle du sujet lyrique qui fait dialoguer les homosexualités pour affirmer sa bisexualité.
Il apparaît finalement que Verlaine est moins mélancolique que l’auteur des Fleurs du Mal : chez ce dernier, les damnées souffrent, tandis que Verlaine les encourage au contraire à s’aimer. Cette surenchère s’expliquerait par le fait que Verlaine, lassé d’être considéré comme un émule de Baudelaire, aurait cherché à s’émanciper.
En définitive, cet essai a le mérite d’aborder une période et un genre peu analysés à propos de Sapho et de créer un maillon essentiel entre le romantisme et l’époque décadente. Il propose en outre une précieuse anthologie saphique en annexe qui permet de découvrir notamment le long article de Deschanel et des textes de Cantel et de Ménard.
Mais il faut avouer que le lecteur peine à saisir les phénomènes d’évolution car l’écriture souffre de nombreuses redondances et, parfois, d’un manque de lien entre les analyses.
On peut en outre regretter que ne soient cités que des poètes masculins, en attendant Natalie Barney et Renée Vivien qui apparaissent souvent dans cette réflexion, alors qu’elles publient bien après 1889. Après les saint-simoniennes, la publication de Lélia (1833) et les écrits et déclarations de Mme de Staël et Constance Pipelet, n’existait-il aucune femme poète pendant ces quarante années pour parler de Sapho ?
Patricia Izquierdo
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-8124-2029-0
- EAN : 9782812420290
- ISSN : 2426-8860
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-2029-0.p.0335
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 06/02/2014
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français