Comptes rendus d'éditions
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue Verlaine
2013, n° 11. varia - Auteurs : Frémy (Yann), Dupas (Solenn), Bourdelle (Édouard)
- Pages : 317 à 331
- Revue : Revue Verlaine
Paul Verlaine, Poëmes saturniens, édition critique de Steve Murphy, Paris, Honoré Champion, 2008, 676 p.
D’une richesse considérable, l’édition critique des Poëmes saturniens proposée par Steve Murphy comporte des apports majeurs. Quatre points nous semblent capitaux :
Le travail philologique
L’éditeur fait preuve d’une certaine modestie lorsqu’il écrit que « [p]our les Poëmes saturniens, l’apport de cette édition sera forcément modeste : une grande partie des manuscrits a échappé à nos recherches » (36). En réalité, Steve Murphy a localisé une moitié du recueil en manuscrits à la Fondation Martin Bodmer, à Coligny, en Suisse. Il s’agit donc d’une trouvaille considérable et c’est avec un grand plaisir que l’on découvre des fac-similés issus de cet ensemble, qui enrichit notre connaissance des Poëmes saturniens. Le fleuron de cette édition est incontestablement la découverte de la première version de Monsieur Prudhomme (137), datée du 29 mars 1862, et dont le manuscrit est proposé en reproduction (507). Voici la seconde partie du sonnet :
Monsieur Prudhomme songe à marier sa fille
Avec Monsieur Machin, un jeune homme rangé.
Il hait Victôre Hũgô, poursuit le Prrréjugé,
Il est utilitairre, et quant à ces maroufles,
Qui vont faisant des vers, et pourchassant des souffles
Il les prend en pitié sans daigner les juger ;
Et le printemps en fleur brille sur ses pantoufles
Ce manuscrit est particulièrement riche d’enseignements, non seulement du point de vue génétique, mais également au niveau de l’histoire littéraire grâce à la référence à Victor Hugo qu’il contient. L’édition bénéficie également d’autres trouvailles, en particulier celle d’un fac-similé de Nevermore retrouvé dans le Fonds Rimbaud de Charleville-Mézières (p. 88)
et des documents importants épars dans des catalogues de vente, qui n’avaient pas été signalés par la critique.
L’aspect politique du recueil
Du point de vue du contenu, Steve Murphy fait notamment la démonstration que Verlaine est toujours républicain et qu’il ne souscrit pas à l’Art pour l’Art dans les Poëmes saturniens. Le point capital de cette approche réside dans l’analyse de deux poèmes : César Borgia et Grotesques. Steve Murphy avait déjà étudié la dimension politique de ce poème dans un chapitre de Marges du premier Verlaine : César Borgia est bel et bien un masque pour Napoléon III. Quant aux Grotesques, Steve Murphy montre à travers une analyse serrée de deux strophes qu’il s’agit des « victimes à la fois des “décembres” (allusion au coup d’État de 1851) et des “juins” (allusion aux massacres de juin 1848) » (p. 467). Cette dimension politique a été également mise en évidence par Arnaud Bernadet dans son livre L’Exil et l’Utopie. Politiques de Verlaine (2007). À côté de cette dimension politique, l’auteur propose également une analyse précise des aspects homosexuels du recueil.
Le Parnasse
Dans un chapitre important et argumenté, Steve Murphy montre que « pour Verlaine le vrai Parnasse se trouvait dans les deux premiers volumes ; pour la critique des xxe et xxie siècles, tout se passe comme si la vérité du Parnasse se trouvait dans le troisième volume » (p. 207). Dans la continuité de la réflexion menée dans Marges du premier Verlaine, Steve Murphy continue à procéder à la déconstruction de l’idée dominante selon laquelle le Parnasse était un « mouvement » uniquement anti-romantique, construit autour de Leconte de Lisle, José Maria de Hérédia, François Coppée, Théodore de Banville et Théophile Gautier, effaçant ainsi les apports spécifiques de Paul Verlaine lui-même, mais aussi de Stéphane Mallarmé, de Charles Cros et même, en un sens, de Charles Baudelaire. L’éditeur redonne ainsi son image de vitalité à un courant qui fut surtout un lieu d’expérimentations, avant de se condamner lui-même au cours de cet acte d’auto-sabordage qu’a constitué l’exclusion des meilleurs poètes du siècle et d’être finalement figé dans un discours critique univoque, ne prenant pas en compte la disparité et l’histoire du mouvement.
La structure du recueil
Pour la première fois, un éditeur pose la question de la structure d’ensemble du recueil. Steve Murphy fait remarquer que « [l]es Poëmes saturniens n’ont pas de structure en béton armé susceptible de rassurer les amateurs de formes géométriques simples » (p. 344), mais que « [l]e recueil recèle cependant plusieurs structures fédératrices, plus subtiles » (ibid.). Jusqu’à maintenant, les éditeurs ne prenaient en considération que les quatre sections initiales (« Melancholia », « Eaux-fortes », « Paysages tristes », « Caprices »), tout en déniant que la dernière partie du recueil possède une quelconque organisation. Contre cette idée d’une hétérogénéité du recueil, Steve Murphy montre au contraire sa cohérence à travers notamment le maintien et le renforcement du thème politique. Le Prologue des Poëmes saturniens met volontairement le lecteur sur de fausses pistes. Celles-ci constituent toutefois autant de possibles pour le poète, à l’orée d’un recueil qui déploie une véritable aventure humaine. Steve Murphy indique que « [l]e recueil se termine […] sur une note optimiste, cette espérance retrouvée [celle d’une future République libre] mettant fin à l’épreuve saturnienne comme si la vision de l’oppression mettait nécessairement fin à toute idée de “FATALITÉ” » (p. 389). À cet égard, on lira avec grand profit le parcours de lecture proposé par l’auteur à la fin de sa considérable postface (p. 382-389).
Il va sans dire que notre recension ne saurait rendre compte de la richesse durable d’un tel volume qui marquera l’histoire de l’édition verlainienne et de la critique. Les lecteurs trouveront également un texte parfaitement sûr. Chaque poème donne lieu à l’établissement du texte de l’édition originale, accompagné en bas de page de la série des variantes et parfois du fac-similé. L’ouvrage comporte également des comptes rendus des Poëmes saturniens et trois articles de Verlaine. L’un de ces derniers est le fameux essai consacré à Charles Baudelaire, paru dans L’Art en 1865. La transcription de ce texte a certes été souvent proposée, mais de manière fautive. Steve Murphy donne une transcription enfin fiable et l’on pourra ainsi retrouver avec satisfaction ce « biliosonerveux » qu’est « l’homme physique moderne » (p. 600), jadis mutilé en « bilionerveux ».
Yann Frémy
Paul Verlaine, Jadis et naguère, édition critique établie, annotée et présentée par Olivier Bivort, Le Livre de Poche, « Les Classiques de Poche », 2009, 348 p., édition numérique au format Kindle, 2012.
Paul Verlaine, Jadis et naguère, préface de Jean-Michel Espitallier, Pocket, « Texte intégral », 2009, 119 p.
On connaît la complexité génétique de Jadis et naguère, que Verlaine publie en 1884 après quatre années de préparation. Ce volume composé de quelques poèmes contemporains accompagnés d’une majorité de textes plus anciens écrits depuis les années 1860, dont des pièces issues des projets de recueils Les Vaincus et Cellulairement, a longtemps été considéré comme un ensemble « fourre-tout », reflétant la hâte d’un poète commençant à « s’absenter à lui-même1 ». De façon opportune, dans son édition parue au Livre de Poche, Olivier Bivort s’attache au contraire à présenter Jadis et naguère comme un « volume original » qui, loin de constituer « un acte de faiblesse », (p. 9) « éclaire » et « complète » les recueils précédents.
Une telle démarche est d’autant plus utile qu’aucune édition du recueil n’était parue depuis le volume établi par Jacques-Henry Bornecque aux éditions Presses Pocket2 et les Œuvres poétiques complètes présentées par Yves-Alain Favre3. Certes en 2009, Jadis et naguère a également été publié aux éditions Pocket dans la collection « Texte intégral ». Ce volume vendu à un prix très modique livre cependant le texte sans aucune annotation, alors que les poèmes appellent a minima des éclairages d’ordre lexical et référentiel. Dépourvu d’appareil critique, il ne propose qu’une brève notice liminaire assimilant de façon erronée le recueil aux « derniers poèmes de Verlaine » (p. 1). Si la courte préface de Jean-Michel Espitallier présente justement « le disparate du livre » comme un trait de « modernité » (p. 8-9), elle en revient ensuite rapidement à des représentations convenues de l’œuvre et de la vie de Verlaine, sous le signe de l’errance et de la débauche, « entre la grâce et la chute » (p. 10). Aucune indication n’est donnée sur l’établissement du texte, basé sur
l’édition originale de 1884. On notera en outre dans la présentation des poèmes de cette édition Pocket, au-delà de la coquille sur la dédicace à Georges Rall dans Vendanges (« Georges Rail », p. 29), le manque de soin accordé à la présentation typographique des vers. Un retour à la ligne étant systématiquement opéré pour les segments de vers inachevés, la lecture des textes est rendue difficile, en particulier pour Les Uns et les Autres et les longs « récits diaboliques » de la section Jadis.
Par contraste, Olivier Bivort propose en format poche une édition critique offrant au lecteur un dense appareil de notes, de commentaires et de documents. La structure générale du volume reconduit celle des recueils qu’il a précédemment présentés au Livre de Poche4 : après une introduction et un commentaire sur l’établissement du texte, les poèmes sont disposés en belles pages en regard des notes, ce qui en facilite la consultation5. De façon générale, les annotations apportent des éclairages très précieux, en particulier sur le lexique, les référents contextuels et les phénomènes d’intertextualité interne et externe. Suit un appendice qui propose des versions de certains poèmes parus dans la correspondance, puis un relevé des variantes et un dossier consacré à la réception de l’œuvre entre 1884 et 1888. Une chronologie synthétique, une bibliographie, une table des titres et des incipit complètent enfin le volume.
Pour établir le texte de Jadis et naguère, Olivier Bivort s’appuie sur la première édition (Vanier, 1884), à l’instar de Jacques Borel dans les Œuvres poétiques complètes. Cette version comportant davantage de fautes d’orthographe et de ponctuation que l’édition de 1891 choisie par Jacques Robichez dans les Œuvres poétiques6, quelques corrections sont apportées et une strophe présente dans les versions antérieures et postérieures à 1884 est ajoutée à Crimen amoris. Il faut souligner l’importance et la précision du travail qu’Olivier Bivort a engagé pour éclairer la longue genèse du recueil. L’appareil critique mentionne l’ensemble des états imprimés et manuscrits connus. Il comprend également un relevé
exhaustif des variantes, qui permet de prendre aisément connaissance des différentes versions des poèmes.
L’éditeur rend compte des difficiles questions que pose la composition du recueil, notamment de ses liens avec les poèmes issus des Vaincus et de Cellulairement. Olivier Bivort met en lumière le rôle de ce second projet dans la constitution de Jadis et naguère, tout en restant plus nuancé pour ce qui est des pièces extraites des Vaincus, le recueil socialiste sur lequel Verlaine a commencé à travailler en 1867. Il convient cependant de rappeler que cet ensemble joue lui aussi un rôle déterminant dans la genèse de Jadis et naguère et plus largement dans l’œuvre de Verlaine. Les parallèles qui apparaissent entre la structure du recueil et le plan de composition des Vaincus préparé avant l’été 18727 sont d’ailleurs relevés. Les travaux que Hun-Chil Nicolas et Steve Murphy ont consacrés à ces enjeux génétiques auraient donc pu être davantage mis en valeur dans les commentaires et les annotations. Il aurait également été intéressant d’inclure en appendice les poèmes Le Monstre et Des morts, que Verlaine a cherché à retrouver en 18838. La portée idéologique de ces pièces converge en effet avec les poèmes de la section Vers jeunes, à laquelle elles auraient vraisemblablement été ajoutées si Lepelletier avait pu les adresser à Verlaine pendant la composition de Jadis et naguère.
Dans l’ensemble, Olivier Bivort tend à relativiser la portée politique du recueil. Il s’interroge sur le caractère paradoxal de la démarche de Verlaine, qui publie des poèmes marqués par une inspiration socialiste de jeunesse tout en prétendant être devenu ultramontain et légitimiste. On notera que lors de son retour sur la scène littéraire, le poète s’est plu à cultiver la contradiction afin de surprendre ses lecteurs et de capter leur attention. Une continuité critique et oppositionnelle n’en apparaît pas moins à travers ses écrits révolutionnaires et réactionnaires. Le souvenir de la Commune persiste ainsi jusque dans Voyage en France par un Français. Jamais Verlaine n’a en fait renié Les Vaincus ni « repoussé la possibilité d’un retour [à ce recueil] après 1874 » (p. 29-30). Olivier Bivort le prouve d’ailleurs en révélant que cet ensemble est annoncé comme étant « En préparation » et même « Sous presse » dans La Revue indépendante en
1884 (p. 31). Sans doute le poète a-t-il profité d’un contexte favorable, marqué par l’amnistie des communards et le développement de mouvements anarchistes, pour exhumer des poèmes des Vaincus dans Jadis et naguère. En tout état de cause, les enjeux idéologiques des Vaincus restent prégnants en 1884, comme l’a montré Steve Murphy9. Jadis et naguère ayant été publié alors que le souvenir de la Semaine sanglante était encore très présent, il est assez difficile de considérer que « l’absence de toute référence historique » garantit « une sorte de neutralité » dans le poème Les Vaincus (p. 29, n. 2). Difficile également de considérer que les héros réprimés « ne se laissent pas facilement identifier » (p. 22), dans un contexte où l’allusion et le cryptage sont courants, notamment pour contourner les contraintes de la censure. Ajoutons que les annotations auraient pu signaler des analyses prenant en compte les enjeux politiques des poèmes, en complément de la bibliographie générale présentée en fin d’ouvrage10.
Quoiqu’il tende à relativiser les implications politiques de Jadis et naguère, Olivier Bivort indique qu’une « franchise » nouvelle (p. 9) transparaît dans le recueil. Il relève à juste titre les manifestations d’une expression homosexuelle qui, sans être nouvelle puisqu’elle se manifeste dès les premières compositions de Verlaine sur un mode oblique ou confidentiel, devient plus visible en 1884 dans un contexte de libéralisation de l’expression. Il est ainsi rappelé que le poète songe à inclure dans Jadis et naguère le recueil lesbien Les Amies censuré en 1868, avant de le faire paraître dans la Revue indépendante (1884) et dans Parallèlement (1889). S’appuyant sur des travaux consacrés aux enjeux hétérodoxes de l’œuvre verlainienne, Olivier Bivort montre la portée de poèmes tels que La Princesse Bérénice, Vers pour être calomnié ou encore Crimen amoris. À propos des « récits diaboliques » de la section Jadis, il souligne que ces poèmes écrits avant la conversion donnent à voir une spiritualité pour le moins « étouffée », où « les délices de la tentation ne sont pas moins impérieux que ceux de la promesse divine » (p. 24).
Sur le plan esthétique et poétique, Olivier Bivort synthétise différents aspects du recueil. Il évoque notamment les enjeux réflexifs des personnages de clowns et de saltimbanques (cf. Jean Starobinski, Jean de Palacio) et analyse plus largement les références au théâtre dans les poèmes de Jadis et naguère et dans la comédie en vers Les Uns et les Autres. On notera d’ailleurs que cette dernière conserve sans doute des implications politiques obliques proches de celles des Fêtes galantes11. L’importance de la parodie, de la « poétique du second degré » (p. 17) chez Verlaine, est également rappelée. Cette propension à cultiver la distanciation pourrait être soulignée dans l’analyse d’Art poétique et de Langueur, deux poèmes dont la réception joue un rôle clé dans l’histoire du Symbolisme et de la Décadence (p. 14). À propos d’Art poétique, Olivier Bivort note à juste titre que Verlaine « adapte » l’exercice de l’art poétique à « ses propres exigences » (p. 82). Il tend cependant à présenter ces vers comme une illustration de la poétique des Romances sans paroles, alors que plusieurs études ont montré leurs ressorts paradoxaux et duplices12. Pour ce qui est de Langueur, que Jacques Borel définissait déjà comme « un jeu », « presque une satire13 » et que Jacques Robichez présentait comme une parodie à « ne pas prendre au sérieux14 », il serait intéressant de signaler la reprise distanciée de termes et de motifs splénétiques récurrents chez les imitateurs de Baudelaire15.
Depuis 2012, une édition numérique du recueil établi par Olivier Bivort est disponible au format Kindle, il en va de même pour les autres volumes verlainiens publiés au Livre de Poche. Ces ouvrages offrent les fonctionnalités classiques des livres numériques (signet, annotations, surlignage et recherche plein texte). L’édition de Jadis et naguère reprend à l’identique la version papier de 2009 et en conserve la structure générale, l’accès aux notes et aux variantes s’effectuant à partir de liens vers les pages concernées. Cette version au format Kindle présente l’intérêt
considérable de rendre une importante édition accessible sur des supports numériques. On aurait pu imaginer qu’elle soit l’occasion d’actualiser certains éléments de l’appareil critique. La bibliographie, par exemple, aurait pu être complétée avec des références parues depuis 2009, telles que la réédition de Romances sans paroles suivi de Cellulairement au Livre de Poche en 2010. Annoncée comme une édition « enrichie », cette version propose en fait moins d’illustrations que la version imprimée. Il serait intéressant d’envisager une édition de Jadis et naguère qui exploiterait les potentialités des formats numériques pour inclure divers enrichissements. Outre des documents iconographiques, on pourrait par exemple proposer aux lecteurs des liens vers des documents autographes et allographes ou vers l’édition originale accessible via Gallica, vers des intertextes et des exégèses à la fois contemporaines et récentes. Cette initiative ouvre ainsi des perspectives éditoriales des plus stimulantes, à même de contribuer à la reconnaissance d’un recueil déterminant dans l’œuvre verlainienne.
Solenn Dupas
Paul Verlaine, Hombres/Chair – Manuscrits, éd. Pierre-Marc de Biasi, en collaboration avec Seth Whidden et Deborah Boltz, Paris, Textuel, coll. « L’Or du Temps », 2009.
Recueils posthumes de Verlaine, Hombres et Chair ont tous les deux été décriés par la critique, qui les a très vite rangés dans la catégorie des « derniers vers », et n’a pas cherché à les publier. Ils ont longtemps été considérés comme « indignes » à la publication, à cause des sujets abordés qui auraient marqué une « trahison » de l’esthétique verlainienne ; la « galanterie » verlainienne n’aurait su s’alourdir de cette pornographie… Ce rejet semble avoir été la première raison de cette édition de manuscrits : les trois responsables d’édition font part de leurs regrets quant à la violence critique qui a été déployée à l’égard de l’œuvre tardive de Verlaine. Considérons donc cet ouvrage comme une réhabilitation qui s’inscrit dans un mouvement de redécouverte des facettes plurielles et contrastées de la création verlainienne. Le recueil Hombres en particulier a fait l’objet de deux éditions importantes ces dernières années : la première due à Jean-Paul Corsetti et Jean-Pierre Giusto et la seconde, dotée d’un riche appareil critique, établie par Steve Murphy16.
Pour aborder ces recueils, les éditeurs invitent à se défaire de certains automatismes de lecture et à se concentrer sur les textes poétiques : la préface de Seth Whidden prévient le lecteur du parti pris de s’éloigner d’une approche strictement biographique de l’œuvre pour s’attacher à la constitution d’une persona verlainienne. Ainsi l’ouvrage propose-t-il des éléments contextualisés de la vie du poète – comme indices des circonstances d’écriture – mais il s’attarde surtout à analyser ce que le texte lui-même dégage, plus que ses significations dans un référent biographique souvent appauvrissant ; car dans une telle perspective, Hombres et Chair ne concerneraient que l’évolution des orientations sexuelles du poète.
La préface de Pierre-Marc de Biasi est à cet égard lumineuse : y voyant un acte de dissidence autant formelle que morale, il relève trois questions pour approcher ces deux recueils : la poésie a-t-elle le droit de parler de tout ? De quel droit une préférence érotique peut-elle être interdite ? Ne se peut-il que l’amour purifie tout, ne le sanctifie ? Ces
poèmes ne parlent pas tant de Verlaine qu’ils ne parlent d’amour et de désir, d’un désir authentique où le commentateur relève une spontanéité, une humanité, qui suppose de la part du lecteur une certaine empathie pour les déguster. Un jeu s’installe entre scripteur et lecteur, entre le non-dit et l’explicite ; et les frontières entre érotisme et pornographie se troublent. Grâce au caractère ludique et onirique de ces poèmes qu’il qualifie de « profondément païens » et qui renouent avec un hédonisme épicurien, Pierre-Marc de Biasi attire l’attention sur le plaisir de ces textes : celui qui parle dans ces poèmes n’est pas Verlaine, n’est pas non plus le lecteur, mais un sujet anonyme qui s’amuse, qui fait part de ses amours, de ses fantasmes, et de sa solitude. Très vite l’on comprend que ces recueils n’ont de choquant que leur puissance imageante, alliant la puissance hallucinatoire de la poésie au plaisir solitaire. Ils sont un cri de désir, l’écriture du « désir à bout portant » pour reprendre le titre de la préface.
Cette « inscription du désir » dans l’œuvre justifie l’édition de manuscrits, d’abord en fac-similés dans le deuxième livret qui compose l’ouvrage, puis recopiés et commentés dans le troisième et dernier livret. Les éditions posthumes peinent à rendre la présence physique du poète ; or voir les manuscrits, voir l’écriture hésiter sur un mot, raturer, se soucier de la musicalité du vers sont autant façons de sentir une présence dans des poèmes qui traitent du corps. Pierre-Marc de Biasi signale que les manuscrits d’œuvres posthumes ont d’autant plus d’intérêt qu’il s’agit « d’un destin qui leur a été infligé : un destin et une chance […] car c’est sous cette forme originale qu’elles persistent à être le plus intensément ce qu’elles sont » (p. vii). Une édition de manuscrits, donc, pour rendre l’intensité des recueils.
Mais cette édition était aussi nécessaire pour signaler que ces deux recueils n’étaient pas « gratuits ». La préface de Déborah Boltz montre bien que Hombres et Chair étaient destinés à être publiés. Les manuscrits reproduits sont en effet des mises au net, et témoignent de recueils en phase d’impression. Les trois commentateurs s’attachent à montrer le travail de Verlaine sur le vers et ses virtualités, son rythme ; et les manuscrits témoignent de ce souci dans le choix d’un mot, d’un vers. « Derniers vers » peut-être, mais surtout « œuvre tardive » reconnue par son auteur.
À ces fac-similés succède une reproduction des poèmes, commentés linéairement folio par folio. Outre leur précision, leur problématisation rigoureuse et éclairante, et les informations contextuelles qu’ils apportent, ces commentaires mêlent une rigueur intellectuelle à une grande liberté de ton. Pierre-Marc de Biasi avait signalé dans sa préface l’empathie nécessaire à la lecture de ces poèmes : ses commentaires témoignent d’une connaissance intime de ceux-ci, et manifestent une très grande familiarité – avec le texte et avec le lecteur. Alors que des commentaires détaillés pourraient en dissuader plus d’un, cette familiarité en rend agréable la lecture, car elle rend aux poèmes de Verlaine leur caractère badin. Certes, nous avons là une édition extrêmement savante, mais il s’agit de ne pas oublier l’essentiel : se faire plaisir. Ainsi les commentateurs peuvent-ils imaginer la rencontre de Verlaine avec Champsaur pour savoir comment est venue la définition de « balanide » en exergue de Hombres, ou indiquer avec humour le seul défaut de la position d’Andromaque…
Cette familiarité n’est pas seulement faite pour rendre la lecture plus facile, elle était nécessaire pour lire ces poèmes ; son ton provocant justifie les trouvailles du poète. La lecture de Fog ! est exemplaire : à partir de la provenance du papier, les commentateurs imaginent les circonstances d’écriture d’un poème qui clôt un recueil consacré au plaisir féminin. Ne se concentrant plus sur la vue, mais sur l’ouïe, comme dans un brouillard, ils en viennent à considérer qu’un mot peut en valoir un autre, et proposent de comprendre Fog ! en lien avec son homophone Fuck ! Ainsi achèvent-ils de convaincre le lecteur que le génie verlainien n’a rien perdu de sa superbe dans ses dernières années.
Édouard Bourdelle
Paul Verlaine, Romances sans paroles, édition avec dossier établie par Arnaud Bernadet, Paris, GF-Flammarion, 2012, 250 p.
Succédant à celle – vieillissante – de Jean Gaudon, une nouvelle édition des Romances sans paroles établie par Arnaud Bernadet est aujourd’hui disponible. Il est vrai que, depuis 1976, la recherche verlainienne a enregistré des progrès spectaculaires. Le recueil, initialement publié en 1874, a déjà fait l’objet de deux éditions importantes ces dernières années, celle dans la collection Le Livre de Poche d’Olivier Bivort (2002, réed. 2010) et celle – savante – de Steve Murphy aux éditions Honoré Champion (2003, disponible depuis 2012 au format classique). Le présent travail a été confié à l’un des meilleurs spécialistes de Verlaine, ce qui est perceptible dès la présentation, débarrassée enfin des clichés sur le poète. La critique verlainienne atteint désormais sa maturité.
Arnaud Bernadet indique, à juste titre, que « l’année 1873 […] constitue un tournant majeur dans l’histoire de la poésie d’expression française » (p. 9) : sont composés à cette époque non seulement les Romances sans paroles, mais également Une saison en enfer de Rimbaud, Le Coffret de santal de Charles Cros, Les Amours jaunes de Tristan Corbière. Arnaud Bernadet indique que cette révolution des lettres fut d’abord invisible, en raison des « nouvelles conditions économiques et sociales qui entravent l’expression de l’artiste contemporain dans le champ littéraire » (p. 11), faisant des écrivains précédemment cités autant de « Poètes maudits », selon l’expression employée par Verlaine.
Les Romances sans paroles s’inscrivent ainsi dans un cadre de radicale nouveauté, Verlaine recherchant une « mutation beaucoup plus rapide » (p. 17) de la forme poétique. Une fois ceci établi, l’éditeur affronte les problèmes épineux et, tout d’abord, celui du rôle de Rimbaud à cette époque. Il récuse toute idée d’un « ascendant intellectuel » (p. 21) du cadet de Verlaine : ce dernier était parfaitement maître de son art qui comportait, bien avant Rimbaud, « sa part de violence et de provocation » (p. 22). Il y a donc d’abord eu une rencontre poétique entre les poètes et un enrichissement mutuel. On notera toutefois chez Arnaud Bernadet une tendance textualiste qui le mène à récuser l’approche autobiographique des Romances sans paroles : sans entrer dans la divination anecdotique (la démarche de Jacques Robichez, p. 21, est à juste titre contestée), il est clair que le recueil offre un cadre para-narratif intermittent et que
le « je » et le « vous » ne sont pas construits « d’abord » ou en tout cas pas seulement « sur la base du discours et de son énonciation » (p. 21). En effet, il convient de ne pas réduire à cette dimension un recueil qui possède une incontestable charge d’existence.
Arnaud Bernadet apporte par ailleurs nombre de précisions et de rectifications précieuses : il analyse notamment les enjeux politiques des Romances sans paroles, dans la continuité des Vaincus, éclairant l’un des poèmes les plus captivants du recueil, « Bruxelles. Chevaux de bois », et prolongeant sa réflexion à travers Cellulairement. La synthèse sur le genre de la « romance » est d’une grande clarté et apporte toutes les informations utiles au lecteur. Les contraintes d’une présentation globale n’interdisent pas des moments de belle hauteur critique : l’analyse de la « poétique du dire » dans le recueil constitue un passage réellement lumineux (p. 31-36). Arnaud Bernadet établit une distinction éclairante entre les notions de dire d’une part, et d’exprimer, parler, nommer d’autre part. Il met également en avant la façon dont la poésie de Verlaine devance ou plutôt se démarque des postulats de la science linguistique alors naissante.
Concernant le choix de l’édition, Arnaud Bernadet a opté, comme l’avait fait auparavant Jacques Robichez (Classiques Garnier, 1969), pour l’édition de 1887. Olivier Bivort avait choisi l’édition de 1874, tout en reconnaissant que la présence de Verlaine en prison et le travail plus ou moins complet effectué par Lepelletier, en tant qu’assistant éditorial, avaient nui à la qualité de cette première édition. Selon Arnaud Bernadet, « le texte de 1887 dont Léon Vanier a assuré à l’époque la publication se révèle plus stable et rigoureux » (p. 41).
Le texte, établi scrupuleusement, bénéficie d’un ample appareil de notes. L’édition d’Olivier Bivort se caractérisait par la qualité de ses éclairages référentiels et linguistiques. Ceux-ci sont encore précisés dans la présente édition qui n’élude aucune difficulté. Certains tours font l’objet de commentaires poussés : « Parmi l’étreinte des brises » (« Ariettes oubliées », i), « Où tremblote […] / L’ariette […] » (« Ariettes oubliées », ii) ou encore le vers 13 de « Bruxelles. Chevaux de Bois » : « C’est ravissant comme ça vous soûle ». L’approche linguistique est donc renforcée, mais les notes fournissent également des analyses stylistiques et métriques souvent décisives. Surtout, le lecteur bénéficiera de véritables explications de texte de haut niveau en agrégeant les notes. On
notera toutefois une tendance de l’auteur à minorer la part d’auto-ironie dans le recueil : il est vrai qu’il est singulier de penser conjointement l’émergence d’une nouvelle manière et de son discours critique, mais la triple répétition de l’adverbe « bien » au vers 4 de la cinquième ariette nous semble bien correspondre à un poème de Verlaine « à la manière de Paul Verlaine », selon un régime du pastiche et du détournement, d’ailleurs mis en lumière par le dossier (p. 150-151). L’ariette médiane pourrait bien constituer un point de basculement auto-ironique, celle-ci explosant pleinement dans la sixième ariette dans laquelle Verlaine part à la recherche d’une généalogie à la fois réelle, affective et grotesque.
Le dossier apporte enfin tous les éclairages contextuels nécessaires en lien avec le travail effectué jusqu’alors par l’éditeur : il comporte non seulement la partie attendue sur la « Genèse et composition du recueil », mais également une autre – particulièrement détaillée – consacrée à « Penser l’art : peinture, musique, poésie ».
Ce qui caractérise ce volume, c’est donc la cohérence et la densité intellectuelle du travail mené par Arnaud Bernadet. Débarrassée des clichés verlainiens, prenant appui sur les travaux exigeants et fortement novateurs de l’auteur, cette édition est donc « moderne » et s’impose comme la meilleure édition en poche des Romances sans paroles.
Yann Frémy
1 Verlaine, Œuvres poétiques complètes, éd. Jacques Borel, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1962, p. 315.
2 Verlaine, Jadis et naguère, Romances sans paroles, Parallèlement, éd. Jacques-Henry Bornecque, Presses Pocket, 1982.
3 Verlaine, Œuvres poétiques complètes, éd. Yves-Alain Favre, Laffont, 1992.
4 Verlaine, Fêtes galantes, La Bonne Chanson précédées de Les Amies en 2000, Romances sans paroles suivi de Cellulairement en 2002 (édition revue en 2010), et Sagesse en 2006.
5 Une liste des « Avant-textes et publications pré-originales » figure au seuil du recueil, comprenant une erreur de date pour « Les poètes [Les vaincus] » paru dans La Gazette rimée le 20 et non le 10 mai 1867 (p. 43). Dans le texte lui-même, une erreur ponctuelle apparaît au vers 26 de Don Juan pipé, où le verbe « prie » qui ne figure dans aucune version apparaît au lieu de « paie » (p. 231).
6 Verlaine, Œuvres poétiques, éd. Jacques Robichez, Garnier Frères, 1969.
7 André Vial, Verlaine et les siens, heures retrouvées : poèmes et documents inédits, Nizet, 1975, p. 132.
8 Lettre à Edmond Lepelletier, s. d. [1883], Correspondance générale, éd. Michael Pakenham, Fayard, 2005, p. 792.
9 Voir notamment Steve Murphy, Marges du premier Verlaine, Champion, 2003, p. 294-298 et plus récemment « Trois sonnets d’un vaincu », Plaisance, no 22, 2011, p. 57-68 ; sur Les Vaincus, voir également Arnaud Bernadet, L’Exil et l’utopie. Politiques de Verlaine, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2007, p. 149-180.
10 Sur Le Soldat laboureur, voir en particulier Steve Murphy, édition de Romances sans paroles, Champion, « Classiques Littératures », 2012 [2003], p. 15-16 ; sur Les Loups, voir du même auteur, Marges du premier Verlaine, op. cit., p. 273-292 ; sur La Soupe du soir, voir Arnaud Bernadet, L’Exil et l’utopie, op. cit., p. 163-168.
11 Voir Olivier Bivort, Fêtes galantes, La Bonne Chanson, précédées des Amies, éd. citée, p. 15-17 et Arnaud Bernadet, L’Exil et l’utopie, op. cit., p. 161-162.
12 Voir notamment Michel Grimaud, « “Art poétique” de Verlaine, ou la rhétorique du double-jeu », Romances Notes, no 20, 1979-1980, p. 195-201 et Jacques Bienvenu, « L’“Art poétique” de Verlaine, une réponse au traité de Banville », Europe, no 936, 2007, p. 97-107.
13 Jacques Borel, Œuvres poétiques complètes, éd. citée, p. 307.
14 Jacques Robichez, Œuvres poétiques, éd. citée, p. 649.
15 Sur ce poème, voir notamment Arnaud Bernadet, « En sourdine, à ma manière ». Poétique de Verlaine, Paris, Classiques Garnier, à paraître.
16 Femmes, Hombres, Terrain Vague, 1990 ; et Hombres, H&O Éditions, 2005, respectivement.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-8124-2029-0
- EAN : 9782812420290
- ISSN : 2426-8860
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-2029-0.p.0317
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 06/02/2014
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français