Comptes rendus
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue européenne de recherches sur la poésie
2019, n° 5. varia - Auteurs : Dotoli (Giovanni), Duclos (Michèle), Silva Almeida (João da), Emorine (Denis), Tomas (Ilda), Lafargue (France Henriette), Annese (Venanzia), Cavallini (Concetta), Devincenzo (Giovanna), Leopizzi (Marcella), Selvaggio (Mario)
- Pages : 167 à 207
- Revue : Revue européenne de recherches sur la poésie
LivanePinet-Thélot, Yves Bonnefoy ou l’expérience de l’Étranger, Paris, Classiques Garnier, 2017, réimpression de l’édition de 1998, « Archives des lettres modernes », n. 271.
Les Éditions Classiques Garnier ont bien fait de réimprimer à l’identique ce livre daté de 1998. Livre capital, dont la critique bonnefoyenne n’a pas tenu compte comme il le faudrait. Moi non plus, je n’ai peut-être pas donné l’importance qu’il mérite à ce livre.
Un petit livre, 144 pages, dense comme la matière de la poésie d’Yves Bonnefoy. À partir d’un passage de L’improbable et autres essais, sur l’étranger, l’auteur fait une lecture totale et passionnante de l’œuvre de notre poète : « L’Étranger se tient immobile, sur le seuil. Parle-t-il ? Mais non, c’est moi, dans le temps où il ouvre, où je glisse, où ma parole devient, toute vacuité qu’elle soit et sans origine, mon seul espoir, mon seul être » (p. 323 de l’édition Gallimard, 1983, collection « Idées »).
Aveu capital et éclairant du poète. En parlant de Giacometti, un artiste qu’il adore, il parle de lui-même, de son expérience, de l’identification de la parole avec l’espoir et avec l’être. La parole est à l’origine une scission : c’est à la poésie de faire la recomposition.
Le sujet-poète a sa parole. Il parle par parole. Une parole qui se dissimule et qui va au cœur des questions, dont l’essentielle est celle du constat de notre finitude.
« Une expérience de l’unité est la vocation la plus haute de cette poésie : c’est qu’à l’origine les mots ont un sol, les mots ont un centre, ils sont une terre » (p. 3). L’œuvre se fait au jour le jour, se construit, s’élabore, en luttant contre le néant, et l’étrangeté.
La poésie ne triche pas. Elle ne peut pas tricher. Le rapport au lieu, à la langue et à la mère, le confirme. À la poésie de vaincre la route d’étrangeté, via le sens qui tend à se dérober. C’est à la poésie de lutter contre le non-sens. « L’Étranger recule et le monde se repeuple » (p. 137).
La parole du texte n’est jamais morte. Elle « s’ouvre à ce qui est – à l’improbable –, ce qui veut dire aussi bien qu’elle se risque dans l’extériorité qui la menace d’inanité » (ibid.).
168Lutte inlassable, pour dire la force de la poésie en ce monde qui est en déroute. « L’Étranger est l’exigence intime de l’œuvre, son allié autant que son ennemi, sa faveur autant que son obligation, et en somme – recherche constante et constant étonnement –, sa vérité » (ibid.).
Giovanni Dotoli
Université de Bari Aldo Moro
Cours de Civilisation française
de la Sorbonne
*
* *
Marie-ChristineNatta, Baudelaire, Paris, Perrin, 2017, « Biographie ».
Cette biographie monumentale part d’un constat important, un peu délaissé par la critique – par moi-même aussi : Baudelaire voudrait être un comédien. Ainsi accorde-t-il une importance capitale à l’artifice. D’où son dandysme, son amour pour le théâtre, sa philosophie du mouvement.
Il s’agit d’une biographie vraiment novatrice, qui utilise toute sorte de source : l’œuvre totale, y compris la correspondance, les témoignages directs, les notes autobiographiques – c’est la méthode que je propose et que j’applique moi aussi dans mon livre, La douleur de Baudelaire, Paris, Hermann, 2018.
L’entourage de Baudelaire prend une importance énorme, ce qui est fort juste, en particulier les rapports avec son éditeur Poulet-Malassis. Marie-Christine Natta nous présente un Baudelaire pluriel, doué en poésie, bien sûr, en traduction, en critique littéraire et en critique d’art.
Le poème en prose Les Vocations assume une importance cruciale dès la première page : le petit garçon qui adore le théâtre et la vie en comédie est Charles Baudelaire lui-même. Portrait avant la lettre révélant 169l’homme de la fascination de l’artifice, du changement, du spectacle du maquillage – à lire l’Éloge du maquillage.
Baudelaire se transfigure en dandy. Ses manières étranges qui frappent tout le monde sont des choix, des façons pour montrer son talent, face à la « canaille littéraire ».
« Sa seule conviction, c’est la quête du Beau. Et sa seule ambition, c’est de la mener le plus haut qu’il peut, en dépit de tout » (p. 13). Ainsi le déchirement de la double postulation trouve-t-il son issue, avec l’expérience douloureuse du poète, qui voudrait ainsi se réfugier « n’importe où hors du monde » (Anywhere out of the World).
La poésie de Charles Baudelaire est l’œuvre du bohémianisme. Le poète est multiple à l’infini. Son humour lui-même est une arme pour sortir de la carapace de son corps et aller vers le Nouveau.
L’auteur de cette biographie nous restitue un Charles Baudelaire « vrai » : à lire d’un souffle, critiques et lecteurs communs.
Giovanni Dotoli
*
* *
André Guyaux, Le Paris de Baudelaire, Paris, Éditions Alexandrines, 2017, « Le Paris des Écrivains ».
Un petit livret de 112 pages, en petit format, à peine 10,50 x 15,2 cm. Moins qu’un livre soi-disant de poche. Et toutefois, c’est un livre-clef, une somme du Paris de Charles Baudelaire. On repère l’importance de la ville moderne dans son œuvre, ce qui est certifié par la section Tableaux parisiens des Fleurs du Mal.
On a compté trente-trois domiciles de Baudelaire, pour fuir le monde, ses créanciers, Jeanne et surtout lui-même. Nomadisme du spleen, de la 170douleur, de la nostalgie, de la mélancolie. « Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas et cette question de déménagement en est une que je discute sans cesse avec mon âme » (Anywhere out of the World).
À Paris, Charles Baudelaire est nulle part et chez lui, dans son corps de la douleur. Son « honorabilité spirituelle » contraste avec le nomadisme des logis, la recherche d’un lieu idéal, qui est aussi le lieu de la poésie. Ainsi, de la rue Hautefeuille où il naît en 1821 à la clinique où il va mourir le 31 août 1867, sauf la parenthèse belge, voilà le poète traverser rues et boulevards, places et petits coins, à la recherche de la vie libre qu’il pense n’avoir goûtée que tout jeune, lors de la fréquence du collège au Quartier Latin.
Un Charles Baudelaire nomade comme son âme, étant ici et nulle part, un peu la photo de sa poésie et de ses recherches littéraires et artistiques. La vérité est nomade comme la vie. On essaie de s’échapper, d’aller, de changer de lieu, mais le seul lieu valable, son propre cœur, est déchiré par la réalité qui change plus rapidement que lui.
En 1848, le Paris révolutionnaire des barricades fascine le poètes des Fleurs du Mal : c’est enfin le changement, la nouvelle vie, l’azur, mais quelle déception. Le « vieux Paris » n’est plus. L’âme du poète non plus. Elle se cherche partout, dans les mansardes, par les toits, par tours, tourelles et cafés.
Le poète devient le plus grand flâneur – Guillaume Apollinaire et Blaise Cendrars vont recueillir ce message baudelairien –, et le grand observateur du monde.
Les salles de spectacle, les boulevards, les cafés, les opéras, les rues, les quais, les restaurants, tout va devenir le théâtre de la multitude et de la modernité qui avance à grands pas.
Dans cette belle collection qui nous aide à comprendre les secrets d’un écrivain, voilà un Charles Baudelaire à nous, marcheur et crieur, flâneur et rêveur. Merci André Guyaux de ce tableau passionnant.
Giovanni Dotoli
171*
* *
Julien Zanetta, Baudelaire, la mémoire des arts, Paris, Classiques Garnier, 2019, « Baudelaire ».
C’est un livre de première importance, pour essayer de comprendre Charles Baudelaire critique d’art, ou plutôt Baudelaire et la peinture.
Tout se passe via la mémoire, chez notre grand poète. Il devance tous les chercheurs du rôle de la mémoire, y compris Sigmund Freud. Une mémoire « à géométrie variable » guidée par l’imagination.
Et derrière toute réflexion, toujours ce que Baudelaire appelle le « culte des images », qui a tant fasciné Yves Bonnefoy.
On comprend ce que Baudelaire définit comme le poncif, cette régularité qui n’a pas d’âme et qui ne suscite aucune émotion. Pour Baudelaire, la peinture est premièrement émotion, surprise, attirance totale, à partir de l’image, cette grande peinture de notre âme : « Glorifier le culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion » (Mon cœur mis à nu, in Œuvres complètes, par Claude Pichois, « Pléiade », I, p. 701).
La figure de Mnémosyne, la mère des Muses, assume un rôle central. « Le culte des images ne saurait exister sans la faculté pouvant les recueillir » (p. 12). C’est à la mémoire de les recueillir, de les garder, de leur donner de la valeur.
La peinture devient un « palais de mémoire » (p. 14), et une archive de la « forme immortelle » (p. 17). Et nous comprenons pourquoi Charles Baudelaire écrit : « Toute forme créée, même par l’homme, est immortelle. Car la forme est indépendante de la matière, et ce ne sont pas les molécules qui constituent la forme » (Mon cœur mis à nu, cit., I, p. 705).
La mémoire de Charles Baudelaire devient un palimpseste. Elle est de trois types : celle de la tradition, celle du spectateur-critique, celle de l’artiste. Mais ces trois types travaillent à l’unisson. Malgré les changements évidents, dans le cours de la vie du poète, la mémoire gardera le « culte des images », ce qui fait apparaître la beauté universelle, via le sens de l’étonnement et du rêve, comme l’archive des souvenirs, les fantômes de l’imagination, le sens de l’éternel non-finito.
172Ce livre est une brique capitale de l’architecture esthétique de Charles Baudelaire.
Giovanni Dotoli
*
* *
FayzaBenzina, La mélancolie Baudelaire. Passage vers la peinture : Delacroix et Corot, Louvain-La-Neuve, Éditions Académia, 2019, « Sefar ».
Voici un autre livre important sur Charles Baudelaire, le poète qui n’en finit pas de nous étonner, par la multiformité de son œuvre et les mille facettes d’interprétation possibles.
Cette fois-ci, c’est le chemin de la mélancolie – moi j’ai parlé de douleur, ce que je préfère, mais on est toujours dans le même champ d’action – qui nous explique l’humeur noire, le guignon et le spleen du poète des Fleurs du Mali, et son état d’âme de souffrance.
La lecture esthétique de Baudelaire se fait via le culte des images – on vient de le voir dans le livre de Julien Zanetta –, mais cette « primitive passion » marche solennellement par les lacs de mélancolie. Deux artistes très chers à Baudelaire le confirment, Eugène Delacroix et Jean-Baptiste Camille Corot.
La maladie de l’âme de l’artiste devient la maladie de la création, du non-finito, des personnages figurant le mal-être et la pulsion de mort. Les formes se tissent entre elles comme des signes de mélancolie.
Les quatre humeurs de la tradition ancienne, la bile noire, le flegme, la bile jaune et le sang, ont une influence totale « sur le caractère de l’homme » (p. 5).
Le grand artiste a un « tempérament atrabilaire » (p. 5), d’où son héroïsme – Euripide l’avait déjà compris ! Entre bile noire et génie il y a 173un lien direct (p. 6). L’acedia du Moyen Âge est l’état de souffrance qui prend le créateur au moment de sa création la plus profonde, bien sûr.
Delacroix et Corot sont là pour nous communiquer le mal du siècle et de tout siècle. Baudelaire lui aussi, leur frère en mélancolie. Le grand œuvre se fait sous le signe de Saturne. Le texte est un journal de mélancolie. Les Curiosités esthétiques sont un texte de mélancolie créative. Charles Baudelaire est le fils d’une longue tradition du rôle central de la mélancolie.
Giovanni Dotoli
*
* *
Jean-BaptisteBaronian, Baudelaire au pays des singes. Essai, Paris, Pierre-Guillaume de Roux, 2017.
Jean-Baptiste Baronian est l’auteur de magnifiques biographies – entre autres, ayant-il écrit une soixantaine de livres –, dont une de Charles Baudelaire – Gallimard, « Folio biographies » 2006. Il est aussi l’auteur d’un très utile Dictionnaire amoureux de la Belgique – Plon, 2015.
Baronian était donc l’auteur juste pour écrire ce livre. Le titre nous dit tout : Baudelaire et la Belgique. On a tant écrit sur ce sujet, mais on est encore loin de la vérité, malgré la richesse des articles et des livres.
Jean-Baptiste Baronian se demande justement pourquoi Charles Baudelaire s’est « enfui » en Belgique. Le 24 avril 2864, il arrive à Bruxelles. Il ne connaît rien de la ville et du jeune pays, qui vient d’être créé en 1830. Il pense n’y rester que deux-trois semaines.
Il veut donner des conférences et gagner un peu d’argent, collaborer au plus grand journal belge, L’indépendance belge, avoir des liens avec les éditeurs des Misérables de Victor Hugo, enfin prendre des notes sur « les riches galeries particulières » de la Belgique.
174Tous les projets de notre « homme à projets » vont en déroute. Baudelaire est de plus en plus triste. Sa douleur se fait extrême. Il s’ennuie « mortellement ». Il prend des notes pour un livre sur ce pays « des singes », mais il ne finira jamais son livre. Une montagne de notes, de coupures de journaux, de petits et grands signes d’un projet presque impossible, avec des crises, des cris, des hurlements, des chutes. C’est un texte imaginaire qui est le journal de la haine contre son temps, le bourgeois, la mauvaise poésie.
Est-ce le livre de la damnation ? Est-ce le livre de la préparation à la mort ? C’est un voyage à la folie, à la vraie Belgique qui est celle de son âme malade.
Tout s’éloigne, le succès, l’amour, l’argent, le travail. Et Baudelaire de s’acheminer inexorablement vers le moment final. On a sous-évalué le projet de Baudelaire sur la Belgique. Il faut peut-être relire et relire ses notes-journal, pour arriver à mettre à nu le cœur du poète.
C’est ce que fait Jean-Baptiste Baronian, dans ce petit livre, fondamental pour comprendre le Baudelaire final, par rapport à la totalité de son œuvre.
Giovanni Dotoli
*
* *
Gérard Pilot, La colère de Rimbaud. Le chagrin d’Arthur, Paris, Imago, 2018.
Il y a tant de biographies d’Arthur Rimbaud, presque toutes valables, parfois des chefs-d’œuvre. On a même essayé de lire la vie de Rimbaud sur le plan psychologique et psychiatrique. Mais il fallait un grand psychanalyste, pédopsychiatre et professeur de psychopathologie à 175l’université de Toulouse, membre de la Société Psychanalytique de Paris, expert en souffrance chez les adolescents, pour inventer et écrire un livre comme celui-ci.
Arthur Rimbaud est un génie précoce. Il le sait et se donne à son génie, en traversant en peu de temps des aventures impossibles, dans la vie et dans le rêve.
La précoce créativité ouvre les portes cadenassées du mystère. Rimbaud arrive où personne n’est arrivé. Il est, à la lettre, un voyant. Tout se passe en un espace de temps très réduit, celui de la jeunesse et même de l’enfance, temps de liberté, de folie, d’invention de l’impossible à poursuivre coûte que coûte.
Ainsi Rimbaud devient-il un mythe, de son temps et du nôtre, et des temps à venir. Il accomplit tant de fugues. Il fuit le monde, la norme, la règle, la vie canaille de tous les jours, pour aller vers l’idéal. On comprends alors pourquoi il soutient la Commune, a des relations tumultueuses avec Paul Verlaine, cherche la voyance par « le dérèglement de tous les sens ». Errance, drogue, alcool, tout va vers la recherche d’un absolu qui n’est nulle part.
Gérard Pilot souligne le rôle de l’absence du père – il est en Algérie, où il appartient à l’armée française –, pour essayer de définir les raisons de la colère du poète. Colère de jeune, de révolutionnaire, de poète conscient de ses moyens : « Je me suis reconnu poète ».
L’œuvre de Rimbaud est un « chaos émotionnel ». Sa vie postérieure aussi, jusqu’à sa mort tragique à Marseille. Il est « orbe d’un destin » (p. 11). On lui a volé l’enfance. Sa colère pubertaire est la colère du poète qui voit et qui séduit par sa parole.
Ainsi Rimbaud s’évade-t-il et s’explique-t-il (p. 245), vers les silences d’Afrique et d’Aden. Colère, chagrin et cancer le tuent : un livre sublime, qui nous narre Arthur Rimbaud par dedans, dans les méandres de son âme et de son cœur.
Giovanni Dotoli
176*
* *
RenéGuitton, Arthur et Paul, la déchirure, Paris, Robert Laffont, 2018.
Il fallait un grand romancier et un grand essayiste tel René Guitton, pour écrire un livre comme celui-ci. Je le connais depuis des années. Je sais sa passion pour la parole et sa dévotion à l’égard d’Arthur Rimbaud et de Paul Verlaine et de leurs liens encore si mystérieux.
Et voilà qu’un génie de l’écriture et de l’érudition culturelle à la portée de tout le monde invente un roman, pas un roman quelconque, mais le roman de Rimbaud-Verlaine, d’Arthur et Paul, voués à la « déchirure », comme l’annonce le titre.
Titre sublime qui dit tout et qui nous laisse rêver. On devine et puis on se lance dans des hypothèses. Sous-titre en police minuscule, « roman », avec un r qui n’est pas en majuscule, parce que c’est la vie des deux personnages qui continue, ligne après ligne, et qui nous fascine dès qu’on attaque les premiers mots.
C’est un livre absolument à lire et à aimer. Pas uniquement de la part des rimbaldiens comme moi, ou des verlainiens, mais de la part de ceux qui aiment la littérature, qui croient en elle par ces temps qui essaient de la dévaluer.
Tout se passe en peu de temps. C’est comme si René Guitton voulait respecter les trois unités classiques, de temps – peu d’années –, de lieu(x) – Paris, Bruxelles, Londres, Stuttgart –, d’action – un amour fou, un idéal commun, une foi totale dans la parole de la littérature par quelques vers immortels.
De fait, ce livre a une unité unique. Il se lit d’un souffle de la première page – nous sommes à Londres –, à la dernière – nous sommes bien sûr à Stuttgart. Un roman dans le roman, ou bien plusieurs romans dans un roman fleuve, qui passionne le lecteur comme un film d’autrefois. La nature, les villes, le ciel participent à cette avancée de l’action.
À la fin de la lecture, on aime Arthur et Paul plus qu’avant. On sait désormais qu’ils sont « dans la mémoire des hommes », la nôtre et celle de ceux qui viendront. La toile de fond de la guerre de 1870 et de la Commune nous ouvre un monde richissime. On croise Karl Marx, 177Napoléon III et Charles Baudelaire, et on comprend la grandeur de cette période qui conduit rapidement à la modernité, à la vitesse, à un monde qui ne sera plus ce qu’il a été, à jamais.
La période des événements de ce roman prépare le xxe siècle et notre temps. Arthur Rimbaud et Paul Verlaine sont au fond aussi des prophètes, non seulement de poésie.
Le mérite immense de ce livre c’est que nous croisons la vie réelle de ces deux génies, leurs rêves, leurs déceptions, leurs destins voués à d’autres aventures, spirituelles et éternelles.
Merci de tout cœur, René, d’avoir tracé des chemins qui conduisent à notre errance.
Giovanni Dotoli
*
* *
Georges-EmmanuelClancier, Au service de la source et de la foudre. poèmes, Paris, Gallimard, 2018, « nrf ».
Cette revue a déjà célébré cet immense poète, Georges-Emmanuel Clancier, dans le numéro 4, l’année dernière. Le temps dira la grandeur de cet écrivain, romancier et poète, et aussi essayiste, enfin l’auteur de la trilogie Ces ombres qui m’éclairent (Albin Michel 1984-1989), et d’un ultime tome de ses mémoires, Le Temps d‘apprendre à vivre (Albin Michel, 2016), qui décrit ses années 1937-1947.
Arlette Brunel a voulu recueillir des poèmes éclos cinquante ans avant, dans un autre temps et dans un autre monde. Elle a bien fait. Ici on retrouve la parole simple et magique de Georges-Emmanuel Clancier, les traces de ses anciennes amours, Bernard de Ventadour, François Villon, Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Apollinaire, et surtout une nostalgie profonde, du temps qui passe et de la vie qui nous quitte, jour après jour.
178Le soleil est toujours là, dans ces pages de bribes de merveilles. Souvenirs, émotions, déceptions, amours, tout est émerveillement et regard de poète. La vie est devant nous, dans sa beauté, il faut savoir la cueillir comme une rose, tous les matins.
Georges-Emmanuel Clancier l’a fait jusqu’à son dernier jour, en gardant intacts la fraîcheur des odeurs de la nature, la lumière de la lune, le vol d’un papillon. La conclusion de la préface dit tout : « Ces éclats de vie ou moments d’éternité, il m’a paru juste de les partager avec ceux qui, ayant goûté à la poésie de Georges-Emmanuel Clancier, éprouveraient le désir de venir à nouveau s’y désaltérer ».
Je me suis désaltéré comme à la fontaine d’amour.
Tout lecteur de poésie vraie fera de même.
Giovanni Dotoli
*
* *
Régis Poulet, Planktos, postface de Kenneth White, Nancy, Isolato, 2018.
Régis Poulet assume depuis 2013 la Présidence de l’Institut International de Géopoétique fondé par Kenneth White en 1989. Géologue, docteur ès lettres, enseignant, connaisseur de la pensée asiatique tao-bouddhique, il publie aujourd’hui en volume un premier long poème de 86 pages dont le titre emprunté au monde de la science du vivant signe d’entrée l’orientation géopoétique développée par White. Mais, comme tous les véritables esprits créateurs, il le fait à partir de sa propre personnalité et de sa formation tant scientifique que littéraire. À l’occasion de longues marches sur les différentes îles des Hébrides habitées par de nombreux représentants de la gent animale de l’eau et de l’air, puis en Islande vers le glacier Vatnajökull aux paysages plus 179rugueux mais toujours très animés, la parole donne à entendre et à voir le monde dans ses diverses et multiples manifestations. La troisième et dernière partie du volume qui donne son nom au livre mène une double expédition maritime et marine, du Rorqual bleu au krill, mais surtout mentale en traversant une pensée occidentale libérée de toute métaphysique, ouverte sur un chaosmos. De Platon au plancton en passant par Planck…
Mais avant même d’aborder plus longuement le contenu et la teneur du volume, deux caractéristiques de ce texte en vers libres très courts sautent aux yeux du lecteur : la première l’apparente à une longue tradition musicale, à savoir une exubérance d’allitérations et d’assonances à la rime ou à l’intérieur du vers, sans effet d’artificialité, d’une grande beauté, jointe à un rythme très net d’alternance entre syllabes courtes et longues sans non plus d’artificialité. Comme si l’ouïe venait renforcer la volonté de rendre plus concrets les traits de paysages précis, nommés mais échappant à une représentation visuelle directe : « aujourd’hui les Red Hills / sont léchées par la brume / le long du loch Slapin / » (on notera aussi ici comme ailleurs l’emprunt au vocabulaire animé pour dire la non séparation d’avec le minéral). La deuxième caractéristique verbale est une grande diversité lexicale où se mêlent termes rares voire techniques, souvent d’origine scientifique liés aux paysages terrestres, marins et aériens qui sont le cadre et le sujet des trois parties du volume, à savoir l’aire d’une mer multiplement poissonneuse avec ses vagues et ses roches que survolent les multiples oiseaux qui complètent un cosmos dynamique.
La première partie porte les pas du marcheur et du lecteur sur plusieurs Hébrides, imaginant la vie des « êtres rudes », Vikings qui ont pu s’élancer sur ce même océan. Les couleurs sont rares et discrètes, plus fréquent le mouvement lent des roches déchiquetées par la brise et les glaciers, du vent sur le machair courbant toutes les fleurs sauvages, des ruisseaux et bien sûr celui des oiseaux …et des lapins. « Le bleu du ciel / miroite sur le sable / et l’ombre des nuages / file à grande vitesse ». Le lecteur découvre avec le marcheur ce monde qui s’ébroue, ce paysage qui respire.
Le second mouvement, scherzo, plus court mais plus agité, est formé de la visite d’un lieu, Vatnajökull, le plus grand glacier d’Europe, situé en Islande et localisé en exergue par sa latitude et sa longitude, et présenté 180d’entrée comme « Mille mètres de glace étendus sur dix volcans », « noces / de la glace et des cendres » …À cette géologie bouleversée, répondent des couleurs violentes, particulièrement les bleus, et toute une langue toponymique et technique elle-même inhabituelle jusque dans la graphie et dans les sonorités, tout un vocabulaire vernaculaire rêche pour « donner voix aux saisissements », où les éléments eux-mêmes s’agressent, s’érodent. « De leur poids les glaciers / accablent les volcans » Mais la vie se manifeste, violente : « (les eaux froides / accueillent / les eaux glaciales / la pêche est bonne pour les / becs et les mâchoires) ».
La troisième partie, éponyme, « Planktos », est de loin la plus ambitieuse dans son propos ; elle délaisse le seul champ géographique et géologique marin pour s’aventurer sur le sol plus abstrait de considérations mentales et reconstituer un monde « chaoticiste » qui va du monstrueux « Rorqual bleu » à l’infinitésimal plancton source de toute vie. Mais elle revient de manière toujours concrète, illustrée d’exemples, sans conclusion autre qu’une certaine évidence non évidence joyeuse, sur la relation entre la chose et les mots, entre tous ces habitants du monde marin et aérien qui sont le souci de la géopoétique dans leur dénomination multiple mais non identique. Une goélette de pêcheurs, au début du poème, quitte « le port de Husavik / ce matin d’août / mil-neuf-cent-vingt-et-sept » – et à la fin, un navire d’exploration scientifique « quitte la baie de Baffin / en l’été deux-mille-quatorze / et s’engage / dans le passage du Nord-Ouest ».
À bord de ces bateaux, le lecteur aura accompli un périple océanique par la baie de Biscaye et les divers océans où rôdent les baleines mais surtout un périple culturel à travers Pline l’Ancien, Hésiode, Homère, Héraclite, Platon et Aristote et même Cézanne et Hokusai, aussi incidemment par plusieurs épistémologues post-quantiques et… d’Arcy Thompson, pour s’engager en fin de volume sans plus de précision dans « l’inconnu du monde aval ».
De même que de la baleine monstrueuse on passe à l’infinitésimal krill par toutes dimensions de poissons nommés joyeusement, du plancton on passe à Planck voire au moins sur le plan sonore à Platon. On aura aussi croisé (non nommé) Einstein dont les théories cosmiques se prêtent à une analogie ludique – « suivons Planck ! » – par des mesures en longueur, en masse et en temps de Plancton. Mais là, « il est prévu / qu’on tique / devant telle poétique // l’objectif / ô lecteur / ô mon homothétie ! / est 181que tu planques / ton arbitraire qui te place / en plein centre // pour juger le plancton ». Platon, nominé pour son Cratyle et ses théories sur l’innéité ou le conventionnalisme du langage, se voit ostracisé pour sa métaphysique et son idéalisme, car « la gent planctonique / est un sacré foutoir / un beau système / chaotique ». Avec « – un salut / à Melville / nous plongeons / plus loin encore / et noyons la métaphysique / dans les masses mouvantes et panocéaniques ». Et à nouveau plus loin : « de Platon au plancton / passons gaiement / de la métaphysique / à nos métazoaires ». Car « le chaman [qui] / veille sur la mer (…) s’assure que la tribu / a son monde / dans le seul monde » d’un « océan planétaire / en constant mouvement ».
Joyce voulait « sortir du cauchemar de l’histoire » finalement en créant un nouveau langage à partir du démembrement de l’actuel. Kenneth White, qui signe une belle postface, considère que la nouvelle poétique ne doit privilégier « ni le moi, ni le mot, mais le monde ». Pour Régis Poulet notre monde peut être revivifié aussi par une prise de conscience de l’immense stock, aussi fourmillant que l’univers des mers, de vocables à notre disposition, de mots précisément liés à cet univers physique de plus en plus délaissé par notre culture citadine matérialiste. Il éprouve une joie à citer tous ces oiseaux, tous ces habitants des mers sans s’embarrasser d’un « savoir livresque » qui veut imposer la pensée au vécu. Comme le réel qu’il explore, son livre est d’un abord parfois difficile et demande qu’on y revienne et s’y attarde ; même alors tout le savoir qu’il aura utilisé ne nous sera pas ouvert (à commencer par le « tu es cela aussi » qui en quelques mots nous ouvre sans s’y arrêter l’immense réserve du savoir asiatique). Rimbaud avait pressenti douloureusement que « je est un autre » ; Planktos est une réponse possible à cette énigme, à ce « koan », en tout cas une ouverture dynamique et joyeuse propre au nomadisme intellectuel et à la géopoétique.
Michèle Duclos
Université de Bordeaux
182*
* *
Peter Nahon, éd., trad. et intr., Cantigas Geographicas. Poésie populaire des régions du Portugal, préface de H. P. Salomon, Bassac (Charente), Plein Chant, coll. « Anciennetés », 2019.
La maison d’édition Plein Chant, qui, depuis près de cinquante ans, met à disposition de ses lecteurs de nombreux textes rares de littérature française et d’ailleurs, vient d’ajouter à son catalogue une édition bilingue, la toute première en date, de poèmes populaires portugais accompagnés de leur traduction en français. On ne dira jamais assez à quel point la connaissance de la poésie populaire d’une nation est un préalable indispensable à l’étude de la poésie savante ; a fortiori dans le cas du Portugal, dont les poètes ont abondamment puisé aux sources de cette inspiration. On nous rappelle ici que Fernando Pessoa tenait cette littérature pour « le pot de fleurs que le Peuple met à la fenêtre de son âme » et s’en est abondamment inspiré. Les comparatistes français peuvent désormais avoir connaissance de cette poésie à travers une édition de fort bonne tenue.
Les 350 poèmes présentés dans cette édition forment un choix représentatif du genre des trovas, quatrains populaires rimés, composés entre le xviiie et le xixe siècle. La trova est par excellence la forme dans laquelle s’exprime traditionnellement la muse populaire portugaise, et ce depuis le Moyen Âge, comme le rappelle l’introduction fournie par le traducteur. Ces poèmes étaient, pour une part d’entre eux, chantés (d’où leur nom de cantigas) : l’éditeur fournit même un échantillon de partition dans l’introduction. Les quatrains présentés ici, dits « géographiques » en vertu du fait qu’ils évoquent tous une localité ou une région, évoquent les realia de la vie rurale et le fond de sentiments populaires dans lequel puise toute poésie populaire, avec ici une emphase sur la saudade, le sentiment de nostalgie mélancolique récurrent dans la littérature lusitanienne.
La traduction en français, en vers libres, est très correcte et une lecture scrupuleuse n’a pas permis d’y déceler de corrigenda majeurs. Elle sacrifie parfois l’élégance à la littérarité, mais demeure pleinement lisible. On 183est même surpris parfois par des trouvailles de fort bon aloi, qui, eu égard à la nature délicate du texte source, souvent plein d’idiosyncrasies difficilement restituables, témoignent de l’habileté du traducteur, qui connaît aussi bien le portugais que le français. On ne sera pas étonné d’apprendre que celui-ci, qui n’en est pas à ses premières traductions de poèmes, est également l’auteur de versions d’Apollinaire et de Nerval en vers latins.
Enfin, la présentation typographique et la fabrication de l’ouvrage sont faites avec un soin remarquable. La disposition des notes, en marge des textes poétiques, est particulièrement heureuse. Le choix de l’éditeur de maintenir la graphie ancienne de ses textes, malgré les réformes orthographiques aujourd’hui appliquées en portugais, peut paraître déroutant au premier abord, mais participe en fin de compte du charme un peu suranné de cette édition, qui prendra une place bien méritée aux côtés de toutes les grandes anthologies de poèmes populaires des nations d’Europe.
João Almeida
Sorbonne Université
*
* *
Giovanni Dotoli, Éclats, poèmes, collages Patrick Navaï, Alberobello – Paris, Aga – L’Harmattan, 2018, « L’Orizzonte ».
Point n’est besoin d’être érudit pour s’adonner et se donner à la poésie… Et l’inverse ? L’érudition se nourrit-elle de poésie ? Giovanni Dotoli pourrait certainement nous éclairer à ce sujet. Que dire d’un homme qui s’adresse à L’IMMENSITÉ (en lettres capitales dans tous les sens du terme) comme un troubadour à la Dame de ses pensées ? La poésie de Giovanni Dotoli a le goût de la vie ; comme la nature selon 184Aristote, elle a horreur du vide. Dans ces conditions comment s’étonner que Giovanni parvienne à le métamorphoser ? « J’embrasais/le/VIDE » proclame--t-il à la face de l’univers. Dans d’autres poèmes, Dotoli célèbre cet univers que son verbe s’efforce d’étreindre :
Je buvais l ’ eau de l ’ univers
Elle sentait le sang d ’ innocence
pour retrouver la pureté originelle qui est aussi celle du poème.
Cette inspiration est tellurique puisque le poète célèbre une « fenêtre ouverte sur le monde », « d’Occident en Orient » mais il ne saurait s’en contenter, sa poésie est également cosmogonique puisqu’il s’élance à l’assaut de l’univers en cherchant une entrée : « Où était la porte ? » qui lui indiquera la voie à suivre.
Peut-être est-il temps de s’intéresser à la typographie de ce recueil. Dotoli sait varier la graphie de ses poèmes comme un scribe subtil : lettres capitales, pour mieux définir ces « éclats de poésie » ou faire s’envoler des calligrammes lumineux ; reproduction de son écriture manuscrite, pour des aphorismes…Voici l’homme salué par les étoiles, nouveau Cyrano ou Lorenzaccio dont le « regard parlait à la lune ».
« Elle était là la poésie », nous confie-t-il – celle-ci étant souvent associée à la vie. Pour le poète en effet, l’écriture permet de retrouver l’origine de tout : l’origine de la poésie certes et certainement la poésie des origines. Il convient donc de parcourir « un chemin de lumière » construit par ceux qu’il nomme les ancêtres, chemin que nous avons perdu voire qui a été « dévasté » sans que l’on sache vraiment par qui. Ce symbole d’un éden à jamais disparu dont la nostalgie demeure dans la mémoire collective est prégnant dans ce recueil.
Pour Dotoli, l’écriture est donc un acte de foi, une façon de célébrer cette « poésie-lumière » dont l’éclat est synonyme d’amour. Il lui restitue cette dimension unique qui fait de l’Homme un élu en quête du Sacré :
J ’ entendais l ’ univers
Transcendance d ’ essence
Flamme du féminin
On pourrait parler de théophanie avec ce rayonnement de la divinité au cœur de l’univers. Tout au long de ce recueil, les collages de Patrick 185Navaï forment une liturgie de couleurs et d’empreintes qui accompagne la poésie de Dotoli, en la sublimant. En refermant ce bréviaire, on ressent une sorte d’accomplissement et même d’apaisement suprême. À l’instar du poète, le lecteur pourrait s’exclamer : « j'y étais » et c’est un privilège.
Denis Emorine
Écrivain
*
* *
Béatrice Bonhomme, Deux passages pour, entre les deux, dormir, Halifax, Nova Scotia, 2018.
Il semble difficile de lire des poèmes sans verser dans la dialectique figée du plus et du moins, du vide et du plein, du manifeste et du latent, ou d’une « absence-présence ». Dans cette appréhension spéculative, on théorise, on accumule les contradictions irréductibles pour chercher à saisir l’insaisissable. Alors, dans cette lecture de l’incertitude ontologique, comment ne pas s’éloigner du poète, comment interroger sa voix, le propre rapport à soi du créateur ? Certes, ambiguë est la parole lyrique qui s’avance et se dérobe simultanément ; paradoxales l’intimité qui rend compte d’un dehors, l’individualité qui notifie l’impersonnel, le particulier qui signifie l’universel.
Deux paysages pour, entre les deux, dormir, le dernier recueil de Béatrice Bonhomme refuse, comme les précédents, la grandiloquence, la complexité rhétorique, la salve hermétique et nous fait sentir, au-delà des analyses, l’intensité et la densité d’un moi, la présence pudique et impudente d’une sensibilité et d’un désir : « Te le tenir pour dit une bonne fois pour toutes, avec tes cheveux un peu noirs ou rouges suivant le rayon d’un soleil, tes cheveux en broussaille derrière lesquels tu te caches, avec 186ton émotivité à fleur de cœur, avec ta sensibilité d’écorchée, écorchée aux lèvres, au sexe et au cœur » (« Les lèvres de sang »).
Textes de saveur et de lumière, de couleurs et de substances où vibrent le charnel et l’affectif impossibles à contenir ! Images de l’enfance, ce moment où le langage n’est pas encore dégradé par la conceptualisation ! La tension se porte continument sur les êtres, les choses, les circonstances les plus modestes de l’environnement familier, éléments prosaïques du quotidien : vasistas aux petites ardoises, champignon qui ronge les gouttières, vaches aux gros pis, poules et grenouilles, mouette qui fait les poubelles, terre rousse sur les chaussures. Dominent une physiologie heureuse, une énergie qui s’épanche à partir d’une relation privilégiée avec la mer, le monde, la vie. Sous un flot déferlant de sensations, d’émotions, d’images retentit la même exclusive affirmation de l’existence. Bouffées d’air marin, d’algues et de sable, parfum des roses trémières, des hortensias violines, des « fleurs de sel, des salicornes grillées de soleil, des fougères et des fenouils » (« Aller par le vent ») ; sensualité des fruits qui mûrissent, d’une bouche et de tous « les grains et les lisses » de la peau (« Faire naître la lumière ») !
Béatrice Bonhomme s’attache au flamboiement et à l’incandescence, et se montre habile à « recueillir de la chaleur », à « ramasser du soleil » (« Les contours de ta main »), et à retrouver « l’or des matins » sur de la simple paille (« La maison des champs »). Elle saisit dans la matière minérale, en particulier dans les pierres, « vieilles » et « pleines », leur compacité vitale et leur frémissement. Leitmotiv de la pierre « moussue et chaude » que l’on palpe et qui palpite, qui retrouve et relève la tiédeur de la main, autre motif récurrent, et module le mouvement de l’attouchement. Les deux disent la caresse dans l’appétence insatiable du toucher, du contact, dans une liaison vivante et organique, étrange passage de la communication à la communion, dans le tendre et bouleversant vertige qui découvre que le communicable est aussi corruptible et périssable.
Le sens de la finitude ne peut que hanter le poète ; constante est la faille creusée dans la solidité apparente des choses ; accablante l’antinomie tragique entre « vie absolue et non-existence, entre brûlure et néant » (« Faire naître la lumière ») ; profond le désarroi que suscitent la solitude, le silence, la souffrance… Pourtant, il y a présence euphorique au monde qui irradie par ses dramatiques et dynamiques oppositions 187et se traduit par des émois qui exhibent la fragilité, le changement, la caducité, le ténu des choses ; ou encore par une respiration qui joue sur le passage, le glissement presque insensible d’un moment mortel à l’autre, la terreur de l’absence, de la rupture, de la disparition, toutes ces atteintes durables aux sentiments d’unité et de continuité du moi.
Impossible de ne pas se laisser happer par ce battement de cœur, par la lucidité de ce laconisme et le don d’inflammation du poète, par ces phrases gourmandes, engorgées et mûries, où s’affiche la plénitude lovée au plus creux d’un vide, « [d]evant cette vie d’énigme qui ne livre que des paroles sans réponses comme des éclats de lumière » (« La nuit absentée »). Permanente est la maturation sensorielle et passionnelle dans cet ouvrage ; opiniâtre la folle approbation du corps, de la terre et de l’eau ; immuable la fièvre qui sourd de ces blessures toujours ouvertes, dont triomphe cependant « un cri offert à la joie et à l’humilité, ces rivages recouverts par la mer et que personne jamais ne sait qu’une simple trace ».
Ilda Tomas
Université de Grenade
*
* *
Giovanni Dotoli, Reviennent mes pas, Paris, Éditions du cygne, 2019, « Poésie francophone ».
Chaque fois que je joue puisqu’il est revenu dans mes doigts après cinquante ans de sommeil, l’adagio du « Clair de lune » de Ludwig Van Beethoven, qui doit l’être senza sordino, comme indiqué sur ma partition, soit « avec la pédale », je fais l’association entre le mot et la note, me disant chaque fois : c’est une lune de veillée funèbre, ce n’est 188pas l’astre enchanté, enchanteur et enchantant de Giovanni ! Et l’on doit le titre de cette sonate à un poète et critique musical allemand, Ludwig Rellstab qui voit dans ce morceau une barque voguant sur un lac. Celle dans laquelle tu te glisses dans « Sur les pas du temps » avance fougueusement sur le fleuve de la vie.
L’auteur de la « septième » symphonie exprimait dans ce morceau le refus du père de la jeune fille dont il était amoureux, de l’épouser. Frédéric Chopin essuya le même affront et avec brutalité Robert Schumann qui dut attendre cinq ans Clara, fille de son professeur de piano.
Les musiciens et les poètes romantiques tiraient leur souffle créateur de la douleur de leurs amours contrariées ou blessées. Ils l’épanchaient sur les portées de partitions ou comme Alfred de Musset, sur la page blanche. Ces feuilles étaient leur confident, leur planche de salut, le divan du psychanalyste sur lequel ils couchaient leurs maux à l’intention des auditeurs et des lecteurs qu’ils émouvaient et émeuvent toujours, notamment ceux des générations auxquels les professeurs de lettres et de musique se plaisaient à faire apprendre ces morceaux mélancoliques à leurs élèves incapables de les comprendre puisqu’ils ne pouvaient savoir ce que c’était que l’amour d’autant que les écoles n’étaient pas mixtes.
Comme j’ai bu un philtre extraordinaire, tes poèmes m’apprennent à dire si je pastiche Alfred tout en respectant le nombre de pieds et la rime : « les plus jubilatoires sont les chants les plus beaux et j’en sais d’immortels qui sont de vifs flambeaux » terme que tu emploies dans ce vers « J’admire le flambeau » !
Ton « Dictionnaire poétique et thématique de l’intuition » – un chef-d’œuvre – entre les mains, je me rends à l’entrée « musique ». Puis j’ouvre ton splendide recueil, aux sens propre figuré « Reviennent mes pas », qui est une exhortation musicale, à la première page du chapitre « Le pont de la vie » qui coule, et qui fait songer à Friedrich Nietzsche qui était poète et pianiste à ses heures. À peine ai-je lu J’entends mes pas / Loin très loin que je fonds en larmes. Le lendemain, déchiffrant « Le poète Parle » – à nous et en nous – de Robert Schumann, le dernier morceau de ses « Scènes d’enfant », je tape sur les touches de mon autre clavier le titre et y ajoute, instinctivement, « par Alfred Cortot ». Le maître alors âgé de 84 printemps apparaît, les bras croisés sur son Pleyel disant à son élève : on se trouve en présence d’un rêve et il se met à sa place. Dès la sonorité de la deuxième note, une blanche comme la première qui donne 189le temps de s’imprimer dans l’âme, mes joues se couvrent de larmes. Et il précise : il faut rêver, pas jouer…ne pas relier ces deux phrases… ici, c’est comme une sorte d’interrogation…tendrementinterroger l’avenir… à partir d’ici, on s’inscrit dans l’immortalité. Ces réflexions concrétisées dynamiquement par Je vis l’image tendre / Des vallons du rêve, s’appliquent à l’ensemble de tes poèmes. Les mots évoquant des images, tes interrogations Où est mon ciel ? Où est mon chemin ?, renvoient au doigt pointé vers le ciel du Saint Jean-Baptiste de Léonard de Vinci, le plus maître de l’intuition.
La poésie étant une alliance de sons comme la musique, il faut la déclamer. La récitation extériorise l’intériorité enserrée dans les vers et fait du lecteur le continuateur de l’auteur. Et s’il se produit devant un auditoire il continuera la chaîne qui s’agrandira à l’infini avec le temps, les maillons étant représentés par ses successeurs.
Le titre même de ta composition suprême « Reviennent mes pas » évoque des notes de musique que corrobore ces vers sublimes : Ce sont des notes bleues qui évoque la célèbre qu’Eugène Delacroix et George Sand entendaient chez Frédéric Chopin, et J’en bois des syllabes bleues. Un accord magique qui allie le charnel au spirituel !
Le mot pas du titre résonne à l’oreille comme à celle de François-René de Châteaubriand, ceux de son père, mais en mode majeur : « l’oreille n’était plus frappée que du bruit mesuré de ses pas, des soupirs de ma mère et du murmure du vent » dans ses Mémoires d’Outre-tombe. Et tes pas battent la mesure. Ils vontsept par sept sur la/les routes et les rues. Ils laissent des traces sur le chemin. Ils rythment lamarche, la traversée, le voyage …
Je vois dans la partie qui reprend le titre général, vingt et une (soit trois fois sept) ballades, les deux premiers vers commençant par « Dans le champ »…. composant un refrain. En les déclamant, on entend le mot « chant ». Ces images qui sont des interprétations des champs de la nature (dédiés à Cérès pour les trois premières ballades !) vivante, éternelle, passagère, sonore, endormie, spirituelle, artistique, sont de toute beauté.
Dans le chapitre « Sur les pas du temps », tu lances dans le deuxième poème quatorze (deux fois sept) exclamations, traduisant ton amour intense passé, présent et en devenir – si les verbes sont majoritairement au présent, certains sont à l’imparfait et d’autres au futur – de toutes les composantes profondément vues, vécues, goûtées, senties et 190ressenties corps et âme de l’univers terrestre, sidéral et sacré dans ses aspects les plus remarquables C’est une recréation intemporelle. On peut intituler ce morceau Ma vie qui est emplie de ces interjections et qui les résumant est détachée de la liste. Tu es tout particulièrement ici quatorze fois admirable, si je reprends la formule d’Arthur (Rimbaud) à l’adresse d’Alfred de Musset en prenant tout l’opposé de sa chute (le mot « exécrable »).
Les vers de plusieurs strophes sont rimés comme à l’époque dite « classique ».
Ton Envol qui atteint en sept coups d’aile le paroxysme du beau embrume mes yeux.
Gloria in excelsis Divino poeta !
France Lafargue
Lexicographe
*
* *
SergeLinarès et Susanne Winter, sous la direction de, Jean Cocteau. Création et Intermédialité, « La Revue des lettres modernes », Paris, Lettres Modernes Minard, n. 8, 2018.
Jean Cocteau revient à la une de plus en plus, par la force de son œuvre. Ce volume recueille les actes du colloque « Jean Cocteau à la croisées des langages artistiques. Jean Cocteau und die Sprachen der Kunst », 2-4 mai 2013, par l’université de Salzbourg et le Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines de l’université de Versailles – Saint-Quentin-en-Yvelines. Un colloque mémorable, qui a mis l’accent sur l’art total de Cocteau, son langage cubiste, son écriture en peintre et en cinéaste, « à la croisée des arts » (p. 191).
191Jean Cocteau est l’un des exemples les plus importants du croisement des arts au début du xxe siècle, jusqu’à la deuxième moitié du siècle. Il traverse tous les arts avec la même énergie. En ce sens, il est en avant de plusieurs décennies, sur l’art de la voix et de l’image et des enjeux « inter. et multimédiaux » (p. 185).
Tout un groupe de jeunes chercheurs vient de choisir l’œuvre coctalienne, pour prouver la grande créativité du xxe siècle. C’est un modèle à suivre pour interpréter une immense quantité d’artistes et d’écrivains qui se donnent tous la main, sur la lignée du même projet. L’art avant toute chose. Celui de Cocteau nous réserve encore de fantastiques surprises, dans une actualité parfois étonnante.
Ce volume en est une belle confirmation. Il prouve que Cocteau n’est pas un dilettante. On l’a trop accusé d’amateurisme. Sa multimédialité est un regard sur l’avant, à la rencontre des arts. Cocteau est un écrivain pluridisciplinaire, au synchronisme permanent. C’est pourquoi chez lui la poésie n’a pas de limites.
Venanzia Annese
Université du Salente – Lecce
*
* *
Constellation Cendrars, n. 2, 2018, Paris, Classiques Garnier.
On vient de célébrer un colloque mémorable sur l’œuvre de Blaise Cendrars, en Sorbonne, organisé par l’Association internationale des Études Françaises, que j’ai eu l’honneur de présider au même moment, sous la direction du grand spécialiste Claude Leroy, auteur de la Pléiade Cendrars en deux volumes, les Œuvres autobiographiques en 2013, et les Œuvres poétiques et romanesques en 2017.
192Ce numéro de la revue « Constellation Cendrars » – quel beau titre pour dire la connotation multiforme de cet écrivain – est une perle. Il nous ouvre des perspectives inédites et nous confirme « la formidable énergie de Blaise Cendras » (p. 11). On y va de Cendrars le brésilien jusqu’à des dossiers inédits, avec la parole donnée aux jeunes chercheurs, qui régiront l’avenir de la littérature française.
Voilà donc « les territoires et les vertiges de la perception cendrarsienne », son « extase » et son « foudroiement », sa « légende », son altérité par rapport à la « primitivité » (p. 11). Laurence Campa et Christine Le Quellec Cottier ont raison : l’œuvre de Blaise Cendrars constitue « un investissement commun » (p. 12). À retenir le bel hommage de Claude Leroy à Myriam Cendrars laquelle a quitté ce monde, en ouverture de ce numéro.
Maurice Nadeau a plein tort : Blaise Cendrars n’est absolument pas l’« homme à plume plutôt qu’un véritable écrivain ». Il est l’écrivain complet par antonomase du xxe siècle, qu’il représente pleinement.
Venanzia Annese
*
* *
Stéphane Mallarmé, Œuvres, Édition d’Yves-Alain Favre, Paris, Classiques Garnier, 2019 [Réimpression de l’édition de Paris, 1992].
Cette réimpression de l’ouvrage d’Yves-Alain Favre, dans l’édition de 1992, propose à nouveau au public un texte qui avait remporté le Prix de l’Académie française en 1985. Comme la note liminaire l’explique, l’auteur a utilisé, pour les différents ouvrages présentés, l’édition qui respectait les dernières volontés du poète ; pour Les Poésies, par exemple, l’édition reproduite est l’édition Demain (1899), parue six mois après 193la mort du poète, que ce dernier avait longuement préparée, comme le témoigne le manuscrit annoté possédé par la bibliothèque Jacques Doucet. L’édition exclut (« à mon grand regret », comme l’avoue Favre, p. xi), les poèmes de jeunesse, les Vers de circonstance, les traductions de Poe et les divers écrits en prose.
Les textes sont précédés par une « Chronologie » (p. xv-xxxiii) et par une « Introduction » générale suivie d’une bibliographie (p. xxxv-lxiv). Chaque ensemble de poèmes (Les Poésies, Autres poésies, Divagations, Igitur ou La Folie d’Elbehnon, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard) est aussi précédé d’une brève introduction de Favre. Les textes sont présentés dans une mise en page très claire et sont suivis par l’ensemble des « Notes » (p. 449 et suiv.) et des « Variantes » (p. 583 et suiv.). La richesse documentaire des notes et la précision philologique du travail sur les variantes font de l’édition de Favre un point de repère pour toute recherche sur Mallarmé.
Les textes introductifs révèlent une finesse de lecture de l’éditeur qui fut le premier à comprendre la grandeur de Mallarmé poète et de Mallarmé théoricien de la poésie. Mallarmé, surtout pour ce qui est du langage, a été l’un des premiers à ratifier l’existence d’une langue de la simple information (qui n’a d’autre ambition que celle de raconter) et d’une langue de la poésie, une langue sacrée qui s’efforce de revenir à son origine pour échapper à la banalité et pour parvenir à exprimer les essences, la vérité des choses. Ces idées, ces théories, fondent en réalité toute la poésie moderne et établissent la cassure linguistique qui hantera tant de poètes et d’auteurs à partir du début du xxe siècle. Comme Mallarmé le disait dans une lettre à Léo d’Orfer du 27 juin 1884 (cit. p. xlvii) « la Poésie est l’expression, par le langage humain amené à son rythme essentiel, du sens mystérieux des aspects de l’existence ».
Concetta Cavallini
Université de Bari Aldo Moro
194*
* *
Agnès Passot-Mannooretonil, Poètes et pédagogues de la Réforme catholique, Paris, Classiques Garnier, 2019.
L’imposant volume d’Agnès Passot-Mannooretonil, qui repose sur une bibliographie très riche (p. 583-635), présente une série de traits courageux qui sont à la base de l’intérêt de l’analyse, menée avec rigueur, convaincante et rédigée dans un français fluide et plaisant à lire. En premier lieu, comme le prouve la bibliographie, l’analyse se fonde sur un corpus de sources manuscrites et de sources imprimées, ce qui la rend extrêmement fiable et précise (« Bibliographie. Sources manuscrites », p. 583-585 et « Bibliographie. Sources imprimées », p. 585-601). Deuxièmement, dans l’analyse, différentes approches sont utilisées. Si la base reste linguistico-littéraire, l’auteur n’a pas peur de rendre compte de certains traits culturels et de mœurs concernant le phénomènes analysés. Donc la naissance des ordres monastiques, l’influence de la prédication, le rôle des cours, mais aussi la place de la femme dans le domaine de la dévotion, comme cible du culte (la figure emblématique de Marie Madeleine) mais aussi comme femme-mécène (la figure de Marguerite de Navarre) sont des éléments pris en compte dans l’analyse.
Troisièmement, le volume place la langue de la littérature de dévotion en premier plan, car ce qui importe est le passage des genres dévotionnels de la fin du Moyen Age (jardins, vergers, chapelets, miroirs, Noëls…) à la poésie d’expression lyrique du xvie siècle (dialogues, rondeaux, prières et Heures, etc.) réunie souvent dans des recueils. Charles Fontaine, Jean Bouchet, Marguerite de Naverre, Guillaume Crétin sont autant d’auteurs qui visent à convaincre et à séduire le lecteur mondain et les dames. Ce que l’auteur appelle le « style mystique » devient central au début du xvie siècle dans la pédagogie de la foi et dans l’exhortation à la pénitence.
Dernier élément d’intérêt est la lecture raisonnée de la production de certains écrivains, dont des femmes, comme Marguerite de Navarre. Cette production serait « moins liée qu’on ne l’a dit à la question de l’évangélisme et aux doctrines religieuses qu’elle ne paraît résulter de 195la rencontre entre les pratiques authentiquement littéraires, la poésie mariale des rhétoriqueurs, mais aussi la poésie amoureuse de cour, et des pratiques religieuses » (p. 22). L’inclusion de Margurite parmi les poètes de la Réforme catholique est frappante ; cependant, la lecture proposée est convaincante car elle permet de nuancer certaines positions trop extrêmes sur des personnages qui jouaient souvent un rôle institutionnel et qui avaient reçu une formation basée sur un sens de mesure, d’équilibre et de tradition.
L’analyse de ce volume frappe donc le lecteur par sa rigueur, mais aussi par la subtile finesse de ses lectures et de ses interprétations, donnant un cadre d’ensemble d’un grand intérêt sur ce moment de passage de la poésie de la fin du Moyen Age à celle du xvie siècle. Ce passage littéraire, qui est aussi culturel, social et religieux, est pris en compte dans toute sa complexité.
Concetta Cavallini
*
* *
Arts de poésie et traités du vers français (fin xvi e - xvii e siècles). Langue, poème, société, sous la direction de Nadia Cernogora, Emmanuelle Mortgat-Longuet et Guillaume Peureux, Paris, Classiques Garnier, 2019.
Les études rassemblées dans ce volume suivent le renouvellement des textes d’art poétique entre xvie et xviie siècle. Pendant cette période, l’intérêt croissant pour la poésie et pour la versification favorise la parution d’ouvrages de réflexion ainsi que d’ouvrages techniques sur la langue qui visaient à « légiférer », selon des perspectives nationales s’inscrivant dans une longue durée, dans un cadre qui n’était pas seulement linguistique. Il est vrai que la pratique des arts poétiques dans certains domaines 196reste encore liée aux habitudes locales et aux traditions. La section la plus approfondie du volume, à savoir la quatrième partie consacrée aux « Théories et pratiques de la rime », contient deux études assez longues sur la rime normande et sur la rime au Poitou (par Yves Charles Morin et Dominique Billy) qui prouvent que les habitudes dans la pratique suivent encore les traditions régionales, chaque auteur écrivant en fonction de ses appartenances locales, sociales ou institutionnelles.
Le parcours des études suit les « Continuités/Discontinuités » (première partie) des théorisations des arts poétiques entre xvie et xviie siècle, arrivant jusqu’à L’Académie de l’art poetique de Pierre de Deimier (1610). Plusieurs cas spécifiques sont pris en compte dans la deuxième partie, comme la théorie des épigrammes et de la satire (deuxième partie, « Héritages revisités ») mais toujours dans la tentation d’une régulation linguisitique et poétique pour tous, d’une opération s’adressant à de « nouveaux publics » (p. 13), comme par exemple celui des femmes. L’évolution des imaginaires linguistiques avance vers une plus forte conscience grammaticale, surtout au xviie siècle ; cependant, cette conscience s’articule autour d’un souci métrique (troisième partie, « Art poétique et pensée de la langue »).
La cinquième partie(« Penser l’actualité avec les arts poétiques ») analyse des textes de la seconde moitié du xviie siècle, de Boileau à Colletet. Ces travaux, redevables à la tradition du xvie siècle, repoussent les limites du genre pour s’inscrire dans des limites bien plus riches que celles d’un traité du vers. Le cas de Colletet, à qui on a attribué le traité L’Escole des Muses (1652), traité complètement différent de L’Art poëtique (1658), dont il est l’auteur, est soumis à l’analyse par Sabine Biedma, qui arrive à la même conclusion que Joséphine de Boer (1925), à savoir que l’ouvrage L’École des Muses n’a pas été rédigé par Colletet ou par son fils (p. 307, et suiv.). La très riche bibliographie générale (p. 371-396) placée à la fin du volume constitue une référence pour les chercheurs, ainsi que les deux index, celui des noms propres (p. 415-414) et surtout, celui des notions (p. 397-403), qui aide à repérer les différents sujets à l’intérieur des articles.
Le parcours d’analyse de ce volume, dont nous sommes redevables aux éditeurs, Nadia Cernogora, Emmanuelle Mortgat-Longuet et Guillaume Peureux, prouve bien que la tradition de « l’art poétique français » est repérable très clairement au cours du xvie et xviie siècle ; cependant, la notion de ‘genre’ est plus difficile à cerner car les ouvrages semblent 197sous-entendre des intérêts de régulation linguistique et de politique de la rédaction des textes qui va bien au-delà de la dimension normative qu’on leur attribue normalement. Le domaine des arts poétiques mérite donc encore qu’on s’y attarde pour révéler sa complexité et sa richesse.
Concetta Cavallini
*
* *
Laurent Fourcaut, L’Œuvre poétique de Dominique Fourcade. Un lyrisme lessivé à mort du réel, Paris, Classiques Garnier, 2018.
Tout amateur de l’œuvre de Dominique Fourcade accueillera avec plaisir cette étude de Laurent Fourcaut proposant une analyse ponctuelle de la quasi totalité de la production de ce poète contemporain afin d’en faire ressortir « sa profonde originalité » (p. 13).
Cette œuvre poétique a donné lieu à peu de travaux critiques, mais elle a connu récemment un regain d’intérêt dans le domaine de la poésie contemporaine. Preuve en est le premier colloque international qui lui a été consacré tout récemment à l’Université Paris-Sorbonne.
Dans ce livre, L. Fourcaut recueille des réflexions mûries sur près de vingt ans autour de ce poète singulier. Et c’est d’ailleurs de cette « lenteur » dans la réalisation que son projet a pu tirer profit et concerner l’ensemble de l’œuvre de D. Fourcade. Chacun des livres du poète fait ainsi l’objet d’un chapitre de ce volume, jusqu’au tout dernier, intitulé deuil, élégie écrite suite à la mort accidentelle, le 2 janvier 2018, de son ami et éditeur Paul Otchakovsky-Laurens.
Outre la riche bibliographie, mise à jour et raisonnée, les trois index – des noms, des thèmes et des notions – figurant en conclusion du volume, s’avèrent très utiles.
198Pour terminer, en n’oubliant pas que Dominique Fourcade a été un éminent spécialiste de l’art moderne et contemporain et notamment d’Henri Matisse, dans la certitude que ce pan de son travail sera tôt ou tard au centre de recherches spécifiques, cette étude offre en annexe une Chronologie des expositions de peinture et de sculpture auxquelles le critique et historien d’art a collaboré depuis 1966.
Giovanna Devincenzo
Université de Bari Aldo Moro
*
* *
Michel Collot, Sujet, monde et langage dans la poésie moderne. De Baudelaire à Ponge, Paris, Classiques Garnier, 2018.
« À mes yeux enseignement et recherche sont deux activités complémentaires, qui se fécondent mutuellement » (p. 8-9). Par ces mots, dans son « Introduction » à ce volume, Michel Collot nous révèle l’esprit qui l’a guidé dans ce projet. Il a décidé de rassembler ici quelques-unes de ses études comme témoignage du dialogue constant entre d’un côté son travail d’enseignant et de l’autre son activité de chercheur. Un échange mutuel a animé ces deux occupations et c’est ainsi que presque naturellement certains de ses cours et séminaires ont donné lieu à des articles, des communications, des conférences.
Les études réunies ici portent sur des classiques des xixe et xxe siècles particulièrement chers à M. Collot : les fondements de la modernité poétique le long d’un parcours à travers la poésie française de 1850 à 1960. Selon la conviction de notre enseignant-chercheur, la poésie d’aujourd’hui peut trouver des sources d’inspiration chez ces classiques de la modernité, de Baudelaire à Ponge, comme l’annonce le sous-titre. 199Et il suggère à cet effet de tourner un regard renouvelé vers la tradition, un regard où les trois instances capitales dans toute expérience poétique – sujet, monde et langage – doivent garder une place privilégiée et interagir entre elles de façon harmonieuse.
Sur la base de ces prémisses, par ce livre, M. Collot nous offre un tour d’horizon de la poésie moderne, toujours fidèle aux points d’ancrage de sa méthode, à cet entrelacs du sujet, du monde et du langage, toujours fier d’avoir pu consacrer sa vie à ce qu’il a placé au plus haut : « la poésie, l’altérité, la réalité » (p. 264).
La Postface de Antonio Rodriguez, Professeur à l’Université de Lausanne et ancien élève de M. Collot, complète et enrichit ce livre-bilan de souvenirs personnels, réflexions, témoignages qui contribuent à éclaircir la pensée de ce spécialiste de la poésie moderne qui a fait de son « beau métier » (p. 7) l’âme de son existence.
Giovanna Devincenzo
*
* *
Jacques Prévert, détonations poétiques, sous la direction de Carole Aurouet et Marianne Simon-Oikawa, Paris, Classiques Garnier, 2019.
À l’occasion des quarante ans de la mort de Jacques Prévert, du 11 au 18 août 2017, le Centre culturel international de Cerisy-la-Salle a consacré à ce poète un colloque intitulé « Jacques Prévert, détonations poétiques » visant à renouveler le regard porté sur ce personnage.
Sous la direction de Carole Aurouet et Marianne Simon-Oikawa, ces rencontres étalées sur une semaine ont été un moment fructueux de confrontation collective autour d’une œuvre qui jouit d’une immense popularité, mais qui sous nombre d’aspects doit encore être découverte.
200Dans les classements des poètes préférés des Français, Jacques Prévert est en tête. Paroles reste son recueil poétique le plus traduit et le plus vendu. Mais il y a des failles à combler. Cet auteur demeure en effet méconnu sous plusieurs points de vue. « Un profond décalage existe entre son œuvre réelle, et l’image que la postérité en garde » (p. 12). Sur la base de ces constats, ce collectif se veut éclectique et entend esquisser un portrait de Prévert plus complet et plus juste, tenant compte de la multiplicité de ses intérêts.
Des spécialistes provenant de divers pays et travaillant dans divers domaines, non seulement universitaires, abordent dans les contributions rassemblées dans cette publication, les différentes facettes d’une œuvre protéiforme : le cinéma (les scénarios de Prévert sont de plus en plus connus grâce aux travaux de Carole Aurouet), la chanson, la photographie, les collages, le livre d’art, les collaborations artistiques et la poésie bien évidemment. Dans une optique transdisciplinaire et avec l’ambition de rendre une vision d’ensemble, ces réflexions contribuent à dévoiler des aspects de l’œuvre de cet auteur qui sont passés sous silence et qui pourtant, dans le monde où nous vivons, gardent une force criante. À côté des textes doux et rêveurs, on trouve chez Prévert une « poésie-action », une écriture engagée qui a une puissance singulière et dont la prise en compte peut apporter des éclaircissements précieux à la relecture d’un corpus littéraire et artistique d’une richesse inouïe. Cette opération est entamée néanmoins sans prétendre à l’exhaustivité et dans la pleine conscience que ce volume n’a fait qu’ouvrir la voie à la nécessité d’un renouvellement de l’« appréhension » de l’œuvre de Prévert de la part du public.
Giovanna Devincenzo
201*
* *
Seiji Marukawa, Poésie, savoir, pensée : huit études. Essai, Paris, Librairie Éditions tituli, 2015.
Comme le déclare l’auteur lui-même en donnant la liste des références, les articles réunis dans ce volume ont paru sous une forme légèrement différente dans des revues ou mélanges, exception faite pour l’étude sur Michel Deguy (p. 157) ainsi que pour la partie concernant Giovanni Bellini dans l’essai sur Yves Bonnefoy (p. 253).
Seiji Marukawa se propose d’analyser un corpus de cinq poètes : Philippe Jaccottet, André du Bouchet, Jacques Dupin, Michel Deguy et Yves Bonnefoy. Et il esquisse dans l’introduction ponctuelle qui ouvre le volume non seulement le parcours qu’il va suivre, mais aussi les principes qui l’ont guidé.
Rappelant ce que Marcel Raymond déclarait en 1939, au début de son De Baudelaire au surréalisme, à l’égard de la poésie, la définissant comme « je ne sais quel moyen irrégulier de connaissance métaphysique » (Paris, Corti, 1985, p. 11), l’auteur explique le choix du titre de ce volume. La poésie « peut avoir affaire au fond, mais moins au vieux fond métaphysique qu’au fond du cœur » (p. 12), ce qui en justifie le lien avec le savoir à la foi philosophique, religieux ou mystique.
Sur la base de ces prémisses, la réflexion de S. Marukawa s’égrène au fil des huit études dont se compose l’ouvrage et se développe à l’enseigne de « l’invalidation de l’échelle métaphysique » (p. 17). Il est temps que la poésie se mette en question et qu’elle dépasse les entraves de l’effusion lyrique, par le biais d’un pont vers l’extérieur. Les trois séquences de cette analyse s’arrêtent chacune sur un aspect spécifique : de la conception du langage poétique aux rapports avec les arts plastiques, jusqu’à la rencontre avec la culture japonaise dans les cas de Philippe Jaccottet et de Jacques Dupin.
L’ouvrage fournit aussi un cahier central où sont reproduites des œuvres de Alberto Giacometti, Eduardo Chillida, Piero della Francesca et Giovanni Bellini.
202Riche en suggestions, ce volume peut contribuer de manière significative à replacer la poésie dans le cadre controversé de la culture mondialisée.
Giovanna Devincenzo
*
* *
Philippe Jaccottet : poésie et altérité, sous la direction de Michèle Finck et Patrick Werly, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2018.
Composé de quatre parties (Approches de l’altérité ; Paysages et lieux, accès à une altérité ; Interlocuteurs : poètes français et étrangers ; Interlocuteurs : peintres et musiciens), l’ouvrage commence par une Ouverture de Michèle Finck qui envisage la poésie de Jaccottet en termes d’« obstination d’un ton tendu vers l’autre ».
Les interventions contenues dans cet ouvrage soulignent toutes en effet la disposition empathique du sujet écrivant : elles démontrent l’ouverture à autrui si ce n’est l’accueil de l’altérité et, dans cette optique, concluent que l’Autre habite et abrite la poésie de Jaccottet. Auteur, lecteur et traducteur à l’écoute du monde, Jaccottet « parle l’autre » : le mouvement de tension vers l’autre (principe d’altérité) l’emportant toujours sur le mouvement de repli sur soi (principe de solitude). Tout comme les poètes de sa génération, Jaccottet considère la poésie comme « sortie de soi », « ouverture à l’autre » (cf. Eugène Guillevic, Yves Bonnefoy, Michel Deguy pour n’en citer que trois). Il écrit par et pour l’autre, pratiquant ainsi une sorte de « poétique du miroitement » tout comme l’a exprimé le poète russe Ossip Mandelstam dans sa formule : « pas de lyrisme sans dialogue ».
Tout au long de ce collectif, la question de l’altérité est abordée sous plusieurs points de vue, dans le sens large : ce-qui-est-« autre », voire 203l’autre d’un « même ». Et ce dans des situations de l’existence telles que l’amour, le deuil, le voyage, la promenade, l’expérience esthétique de l’art, l’expérience mystique, la relation au cosmos, au lieu, au paysage, à l’homme, à l’animal, au monde végétal, aux couleurs, aux objets. Des études très ponctuelles y figurant mettent en évidence que la structure fragmentaire de la production de Jaccottet relève de la relation à l’autre et se caractérise par des bribes, des micro-récits, des ébauches d’essais, des fulgurances, des révélations, des intuitions, des rêveries, des réflexions metapoétiques qui vont de la quête d’une définition de la poésie à l’interrogation sur la valeur du mot et sur le sens de la nomination (p. 65). D’autres analyses très intéressantes sont consacrées au ‘dialogue’ entre Jaccottet et Pétrarque, Baudelaire, Mallarmé, Hölderlin et Rilke, ainsi qu’au ‘dialogue’ entre Jaccottet et les peintres et musiciens ; le regard et l’écoute y sont présentés comme une ouverture vers l’altérité voire comme outils d’interrelation. Dans cette perspective, une très belle étude est consacrée à la riche correspondance entre Jaccottet et Ungaretti et tout précisément à l’écoute de la « recherche du chant » commune aux deux poètes. L’ouvrage est enrichi par un précieux fac-similé de l’un des états de travail, daté de 1969, d’un poème paru dans Leçons en 1977 et dont le tapuscrit raturé par l’auteur appartient au Fonds Philippe Jaccottet de la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne.
À une époque où l’homme risque de vivre de plus en plus comme une ‘monade sans fenêtres’, ce collectif démontre l’importance de l’ouverture et promeut l’accueil.
Pas de poésie « après Auschwitz » (cf. Adorno) et après le 11 septembre ? Au contraire, cet ouvrage invite à plus de poésie que jamais pour peu que celle-ci soit avant tout « obstination d’un ton tendu vers l’autre ».
Le poème va vers l’autre et a besoin de cet autre : il le recherche et se promet à lui. Le poème, suggère Jaccottet, est une bouteille jetée à la mer et abandonnée à l’espoir qui pourra être recueillie sur la plage du cœur.
Marcella Leopizzi
Université du Salente – Lecce
204*
* *
Cahiers de l ’ Association Les Amis de Milosz, n. 55, Paris, L’Harmattan, 2016.
Introduit par une présentation d’Olivier Piveteau et divisé en deux parties, Oscar Milosz, source d’inspiration et Chroniques, ce cinquante-cinquième numéro des Cahiers de l’Association Les Amis de Milosz est consacré à la réception actuelle de l’œuvre d’Oscar Milosz.
Ce numéro offre, entre autres, un intéressant entretien avec Pranas Gailius, une importante étude inédite de Jean-Luc Moreau sur la relation entre mysticisme et scepticisme chez Milosz, un riche compte rendu d’un entretien de Janine Kohler (publié à Vilnius à titre posthume par Giedrė Pranaitytė) et plusieurs chroniques concernant les événements auxquels se sont associés les Amis de Milosz pendant ces dernières années – y compris les festivités qui ont marqué en 2016 l’année du cinquantenaire de l’association des Amis de Milosz.
Cette livraison prouve que Milosz continue d’être une prodigieuse source d’inspiration pour les artistes et les écrivains. Des poètes (Arturo Cambours Ocampo, Gérard Engelbach, Delphine Durand), des romanciers-nouvellistes-essayistes (Antonio Costa Gómez, Jean-Luc Moreau, Georges-Olivier Châteaureynaud, Hubert Haddad, François Saintonge), le peintre Pranas Gailius et le sculpteur Klaudijus Púdymas reconnaissent en Milosz une source féconde voire un modèle.
Les contributions recueillies dans cette publication suggèrent de « goûter la poésie de Milosz comme une liqueur jamais distillée » (p. 35). Auteur humble et discret, inlassable artisan du vers, dont l’écriture fulgurante et contemplative se rapproche parfois du mysticisme, Milosz travaille, en effet, dans et par son œuvre à une incessante exploration de soi, la poésie étant pour lui un « râle ontologique de l’être étrangement libérateur » (p. 84). Sa réflexion de type métaphysique développée entre relativisme et scepticisme s’ouvre ainsi sur une poésie de l’exil qui cherche à réconcilier nature, culture et foi via l’espérance et la grâce.
Poésie d’émotion, de nostalgie (nostalgie de l’enfance et du temps enfui) et de méditation, la poésie de Milosz ne sera pas ‘ignorée’ par le lecteur et la communauté scientifique. Immense poète francophone, qui 205dans sa carrière d’écrivain a mis en valeur la culture lituanienne et a marqué la fin du xixe siècle et le début du xxe siècle à l’instar de Paul Claudel, de Patrice de la Tour du Pin et de Jean El Mouhoub Amrouche, Milosz trouvera progressivement l’audience qui lui est due.
Il faut savoir gré aux Amis de Milosz pour leur travail, pour leurs publications, pour ces cahiers qui favorisent le rayonnement de l’œuvre de Milosz et en perpétuent la mémoire, ainsi que pour leur éminente contribution à une meilleure connaissance de la Lituanie en France.
Marcella Leopizzi
*
* *
Jean-PaulGiraud, Y a-t-il des mots pour parler poésie ? Essais, préface de Jean Joubert, Paris, Édinter, 2013, « Essais ».
Un livre que tout le monde devrait lire, ou au moins utiliser dans ses lectures et ses recherches : enseignants, étudiants, amateurs de poésie et de littérature, large public aimant la culture soi-disant générale.
C’est la somme d’articles publiés dans des revues, mais toujours avec le même chemin à suivre : défense et illustration de la poésie, ainsi que j’intitule mon livre qui vient de paraître chez L’Harmattan, dans la collection « L’Orizzonte », que je codirige avec Encarnación Medina Arjona et Giovanni Dotoli.
C’est un texte-bilan et un livre de théorie et d’esthétique poétiques : vingt années de lectures, « sous des angles divers » (p. 7). D’où le portrait d’un large groupe de poètes de notre temps et presque une situation de la poésie française aujourd’hui. Théorie et pratique se marient. Écriture et lecture, invention de la parole et amour pour elle.
Comme autrefois, l’essayiste s’identifie avec l’écrivain et le lecteur. La poésie apparaît l’énième fois comme indéfinissable. C’est pourquoi 206l’auteur parle de l’origine du poème, des étapes de la création, du rôle de l’émotion, de l’image, de l’autobiographie, de la relation avec le monde, et bien sûr de celle de la critique.
De temps à autre, la linguistique apparaît, mais jamais avec ses règles trop strictes qui ne font pas respirer, mais avec ses ouvertures sur les secrets du vers ou de la ligne. La véritable linguistique ne dissèque pas, mais enrichit la lecture critique.
Nous sommes face à un livre concret et vivant, qui suit toujours le juste équilibre de la lecture. Le langage garde son importance, sans jamais opprimer la poésie. En plus, avec un humour rare dans ce type d’ouvrage. Tout se tient : les mots du poème, le sens et le non-sens, grammaire et poésie, la description, la citation, l’intertexte, la modernité, l’image, le fragment, le poème en prose, l’engagement du poète, la lecture.
C’est un livre que toutes les bibliothèques devraient acheter (préface, p. 10).
Mario Selvaggio
Université de Cagliari
*
* *
Arnaud Bernadet, La phrase continuée. Variations sur un trope théorique, Paris, Classiques Garnier, 2019, « Théorie de la littérature ».
Ce livre ne traite pas de la phrase traditionnelle, malgré son titre. En effet, ce titre revient d’une citation fondamentale de Stéphane Mallarmé, qui dans sa préface à Un Coup de Dés jamais n’abolira le Hasard, parle d’« une phrase capitale introduite dès le titre et continuée », qui s’organise par « arrêts fragmentaires », selon « la mobilité de l’écrit » (Œuvres complètes, par Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1998, p. 391).
207Ce sont des affirmations capitales, qui ouvrent toute l’histoire de la poésie française de l’avenir. La syntaxe n’est plus la même – à partir de 1909, on dira ouvertement qu’il faut la détruire. Ce sont les motifs, les directions, l’intonation et l’émission qui comptent.
L’oralité et la visualité auront leur fonction immense, grâce au nouveau rôle des blancs et du rythme – à lire Henri Meschonnic. La phrase s’invente au fur et à mesure. Sa continuité est dans le changement et dans le fragment.
Ce n’est plus uniquement un problème de construction et d’extension, mais de nouvelle catégorie de la poésie. L’expérimentation est la connotation de la phrase de la poésie.
Ainsi, c’est le sujet, le poète, le créateur, qui assument toute l’énergie du texte. Le processus de la phrase dépend de l’individu. À chaque poète sa phrase. Question de phénomène artistique. Plus que de phrase, comme dans la musique, il faut parler de phrasé.
Nous sommes face à une « catégorie particulière d’une poétique et non seulement [à une] une catégorie de la langue ». C’est en somme une phrase temporelle, momentanée, individuelle, autre, faisant partie de l’art et non pas de la grammaire.
Pour analyser la poésie des deux derniers siècles, il faut partir du phrasé de chaque écrivain. Ce livre exceptionnel le prouve par l’analyse de la phrase dans la poésie de Laforgue, Corbière, Verlaine, Péguy, Saint-John Perse et Supervielle. Deux cents ans de création littéraire, qui vont marquer à jamais la poésie. L’unité syntaxique perd sa valeur. Marc Wilmet se demande justement : « Dans le continuum qu’est la langue et sur le plan horizontal, où commence et où finit la phrase ? » (Grammaire critique du français, Paris/Louvain-La-Neuve, Hachette supérieur/Duculot, 1998, 2e édition, p. 443).
« Le phrasé est le lieu d’une signature en train de s’inventer » (p. 155). La poésie va s’inventer au fur et à mesure. Émile Benveniste est l’un des premiers à le découvrir. « L’identité du sujet » (p. 17) joue le rôle principal de la nouvelle poésie.
C’est un livre qui ouvre de grandes perspectives de recherches. Absolument à étudier, avant d’entreprendre une étude sur la poésie de notre temps.
Mario Selvaggio
- Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
- ISBN : 978-2-406-10066-9
- EAN : 9782406100669
- ISSN : 2555-0241
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10066-9.p.0167
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 27/01/2020
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français