Comptes rendus
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d’Histoire littéraire de la France
4 – 2019, 119e année - n° 4. varia - Pages: 959 to 1012
- Journal: Journal of French Literary History
COMPTES RENDUS
À compter de 2008, les comptes rendus d’ouvrages collectifs (actes de colloque, mélanges, etc.) sont mis en ligne par la RHLF sur le site Internet de la SHLF (www.srhlf.com), où ils sont indexés et restent accessibles de façon pérenne. Ont été ainsi mis en ligne ce trimestre les recensions des ouvrages suivants :
Miroirs de Charles IX. Images, imaginaires, symbolique. Sous la direction de Luisa Capodieci, Estelle Leutrat et Rebecca Zorach. Genève, Droz, « Travaux d’humanisme et de Renaissance », 2018. Un vol. de 288 p. (Paul-Victor Desarbres)
Anatomie d ’ une anatomie. Nouvelles Recherches sur les blasons anatomiques du corps féminin. Éd. Julien Gœury et Thomas Hunkeler. Genève, Droz, « Cahiers d’Humanisme et Renaissance », no 20, 2018. Un vol. de 744 p. (Jérémie Bichüe)
La Permission et la Sanction. Théories légales et pratiques du théâtre ( xiv e - xvii e siècle). Sous la direction de Marie Bouhaïk-Gironès, Jelle Koopmans et Katell Lavéant. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2017. Un vol. de 356 p. (François Lecercle)
L ’ État en scènes. Théâtres, opéras, salles de spectacles du xvi e au xix e siècle. Aspects historiques, politiques et juridiques. Sous la direction de Robert Carvais et Cédric Glineur. Amiens, Ceprisca, « Colloques », 2018. Un vol. de 458 p. (François Lecercle)
Les Plaisirs de l ’ Arsenal. Poésie, musique, danse et érudition au xvii e et au xviii e siècle. Sous la direction d’Élise Dutray-Lecoin, Martine Lefèvre et Danielle Muzerelle. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2018. Un vol. de 742 p. (Ioana Galleron)
L ’ Année stendhalienne, no 17. Le xviiie siècle de Stendhal, ruptures et continuités. Textes réunis, édités et présentés par Cécile Meynard. Paris, Honoré Champion, 2018. Un vol. de 360 p. (Maxime Triquenaux)
Lire Zola au xxi e siècle. Sous la direction d’Aurélie Barjonet et de Jean-Sébastien Macke. Paris, Classiques Garnier, « Colloques de Cerisy », 2018. Un vol. de 470 p. (Anna Orset)
960Romain Gary, une voix dans le siècle. Sous la direction de Julien Roumette, Alain Schaffner et Anne Simon. Paris, Honoré Champion, « Littérature de Notre Siècle », 2018. Un vol. de 239 p. (Jonathan Barkate)
Figures du dandysme. Sous la direction d’Anne-Isabelle François, Edyta Kociubinska, Gilbert Pham-Thanh et Pierre Zobermann. Peter Lang, « Études de Littérature, Linguistique et Art », 2017. Un vol. de 206 p. (Henriette Levillain)
Ausencias y espejismos. Francofonia Literaria. Sous la direction de Laura López Morales. México, Fondo de Cultura Económica, 2017. Un vol. de 599 p. (Thomas Barège)
Étienne Pasquier,Ordonnances Generalles d’Amour. Édition de Jean-Pierre Dupouy. Paris, Classiques Garnier, « Textes de la Renaissance », 2018. Un vol. de 195 p.
Jean-Pierre Dupouy procure ici l’édition critique d’un opuscule fort original, peu connu, qui fut publié anonyme à trois reprises en 1565 et 1574 et dont, dès 1586, dans la première édition de ses Lettres en dix livres, Pasquier assuma néanmoins la paternité. J.-P. Dupouy qui a contribué à l’édition des Recherches de la France (Paris, Champion, 1996), édité Les Jeuspoétiques (Paris, Champion, 2001) et publié de nombreuses études sur Pasquier, connaît bien cet auteur touche-à-tout, amateur de jeux littéraires de société, à la plume bigarrée et volontiers ludique. Une riche introduction présente le dossier de l’œuvre, à commencer par les trois éditions parues du vivant de l’auteur au nombre desquelles deux de 1574 à des adresses supposées qu’hélas on ne peut décrypter, suivies d’abord par une posthume (Paris, Jean Sara, 1618) peut-être revue par l’auteur soucieux en ses dernières années de préparer l’édition à venir de ses œuvres, puis au xixe siècle par deux rééditions dans des collections dues à deux amateurs, Louis-Aimé Martin (Les Joyeusetez, Facecies et Folastres Imaginations de Caresme prenant, Gautier Garguille […], Paris, Techener, 1833, vol. XIV) et Édouard Fournier (Variétés historiques et littéraires, Paris, P. Jannet, 1855, vol. II). J.-P. Dupouy a choisi de donner le texte de l’une des deux éditions de 1574 (En Anvers, Par Pierre Urbert, in-8o de 15 feuillets) : sans doute parce qu’elle présente quelques modernisations par rapport à la première édition qui porte elle aussi une adresse fantaisiste (à Vallezergues, sans date) dissimulant, d’après La Croix du Maine, le libraire et imprimeur manceau Jérôme Olivier ; et parce que l’édition posthume, adaptée pour le nouveau public de 1614, est amputée des derniers articles et de la formule d’enregistrement (voir les variantes p. 133-135).
La lecture de ces Ordonnances Generalles dont l’édition proprement dite occupe le tiers central de l’ouvrage, requiert bien des explications préalables et des commentaires. J. P. Dupouy a rassemblé, dans son introduction (p. 7-75), dans les annexes (p. 137-179) et dans sa copieuse annotation en bas de page, tous les renseignements et les pièces nécessaires pour interpréter le texte et saisir les intentions de son auteur, à commencer par l’histoire des éditions de l’origine à nos jours, histoire qui est aussi celle de la réception et de la revendication de paternité : voir la lettre à Guillaume de Marillac éditée ici p. 137-142 où Pasquier narre à son ami les circonstances de rédaction. J. P. Dupouy démontre, preuves à l’appui (p. 26-37 avec des rapprochements fort convaincants, et annexe III p. 153-174), comment Pasquier s’est amusé à pasticher le modèle de l’ordonnance royale dite de réformation (surtout celle d’Orléans de 1561) avec ses injonctions et prohibitions, 961pour s’inscrire dans la tradition basochienne qu’illustrait déjà, par exemple, Le faict desmasques de 1528 attribué à Gilles d’Aurigny. L’éditeur identifie ainsi, derrière le burlesque du langage, des allusions aux questions familières aux juristes du temps sur l’obligation de résidence des ecclésiatiques, sur les épices, les jeux, le luxe, la monnaie, la danse, et discerne également entre les lignes l’affirmation du rôle modérateur du Parlement et une réflexion sur l’arbitraire de la loi. Car Érasme et Rabelais informent en arrière-plan l’inspiration comme la lecture. Tout aussi transparentes, aux yeux du lecteur averti de l’époque, ces allusions ou équivoques que l’éditeur avoue n’avoir pu toutes décrypter, mais qui permettent de voir dans ces Ordonnances Generalles « une codification des relations amoureuses prenant le contrepied de tous les règlements moralistes habituels », une sorte de Thélème sans le projet philosophique, voire « les règles de fonctionnement d’une maison de prostitution […] formulées dans le style de la Chancellerie de la monarchie française pastichée de manière à faire entendre des équivoques licencieuses » (p. 21-22). Ce divertissement destiné à ses confrères juristes « seuls à même de déceler les sous-entendus grivois cachés dans les formes du discours qu’ils pratiquent ordinairement et d’apprécier l’humour provenant du décalage entre le sérieux des apparences et le contenu licencieux qu’elles dissimulent » fait, comme le démontre J.-P. Dupouy, écho au Monophile (1554) ainsi qu’au Pourparler de la loy rédigé sans doute dans les années 1560, et trouve son prolongement dans les Recherches de la France. Les Ordonnances Generalles s’inscrivent surtout dans deux longues traditions nationales, d’une part l’éloge du désir sexuel lu dans le Roman de la rose de Jean de Meung, puis dans la Concorde des deux langages de Lemaire de Belges ; d’autre part l’esprit de la basoche illustré par Martial d’Auvergne, les gloses de Benoît Le Court, ou Guillaume Coquillart, et qu’on retrouve plus tard dans les Bigarrures de Tabourot (voir l’analyse de cette filiation et ces analogies p. 51-56, 59-72). Une bibliographie des ouvrages et études utilisés pour sa réalisation, un « index des mots et expressions expliqués » dans l’abondante annotation et un index nominum concluent cette édition exemplaire qui, offrant les matériaux utiles à leur meilleure appréciation, ravive notre curiosité pour ces joyeusetés que les Louis-Aimé Martin, Pierre Jannet ou Édouard Fournier aimaient ressusciter.
Catherine Magnien-Simonin
Michel de L ’ Hospital, Carmina III. Édition et traduction par David Amherdt et Laure Chappuis Sandoz. Coordination éditoriale de Perrine Galand et Loris Petris. Avec Christian Guerra et Ruth Stawarz-Luginbühl. Genève, Droz, « Travaux d’Humanisme et Renaissance », 2018. Un vol. de 381 p.
Ce volume est le troisième du projet lancé par Perrine Galand et Loris Petris en 2014 pour fournir aux Carmina de Michel de L’Hospital une nouvelle traduction et édition critique. Les Sermones seu Epistolae, nom sous lequel les Carmina ont été initialement connus, n’étaient auparavant disponibles que dans l’édition Dufey de 1824-1825 et la traduction française de Bandy de Nalèche de 1857, toutes deux établies à partir de l’édition princeps de 1585, longtemps considérée comme la plus fiable, mais en réalité incomplète. Reprenant les principes éditoriaux mis en place par Perrine Galand et Loris Petris, David Amherdt et Laure Chappuis Sandoz établissent leur traduction à partir du manuscrit autographe Dupuy 901, des 962plaquettes éditées du vivant de l’auteur et, lorsque ces deux sources font défaut, de la troisième édition des Carmina, que Pierre Vlaming établit en 1732à partir des manuscrits. Outre les leçons des trois textes de référence, sont signalées sous le texte latin les variantes des deux premières éditions (1585 et 1592) ainsi que celles de l’exemplaire annoté de l’Université de Gand. C’est dire si le texte mis à notre disposition constitue la version la plus complète et la plus correcte des Carmina, au perfectionnement desquels Michel de L’Hospital a apporté tant de soin.
Les stiques de David Amherdt et Laure Chappuis Sandoz donnent une idée précise de la fluidité des hexamètres latins ainsi que du style conversationnel propre au genre de l’épître, que Michel de L’Hospital rattache au sermo (III, 8), dans la lignée des préceptes développés par Érasme dans l’Opus de conscribendis epistolis. Chaque épître est suivie d’un commentaire détaillé, comprenant tout d’abord une « présentation » précisant la datation possible du texte, son plan, et le contexte entourant sa rédaction, deuxièmement une « analyse » mettant en valeur la tradition (rhétorique, poétique, thématique) dans laquelle s’inscrit l’épître, enfin un « commentaire » éclairant vers à vers les subtilités du texte de Michel de L’Hospital.
Grâce à cet immense travail de traduction et d’analyse du texte, le troisième volume des Carmina enrichit grandement notre compréhension des écrits poétiques du juriste. Tout comme les pièces précédemment publiées, les dix-huit épîtres de ce volume mêlent à l’évocation de circonstances particulières des réflexions éthiques et métapoétiques construisant un èthos de magistrat humble et intègre. Si le livre II contenait plusieurs pièces satiriques dénonçant la corruption morale du monde judiciaire, le livre III déploie plutôt les thèmes de l’amitié et de la douceur domestique – on peut songer notamment à la fameuse épître 2, qui fait l’apologie de l’allaitement – et célèbre en outre, dans la tradition horatienne, les plaisirs paisibles de la campagne. Enfin, tandis que les deux premiers volumes des Carmina mettaient surtout en relief l’ascension politique de Michel de L’Hospital, le livre III nous donne pour la première fois un aperçu de sa chute, grâce à l’épître 13 à Barthélemy Faye.
Le volume est complété par un index ainsi que par une introduction retraçant la chronologie des textes et donnant un bref aperçu des thèmes principaux du livre. S’il était inutile d’exposer de nouveau les principes présidant à l’établissement du texte, on regrettera toutefois que l’ordre des épîtres du livre III n’ait pas été soumis à la même analyse que celui des deux premiers volumes : quoiqu’elle ne soit pas le fait de Michel de L’Hospital mais des éditeurs de l’editio princeps, cette dispositio produit des effets de sens qu’il aurait été intéressant d’interroger. Malgré cela, le volume III confirme à la fois la qualité du projet d’édition dans lequel il s’inscrit et l’intérêt que présentent les écrits poétiques de Michel de L’Hospital, qui manie avec beaucoup d’aisance les principes épistolographiques érasmiens pour les mettre au service de « l’évangélisme civil » si justement théorisé par Loris Petris dans La Plume et la Tribune.
Pauline Dorio
Scévole de Sainte-Marthe, Œuvres complètes. Tome VI. Gallorum doctrina illustrium […] Elogia. Édité par Jean Brunel. Genève, Droz, « Textes littéraires français », 2018. Un vol. de 712 p.
Jean Brunel livre l’avant-dernier tome de sa belle édition des Œuvres complètes de Scévole de Sainte-Marthe. Ce tome VI est entièrement consacré aux Elogia, 963œuvre la plus célèbre de l’auteur, parue pour la première fois en 1598. Elle s’inscrit dans une période où se développent les éloges des savants, qu’ils soient en latin – Jean Brunel mentionne notamment les recueils de Paul Jove et de Papire Masson – ou en français – les Vies d’« illustres » d’André Thevet et d’Antoine Du Verdier. Il n’est donc pas étonnant que Sainte-Marthe, qui jouait un rôle essentiel dans la République des Lettres – par sa production en latin et en français, déjà abondante en 1598 (rassemblée dans les tomes I à V de la présente édition), ainsi que par les relations qu’il entretenait avec de nombreux savants, qu’attestent sa correspondance (qui sera présentée dans le tome VII) et les poèmes insérés dans les ouvrages de ses contemporains ou dans des tombeaux –, se soit adonné à l’exercice. Cette connaissance intime du milieu qu’il célébrait, qui perce à plusieurs reprises dans les Elogia, évite précisément à ceux-ci « d’être un simple catalogue d’épitaphes » (J. Brunel).
Le choix de reproduire dans l’ordre chronologique les recueils successifs (le recueil primitif de 1598, le second livre du recueil paru en 1602, les publications de 1606, de 1616 et de 1630) donne à voir la construction progressive de l’œuvre : l’amplification d’édition en édition (qui fait passer le nombre d’éloges de 63 à 137), la réorganisation des textes pour conserver le classement suivant l’ordre des décès, les additions, suppressions et modifications enfin. Il est intéressant de percevoir, dans l’étude des strates du texte, le souci de précision de Sainte-Marthe (certains « lieux », notamment la descendance, sont étoffés) et l’affirmation des convictions de l’auteur, qui amplifie, par exemple, le plaidoyer en faveur de Jacques Amyot, en soulignant sa fidélité au roi, ou la description de l’extrême violence subie par Pierre Ramus, assassiné lors des massacres de la Saint-Barthélémy.
Un autre apport de cette édition est la nouvelle traduction du texte. Celle de Guillaume Colletet constituait la référence depuis sa parution en 1644. La traduction proposée par Jean Brunel, qui s’efforce de rester au plus près du texte latin, restitue l’éloquence oratoire de Sainte-Marthe, dépouillée des amplifications et transformations opérées par Colletet.
Enfin, plusieurs index (géographique, historique, des noms de personnes, des imprimeurs et des libraires, des institutions) facilitent la consultation de l’ouvrage et multiplient les points d’entrée dans le texte.
Nous ne pouvons qu’exprimer notre gratitude à Jean Brunel pour avoir offert des Elogia, de leur élaboration et de leur écriture, une image fidèle et précise, et avoir ainsi donné une nouvelle publicité à ce tableau exceptionnel des acteurs de la vie culturelle, politique, diplomatique et militaire du xvie siècle.
Élodie Bénard
Claude Favre de Vaugelas, Remarques sur la langue françoise. Édition critique par Wendy Ayres-Bennett. Paris, Classiques Garnier, « Descriptions et théories de la langue française », 2018. Un vol. de 940 p.
Quiconque s’intéresse à Vaugelas connaît les travaux de Wendy Ayres-Benett, lesquels ont largement contribué à préciser la place qui doit lui revenir non seulement dans l’histoire du français mais aussi dans l’histoire des grammaires. L’édition critique des Remarques par cette spécialiste était donc attendue. L’auteure présente 964son ouvrage comme un « complément » à l’édition de Zygmunt Marzys, parue en 2009, « notamment par son approche centrée sur l’analyse linguistique ». En réalité, Wendy Ayres-Benett nous apporte bien plus : elle nous convie en quelque sorte dans l’atelier de Vaugelas.
L’ouvrage s’ouvre sur une importante introduction. On découvre d’abord l’homme, oublié parfois derrière le monument que constitue son œuvre. Ces détails biographiques ne sont pas insignifiants. Au contraire, ils aident à mieux cerner l’esprit dans lequel s’élaborent les Remarques. La modestie et la fragilité du personnage, « timide, déférent et assez crédule », criblé de dettes et multipliant les infortunes, contribuent à asseoir l’idée d’un Vaugelas non dogmatique face à la langue, attentif à ceux qui la pratiquent, bien loin de la figure rigide de l’académicien. De Vaugelas, la postérité retient trop souvent le modèle prescriptif, sa définition du bon usage, ses recommandations pour une « communication réussie ». Wendy Ayres-Benett met en évidence sa sensibilité à la variation et la « dimension plutôt sociolinguistique de son ouvrage ».
L’étude de la genèse de l’œuvre est particulièrement stimulante. Fondée sur la comparaison du texte de 1647 avec le manuscrit conservé à l’Arsenal, elle nous montre comment travaille Vaugelas, comment au fil des années que dure la rédaction de l’œuvre, il enregistre l’usage et ses changements, et comment il évolue lui-même face aux faits qu’il étudie. Le manuscrit de l’Arsenal, patient assemblage de commentaires sur la langue, dont la partie centrale aurait été rédigée dans les années 1630, est un véritable « document de travail », gardant la trace des doutes et des hésitations. Rien de dogmatique, ni de figé, mais une œuvre vivante, en perpétuelle mutation qui manifeste « le même esprit de perfectionnisme qui avait empêché [Vaugelas] de faire publier sa traduction de Quinte-Curce ». Du manuscrit à la version publiée, se dessine progressivement le projet de l’auteur. Il ne s’agit parfois que d’ajustements : Vaugelas améliore le style, approfondit ses idées, nuance et assouplit son jugement. Mais la comparaison des textes manifeste surtout des « différences radicales » : 255 remarques manuscrites ne figurent pas dans l’édition de 1647 (le « rebut » sera la matière des Nouvelles Remarques publiées par L. A. Alemand en 1690, d’autres resteront inédites) ; inversement un tiers des remarques publiées en 1647 ne figurent pas dans le manuscrit, qui ne comporte ni la préface, ni l’index. Wendy Ayres-Benett avance plusieurs hypothèses pour expliquer ces abandons et ces ajouts. Ils manifestent l’évolution des idées linguistiques de l’auteur : il révise sa position face à l’usage, prenant conscience de mutations récentes ou d’erreurs d’appréciation de sa part. Il élargit son champ d’observation : le développement des remarques sur la prononciation montre son intérêt croissant pour la langue parlée. Le souci de son lectorat a pu aussi le conduire à éliminer des remarques jugées redondantes ou indignes de son public. Le style personnel de l’auteur change également : l’écriture évolue dans le sens de l’effacement et de l’atténuation. L’auteur adopte le ton neutre d’un témoin, porteur d’un discours collectif. Cet effort de « dépersonnalisation de l’énoncé », le langage « peu technique », tout répond aux caractéristiques du milieu au sein duquel les remarques s’élaborent et auquel elles sont adressées : les salons, les cercles mondains et courtois. Par commodité, mais aussi pour satisfaire le goût de ce public, Vaugelas rompt avec l’ordre alphabétique initialement adopté, et choisit l’agréable mélange que nous connaissons aujourd’hui. D’où la nécessité d’ajouter un index. Ce dernier est un peu plus qu’un outil de consultation. Wendy Ayres-Benett 965observe que par leur formulation certaines entrées confèrent à un point de détail un degré de généralité que la remarque elle-même ne prétend pas avoir.
Derrière la « négligence voulue » en matière de métalangage et d’exposition des idées, s’élabore une pensée cohérente sur la langue. Pensée que Wendy Ayres-Benett met en valeur dans l’analyse détaillée des remarques. L’étude de la syntaxe, « préoccupation centrale de l’ouvrage », repose ainsi sur un « ensemble de principes fondamentaux » : régularité des constructions grammaticales, « l’impératif de la netteté », clarté de chaque proposition indépendamment du contexte, l’importance d’un « marquage morphologique et syntaxique maximal », la linéarité ou la proximité des termes apparentés. L’ensemble traduit sa vision de l’échange linguistique : un interlocuteur « non coopératif » et « malveillant », vision fondée sur le contexte d’élaboration des remarques, celui de la vie mondaine et des salons. C’est ce contexte qui explique le succès de librairie des Remarques (l’annexe I donne une recension des éditions connues). L’habitude de voir en Vaugelas une référence incontournable conduirait à admettre ce succès comme une évidence. Le lecteur saura gré à Wendy Ayres-Benett d’en interroger les motifs et d’avancer des hypothèses probantes. Elle le met en relation avec la mobilité sociale : les nouveaux riches, les ambitieux voient dans les Remarques un « guide linguistique », qui leur offre des « indices nets sur l’acceptabilité de différents usages et de différentes innovations ».
À la richesse de l’introduction répond l’érudition des notes qui accompagnent le texte des Remarques. Elles délivrent trois types d’informations. Les plus importantes permettent de comparer le texte de 1647 avec le manuscrit de l’Arsenal, largement cité et présenté avec ses ratures. Viennent ensuite des observations confrontant les remarques à l’usage contemporain (au moyen de Frantext et des dictionnaires de la fin du xviie siècle) et aux sources de Vaugelas. Celles-ci ne sont pas toujours citées mais l’enquête systématique et érudite menée sur le manuscrit de l’Arsenal livre la plupart des références. Les notes comportent enfin un renvoi aux études et ouvrages relatifs aux points de langue abordés par l’auteur. L’ensemble annonce une bibliographie conséquente, dont on peut dire qu’elle constitue une mise au point aussi exhaustive que possible sur Vaugelas. Parmi les appendices, on notera tout particulièrement l’annexe III, qui dialogue efficacement avec l’introduction. Il s’agit d’une table qui recompose le discours selon les grands domaines de la grammaire (prononciation, orthographe, morphologie, syntaxe, lexique, style). Ce classement montre l’ampleur du champ couvert par Vaugelas dans ses remarques, et les domaines qu’il privilégie (le lexique et la syntaxe). Élaborée pour « s’appliquer à tous les volumes de remarques et en faciliter la comparaison », cette table est aussi très utile à ceux qui souhaitent confronter l’œuvre de Vaugelas aux grammaires qui en ont exploité la matière (pensons par exemple à Irson ou à Chiflet), qu’il s’agisse de mesurer plus exactement leur dette à son égard ou d’évaluer la qualité de leur témoignage.
Cette nouvelle édition des Remarques élargit donc notre connaissance sur Vaugelas, éloigne les derniers préjugés, et donne les moyens d’avancer vers une compréhension plus fine de sa démarche. Mais c’est aussi un moment de l’histoire de la langue et de l’histoire de la grammaire que Wendy Ayres-Benett nous aide à mieux appréhender à travers ce livre, ressource précieuse et désormais incontournable pour l’historien comme pour le curieux de la langue.
Cendrine Pagani-Naudet
966Stéphane Kerber, Anatomie de l’action dans le théâtre de Marivaux. Paris, Honoré Champion, « Les dix-huitièmes siècles », 2017. Un vol. de 650 p.
Stéphane Kerber se propose d’analyser le théâtre marivaudien du point de vue de l’action ; il fait appel à la notion d’« anatomie » car il souhaite privilégier une approche dynamique où l’œuvre du dramaturge est considérée comme un organisme à la fois cohérent et complexe. Ce faisant, il remet en question toute une tradition critique refusant à Marivaux le talent de constructeur d’intrigues ; en effet, on a plutôt coutume de voir en lui un virtuose du dialogue et du sentiment. Or Stéphane Kerber a l’intuition que l’action, envisagée dans la pluralité de ses acceptions, est un « moteur esthétique » chez cet auteur.
Pour mener une étude dramaturgique approfondie et aller contre cette réputation de mollesse dans la structure de ses pièces, il choisit un corpus original et restreint appartenant aux débuts de la production théâtrale de Marivaux : Annibal (1719), la seule tragédie du dramaturge, jugée atypique et incongrue et pouvant donc être considérée comme un contre-modèle tragique ; Arlequin poli par l’amour (1720), modèle italien merveilleux et comédie témoignant de la « préhistoire » du marivaudage ; et enfin L’Île des esclaves (1725), chef-d’œuvre reconnu, modèle utopique alliant pensée et jeu. La méthode revendiquée est celle des « Marges », définie par Jacques Derrida : l’ambition est « d’éclairer le cœur de l’œuvre par sa périphérie » en s’intéressant ainsi à la période de « germination » du génie marivaudien. Le souci de la clarté aboutit à cette focalisation qui n’est pas une occultation du reste de l’œuvre ; l’auteur s’appuie sur ces « trois expériences singulières de dramaturgie » pour en parcourir, au final, un très grand nombre, et montrer que la notion d’action innerve bien le théâtre de Marivaux dans son ensemble.
Stéphane Kerber organise son étude en trois parties s’appuyant sur ces trois pièces. Arlequin poli par l’amour lui donne l’occasion d’appréhender le fonctionnement de l’action en envisageant l’inconstance, le mélange des genres et l’instabilité du centre de gravité dramatique ; c’est-à-dire qu’il identifie comme moteurs de l’action, occultés par la doxa marivaudienne, les mouvements psychologiques dus à l’amour, l’hybridité générique et le traitement démocratique de l’action et des personnages s’accompagnant de la volonté chancelante du protagoniste. Quant à l’unique tragédie de Marivaux, Annibal, elle permet d’éclairer l’action dramaturgique de ses « comédies à éclats tragiques » que sont La Fausse Suivante (1725), Le Prince travesti (1726) et Le Triomphe de l’amour (1731). Plus généralement, selon S. Kerber, le tragique enrichit la pensée dramatique de Marivaux et laisse une trace certaine dans nombre de ses comédies ; pour le montrer, il analyse les caractéristiques de l’action tragique que l’écrivain intègre dans son système dramatique de comédie. Enfin, la troisième et dernière partie de l’ouvrage s’intéresse plus particulièrement à L’Île des esclaves tout en réfléchissant aussi aux deux autres utopies insulaires que sont L’Île de la raison (1727) et La Nouvelle Colonie (1729 pour la première version perdue et 1750 pour la deuxième version qui nous est parvenue). Il s’agit alors d’interroger le mode de construction de l’action dans ces dialogues d’idées et de voir comment s’articulent le farcesque et le philosophique, le drame et la pensée. Les notions de « conversation » et de « variation », inhérentes à la « problématique du jeu », permettent également d’étudier la façon dont s’élabore l’action marivaudienne.
967Au terme de son étude, l’auteur peut s’opposer à la critique traditionnelle qui, se fiant à une fausse impression, nie la présence d’action dans les pièces du dramaturge et qualifie son théâtre d’essentiellement psychologique et verbal. Il a bien prouvé la diversité et l’importance de l’action chez ce dramaturge expérimentateur qui renouvelle ce concept en explorant toutes ses nuances. Ainsi, l’action est souvent non pas absente mais indirecte et modulée. Stéphane Kerber propose donc ou de supprimer le concept éculé de « marivaudage » ou de le redéfinir, en le rattachant à l’action, et en reconnaissant à Marivaux une inventivité dans ce domaine et la capacité de réinventer l’esthétique dramatique, de constituer une « anatomie de l’action » singulière.
Nathalie Igouazi-Tatem
Richard Flamein, Voltaire à Ferney. Adresse à la postérité moderne (1758-2015). Paris, Classiques Garnier, « Enlightenment Europe », 2019. Un vol. de 409 p.
Sans compter un périodique annuel, l’ouvrage de R. Flamein n’est guère que le sixième à porter ce titre. « Encore un Voltaire à Ferney, donc ? » (p. 20). Aussi faut-il prêter attention au sous-titre qui énonce l’objet spécifique de cet essai : « Adresse à la postérité moderne (1758-2015). » Regrettant que « l’historiographie boude Voltaire », soumis à « la prédominance très nette des chercheurs en littérature » (p. 9 et p. 12), l’auteur adopte une optique historiographique pour étudier les modalités par lesquelles Voltaire, à compter de son implantation à Ferney, s’est attaché à passer à une postérité d’un type nouveau, caractéristique de la modernité. Il entend ainsi « cerner la façon dont se pose à un vivant du xviiie siècle la question de sa propre postérité et les stratégies qu’il est amené à déployer pour inscrire sa vie dans la mémoire des générations à venir » (p. 15).
Aussi l’essai s’attache-t-il à étudier le moment ferneysien de Voltaire, depuis sa première visite de la seigneurie en 1758 jusqu’au souvenir qu’a laissé dans les mémoires cette transplantation gessienne. Le choix est justifié tant il est vrai que « Voltaire se transforme à Ferney » où il devient le « jalon d’une sphère publique naissante » : « si la gloire se gagne à Paris, la postérité se construit lentement à Ferney ». L’analyse développe à cet effet un solide réseau de distinctions conceptuelles, discriminant, conformément au « langage des hommes du xviiie siècle », la simple « renommée », fondée sur « la vogue et le goût changeant du public […] et qui fait parler de soi, en bien ou en mal », la « célébrité », conduisant à estimer le sujet par « la dignité et l’éclat de son mérite », et la « postérité », dont le sujet aspire à « l’éternité » en parvenant à incarner le « génie » de son époque (p. 20-28). Si la gloire a « des ressorts trop humains », la postérité « relève d’un travail plus en profondeur », supposant de passer devant l’opinion publique l’épreuve d’une « nouvelle forme de Jugement Dernier » (p. 17), condition de l’éternité mémorielle. Et selon les travaux de N. Heinich, « la notoriété est une extension de la personne dans les réseaux de l’information, tandis que la postérité renvoie davantage à une extension dans le temps grâce aux supports d’information […] d’un auteur objectivé par une œuvre » (p. 14). Il ne fait aucun doute que Voltaire a recherché ces diverses formes de rayonnement et plus particulièrement la dernière, tout en faisant mine de la décliner dans son Dialogue de Pégase et du vieillard.
968Ces distinctions établies, l’auteur peut entrer en matière. Son propos consiste à rattacher les diverses formes d’activités de Voltaire à cette quête de la postérité. L’ensemble de l’activité du « Seigneur Patriarche » est passé en revue : l’immense ronde des visiteurs rapportant le moindre de ses travers, l’œuvre imprimé dont le rythme de publication s’amplifie, le corpus épistolaire et la correspondance avec les souverains, les réalisations urbanistiques, l’engagement en faveur de Calas et d’autres causes, le développement de l’industrie horlogère qui assure une « postérité entrepreneuriale », la rédaction d’une autobiographie, le décorum du château glorifiant le maître des lieux, que suivront l’édification de la « chambre du cœur » par Villette, la panthéonisation, la métamorphose du château en lieu de mémoire et la transformation de Voltaire en image d’Épinal, si ce n’est en carte postale et en objet publicitaire (le « Voltaire-Liebig » : p. 286-294 et 316). Ferney est ainsi un « nom-lieu », village à jamais uni à la mémoire de son démiurge. N. Flamein résume son propos en montrant que Voltaire, en explorant « toutes les déclinaisons de ses postérités possibles » (p. 94), s’est fait l’inventeur d’une postérité nouvelle, fondée non plus sur « un état de gloire lié à un talent exceptionnel » mais sur « l’utilité publique et les bienfaits du nouveau héros », « postérité vertueuse » plutôt que glorieuse (p. 92 et 190). Cette invention résulterait du passage des sociétés aristocratiques aux sociétés bourgeoises en devenir ou plus exactement, en ce qui concerne les « Lumières », au « ‘‘bourgeoisisme’’, toujours prompt à saisir les commodités de l’individualisme » (p. 20).
L’auteur prend au sérieux le titre de son ouvrage, allant jusqu’à retranscrire in extenso l’acte de vente, effectivement « inédit » (p. 281), du domaine de Ferney, cédé par Villette à Jacques-Louis de Budé le 18 avril 1785 (p. 317-340). On en corrigera cependant les erreurs (la « carte chronologique de la maison de bourdon » (p. 337 et 341) est évidemment celle des Bourbons, et l’on n’en tirera pas nécessairement les mêmes conclusions en ce qui concerne la permanence du mobilier. Fait plus décisif : le découpage chronologique affiché par le sous-titre n’est jamais explicité. Si « 1758 » correspond à l’arrivée de Voltaire à Ferney, on ne sait trop pourquoi l’année « 2015 » constitue le terminus ad quem de l’étude : est-ce une allusion aux attentats ayant endeuillé la France ? On déplorera les nombreuses coquilles et surtout les erreurs qui entament, ci et là, la crédibilité du propos. Ce n’est pas en « 1790 » mais en 1878 que Ferney adopte « définitivement » le nom de Ferney-Voltaire (p. 92) ; malgré son acquisition de Tournay, Voltaire n’a pu acquérir, malgré ses illusions, le « titre enviable de comte » (p. 78). L’« illustration 4 » annoncée à la page 79 a été oubliée : elle n’aurait en aucun cas pu établir que le territoire de Ferney bordait « le lac Léman ». Voltaire n’a pas loué en 1775 le « domaine de Prangins » pour y mourir paisiblement mais celui de La Lignière, situé à Gland dans le canton de Vaud ; le « secrétaire Collini » ne s’est jamais rendu à Ferney ni n’a pu, par conséquent, s’y livrer à un « travail considérable de révision » (p. 179) ; le neveu de Voltaire se nomme d’Hornoy, et non « d’Hornois », l’ennemi de Voltaire Garasse et non « Garasses », le prénom du copiste de Voltaire, Longchamp, n’est pas « Sébastian » mais Sébastien (erreur systématique), les notes en bas de page omettent d’accentuer le nom de « Wagnière », et la dernière autobiographie de Voltaire ne s’intitule pas les « Commentaires historiques » ni encore moins les « Commentaires historique [sic] » (p. 10, 21 42, 214 et 277). La Mort de Voltaire n’est pas une Ode « anonyme » mais l’œuvre de Decroix (p. 282). R. Flamein choisit à juste titre d’évoquer longuement un médiocre tableau, Le Triomphe de Voltaire, 969véritable « enseigne à bière » que le Patriarche avait eu le mauvais goût d’exposer dans son salon d’apparat. Il se méprend cependant en prenant pour base de son commentaire iconographique non le tableau lui-même, mais la gravure qui en a été tirée et qui en diffère grandement, ne serait-ce que parce qu’elle est inversée : de nombreux motifs font défaut, Voltaire n’est pas bicéphale, les auteurs fouettés par les Furies ne sont pas tous identifiables, le buste de Virgile est absent, etc. Les protégés de Voltaire ne se tiennent donc pas à sa « droite », et inversement, les littérateurs voués aux gémonies ne sont pas à « gauche » (p. 40). Faute de connaître la peinture qui en constitue le modèle, N. Flamein ne peut mentionner ce qui représente le véritable apport de la gravure : outre son argumentaire, on trouve le titre « Histoire généralle de toutes les Réligions du Monde » sur le livre tenu par le monstre rouge, allégorie de « l’Infâme » apparemment terrassé par les Lumières mais toujours menaçant. Somme toute, cet essai marie une certaine hauteur de vue à une connaissance du moment voltairien de Ferney trop fautive pour servir son propos.
†Christophe Paillard
Linn Holmberg, The Maurists’ Unfinished Encyclopedia. Oxford, Voltaire Foundation, Oxford University Studies in the Enlightenment, 2017. Un vol. de xvi-314 p.
Entre histoire du livre et histoire des sciences, l’étude prend pour objet une entreprise lexicographique qui ne fut pas poussée à son terme : un dictionnaire de type « encyclopédique » réalisé dans les années 1740 dans l’enceinte de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés par plusieurs moines mauristes, au premier rang desquels Dom Antoine Joseph Pernety (1716-1796) et Dom François de Brézillac (1709-1780). De ce projet avorté il reste un ensemble hétéroclite de textes manuscrits, constitués de 1400 feuillets de format folio, contenant 7000 articles et 200 illustrations, mis en ordre au xixe siècle et reliés en six volumes, aujourd’hui conservés à la BnF.
Jusqu’alors négligé par les historiens, ce manuscrit n’avait fait l’objet d’aucune étude. Il revient à Linn Holmberg d’en être le premier analyste et le véritable « inventeur ». L’aridité du sujet, l’étendue du corpus, la quasi absence de documents périphériques n’ont pas découragé la jeune chercheuse. Bien au contraire, on sent, à la lire, qu’elle s’est prise au jeu, en traitant cette recherche comme une enquête policière. Les énigmes ne manquent pas en effet : il y a d’abord la disparition d’un des trois portefeuilles qui contenaient les originaux ; ensuite le nombre et l’identité des contributeurs ; enfin la finalité du projet mené par un moine atypique, dont la vie toute romanesque attira l’attention de nombreux chercheurs.
La méthode, d’une rigueur impeccable, procède par analogie. Sur chaque point abordé, Linn Holmberg commence par rétablir les éléments contextuels indispensables, puis propose des équivalences susceptibles d’éclairer les conditions d’élaboration du projet des mauristes. Cela la mène à formuler beaucoup d’hypothèses, certaines s’appuyant sur des faits quasi inexistants. Tout est plausible cependant, et le lecteur est invité à suivre le fil d’une pensée qui rend compte, avec prudence et honnêteté, de chacune de ses étapes.
970À l’origine conçu comme un dictionnaire de mathématiques, traduction en français du Vollständiges mathematisches Lexicon de Wolff, il évolua rapidement vers un Dictionnaire des arts et métiers, dont un certain nombre d’articles emprunte au Dictionnaire de Trévoux et aux Mémoires de l’Académie des sciences. Le libraire Charles Antoine Jombert devait en assurer la commercialisation. Dans une lettre adressée en 1746 au chancelier d’Aguesseau, pièce essentielle du dossier, il exprime son inquiétude quant à la viabilité commerciale d’un projet qui entre en concurrence directe avec la future Encyclopédie, pour laquelle Le Breton vient d’obtenir un privilège, et demande l’autorisation de publier un prospectus annonçant un Dictionnaire universel, mathématique et physique des sciences et des arts.
L’entreprise mauriste se rapproche sur plus d’un point de l’Encyclopédie ; elle en partage la méthode et l’ambition, mais ne dispose pas des mêmes moyens, intellectuels ou commerciaux. Elle s’en distingue cependant par l’absence de tout article portant sur la religion, la métaphysique ou la politique, et par le soin qu’elle prend d’éviter les sujets polémiques. L’illustration est un autre point commun : les nombreux dessins réalisés prouvent l’importance nouvelle accordée à l’image, désormais considérée comme un complément nécessaire du texte.
Si Jombert renonça au projet d’une encyclopédie, ce fut pour le réorienter dans la direction de dictionnaires au format plus modeste, mais indépendamment des mauristes. Il fit ainsi paraître en 1753 un Dictionnaire universel de mathématiques et de physique, en deux volumes, dont l’auteur est Alexandre Savérien. Il fit ainsi le choix, commercialement avisé, de resserrer son objet dans des bornes plus étroites. Comme tant d’autres libraires au même moment, il profita de la vogue des dictionnaires portatifs.
Brutalement stoppé en 1747, comme l’atteste le manuscrit, qui en reste à la lettre A, le travail lexicographique reprit l’année suivante, sous la conduite du seul Pernety. Linn Holmberg rend compte de la documentation dont se nourrissent les articles et mentionne les sources. On a ainsi un aperçu de la nature et de l’étendue de l’information des mauristes, de manière à pouvoir évaluer leur degré d’ouverture à la culture scientifique contemporaine.
Les nombreuses figures retirées du manuscrit, et dont il ne reste plus que les descriptions, se retrouvent dans le Dictionnaire portatif de peinture, sculpture et gravure de Pernety (1757). Les articles consacrés aux beaux-arts furent de même réutilisés dans ce petit dictionnaire. C’est bien la preuve que le compilateur a cherché à se dédommager du travail fourni en le réinvestissant dans d’autres publications.
Ce livre donne de l’activité des mauristes une vision nouvelle. Traditionnellement associés à l’érudition historique profane et aux lettres anciennes, ils apparaissent ici curieux de l’ensemble des connaissances alors disponibles, des mathématiques à la physique, des techniques et métiers aux beaux-arts. Une grande partie du spectre du savoir de l’homme de lettres du xviiie siècle se retrouve donc dans le viseur des savants bénédictins. Sont ainsi réaffirmés le rôle, encore méconnu de nos jours, des congrégations religieuses dans l’édification des savoirs et la contribution qu’elles apportèrent aux Lumières françaises, qui, contrairement à une idée tenace, ne furent pas unilatéralement anticléricales ni antichrétiennes.
Enfin ce livre jette sur la trajectoire intellectuelle de Pernety un éclairage décisif. Très étudié depuis vingt ans, mais uniquement dans la partie de sa vie postérieure à son départ de la congrégation, où il s’illustra par des travaux dans l’alchimie, l’ésotérisme et la franc-maçonnerie, il n’est considéré pour la période conventuelle 971que comme un « moine ordinaire » (Meillassoux-Le Cerf, 1992). La présente étude révise ce jugement, et montre que l’entreprise encyclopédique avortée ouvrit à Pernety l’accès à d’autres secteurs de la connaissance, normalement interdits aux moines et ignorés de l’érudition monastique. Son goût pour les mathématiques et la chimie préluda ainsi à ses orientations illuministes ultérieures.
Cette étude se recommande par sa solidité, son sérieux et son sens du détail : elle est digne en tous points des savants mauristes dont elle retrace les travaux oubliés. Ce « travail de bénédictin », dans le meilleur sens du terme, complète notre connaissance de l’apport des congrégations religieuses à la diffusion des savoirs dans l’Europe des Lumières.
Nicolas Brucker
David Diop, Rhétorique nègre au xviiie siècle : des récits de voyage à la littérature abolitionniste. Paris, Classiques Garnier, « L’Europe des Lumières », 2018. Un vol. de 403 p.
« Dé gue la, dé gue la, cela est vrai, cela est vrai » écrit Pruneau de Pommegorge dans sa Description de la Nigritie de 1789 (p. 109). David Diop cite plutôt (p. 131) le R. P. Labat, dans sa Nouvelle relation de l’Afrique occidentale (1728, t. III, p. 99) : « Tout le monde s’écria aussitôt Degala », et explique qu’en wolof dëgg veut dire « vérité ». Citant une vingtaine de vers d’un poème gymnique wolof, Léopold Sédar Senghor écrit dans Liberté 3 (p. 383-384) : « Dëgë la ! » à la fin de chaque vers. Une telle persistance à travers les siècles justifie pleinement le travail de David Diop, qu’il présente comme suit dans sa conclusion : « Cet ouvrage porte un éclairage sur le sens et les différentes expressions d’un art de la mise en rhétorique du discours de l’Autre africain aussi bien dans les relations de voyage européennes en Afrique que dans la littérature qui s’inspire de celles-ci » (p. 351). Pari gagné. L’auteur prend pour fil d’Ariane des protocoles d’écriture structurés par le « régime de véridiction » que Michel Foucault, dans son cours au Collège de France : Naissance de la biopolitique, définit comme « l’ensemble de règles qui permettent à propos d’un discours donné de fixer les énoncés qui pourront être caractérisés comme vrais ou faux » (cité p. 13). Est établi ainsi un axe historicité/littérarité, autrement dit : rigueur historienne/artifice littéraire (cf. p. 103), qui permette en principe de situer chaque énoncé sur cet axe. En principe seulement, parce qu’a beau dire vrai qui vient de loin, il n’est pas aisé de (dis)cerner la vérité. L’« éloquence de la chaire » n’intervient que trop souvent, laissant en suspens des questions sans réponse définitive : qui traduit en français à partir de la langue indigène ? quelles transformations ou déformations sont dues à l’ignorance ? à l’interprète ? au public visé ? David Diop n’esquive aucune de ces questions insolubles.
Après un avant-propos et une introduction, l’ouvrage est divisé en trois parties majeures, dont chacune comporte une introduction et une conclusion : « Rhétorique de la parole rapportée dans la littérature viatique au xviiie siècle : alentours de la prosopopée » ; « Mots et bons mots africains dans quelques relations de voyage au xviiie siècle : autonymie, synonymie et interprétation » ; « Fictionnalisation des dires de l’Autre africain : des récits de voyage à la littérature et l’iconographie abolitionnistes ». Une conclusion générale est suivie d’une bibliographie et de plusieurs précieux index : noms propres, notions, noms de lieux et de langues, et enfin d’une table des illustrations.
972Son corpus est bien réduit au cours des trois premiers quarts du siècle : la valeur d’une seule et même anecdote est modifiée d’une compilation à l’autre. La matière ne s’étoffe qu’avec l’arrivée des discours abolitionnistes. L’exploitation sous différents angles des mêmes témoignages principaux – Bosman, Dapper, Labat, Prévost… – est donc, dans les deux premières parties, inévitable, mais instructive, puisqu’elle permet d’approfondir l’interrogation des enjeux historiques et littéraires, de la rhétorique classique, voire jésuitique, de l’attrait éventuellement déformant de vouloir plaire au lecteur français. Les abolitionnistes ajoutent notamment l’hypotypose, efficace pour toute propagande, à la prosopopée. Sous la pression, sans doute, du « politiquement correct », le substantif « Nègre » se trouve systématiquement écrit avec majuscule, certes, mais entre guillemets, alors qu’au xviiie siècle et jusqu’à bien récemment, le mot s’écrivait sans majuscule ni frilosité.
La bibliographie, au fond très complète, ne fournit pourtant pas toujours les détails des rééditions modernes de certains textes ; plus rarement, c’est l’inverse : l’édition moderne est indiquée sans que l’originale soit mentionnée. Jugé « assez anodin » par Roger Mercier et le regretté Léon-François Hoffmann (p. 11, n. 3), le roman anonyme de 1740 (et non 1747) intitulé Histoire de Louis Anniaba, roi d’Essenie en Afrique sur la côte de Guinée a connu une réédition en 2000 (P. U. d’Exeter) : c’est le premier roman français qui présente un couple Blanche/Noir ; après les lettres que le chevalier de Boufflers avait adressées à la comtesse de Sabran, présentées par François Bessire en 1998 (Actes Sud, « Babel »), leur correspondance est reprise par Sue Carrell dans une édition (Tallandier, 2009-, 2 vol. parus, 2 en cours) bien plus complète que celle-là et même que celle de Magnieu et Prat de 1875, la seule citée ; il y a eu trois rééditions depuis 1971 du premier roman d’anticipation : L’An 2440, rêve s’il en fut jamais de Louis-Sébastien Mercier ; des éditions modernes du More-Lack, de Ziméo, du Voyage de Stedman, de Sélico de Florian, de L’Esclavage des Noirs d’Olympe de Gouges et d’autres sont passées sous silence. A contrario, la date de l’édition originale (1791) des Relations de plusieurs voyages de Saugnier, ou celle du Voyage à l’île de France de Bernardin de Saint-Pierre (1773) n’est pas donnée, et ce ne sont pas les seules. C’est dommage : cela fait contraste avec la cohérence, la finesse et l’exhaustivité de l’ouvrage.
Car ce que Hoffmann a qualifié de « réalisme exotique » est pleinement exploité ici, et l’emploi qu’en font les abolitionnistes développé avec rigueur et sans analyse tendancieuse. Quant à l’écriture même, on peut s’attendre à ce que l’auteur des romans 1889, l’attraction universelle (L’Harmattan, 2012) et le fêté et primé Frère d’âme (Seuil, 2018) soit expert en captatio benevolentiae même dans le registre très différent, à première vue sec, d’une rigoureuse étude scientifique.
Roger Little
Pierre-Victor Malouet, Mémoire sur l’esclavage des nègres, suivi d’autres textes dont les notes du baron de Vastey. Présentation de Carminella Biondi avec la collaboration de Roger Little. Paris, L’Harmattan, « Autrement Mêmes », 2018. Un vol. de 171 p.
En 1788, à mi-parcours d’une carrière consacrée à la marine et aux colonies françaises, Pierre-Victor Malouet (1740-1814) publie un Mémoire sur l’esclavage 973des nègres, dans lequel on discute les motifs proposés pour leur affranchissement, ceux qui s’y opposent, & les moyens praticables pour améliorer leur sort. Destiné à éclairer l’opinion publique sur un point controversé de politique coloniale, ce mémoire se penche sur l’exploitation des colonies fondée depuis leur origine sur l’esclavage et la traite négrière. Il examine la nécessité de ce système remis en cause depuis quelques décennies, mais plus encore à partir des années 1780, par des voix qui dénoncent la cruelle situation des esclaves et demandent l’abolition de l’esclavage. Successivement sous-commissaire et ordonnateur de la Marine à Saint-Domingue, puis commissaire général et ordonnateur de la Marine en Guyane, Malouet séjourne à Saint-Domingue de 1767 à 1773, en Guyane de 1776 à 1778. Marié à une Créole qui lui apporte une plantation de sucre à Saint-Domingue, à laquelle il ajoute une plantation de café, Malouet, tout à la fois propriétaire d’esclaves et administrateur des colonies, avait les connaissances et l’expérience de ses deux charges. Il était donc naturel qu’il prît part au débat engendré par l’essor de la pensée anti-esclavagiste, débat dont Carminella Biondi brosse les grandes lignes et présente les principales figures, notamment dans une bibliographie sélective consacrée aux ouvrages publiés en 1788 sur les colonies et l’esclavage, bibliographie très utile qui souligne l’ampleur de la polémique et la notoriété de ses acteurs.
Composé de deux parties écrites à treize ans d’intervalle, la première à la fin des années 1770, la seconde intitulée Nouvelles observations servant de développement aux vues présentées, de réponse aux derniers écrits récemment publiés sur l’esclavage des nègres, le Mémoire sur l’esclavage des nègres de Malouet dialogue avec les textes les plus récents publiés par les plus grands noms de la pensée abolitionniste, tel les Réflexions sur l’esclavage des nègres de Condorcet dont la seconde édition paraît également en 1788. Arguant de sa double expérience, Malouet commente et réfute les arguments des abolitionnistes. Rejetant ce qu’il appelle « les deux extrêmes », il se prononce contre l’abus révoltant de la servitude illimitée et contre le danger éminent de l’affranchissement. Sensible au malheureux sort des esclaves que le Code Noir, promulgué par Louis XIV en 1685, n’avait pas véritablement amélioré, favorable à une réforme qui adoucirait leur situation, Malouet, réagissant cependant en colon nanti plus soucieux des intérêts de sa classe que de la vie des esclaves, conclut à la nécessité de l’esclavage, fondement incontournable d’une colonisation fructueuse. Ce qui l’amène à reprendre les traditionnelles justifications de l’esclavage considéré comme un moindre mal, voire un acte de bienfaisance, si on le compare à la vie des Noirs en Afrique ou à la situation des journaliers en France.
Bien documentée, assortie de plusieurs annexes qui présentent des pièces peu connues particulièrement intéressantes, l’édition de Carminella Biondi clarifie tous les aspects de ce Mémoire sur l’esclavage des nègres aussi important pour la connaissance de Malouet que pour le contexte colonial de la fin du xviiie siècle. Outre un parcours biographique assez complet pour que les positions économiques et politiques de Malouet, et ce bien au-delà de la question coloniale, se détachent nettement sur le paysage de l’époque, l’édition éclaire l’amitié de Malouet pour l’abbé Raynal, leur entente politique sur la question coloniale, explique la publication de l’Essai sur l’administration de Saint-Domingue paru en 1785 sous la signature de Raynal puis réédité en 1802 par Malouet dans sa Collection de mémoires sur les colonies. Elle fait également le point sur la réputation controversée de Malouet. Député pour le baillage de Riom, protagoniste monarchien de la Révolution souvent 974considéré comme « un sage » pour sa défense du roi et de la monarchie, attaqué en tant qu’esclavagiste par les abolitionnistes, célébré comme anti-esclavagiste dans l’Ingénue d’Alexandre Dumas, Malouet a fait l’objet de jugements pour le moins discordants. Carminella Biondi présente enfin la lecture critique des Mémoires de Malouet par le baron Jean-Louis Vastey (1781-1820), historien et homme politique haïtien, témoin de la révolution haïtienne et ardent défenseur de l’indépendance de l’île. Publiées en 1814, ses Notes à M. Le Baron de V. P. Malouet permettent d’apprécier la réception dans les colonies des Mémoires de Malouet, et plus généralement de l’ensemble du discours esclavagiste.
Muriel Brot
Silvia Lorusso, La Charme sans la beauté, vie de Sophie Cottin. Paris, Classiques Garnier, « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2019. Un vol. de 356 p.
Sophie Cottin a été victime d’un double préjugé, contre la femme, dont la coquetterie aurait provoqué la mort de deux soupirants, et contre la romancière, dont les cinq romans seraient exagérés et mélodramatiques. L’immense succès que ces romans ont connu durant la première moitié du xixe siècle a été suivi par un oubli et par ce que Silvia Lorusso nomme un « refoulement » systématique. Il a fallu attendre le dernier quart du xxe siècle et l’intérêt nouveau suscité par la littérature féminine pour que Claire d’Albe reparaisse et que soient menées des études libérées d’a priori négatif. Le livre de Silvia Lorusso consacre un auteur de premier plan, il constitue une introduction à l’édition des œuvres de la romancière aux Classiques Garnier. Il fallait en effet faire le point sur une biographie qu’on a trop confondue avec la fiction, au siècle de Sainte-Beuve. L’auteur des Causeries du lundi juge l’existence de Mme Cottin « bien plus intéressante que ses ouvrages ». Il a voulu résoudre « un petit problème de psychologie féminine ». Il n’a été que trop souvent suivi et recopié par les historiens de la littérature.
Le présent travail n’a été précédé que par l’étude anglaise de Leslie Clifford Sykes en 1949. Il a été permis par l’entrée en 1969 d’un fonds d’archives familiales à la Bibliothèque nationale. Il fait le point avec précision et clarté sur les origines de Sophie Risteau qui naît en 1770 dans une famille de riches armateurs et commerçants bordelais de confession réformée. En 1789, elle épouse Paul Cottin. La richesse et la religion protestante de l’époux assurent une union socialement convenable, mais qui semble également un mariage d’amour. Le couple partage les espoirs réformistes de 89, mais s’éloigne vite en Angleterre en 92. De retour en France, Paul meurt d’une angine de poitrine et ses associés sont arrêtés. Sophie qui n’a pu mener une grossesse à son terme perd donc son mari après avoir vu disparaître sa sœur, sa mère et son père. Elle retrouve un équilibre aux côtés d’une cousine, mal mariée, séparée de son époux et mère de famille. Elle entretient des relations qu’elle semble considérer comme amicales avec des partenaires qui parlent d’amour. Un jeune cousin se suicide pour elle. Des hommes de lettres comme Jean Devaines ou Joseph-François Michaud savent éviter un dénouement aussi dramatique. Une liaison avec Pierre-Hyacinthe Azaïs, le futur auteur des Compensations dans les destinées humaines, ira plus loin, en particulier lors d’un séjour pyrénéen, mais de 975retour à Paris, Sophie se tourne vers la création littéraire et elle entretient peut-être le lien affectif le plus fort avec sa cousine. Laissons de côté le débat sur le charme et l’absence de beauté de la jeune femme, en nous souvenant qu’on a porté des jugements similaires sur le physique de Germaine de Staël.
L’essentiel est que Sophie Cottin devient romancière. Nourrie de Rousseau, de Chateaubriand, mais aussi de Laclos (Silvia Lorusso transcrit une lettre captivante sur la lecture des Liaisons dangereuses), elle compose Claire d’Albe qui paraît sans nom d’auteur en mai 1799. Les souvenirs d’Adèle de Sénange d’Adélaïde de Souza et les expériences personnelles de la romancière se mêlent, dans ce récit, à la volonté d’innover, au plaisir de l’invention romanesque. La liberté de ton et la scène du viol final sur la tombe du père ont fait scandale et attiré les lecteurs. Mais Sophie Cottin reste soumise au modèle rousseauiste de la femme qui refuse toute publicité extérieure, d’où ses relations ambivalentes avec Germaine de Staël ou Félicité de Genlis. Silvia Lorusso fournit à ce propos un document passionnant, le brouillon d’une lettre destinée à Germaine de Staël qui semble n’avoir jamais été achevée ni envoyée. Les publications se succèdent : en janvier 1801 Malvina et deux ans plus tard Amélie Mansfield toujours sans nom d’auteur. La page de titre d’Amélie Mansfield porte « par l’auteur de Claire d’Albe et de Malvina ». Le ton reste passionné et, aux yeux d’une partie de la critique, excessif. Malvina demeure attachée à un homme qui mérite peu une telle fidélité, Amélie finit par se suicider alors qu’elle est enceinte. Le succès est au rendez-vous. Un court récit La Prise de Jéricho, ou la pécheresse convertie amorce une inflexion de l’inspiration. Après le séjour à Bagnères-de-Bigorre et l’idylle avec Azaïs, paraît en août 1805 un quatrième roman, Mathilde, ou Mémoires tirés de l’histoire des croisades, qui consacre cette évolution. Aux récits passionnels succède un roman de tonalité religieuse, précédé d’un Tableau historique des trois premières croisades écrit par Joseph-François Michaud. Bonstetten peut écrire à la châtelaine de Coppet : « Tout Paris lit ce roman, partout on l’achète. » Juliette Récamier l’a réclamé et Fiévée a pleuré d’admiration, mais Germaine de Staël ne se laisse pas séduire par ce « marivaudage capucien », pâle imitation d’Atala, selon elle. Un an plus tard, Élisabeth, ou les Exilés de Sibérie sort des presses. Après un roman français, deux romans anglais et une histoire orientale, Sophie Cottin entraîne ses lecteurs et lectrices dans les glaces de Sibérie. L’amour filial remplace la passion amoureuse, le sacre d’Alexandre de Russie à Moscou ne peut pas ne pas évoquer celui de Napoléon à Notre-Dame. Le succès est immense. Rééditions, adaptations théâtrales et traductions se succèdent. Elisabeth connaît 29 rééditions françaises, sa traduction anglaise 40 éditions dont deux jumelées avec Paul et Virginie, les deux titres semblent outre-Manche d’égale importance. Un voyage en Italie réserve à Sophie de grandes émotions esthétiques, mais la visite de Rome, après une tentation catholique sous l’influence d’Azaïs, la ramène à la foi protestante de ses pères. Peu de temps plus tard, en août 1807, un cancer l’emporte.
Cet itinéraire biographique scrupuleux est suivi par un riche chapitre consacré aux inédits et apocryphes. Comme tout débutant dans la carrière des lettres, Sophie Cottin a noirci des cahiers, en particulier de poésies. Elle a laissé inachevé un premier roman épistolaire Emma et Eugénie qui s’inscrit dans le sillage de Laclos. Elle a esquissé un récit consacré à Charlotte Corday. Elle traduit de l’anglais St Leon. A tale of the Sixteenth Century de William Godwin mais un autre traducteur a été plus rapide. Elle ébauche une seconde traduction, La Famille de Murray976dont Silvia Lorusso n’a pas retrouvé l’original. Il faut sans doute lire La Famille de Mourtray, adapté de The Mourtray Family d’Élizabeth Cavendish, duchesse de Devonshire, paru en 1800. Là aussi, c’est une traduction concurrente qui est publiée dès l’an X-1802, elle est due à Étienne Aignan. En 1807, Sophie Cottin travaille à un nouveau roman Mélanie qui se déroule dans le décor pyrénéen, cher à la romancière et exalte une fois encore le lien filial. En 1833 enfin paraît dans un recueil collectif une nouvelle L’Isola Bella, attribuée à Sophie Cottin : la future Camille Bodin y propose une variation sur le trio de Claire d’Albe dans le paysage pittoresque du lac Majeur. La nouvelle est bien apocryphe.
Un dernier chapitre s’attache à la fortune de Sophie Cottin, des réquisitoires sévères de Joseph Joubert et de Félicité de Genlis à l’oubli quasi général, de la discrète fidélité des érudits pyrénéens aux rééditions dues à Jean Gaulmier et à Raymond Trousson. L’essai est complété par deux arbres généalogiques et surtout par une riche bibliographie (p. 297-341). Les chercheurs trouveront en particulier un descriptif des manuscrits entrés à la BnF, ainsi que des documents conservés aux Archives nationales. La liste des éditions successives des ouvrages de Sophie Cottin, des traductions dans une dizaine de langues différentes, des comptes rendus dans la presse du temps et des adaptations théâtrales. C’est un outil de toute première qualité qu’offre Silvia Lorusso et un socle solide pour l’édition à venir des Œuvres complètes d’une romancière qui doit trouver sa place aux côtés de Germaine de Staël et de Félicité de Genlis, de Juliane de Krüdener et de Claire de Duras.
Michel Delon
Étienne Pivert de Senancour, Œuvres complètes, sous la direction de Fabienne Bercegol. Tome I. Les Premiers Âges. Sur les générations actuelles. Énoncé rapide et simple…Édition de Dominique Giovacchini avec la collaboration d’Anthony Loubignac. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xixe siècle », 2019. Un vol. de 391 p.
À une époque où le livre semble menacé, on se félicitera de cette saine réaction : l’édition courageuse d’œuvres complètes de nos grands écrivains. On se réjouira tout particulièrement de la lumière nouvelle qu’apportent ces éditions sur une génération d’écrivains situés dans la période complexe et riche du premier romantisme : Œuvres complètes de Mme de Staël, de Chateaubriand, et voici que s’amorce l’édition des Œuvres complètes de l’écrivain qui souffrait du plus injuste oubli : Senancour. Fabienne Bercegol, à la tête de cette entreprise possède toutes les qualités nécessaires pour la mener à bien : rigueur scientifique et énergie stimulante. Son introduction générale, dès l’ouverture, dégage la spécificité de cet écrivain trop méconnu : « Senancour s’interdit de jouer la carte de la séduction. Mais c’est pour proposer une fiction spéculative, à bien des égards expérimentale, pour autant qu’elle cherche à inventer une nouvelle poétique du récit. » Senancour lui-même avait espéré donner une édition de ses œuvres compètes et il l’avait même préparée avec le soin minutieux et un peu obsessionnel des scrupuleux. Cette édition n’avait tenté aucun éditeur ; Fabienne Bercegol et son équipe la réalisent enfin. Et même probablement au delà et mieux que ce que Senancour avait 977espéré, puisqu’elle sera vraiment complète, y compris les brochures politiques, les articles très nombreux de journalisme, des notes de lecture (les Annotations encyclopédiques). Œuvres diverses dont Fabienne Bercegol a bien senti l’unité en sachant y voir un « parcours intellectuel diversifié, traversé par une inquiétude qui ne tarit pas l’énergie de la quête, qui le relance bien plutôt au gré de méditations dont la note souffrante n’exclut pas le lyrisme discret et parfois même l’humour ».
Le premier volume qui vient de paraître contient, après l’introduction de F. Bercegol et une biographie utile et détaillée, les deux premiers textes de Senancour : Les premiers âges (1792), Sur les générationsactuelles (1793), et l’Énoncé rapide et simple (1800). Dominique Giovacchini aidé par Anthony Loubignac s’est chargé de l’édition scientifique. Il n’a pas eu à travailler sur les variantes, puisque ces textes n’ont été édités qu’une fois et qu’on n’en possède ni manuscrits, ni exemplaires annotés. Mais des notes étaient utiles : elles sont précises, évoquant à la fois les sources, les remplois, les échos avec d’autres œuvres. Dans les présentations qui précèdent ces trois textes, une fois rappelé l’historique de la découverte de ces œuvres rarissimes, leur intérêt est bien souligné, leur variété aussi.
Les premiers âges et Sur les générations actuelles sont signés « Le rêveur des Alpes », et l’attribution à Senancour est pratiquement certaine. Dans Les premiers âges « On découvre un homme d’abord héritier des Lumières autant soucieux de transmettre cet héritage que de combattre les illusions qu’il a fait naître ». Souci constant de cette génération, que l’on retrouve aussi bien chez le premier Chateaubriand, celui de l’Essai sur les Révolutions. La question du progrès est un point crucial. Condorcet dans les prisons de la Terreur, héroïquement s’obstine à y croire envers et contre tout. Mais la question de la Terreur n’est pas seule à remettre en cause un relatif optimisme des Lumières ; le progrès, à supposer qu’il existe, est-il souhaitable s’il aboutit à la destruction de la nature ? À quel moment peut-on situer le passage de l’homme de la nature à l’homme « civilisé » ? Le « progrès » est-il dû à un « accident » ? Cette réflexion fait appel aux pensées contradictoires de Voltaire et de Rousseau. Elle fait appel aussi à une tradition religieuse qu’elle critique violemment, et le jeune rêveur, quelque peu voltairien, répond aigrement à chaque phrase de la Genèse. Cependant la violence de la critique n’empêche pas la rêverie finale de déboucher sur une fable philosophique, à la Montesquieu. L’ouvrage semble être inachevé.
Les Générations actuelles dont la rédaction est peut-être concomitante, est plus axé sur l’idée que nos civilisations ont « détruit les équilibres naturels ». La dénonciation parfois grinçante des « absurdités humaines » prend chez le jeune Senancour une dimension qui annonce la réflexion écologique de nos jours et nos critiques modernes des effets de la mondialisation. L’homme actuel est le résultat d’une dégradation de la Nature environnante et aussi de sa propre nature. Mais rétrograder est devenu impossible. Dominique Giovacchini résume très pertinemment la réflexion de Senancour : « Nous ne sommes plus capables d’être heureux comme nos ancêtres primitifs ». Et pourtant l’aspiration au bonheur demeure, indéracinable, « et tout le reste de l’œuvre de Senancour ne suffira pas à faire refleurir une espérance certaine d’elle-même. »
Senancour qui ne semble aspirer qu’à la retraite et à la solitude, dans cette période où en France et en Suisse s’élaborent de nouvelles constitutions, ne renonce pas cependant à se rêver législateur, nouveau Lycurgue. Rousseau est son modèle, bien qu’il diffère profondément de son maître par une crainte, bien 978moderne, du surpeuplement. Dans l’Énoncé rapide et simple, il « paraît saisir le projet d’une constitution pour la Suisse comme l’occasion d’examiner en situation si la réalité condamne à jamais son rêve de rétrogradation ». C’est pourquoi il était ingénieux de publier ce texte dans le même volume que les deux autres, même si, entre temps, ont paru Aldomen et les Rêveries.
Cette édition des œuvres complètes de Senancour démarre sous les meilleurs auspices. Souhaitons-lui d’arriver au port ; l’énergie de Fabienne Bercegol, de son équipe et de son éditeur nous rassurent. La tâche est plus lourde qu’il ne pourrait paraître, car Senancour a beaucoup plus écrit qu’on ne le croit généralement : il ne faudra pas moins de 12 volumes : à côté de ceux auxquels on pense spontanément (De l’Amour, Rêveries, Oberman, etc.), il y aura aussi un volume de Brochures politiques (t. 6) confié à Colin Smethurst qui a si bien édité les contributions de Chateaubriand au Conservateur (O.C., Champion), et le dernier volume, confié à Mariane Bury, réunira les textes de Critique littéraire et artistique. Cette belle édition permettra donc de découvrirtoute la dimension d’un écrivain essentiel du premier romantisme, et qui, par bien des aspects, est susceptible d’interroger encore les lecteurs de nos jours.
Béatrice Didier
Daniel Maira, Renaissance romantique. Mises en fiction du xvie siècle (1814-1848). Genève, Droz, « Histoire des Idées et Critique Littéraire », 2018. Un vol. de 648 p.
L’ouvrage de Daniel Maira apporte une contribution essentielle à la connaissance des représentations de la Renaissance à l’époque romantique. Entre 1814 et 1848, dans la France de la Restauration et de la monarchie de Juillet, la Renaissance devient un objet d’étude pour les historiens et un répertoire de thèmes et de motifs pour la fiction littéraire. Après les bouleversements de la Révolution et de l’Empire, le besoin se fait pressant de comprendre son époque dans la perspective du devenir historique. La France postrévolutionnaire se sert de la Renaissance comme d’un miroir où elle retrouve les traits qui font sa nouveauté ou bien d’une « hétérochronie », c’est-à-dire une alternative au temps présent. L’objectif de Daniel Maira est de montrer que la lecture que la période romantique fait de la Renaissance est entièrement politique, les différents courants de pensée (conservateurs ultras, libéraux constitutionnels, républicains) fabriquant et surtout jugeant chacun à leur manière un xvie siècle enrôlé au service des causes qu’ils défendent. Cette plasticité de la Renaissance romantique est facilitée par le fait que la notion de Renaissance est encore mal établie par l’historiographie de la première moitié du xixe siècle, même si, ainsi que le montre l’auteur, elle n’a pas attendu les cours de Michelet en 1840 pour exister dans les études savantes comme dans la littérature.
La première partie de l’ouvrage (« La fabrique romantique des Temps modernes ») commence par une analyse des différentes périodisations de la Renaissance : celle-ci est vue tantôt comme le prolongement d’un Moyen Âge considéré comme l’âge d’or de l’ordre monarchique et chrétien, tantôt comme la période de la rupture, regrettée par les uns et célébrée par les autres, avec cet ordre, tantôt enfin comme une transition entre deux mondes. Michelet lui-même passera d’une conception 979évolutionniste à l’affirmation d’une rupture entre un Moyen Âge désormais voué à l’obscurantisme et une Renaissance conçue comme l’avènement de la modernité. Le courant conservateur (Joseph de Maistre, Louis de Bonald), qui idéalise le passé féodal et religieux, présente la Renaissance comme l’âge du déclin, l’humanisme et la Réforme ayant engendré l’esprit dont ont procédé les Lumières et l’idéologie révolutionnaire. Mais les soutiens de la monarchie restaurée se plaisent aussi à retrouver dans les récits du xvie siècle la continuation des vertus de la chevalerie médiévale. Ainsi se manifeste, par l’exaltation des duels, des passions amoureuses et de la naïveté des mœurs, une vision « troubadour » de la Renaissance. Les libéraux, quant à eux, projettent sur la Réforme leur opposition à l’absolutisme et leur volonté d’exercer leur libre examen dans le champ politique. Conçue comme la préfiguration de la Révolution de 1789, la Réforme suscite donc à l’âge romantique une abondance de discours, que l’auteur regroupe en trois catégories : ceux de la pensée libérale-doctrinaire, se réclamant d’un mouvement qui a fait vaciller la monarchie et l’Église, ceux du conservatisme antiprotestant, qui y voit la source des problèmes contemporains, et ceux des républicains, qui la présentent comme l’aurore des combats en faveur des libertés.
La deuxième partie expose l’instrumentalisation politique du règne d’Henri IV et des guerres de religion. Si au retour des Bourbons les différents partis construisent une figure d’Henri IV conforme à leurs vœux, parfaite incarnation de la monarchie française pour les royalistes, protecteur des parlements pour les libéraux, c’est surtout du côté royaliste que la légende du « bon Henri » va être cultivée. Celui qui a rendu à la France la stabilité, la paix et la prospérité est présenté comme la préfiguration de Louis XVIII, rétabli comme souverain légitime après les troubles révolutionnaires. Ainsi s’élabore, à travers une abondante production encomiastique et de nombreuses pièces de théâtre convoquant les clichés du panache blanc, de la poule au pot et du bon père de famille, le mythe d’une réconciliation nationale et d’un ordre naturel enfin restauré. Le rétablissement en 1818 de la statue équestre d’Henri IV auprès du Pont-Neuf à Paris, après sa destruction pendant la Révolution, est célébré dans des odes à la gloire du corps immortel de la monarchie. Par cet acte symbolique, le parricide révolutionnaire est désormais expié. La mémoire royaliste fabrique donc une figure d’Henri IV destinée à servir la propagande du régime. Inversement, ce sont surtout les partis d’opposition qui mobilisent le souvenir des guerres de religion pour alimenter le débat sur la tolérance civile et religieuse et sur la liberté d’opinion. La mise en intrigue de ce moment du passé national suscite, à la fin de la Restauration, la naissance d’un nouveau genre théâtral : la scène historique. Conçu par son initiateur, le libéral Ludovic Vitet, comme une présentation de faits historiques « sous la forme dramatique, mais sans la prétention d’en composer un drame », ce genre exploite particulièrement la matière du xvie siècle. Il cède rapidement la place au drame romantique, dont le premier exemplaire, rappelle Daniel Maira, est Henri III et sa cour d’Alexandre Dumas (1829). L’auteur analyse finement le traitement des genres (féminin/masculin) et leurs enjeux idéologiques dans cette pièce qui fait partie d’une littérature d’opposition libérale à la politique de Charles X. Un roi efféminé et stérile, un duc de Guise surjouant la virilité et une reine très masculine (Catherine de Médicis) figurent respectivement les défaillances du pouvoir, les risques d’une subversion politique et une confusion des genres montrée comme un danger pour l’ordre social. Les doctrinaires constitutionnalistes se trouvent des ancêtres chez les Politiques 980et les parlementaires du xvie siècle, tandis que les catholiques font l’éloge de la Ligue et que Balzac légitime la Saint-Barthélemy.
La troisième partie (« Des révoltes et des libertés ») explore trois représentations topiques de la Renaissance sous la monarchie de Juillet : elle est à la fois l’âge de la dissolution des mœurs, de l’affirmation du génie artistique et de la curiosité scientifique. Une Renaissance hédoniste et débridée fait rêver ceux qui s’opposent au conformisme bourgeois. Pour Stendhal, elle incarne l’énergie vitale et la beauté aristocratique de la passion. Hugo et Musset infléchissent cette Renaissance romantique, l’un dans un sens chrétien en y ajoutant la dimension du rachat des fautes, l’autre vers un pessimisme radical en montrant dans Lorenzaccio (1834) l’échec inéluctable de la révolte politique. L’art de la Renaissance, par son paganisme, suscite de la même manière des interprétations contradictoires : condamnable pour les légitimistes catholiques, il est au contraire pourvu d’une signification libératrice par Michelet. Quant à Chateaubriand, Daniel Maira montre que sur ce point et sur bien d’autres, il a des positions plus nuancées et tout à fait personnelles. La figure de l’artiste de la Renaissance en conflit avec sa société fait également l’objet d’une abondante littérature de fiction, qui, par exemple chez Musset et George Sand, présente indirectement une vision désenchantée de la place de l’intellectuel dans la France mercantile de Louis-Philippe. Enfin, l’auteur expose comment la question de l’élargissement des savoirs au xvie siècle nourrit des débats idéologiques autour de trois thèmes : l’invention de l’imprimerie, la catégorie des humanistes et des découvreurs, la place des sciences occultes. Les lois sur la presse, dans une période qui voit l’affirmation d’une opinion publique exerçant sa capacité à critiquer le pouvoir, provoquent des controverses au sujet des bienfaits ou des dangers d’une libre diffusion des idées. Si les libéraux s’approprient les idées des juristes humanistes, un contre-révolutionnaire comme Bonald n’a que mépris à leur égard. Quant à la fascination romantique pour les sciences occultes, elle traduit un désir d’infini et, chez les républicains, une aspiration à penser le monde en dehors des cadres intellectuels établis.
L’ouvrage atteint parfaitement son but : montrer comment la Renaissance est, dans la France des années 1814-1848, à l’âge du Romantisme, une construction idéologique à plusieurs faces, un répertoire d’arguments où viennent puiser les différents courants politiques. Ce panorama très riche et très solidement organisé, accompagné d’une substantielle bibliographie, est appelé à devenir une référence essentielle non seulement dans le domaine qu’il aborde, mais plus généralement dans celui des études sur les représentations qu’une époque se fait, afin de se penser elle-même, de celles qui l’ont précédée. Alternant les regards synthétiques et les analyses d’exemples précis, équilibrant la place réservée aux grands noms de la littérature romantique et celle accordée à des auteurs aujourd’hui considérés comme de second rang (tels Roederer, Vitet ou Esquiros), il est le fruit d’une enquête vaste et approfondie. Pour permettre à son lecteur de bien se repérer dans une somme aussi considérable, l’auteur lui propose d’utiles moments de récapitulation et de transition. On pourra seulement lui reprocher deux légers détails : l’emploi non indispensable des termes anglais revival et queer (« transgression des genres ») et une citation de Voltaire par Stendhal non restituée à son véritable auteur (p. 339), ce qui ne pèse pas lourd dans le bilan d’un travail aussi abouti. Qu’elle soit lue dans son intégralité ou consultée sur tel ou tel point particulier, elle sera pour les chercheurs une mine d’informations et un précieux outil d’investigation.
Jean-Pierre Dupouy
981George Sand, Œuvres complètes, sous la direction de Béatrice Didier. Fictionsbrèves : nouvelles, contes et fragments(1834-1835) : Garnier(1834) ; Le Poème de Myrza(1835), édition critique par Jeanne Brunereau ; Mattea (1835), édition critique par Liliane Lascoux. Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2018. Un vol. de 238 p.
Le mérite principal de l’ample présentation de Garnierpar Jeanne Brunereau réside dans le fait qu’elle nous rappelle que ce conte bouffon, grand oublié de la production sandienne, littéralement in-signifiant, où toute référentialité positive est balayée par le recours systématique à l’ironie ou au sarcasme, renvoie en réalité à un contexte d’écriture intéressant en 1833, année de la rédaction. J. Brunereau pose sans attendre – et elle a raison – le problème de son authentification auctoriale, suggérant, sans doute avec trop de prudence, à la suite de G. Lubin, que l’amant de fraîche date a pu en « souffler » le contenu à sa nouvelle partenaire en littérature : et si c’était Musset lui-même qui avait conçu et rédigé cette fiction délirante, bien dans son genre ?… En tout cas, sa présence est insistante. À ce sujet, il est regrettable que J. Brunereau n’ait pas élucidé le mystère, vers la fin de cette pochade, de l’allusion au 27 juillet 1830, qui est le décalque d’une saillie de la Revue fantastique, du 10 janvier 1831, à propos de la fatalité en histoire : « Si les 27, 28 et 29 juillet dernier, il avait fait une pluie battante et un verglas terrible, que serait-il arrivé ?… ». L’étudiant Garnier, être faible, inconsistant, est un pur produit de cette fatalité qui le condamne à n’être rien par lui-même dans la monarchie de Juillet. De même, on est un peu étonné qu’Aldole rimeur, publié quelques mois auparavant, ne soit pas évoqué à cette occasion de manière plus précise (la mention de cette fiction apparaît seulement au détour d’une note). Là encore, le rôle de Musset se devine, Aldo parodiant ostensiblement tous les topoï sur le poète prétendument raté : Garnier, lui, n’a même pas droit à cet « honneur » ; véritable ludion, il est voué à trébucher et à se « casser les dents » sur les moindres accidents de l’Histoire. Notons, pour terminer, une relecture vraiment défaillante de cette fiction pourtant fort courte, où les coquilles abondent.
Pour Le Poème de Myrza, J. Brunereau fournit un dossier impressionnant sur les divers documents qui ont permis la confection de ce récit iconoclaste de la Genèse. De manière minutieuse – et cette rigueur s’impose en effet – elle reprend les études magistrales, sur ce texte, d’Isabelle Hoog Naginski, qui livre la compilation – impressionnante – des lectures de G. Sand, prise d’une véritable boulimie de lectures savantes dans cette période cruciale qui sépare les deux versions de Lélia. J. Brunereau recense les innombrables apports qui alimentent son interprétation révolutionnaire des origines de l’espèce humaine. Cet éclectisme est la garantie que la discussion sur la place et le rôle de la femme dans la société ne sera jamais close. Évidemment, ce terme est à prendre, non au sens qu’on lui donne de manière souvent polémique à l’époque, mais à celui que lui confère Diderot dans l’Encyclopédie, de recherche obstinée de la vérité en dehors du préjugé, de la tradition, de l’autorité. Mais le plus important dans son analyse est l’attention qu’elle porte à la forme, essentielle ici. Elle hésite, à juste titre, à propos de la détermination générique, entre « poème en prose », caractérisation qui correspond assez bien, par sa souplesse, son extension, à l’éclectisme que nous venons d’évoquer, et dramemétaphysique, qui a l’avantage d’être plus précis et plus en accord avec la théorie que la romancière va développer, en 1839, dans 982son Essai sur le drame fantastique, sur « l’ère du fantastique profond employé philosophiquement comme expression métaphysique, et …religieuse ». En effet, le réaménagement du récit de la Genèse par la « prophétesse » Myrza, selon trois âges progressifs – celui de la création, chaotique, de l’univers, celui de l’apparition de l’homme sur la terre, puis de la femme – masque, en réalité, un « déséquilibre » volontaire, qui promeut cette dernière au rang de salvatrice (et pas seulement de compagne/complément indispensable de l’homme), dont il convient de célébrer par des images puissantes, l’avènement prometteur.
La présentation de Mattea par Liliane Lascoux met en valeur ce que cette nouvelle a de singulier par rapport aux fictions antérieures. Fiction supplétive, comme un certain nombre de récits brefs, concoctée à la hâte pour Buloz pour des raisons alimentaires, Mattea va, en fait, rapidement déborder de l’imaginaire vénitien convenu pour devenir une « fantaisie », qualificatif employé à plusieurs reprises par L. Lascoux, et à juste titre. En effet, cette romance échevelée, dans la veine du Secrétaire intime (rapprochement judicieux), repose soit sur la parodie, soit sur ce que L. Lascoux nomme « l’autobiographie transposée ». Parodie d’autant plus intéressante qu’il s’agit de celle du type d’écriture que Sand a elle-même adopté dans les premières Lettres d’un voyageur : ici, point de cliché lagunaire, mais une Venise tempétueuse de bout en bout, au sens propre (l’évocation de Guardi est particulièrement pertinente, surtout à propos des premières pages, savoureuses, qui font irrésistiblement penser au fameux tableau La Piazetta sous l’orage) comme au sens figuré. Une étude onomastique approfondie des principaux personnages atteste que la romancière cherche, par un certain nombre de détournements astucieux, d’allusions voilées, à élargir la palette des échos que suscite dans l’imagination le mythe inépuisable de la Sérénissime. En ce qui concerne la dimension autobiographique, L. Lascoux a raison de souligner que les souffrances qu’une mère intraitable fait endurer à Mattea sont sans doute le reflet de ce qu’a vécu la jeune Aurore. La partie néanmoins la plus étonnante de ce magnifique panorama culturel réside dans la révélation d’un possible hypotexte : la nouvelle de Balzac intitulée Les Deux rencontres, qui deviendra le chapitre v de La Femme de trente ans.
Yves Chastagnaret
George Sand, Œuvres complètes, sous la direction de Béatrice Didier. Fictions brèves : nouvelles contes et fragments (1836-1840) : Le Dieu inconnu(1836-1837), édition critique par Bernard Hamon ; Le Contrebandier (1837), édition critique par Yvon Le Scanff ; L’Orco(1838), édition critique par Liliane Lascoux ; Pauline (1839-1840), édition critique par Suzel Esquier, Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2018. Un vol. de 244 p.
Bernard Hamon émet, sur Le Dieu inconnu, des remarques intéressantes concernant le processus concomitant de réécriture de la première Lélia (la vie, les aspirations de l’héroïne Léa renvoyant de manière plausible au « dilemme de Lélia et de Pulchérie »), le souvenir laissé par la relecture, fin décembre 1835, de la Rome souterraine de Charles Didier, l’origine même du titre qu’il convenait 983effectivement de préciser (Actes des Apôtres, XVII, 23). Mais, pour le reste, le lecteur reste un peu sur sa faim. Ainsi, il est étonnant qu’à propos de Césarée, un lien n’ait pas été établi avec Le Poème de Myrza, la prophétesse Myrza exerçant sa prédication (comme par hasard…) « sous un portique de Césarée » (Jeanne Brunereau souligne le lien entre les deux fictions) : dans les deux cas, c’est bien une religion nouvelle, qui est en marche, en 1835 sous la forme allégorique, l’année suivante de manière beaucoup plus douloureuse à travers une évocation (peu fidèle…) des persécutions sous Dioclétien. À ce sujet, on s’étonne que B. Hamon ait méconnu le rapport que l’on est tenté d’établir entre Le Dieu inconnu et la onzième Lettre d’un voyageur, dans laquelle G. Sand relate à Meyerbeer la visite qu’elle fit à Genève, en septembre 1836, d’un temple protestant et l’effet qu’il produisit sur elle. Certes, dans Le Dieu inconnu, on relève « une critique en creux du catholicisme de son temps », mais, de manière plus positive, on perçoit de nombreux échos entre les propos de Pamphile vantant les prêtres et les adorateurs du Christ qui « ont fait vœu de pauvreté et d’humilité » et la méditation de la romancière évoquant ceux qui, les premiers, (les huguenots) ont osé prêcher « la pauvreté, l’austérité et l’humilité de leur divin maître » ; les termes « martyr, martyre », toujours associés, dans Le Dieu inconnu, à l’idée de la vraie foi, de la « foi nouvelle », ne sont pas sans rappeler la superbe évocation du « martyre calviniste, martyre sans extase et sans délire, supplice dont la souffrance est étouffée sous l’orgueil austère et la certitude auguste ».
Yvon Le Scanff livre, du Contrebandier, une analyse impressionnante par sa précision et son érudition. Cette étude fait suite à un premier article de sa part, remarquable, et reprend à juste titre les éclairages féconds fournis par Christian Abbadie dans un long article, déjà ancien. Il identifie d’emblée le genre adopté par G. Sand, « technique », pourrait-on dire : la « paraphrase littéraire d’une paraphrase musicale », ce dernier terme désignant une pièce instrumentale, développée de manière très libre à partir d’une mélodie célèbre (souvent extraite d’un opéra), de manière à permettre à l’interprète de montrer sa virtuosité. Ici, cette pratique donne naissance à un texte énigmatique à première vue, mais séduisant par son brio et son audace, salués de manière unanime à l’époque par la critique (Berlioz, Janin). Cette « pratique hyperartistique » doit beaucoup à l’agilité conceptuelle de G. Sand mais encore plus, comme cela est bien démontré, à l’aura de Liszt, en cet automne 1836 où la romancière l’a suivi, comme aimantée, au bord du Léman : elle veut rendre à son tour hommage au compositeur qui lui a dédié son « rondeau fantastique » (Le contrebandier, opus 5, no 3) qu’il a lui-même imaginé à partir de la célèbre chanson de Manuel Garcia, « Yo que soy contrabandista », popularisée sur scène par l’une de ses filles, la célébrissime Malibran, qui vient de mourir. Ce qu’elle produit de la sorte, c’est, en dépit de son caractère fort succinct, ce que Y. Le Scanff a raison d’appeler un « manifeste romantique », saturé de poncifs (le sujet s’y prêtant), mais empreint d’une ironie malicieuse, d’une distance critique, qui font de cette saynète « lyrico-fantastique » (l’expression est de Sand) un plaidoyer aimable en faveur de l’artiste, chantre de la révolte, plus amusant, insouciant, que désespéré.
Liliane Lascoux, dans son analyse de L’Orco, interroge avec une grande attention critique ce qui pourrait n’apparaître, une fois de plus, que comme un récit « opportuniste », destiné à compléter, pour satisfaire « l’ogre » Buloz, la livraison de La Dernière Aldini. En fait, le canevas vénitien acquiert rapidement 984une complexité étrange pour un « intermède », un « divertissement » (ce sont les termes de L. Lascoux) et même fascinante, puisque, voulant manifestement se déprendre de ses propres clichés sur la lumineuse Venise, la romancière en fait le lieu d’une histoire ténébreuse, où une jeune patriote masquée, désireuse de libérer la cité des Doges du joug de l’occupant autrichien, attire dans son orbe, pour son plus grand malheur, un jeune aristocrate autrichien, libéral, fasciné par son courage et son audace. Cela donne une œuvre inclassable, comme le montre bien L. Lascoux, qui hésite – à juste titre – avant de donner une caractéristique générique plausible à cette divagation : nouvelle, conte ?… Conte « fantastique » plutôt, « féérique » même, tant les éléments abondent en ce sens : d’abord l’Orco lui-même, divinité infernale, dont l’origine remonte à l’Antiquité, mais ogre accommodé au goût romantique par G. Sand, qui en fait, à la fin de son récit, un « Trilby vénitien » : L. Lascoux explicite à ce propos le rapport étroit qui unit cette invention au lutin de Nodier, n’oubliant pas, au passage, de mentionner une source antérieure vraisemblable, Le Diable amoureux de Cazotte. Néanmoins, on peut lui adresser un reproche global : pourquoi a-t-elle négligé l’élément central de cette fiction, l’élément autrichien lui-même, qui oriente de manière décisive cette errance fantasmatique ? Il eût été utile de rappeler que G. Sand a fait la connaissance, en 1833, d’un révolutionnaire italien célèbre, Alessandro Poerio, qui s’est enrôlé très jeune dans l’armée du général Pepe contre les Autrichiens. Par ailleurs, dans le chapitre iii de la Ve partie d’Histoire de ma vie, dans un passage haut en couleur, elle rappelle une anecdote manifestement vécue, dont le contenu – la vexation infligée par un officier autrichien à un gondolier – lui inspire une longue diatribe à l’égard de l’oppresseur. Dans les premières Lettres d’un voyageur elle exprime assez fréquemment sa solidarité envers le glorieux peuple vénitien martyrisé. Mais le plus curieux est l’oubli de toute mention de Simon, roman républicain flamboyant, publié deux ans plus tôt, dans lequel les allusions au triste sort de Venise pullulent, en relation avec le personnage central de Fiamma, qui, par son origine, est une redoutable apologiste des droits sacrés de sa patrie.
Suzel Esquier fournit pour l’étude de Pauline des éclaircissements très intéressants. Dans la partie de son commentaire intitulée « Un roman provincial », elle rappelle ce que la peinture de la petite ville de Saint-Front doit aux descriptions balzaciennes (du Père Goriot à La Vieille Fille), que G. Sand tente d’imiter, avec un certain succès dans l’art de l’observation et de la caricature. Elle accorde également une attention louable aux nombreuses références savantes dont la romancière parsème sa diégèse. Mais c’est surtout l’inscription dans la narration des célèbres Mémoires de Mlle Clairon qui retient légitimement son attention, car, par cette invocation, G. Sand livre la clef de l’interprétation des déboires de Pauline et des succès insolents mais mérités de Laurence, donc de leur mésentente fatale : Pauline, à la différence de Laurence, ne peut prétendre figurer dans la prestigieuse lignée d’actrices qui va de Mlle de Verrières, l’aïeule, à Marie Dorval, non citée, mais évidemment omniprésente en filigrane, comme le souligne S. Esquier, car elle confond l’attrait avec le mérite (article « Mars et Dorval » du 17 février 1833) ; son défaut général est son ignorance et sa présomption, qui la livrent aux griffes de l’ignoble Montgenays. À l’égard de ce dernier, on est tenté de trouver S. Esquier bien indulgente : l’intrigue « un peu mince » (c’est elle-même qui le reconnaît !) ne l’est, en réalité, que parce que l’analyse psychologique est laborieuse. Le dandy Montgenays est un pâle Lovelace ; c’est un personnage manqué ; il se traîne un 985peu… Une ultime remarque en ce qui concerne le choix des prénoms : si Pauline est une allusion évidente à l’héroïne de Polyeucte (comme le rappelle S. Esquier), on regrette qu’il n’ait pas été fait allusion à une autre Laurence, première dans la longue saga des artistes sandiennes : l’héroïne de La Fille d’Albano, symbole, déjà, de l’art triomphant de la médiocrité.
Yves Chastagnaret
Marion Lemaire,Robert Macaire : La Construction d’un mythe. Du personnage théâtral au type social. 1823-1848.Paris, Honoré Champion, « Romantisme et modernités », 2018. Un vol. de 596 p.
Cet ouvrage est le fruit d’un long et sérieux travail de doctorat, mené avec patience et détermination dans l’ombre des archives du fonds Frédérick Lemaître. Marion Lemaire se propose de montrer et analyser le passage de Robert Macaire du personnage de théâtre au type social « clivant » (p. 7).
La première partie du volume (« La formation du couple Macaire/Lemaître ») met au jour les mécanismes d’un progressif amalgame entre Robert Macaire et Frédérick Lemaître. Le fameux personnage émerge en 1823 avec L’Auberge des Adrets. Si l’historiographie a construit le mythe d’une œuvre remettant en cause les fondements du mélodrame, les analyses des manuscrits de censure et des variantes menées par Marion Lemaire montrent qu’il en va autrement : l’œuvre est remodelée pour répondre aux vues du gouvernement (p. 56). L’autrice démonte les reconstructions a posteriori retenues par une histoire littéraire dépendante de la réception d’époque, et des écrits de Lemaître et de ses biographes. Elle dévoile les mécanismes de l’édification d’un mythe : « l’historiographie et la diffusion de Robert Macaire se sont […] construites sur un processus de surévaluation de l’histoire » (p. 86). Personnage et comédien évoluent parallèlement dans ce phénomène : « À l’instar du comédien, Macaire représente un archétype médiatique. Leur destin est lié comme on construit un feuilleton à rebondissements. En intégrant la fiction, le comédien devient, dès lors, un mythe » (p. 87). A ainsi été élaboré de toutes pièces un Lemaître réformateur du théâtre et acteur romantique. Toutefois, il n’en est pas moins vrai que le jeu de l’acteur a infléchi la nature de la pièce est a contribué à son succès : le comédien a fait émerger en France un jeu plus « naturel » et réaliste (p. 93). Au-delà, ce sont les transgressions, à la ville comme à la scène, de Lemaître et ses confrères, qui vont orienter leurs interprétations (p. 117). En tenant compte du contexte de création de l’œuvre, Marion Lemaire invite à une relecture de l’histoire théâtrale et culturelle, et nous montre combien « le jeu de l’acteur est tout aussi important que le travail des dramaturges » (p. 122). Aussi les reprises de L’Auberge dans les années 1830 s’avèrent-elles capitales, en allant jusqu’à « dénoncer toute forme d’autorité et […] transgresser l’esthétique théâtrale du mélodrame » (p. 124). Lemaître instaure un nouveau rapport entre traîtres et forces de l’ordre (p. 126). Il en résulte que « la portée contestataire de Macaire est bien plus importante en 1832 qu’en 1823, parce qu’en plus de mettre à mal les autorités, le personnage cynique et provocateur suscite le rire » (p. 147). Et progressivement, le comédien exerce une mainmise absolue sur son personnage : il tente, à plusieurs reprises, d’établir « un accord légal par lequel il serait capable de s’octroyer la seule et libre interprétation 986du personnage de Robert Macaire » (p. 162). Afin de monétiser son art, il tente de le convertir en droits d’auteur. Une « symbiose » définitive s’opère alors entre l’acteur et son rôle, à la faveur de jeux d’improvisation nourris par l’actualité, reflétant les préoccupations sociales de la monarchie de Juillet. Et alors que le personnage va s’émanciper, Lemaître lui restera attaché, en vertu d’un « processus d’identification et d’héroïsation corollaire de l’imaginaire collectif » (p. 177).
La deuxième partie de l’ouvrage (« Quand Macaire échappe à son créateur ») montre la diffusion du personnage comme type social et politique en proposant une définition du « macairisme ». Marion Lemaire montre la prégnance de Robert Macaire dans l’imaginaire du xixe siècle, notamment en analysant la presse de l’époque. Les caricaturistes utilisent le protagoniste pour formuler des critiques politiques contre le gouvernement de Juillet, le fameux héros devenant « l’incarnation du monde de la finance et de la spéculation des années 1830-1848, mais aussi la personnification du pouvoir politique » (p. 189). Un riche dossier iconographique accompagne la démonstration. L’on comprend que dès le rétablissement de la censure, en 1835, Macaire soit banni des scènes parisiennes et des journaux (p. 219). Il ne disparaît cependant pas, mais perd sa force subversive (p. 219). Aussi le macairisme émerge-t-il « d’une construction collective du personnage et de son discours » (p. 238). Naît un mythe, à travers un type social qui n’est pas seulement classifié, mais aussi et surtout « héraut des revendications de son temps » (p. 240). Et le type social s’émancipe de son créateur. En analysant également la littérature contemporaine, romans et proliférantes « physiologies », Marion Lemaitre montre comment Macaire devient « une figure de l’affairisme, du puff et du pouvoir en place » (p. 257), marquée aussi par son ambiguïté : « l’aspect protéiforme du personnage […] lui vaut d’être à la fois critiqué et célébré » (p. 281). Le héros, bouleversant l’axiologie de la comédie de mœurs, remet en cause la société entière (p. 284). « Mais par l’exploitation commerciale qui est faite de lui, le personnage devient le propre exemple de ce qu’il dénonce » (p. 284). Devenu une manne financière, Macaire fait l’objet d’une exploitation scénique accrue, dans un champ théâtral où règne la concurrence. Et cela, en dépit de la surveillance sévère de la censure. Cela explique en partie le rejet, par Frédérick Lemaître, de sa propre créature, « étant donné [qu’il] ne peut pas créer de nouveaux rôles sans que les journalistes ne fassent un lien entre eux et Robert Macaire » (p. 309) – rejet paradoxal toutefois, puisqu’il « tente à la fois d’en garder le monopole et de s’en détacher » (p. 309), en s’en faisant finalement l’un de ses plus ardents détracteurs.
Outre la clarté et la richesse d’un propos qui ouvre à une relecture de l’histoire théâtrale en rendant accessible un fonds d’archives jusque-là inexploité, l’on notera les annexes substantielles dont l’ouvrage est assorti (« Tableau chronologique et synthétique des pièces jouées par Frédérick Lemaître, des représentations de L’Auberge des Adrets, de Robert Macaire et de leurs avatars »), l’« Inventaire détaillé du fonds Frédérick Lemaître » qu’il propose, ainsi que sa copieuse bibliographie et ses deux index (des auteurs et des titres) permettant une consultation aisée. Marion Lemaire nous offre un ouvrage crucial pour aborder le théâtre du xixe siècle dans toutes ses dimensions, grâce à des analyses fines, précises, et fondées sur un corpus en grande partie inédit, qui embrasse l’intégralité du champ culturel de l’époque – théâtre, presse, littérature, illustrations, biographies, écrits personnels et correspondances.
Amélie Calderone
987Jules Michelet, Histoire de la Révolution française. Édition publiée sous la direction de Paule Petitier. Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2019. Deux vol. de 1409 et 1536 p.
L’Histoire de la Révolution française avait été publiée dans la Bibliothèque de la Pléiade en 1939 par l’historien de la révolution Gérard Walter. L’essor des études sur Michelet rendait indispensable une nouvelle édition. On dispose en effet désormais de la Correspondance générale de Michelet établie par Louis le Guillou (Champion, 1994-2001, 12 vol.) ; du Journal de Michelet publié par Paul Viallaneix (Gallimard, 1959, 1962 et 1976) ; des cours au collège de France de 1838 à 1851 publiés également par Paul Viallaneix (Gallimard, 1995). Le manuscrit de l’Histoire de la Révolution française ainsi que les sept recueils de notes préparatoires déposés à la bibliothèque historique de la Ville de Paris avaient fait l’objet en 1988 d’un travail d’équipe dirigé par Paul Viallaneix auquel l’édition nouvelle de la Pléiade est dédiée. Paule Petitier, maître d’œuvre de cette nouvelle édition, est bien connue pour l’excellence de ses travaux sur Michelet, notamment Michelet l’homme histoire (Grasset, 2006) et la nouvelle édition de l’Histoire de France (édition des Équateurs, 2008-2009). Elle a réuni une équipe de chercheurs éminents en histoire et en littérature (Michel Biard, Philippe Bourdin, Jean-Claude Caron, Aude Déruelle, Hervé Leuwers, Florence Lotterie, Dominique Pety, Claude Rétat, Jean-Marie Roulin, Corinne Saminadayar-Perrin, Judith Wulf) qui, s’appuyant sur les travaux les plus récents sur Michelet et sur l’historiographie de la révolution, nous offrent un modèle d’édition savante, accessible aussi à un public large : une longue étude introductive sur les six tomes publiés de 1847 à 1853 puis des notices sur chaque tome éclairent la genèse de l’œuvre en s’appuyant sur le manuscrit, la correspondance et le journal, sa structure, les sources et la réception ; les notes indiquent les variantes significatives, éclaircissent les allusions, signalent les partis pris de Michelet, identifient les très nombreuses sources, tâche ardue, en l’absence de références dans le texte. Pour un public plus large on trouve définis les termes sortis de l’usage et présenté rapidement l’état des connaissances historiques aujourd’hui (sur les biens nationaux, les morts de Vendée, etc.). On trouve aussi une chronologie de la révolution dans chaque volume, et dans le volume 2 un index, et une bibliographie comportant notamment la longue liste (p. 1395-1411) des sources de Michelet.
Les deux volumes permettent de saisir la science immense de Michelet qui avait dépouillé à la fois des archives parisiennes et provinciales – celles de Nantes notamment. Après le coup d’État du 2 décembre, révoqué du collège de France le 12 avril puis perdant en juin le poste aux archives qu’il occupait depuis 1830, Michelet s’installe à Nantes. Il est l’un des premiers à faire l’histoire de la révolution dans l’Ouest, l’un des tout premiers à recourir à des archives de province à une époque où les classements étaient embryonnaires. Mais il utilise aussi une documentation écrite considérable. La comparaison précise de Michelet avec ses prédécesseurs, entre autres Thiers et Mignet, Lamartine (sur le procès du roi) en fait ressortir à la fois la maîtrise et l’originalité. Michelet traque dans ses sources les formules frappantes, les faits symboliques, le détail d’une attitude ou d’une apparence, tout ce qui peut ressusciter les morts et faire vibrer le lecteur. Il n’apparaît pas moins singulier comparé à ses émules : les préfaces à la réédition de 1868-1869 le montrent conscient de sa distance avec Quinet dont il se sépare 988en refusant de stigmatiser 1793, et avec Louis Blanc à qui il reproche de glorifier Robespierre. Michelet refuse à la fois l’histoire libérale de l’un et l’histoire socialiste de l’autre, la condamnation de la Terreur et son apologie. Ces préfaces sont aussi une tentative de Michelet pour conquérir les lecteurs qui ont boudé ses derniers volumes, l’édition apportant d’utiles précisions sur l’écoulement et la réception des différents tomes.
Sans doute n’est-ce plus pour son apport érudit et la diversité de ses sources qu’on lit Michelet aujourd’hui et l’édition ne cache pas les lacunes et les partis-pris. Michelet est souvent volontairement imprécis pour donner aux événements une portée symbolique, et volontairement partial car il juge, au nom du tribunal de l’histoire, au nom de la postérité. Il y a concordance des temps entre la révolution et la politique des années 1844-1853. Notices et notes soulignent admirablement comment l’œuvre lit le passé à la lumière du présent. C’est pour mieux montrer cette interdépendance de l’expérience politique et de l’interprétation historique que les éditeurs ont choisi de publier la première édition de l’Histoire de la Révolution (Chamerot, 1847-1853) et de renvoyer en note les ajouts de la dernière édition revue par Michelet, celle de Lacroix (1868-1869). Le choix est judicieux. De fait, sans que Michelet fasse même allusion au présent, le récit de la Révolution se nourrit des questions d’actualité. Le récit des élections de 1789 renvoie en filigrane aux débats sur les capacités de la fin de la monarchie de Juillet. L’hostilité de Michelet aux révolutionnaires anglophiles est liée à l’anglophobie des années 1840 durant lesquelles l’Angleterre était à la fois la rivale de l’impérialisme français et l’exemple horrible de la misère ouvrière dans les centres industriels de Manchester ou Birmingham pour les observateurs sociaux. Le tome trois, consacré à 1791, l’année de la bascule révolutionnaire, est écrit fin octobre 1848 dans le Waterloo moral des journées de Juin, et pose la question angoissante de la durée de la république chez un peuple sans éducation républicaine. L’édition multiplie les exemples de ces renvois le plus souvent implicites au présent de l’écrivain. Cette expérience politique à l’arrière-plan du récit historique rend Michelet sensible au kairos dans l’histoire, à ces moments de fondation que méconnaissent les doctrines fatalistes. Elle le rend aussi plus sensible à l’accélération des événements et au poids du passé. L’histoire de la révolution montre à l’historien comment l’héritage de la monarchie et du catholicisme (les grands coupables de notre histoire) mine l’effort révolutionnaire. L’imbrication du travail historique et du souci politique explique aussi certaines évolutions. Ainsi en 1850 Michelet est plus sévère pour les Vendéens que dans son cours de 1848, la dérive conservatrice de la seconde république ayant montré la dangerosité du retournement du peuple contre la Révolution. C’est aussi le renversement de la république qui explique l’orientation socialiste de Michelet après 1852 dans les tomes consacrés à 1793-1794. L’échec de la Révolution éclaire l’échec de la République, et réciproquement.
Riche en information historique, cette nouvelle édition éclaire aussi le génie de Michelet écrivain, en montrant comment l’organisation même du récit, souvent digressif, produit du sens. L’esthétique sert l’intelligence historique, ce qui dans cette édition est d’autant mieux mis en valeur que le travail est effectué par une équipe pluridisciplinaire d’historiens et de littéraires. À la belle ordonnance en diptyque des cinq premiers tomes où se déploie la révolution triomphante succèdent des chapitres dont le morcellement traduit la décomposition de la révolution. Rien ne montre mieux combien l’organisation narrative a une portée symbolique que le récit des « journées » et notamment la construction dans le tome 4 de la séquence invasion des Tuileries 989le 10 août 1792 / massacres de septembre / bataille de Valmy. La notice consacrée à cette séquence (p. 1345-1351) montre très finement comment Michelet réhabilite le 10 août pour en faire un moment de l’unanimité nationale, Mignet y avait vu l’insurrection de la multitude contre la classe moyenne, Lamartine une conjuration décidée par Danton ; Michelet célèbre une manifestation du peuple entier, un acte fondateur, sans violence autre qu’individuelle et marginale ; Lamartine avait fait du roi une figure de victime pathétique, Michelet peint un « pauvre homme, lourd et mou » au risque de choquer ses lecteurs… la royauté n’a plus de légitimité. Après avoir exalté cette journée de communion populaire, Michelet traite les massacres de septembre comme une scène infernale et là encore il se sépare de ses sources et de ses prédécesseurs : il refuse toute fonction utile aux massacres à la différence de Buchez et Roux, il ne survole pas l’événement comme Thiers, il ne reprend pas non plus la condamnation de la révolution comme l’historiographie royaliste, mais comme le souligne la notice (p 1346), il élabore « une condamnation républicaine des massacres » : « je marche seul dans ces sombres régions de septembre », écrit-il. « Seul. Nul avant moi n’y a encore mis le pied. Je marche comme Énée aux enfers l’épée à la main, écartant les vaines ombres, me défendant contre les légions menteuses dont je suis environné. » La bataille de Valmy qui clôt ce livre VII du tome IV apparaît alors comme une rédemption, ou plutôt comme la sortie des enfers du nouvel Énée. À l’arrière-plan, évidemment, les journées de juin 1848, et la réflexion sur la violence inséparable des processus révolutionnaires. La comparaison dans la notice avec les récits antérieurs et postérieurs (jusqu’à Alphonse Aulard, Jaurès et Taine) fait ressortir la vision politique de Michelet et le génie d’un narrateur qui faisant un bloc de ces trois événements impose une vision lumineuse et unanimiste de la révolution. Un tel récit montre aussi ce que l’intelligence de l’histoire doit à la lecture de Virgile ou de Dante et à l’art de la construction narrative.
Dans cette histoire, l’acteur principal est collectif. L’étude des sources de Michelet éclaire son parti pris de faire du peuple le seul héros de la révolution. S’il suit l’Histoire parlementaire de Buchez et Roux, il ne s’attarde pas sur les discours ; les orateurs comptent moins que l’élan collectif. D’où le privilège qu’il accorde au récit de la séance du jeu de paume et à celui de la nuit du 4 août auxquels il a donné le poids des moments fondateurs de notre histoire. Les très nombreuses citations de la Bible, systématiquement repérées dans l’édition, font de l’histoire de la révolution l’histoire sacrée d’un peuple entité mystique, mais c’est une entité incarnée : se réclamant de Rabelais, Molière et Voltaire, Michelet se veut Peuple, réhabilite le souci du concret.
À lire cette édition érudite et puissamment synthétique, qu’on peut dire définitive, on comprend mieux pourquoi Michelet est le grand écrivain de notre roman national, celui qui a plus que tout autre créé un imaginaire historique commun.
Françoise Mélonio
Eugène Sue, Correspondance générale, vol. IV (juin 1850-1854). Éditée par Jean-Pierre Galvan. Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque des correspondances », 2018. Un vol. de 670 p.
Pour Eugène Sue ces quatre années sont nettement politiques. Romancier toujours très actif, élu représentant du peuple en avril 1850 (honneur dont il est 990et sera toujours fier), « montagnard » très assidu à l’Assemblée bien qu’il habite la Sologne, sous ses yeux montent les périls contre la république (et on peut rappeler qu’il sembla pressentir dès décembre 1848 le problème que poserait, trois ans plus tard, le désir du président de rester au pouvoir [voir Correspondance générale, vol. III, lettre 48-16]). Arrive le coup d’état de décembre 1851. Dès janvier il doit s’exiler à Annecy, en Savoie.
J.-P. Galvan fait de l’édition de cette correspondance quelque chose de vivant. D’ordinaire on publie les lettres retrouvées avec le dernier volume. Il nous donne celles de 1849 et de janvier 1850 dans un supplément au début de ce tome IV, et c’est heureux : nous les lisons en temps et en heure. S’inspirant des travaux les plus récents, il ajoute à des informations incomplètes parues précédemment, ainsi à propos du libraire Pétion (voir note 3, p. 520-521). On pourrait néanmoins s’interroger sur la nature de certains textes présentés : les « Lettres aux Abonnés des Mystères du Peuple », intégralement citées, sont-elles autre chose que d’immenses notes documentaires, chargées d’érudition, tout à fait polémiques (mais Sue se fonde parfois sur Guizot et Sismondi qui ne sont guère « socialistes »), annonçant précisément certaines pages du roman et en doublant par avance les démonstrations ? Il est vrai que ces « Lettres » n’apparaissent pas dans les versions de librairie des Mystères […] jusqu’à nos jours, et que cette édition de la Correspondance nous a donné, nous donne à lire des textes du romancier restés confidentiels, par exemple Jean-Louis le journalier (1850-1851) et l’« Introduction » aux Lettres sur la peine de mort de Hugo (1854).
En 1850-1851, Sue combat durement la réaction. Son arme, notamment, Les Mystères du peuple, histoire de l’effrénée oppression multiséculaire exercée sur les humbles par la noblesse et le catholicisme. L’œuvre est un succès mais déjà menacée, d’où de multiples échanges du romancier avec éditeurs et amis. Il se trouve à partir de 1852 dans le royaume de Sardaigne, ilot sans doute relativement libéral dans une Europe agressivement conservatrice, mais même en Savoie le parti religieux contre vigoureusement Les Mystères […] ; lettres et documents attestent que partout ailleurs se déchaîne la censure. Le romancier souligne néanmoins à maintes reprises (et pour ses adversaires c’est la marque de son hypocrisie) sa vénération pour Jésus, à la « divine morale » (50-40), « l’ami des pauvres et des affligés » (50-59), « Dieu d’amour et de pardon » (51-53) dont les enseignements n’ont cessé d’être souillés et il témoigne de son admiration pour Terre et ciel de J. Reynaud « l’un de ses meilleurs amis », ouvrage tout empreint d’un singulier spiritualisme (54-38, 54-49). L’anti-bonapartisme de Sue est ardent, constant, il accable à maintes reprises le « bandit », le « gredin » des Tuileries, et il s’inquiète qu’une simple couverture de livre puisse laisser supposer qu’il fait la moindre concession (53-45). Il lutte pour d’autres exilés, errants parfois, et comme toujours sans sectarisme : il apporte, notamment, avec quelle ténacité, toute son aide à Ferdinand Flocon, qui, ministre en 1848, resta un allié politique de Louis Blanc, et il s’afflige des féroces divisions entre républicains réfugiés à Londres. Peut-être a-t-il des instants de profond découragement face aux « succès », aux méthodes du régime (53-67), mais en attendant que la France, « soûle », ait « cuvé son vin » (52-69), il ne cesse de croire que l’on doit œuvrer sans désemparer avec « espoir et courage ». « Car tout est là : entraîner et convaincre » comme il l’écrit à Perdiguier (53-9). Rien ne vaut plus que la diffusion de leurs idées, aussi est-il amené, et c’est extraordinaire (quand on songe à ses difficultés matérielles et, depuis vingt ans, à 991la dénonciation acharnée par les écrivains de la contrefaçon), à refuser de percevoir ses droits en Belgique : les exiger empêcherait la publication des ouvrages, et ce serait faire le jeu de la réaction (54-37).
Sue, en Sologne et en Savoie, avant et après le 2 décembre, est toujours un bourreau de travail. Certains livres, comme Les Mystères […], lui demandent de grandes recherches (il sollicite donc de l’aide, des avis). Mais il écrit aussi des œuvres à ses yeux plus « faciles », de nombreux romans de mœurs (toujours teintés d’audace). D’Annecy, il doit donc combattre, comme il le peut, pour être publié, en France et ailleurs : les entraves administratives, les réticences effarouchées des éditeurs sont nombreuses, il correspond avec son agent Masset, agit de concert avec lui, et fait inlassablement des propositions à Hetzel, à Desnoyers, le directeur du Siècle. Son œuvre, ancienne et nouvelle, est son unique gagne-pain. Il a des soucis financiers et telle faillite soudaine l’inquiète (54-17). S’il a le sentiment d’être quand même un marchand de mots, lui qui parle de sa « pacotille littéraire » (52-66), il n’est pas négligent néanmoins. À maintes reprises, comme les années précédentes, il parle corrections d’épreuves, et il écrit par exemple à propos du Diable médecin : « je serais désolé qu’il parût un seul feuilleton sans qu’il ait été revu par moi » (54-55, p. 561). Se confirment sa lucidité, sa modestie : ainsi écrit-il à Louis Blanc : « ma petite sphère de conteur, de vulgarisateur, c’est mon lot, et tout modeste qu’il est, il me suffit » (51-52, p. 205). Son honnêteté est remarquable : chose rare parmi ses confrères, il reconnaît dans une lettre publique à Michel Lévy que tel de ses personnages de Martin l’enfant trouvé est directement inspiré du Raoul Desloges de son « ami » A. Karr (51-11), et surtout, dès novembre 1850 (on republie ses anciens ouvrages) il avoue qu’il lui eût été facile de les corriger (et d’y atténuer la présence de J. de Maistre, de Bonald, etc.), mais c’eût été « apostasier ». Il assume, humblement et fièrement, son évolution politique et morale (50-66). En décembre 1852 il propose encore à Hetzel de rédiger pour chacune de ses œuvres anciennes une notice expliquant son état d’esprit au moment de la création : « ce seraient pour ainsi dire mes Mémoires littéraires » [et on sait l’admiration qu’il eut pour Histoire de ma vie] (52-68, p. 330). Il y joindrait même, proposition assez nouvelle, « la description des lieux » de leur rédaction, « parce que le milieu physique matériel où je vis influe beaucoup sur mon esprit » (ibid.). Ce projet, il le caressera encore en 1856.
Sans doute le merveilleux pays d’Annecy, qu’il arpente assidûment, l’apaise-t-il (et, reconnaissant, il projette d’écrire des Lettres sur la Savoie pour y attirer les visiteurs). Mais malgré le bon accueil reçu, on devine sa solitude : il rencontre Arago, mais il aimerait tant revoir Schoelcher et d’autres, converser avec eux… Peu de confidences personnelles dans ces pages (sauf sur sa santé, assez défaillante). On devine juste la présence de la belle et jeune Marie de Solms, pour qui il eut, c’est probable, une affection toute paternelle, et dont la présence éclaira ces dernières années.
Faut-il redire l’acharnement, les déceptions surmontées, les ruses fécondes, le constant souci de véracité dans l’établissement du texte, la minutie éclairante, l’immense travail d’annotation exigés par l’entreprise de J.-P. Galvan ? Eh ! bien réitérons. Voilà donc l’avant-dernier volume de cette Correspondance, si riche en lettres, en documents annexes. Et si c’était l’antépénultième ? si l’éditeur retrouvait au moins une partie des lettres de et à Mme de Solms ? Espérons.
Alex Lascar
992Marie Lapière, Le Langage des sources dans Les Trois Villes d’Émile Zola. La dialectique de la foi et de la raison. Paris, Honoré Champion, « Romantisme et modernités », 2018. Un vol. de 548 p.
Ce volume est issu d’une thèse soutenue en mars 2016. L’autrice définit son projet à la fin de l’introduction, en précisant tout d’abord, pour ne pas leurrer les futurs lecteurs, qu’il ne s’agit « ni [d’]un travail d’intertextualité pure […] ni [d’]un travail exclusif de génétique ». Marie Lapière a refait le chemin de Zola, en lisant à son tour les ouvrages dans lesquels il s’était documenté pour préparer sa trilogie ; sur la masse impressionnante des livres consultés par le romancier, elle a choisi d’aborder seulement ceux qui avaient trait à la foi et à la raison, en insistant sur la « dynamique » qui les lie. « C’est un travail qui peut apparaître comme hybride et original. Il s’appuie sur la génétique pour identifier les documents comme soubassement de l’œuvre à travers leur mécanisme d’appropriation via le processus de lecture et d’écriture puis leur transposition au sein des romans. »
Contrairement à sources, le mot « langage » n’est pas défini dans ce livre (un petit regret : le commentaire aurait pu trouver sa place dans l’introduction, voire la conclusion), mais on comprend au fil de la lecture ce qu’il signifie : en effet, après avoir sélectionné les documents lus et annotés par Zola qui se réfèrent précisément à la foi et à la raison (les ouvrages de trois catholiques, Dozous, Boissarie et Henri Lasserre pour Lourdes, de Francesco Saverio Nitti, futur homme politique antifasciste, et de Gabriel Tarde pour Rome), et les avoir commentés, Marie Lapière montre la façon dont ces sources se mettent à parler, sous de multiples formes : ainsi, les personnages secondaires de Lourdes sont souvent issus de « cas » étudiés par Boissarie et Dozous ; le livre La Rome nouvelle, écrit par Pierre Froment, héros des Trois villes, s’inspire du Socialisme catholique de Nitti, que le romancier n’approuve pas, mais qui est nécessaire à sa démonstration, puisque ce n’est que peu à peu que Pierre doit être désabusé et reconnaître que l’amélioration des conditions de vie des êtres humains ne peut passer par l’Église. Cette polyphonie ne provoque toutefois aucune dissonance car l’écrivain, fort d’inébranlables convictions, commence sa trilogie en sachant exactement ce qu’il veut prouver. La série des Trois villes, même si elle ne se réduit pas à un ensemble de romans à thèse, est sous-tendue par une argumentation claire : le catholicisme a fait faillite (de Quinet à Rimbaud, nombreux sont ceux qui l’avaient liquidé, tout au long du xixe siècle), il faut lui substituer la science, à laquelle Zola croit, bien qu’en cette fin de siècle certains affirment qu’elle a fait « banqueroute ». Rappelons que Dozous et Boissarie étaient médecins, mais que Zola ne les classe pas pour autant du côté de ceux qui incarnent la science.
L’introduction et les débuts de parties ou de chapitres retracent l’arrière-plan idéologique de la France à la fin du xixe siècle, comme l’avait fait René Ternois dans Zola et son temps : ce grand travail avait aussi influencé l’écriture des préfaces à Lourdes, Rome et Paris par Jacques Noiray pour la réédition des Trois villes dans la collection Folio. La dialectique de la foi et de la raison n’est donc pas replacée dans une perspective historique longue ; un paragraphe aurait pu rappeler qu’il s’agit d’un problème philosophique posé et reposé à travers les siècles, de Thomas d’Aquin à Jean-Paul II (on célébrait les vingt ans de l’encyclique Fides et Ratio au moment de la parution de l’ouvrage de Marie Lapière) en passant par Descartes 993et Pascal. Problème constant, donc, et jamais résolu, ce qui permet précisément de le reposer à nouveaux frais. L’originalité de Zola, par rapport à tous ceux qui viennent d’être cités, réside dans le fait qu’il était romancier, dépourvu de formation philosophique, et athée depuis la fin de l’adolescence.
Marie Lapière observe le travail préparatoire de Zola, remarquant que, lorsque celui-ci prend, pour constituer ses dossiers préparatoires, des notes sur des livres qui ne sont pas en accord avec ses convictions, il « se révolte peu ». En effet, son but est de chercher des éléments intéressants pour le roman qu’il projette, une « matière à travailler ». Elle reconstitue aussi la genèse des lectures, et analyse parfois la forme des notes, certaines d’entre elles se réduisant à quelques mots, d’autres se développant dans une syntaxe ; elle les décrit dans leur matérialité, soulignant les difficultés rencontrées lors du déchiffrement des notes prises au crayon sur l’ouvrage de Nitti, alors que les notes prises sur celui de Tarde, écrites à la plume, sont lisibles. Enfin, elle relève des exemples dans lesquels « la lecture critique de Zola devient source de réflexion » car l’écrivain y puise quelques grandes lignes de son futur roman. De fait, si elle lit et commente les sources, elle les met assez souvent en relation avec le contenu des romans. L’aridité qui aurait pu résulter d’un travail exclusivement centré sur les dossiers préparatoires des Trois villes est donc un écueil évité. Ainsi, Marie Lapière compare l’extrait du journal de voyage à Lourdes où Zola visite la maison de Bernadette Soubirous à la réécriture du passage dans le roman, en mentionnant des variations stylistiques ayant pour but la dramatisation. Il manque cependant quelques études formelles montrant la façon dont Zola choisissait, découpait, récrivait et intégrait le document à son roman. Elle annonce pourtant (p. 289) que l’analyse de « la réappropriation romanesque de Nitti et Tarde en les faisant apparaître comme intertextes zoliens » sera le sujet du chapitre iii de la deuxième partie, mais ce travail n’apparaît qu’à la fin (p. 314-316), réduit à la confrontation des notes au roman, sans passage par le texte d’origine. En outre, l’absence d’examen des sources de Paris est justifiée, mais le premier chapitre de la troisième partie, tout en continuant d’explorer les dossiers préparatoires, apparaît plus redondant, sur la mort du catholicisme, et moins original ; en revanche, le deuxième chapitre étudie la construction du personnage de Pierre dans le dossier, enquête qui n’avait encore jamais été menée de façon complète.
Les approximations de cette recherche concernent presque toutes des questions religieuses (par exemple, l’affirmation selon laquelle ce sont les « idées » du cardinal Manning « que l’on retrouve essentiellement dans Rerum novarum » est trop rapide, car beaucoup d’autres penseurs catholiques, ecclésiastiques et théologiens ont contribué à cette encyclique). Plutôt que de faire le relevé mesquin des erreurs, lapsus et coquilles qui demeurent dans ce livre comme dans tout long volume, concluons en soulignant d’une part la profonde honnêteté de ce travail, d’autre part l’enthousiasme de son auteur, perceptible dans l’usage récurrent – mais non envahissant – des points d’exclamation, qui donnent à son écriture une fraîcheur et une vivacité assez inhabituelles dans un travail universitaire. Ce livre intéressera tous ceux qui ne limitent pas l’œuvre de Zola aux Rougon-Macquart.
Sophie Guermès
994Gabrielle Melison-Hirchwald, Alphonse Daudet interviewé. Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2018. Un vol. de 848 p.
Gabrielle Melison-Hirchwald publie la première édition critique des interviews données par Alphonse Daudet à la presse française de 1883 jusqu’à sa mort en 1897. L’éditrice a recueilli 144 interviews, un chiffre très important qui fait de Daudet l’un des écrivains les plus sollicités par les journalistes avec Émile Zola. Les textes sont regroupés chronologiquement et chaque ensemble est précédé d’une notice qui éclaire le contexte historique et culturel, tandis que des notes de bas de pages apportent toutes les précisions utiles. L’ouvrage comporte une bibliographie et plusieurs index (auteurs, journalistes, acteurs, personnages, titres d’œuvres).
Le volume ouvre sur une longue introduction qui propose une réflexion sur la poétique d’un genre encore peu étudié. Gabrielle Melison-Hirchwald dégage ainsi les contours d’une forme qui se structure autour de rituels induits par la visite au grand écrivain. Les interviews sont liées à des faits divers, à des événements de la vie littéraire, au lancement d’un roman ou d’une pièce de théâtre, se transformant en éléments efficaces de la promotion de l’œuvre. L’écriture même en est problématique : elle doit d’abord restituer la voix de l’interviewé sinon complètement du moins partiellement. Ce souci de l’oralité et de la reconstitution verbatim distinguent cette forme, par ailleurs proche des articles nécrologiques et des souvenirs.
L’éditrice s’attache à retracer la carrière médiatique d’un romancier célèbre ; sans prétendre à l’impossible exhaustivité, elle s’est livrée à une enquête très approfondie dans la presse, un travail rendu possible – ou du moins facilité – par les nouveaux outils numériques. Ces interviews impliquent bien sûr des choix qui sont scientifiquement justifiés et notamment celui des journaux retenus. Cette édition est soignée avec un rigoureux travail philologique de transcription et d’établissement des textes ; les notes explicatives et l’insertion de présentations intermédiaires éclairent les interviews et les relient entre elles sans altérer la discontinuité caractéristique du genre.
Ces documents inédits apportent beaucoup d’informations sur l’homme et sur la façon dont il se construit une « identité médiatique » ; ils le montrent devenant un écrivain professionnel, s’adaptant aisément au tempo des médias, au point de prendre la main dans l’échange avec le journaliste. Daudet se présente en homme de lettres (et effectivement c’est le titre qu’il choisit pour ses mémoires) et il livre les arcanes de son travail : sources de ses romans, clés des personnages, même s’il prend soin de rappeler que sa méthode est de construire en additionnant les traits de différents modèles, ou encore confidences sur l’écriture, faite de ratures et de réécritures. Grâce aux interviews, on perçoit mieux sa position dans le champ littéraire, cristallisée autour du motif de l’académie, de l’Académie française – la vraie – face à l’Académie Goncourt. Son rejet de tout embrigadement, sa répugnance à s’engager se lisent aussi dans ses refus de se laisser entraîner par l’intervieweur.
Daudet connaît tous les rouages du métier d’écrivain : les textes rassemblés font apparaître la question des liens avec les éditeurs, les problèmes de plagiat, de droits d’auteurs (à l’étranger surtout) et ils nous en apprennent beaucoup sur l’éclectisme des goûts de l’écrivain et sur la diversité de ses fréquentations. On est frappé aussi par l’importance de la famille, mise en avant par le récent ouvrage de Stéphane Giocanti C’étaient les Daudet.
995Ces interviews sont donc précieuses en ce qu’elles font entendre la voix de Daudet, merveilleux causeur qui se met en scène pour le plus grand plaisir du lecteur et du journaliste. « Un bon client », écrit Gabrielle Melison-Hirchwald et, de fait, ces interviews revêtent souvent une dimension théâtrale, mais d’un théâtre intime, faisant des lecteurs du journal des amis venus rendre visite à l’auteur.
L’éditrice souligne la faible importance accordée à la maladie alors que tous les journalistes étaient au courant des souffrances endurées par l’auteur. « Voile de pudeur » sans doute, mais qui démontre que les interviews, contrairement aux éditions de correspondance, ne donnent pas accès – du moins pas directement – à l’intime. Leur nature est bien différente et l’espace de l’interview correspond à la construction d’une identité – celle du stoïque marchand de bonheur ici – plus qu’à des confidences personnelles. Les interviews d’un écrivain qui en maîtrise les codes, comme c’est le cas de Daudet, ne sont pas des espaces pour l’autobiographie – même si on constate une redondance dans le récit d’épisodes comme l’arrivée à Paris, les débuts et même quelques souvenirs de la petite enfance comme celui du chien fou ou de l’incendie, qui accèdent presque au statut de souvenirs écrans.
Cette édition critique est à la fois originale, érudite et riche. Elle donne accès à des textes inconnus, aux marges de l’œuvre. Faguet dans la Revue Bleue se plaignait que les familles des écrivains publient ce qu’il appelait les « copeaux de l’atelier », des carnets, des brouillons… On sait quel profit en ont tiré les études génétiques. Qu’en sera-t-il des interviews ? Elles offrent au chercheur un matériau nouveau, une mine d’informations pour éclairer la genèse des œuvres ou leur réception mais elles semblent répondre surtout à une curiosité toute moderne pour les individus. On cherche un auteur et on rencontre un homme, ou plutôt l’image que celui-ci veut donner de lui-même ! L’interview participe ainsi à la construction d’une identité à laquelle la critique se montre aujourd’hui très attentive.
Anne Simone Dufief
Sylvie Roques, Jules Verne et l’invention d’un théâtre-monde. Paris, Classiques Garnier, « Études sur le théâtre et les arts de la scène », 2018. Un vol. de 405 p.
Les ouvrages (Chelebourg, Compère, Raymond, Weissenberg, etc.) et articles de qualité (publiés dans la Revue Jules Verne, entre autres), ainsi que les actes de colloques, ne manquent pas sur Jules Verne. La critique récente, notamment, a su s’emparer de la vaste œuvre de cet auteur longtemps injustement enfermé dans la catégorie « roman d’aventures », « pseudo-scientifique », « de jeunesse » quand ce n’est pas celle de littérature populaire voire mineure. Le « Walter Scott de la science » a on le sait fait les frais d’une politique éditoriale d’une part, d’une réception critique d’autre part, l’identifiant à un inlassable promoteur de la vulgarisation scientifique pour jeunes lecteurs. Mais outre ces clichés désormais écartés, il manquait encore une étude de son théâtre. C’est chose faite avec l’ouvrage de Sylvie Roques.
L’auteur y rappelle que le théâtre de Jules Verne a été, jusqu’au milieu du xxe siècle, l’objet d’immenses succès, de tournées spectaculaires qui ont prolongé la faveur rencontrée par les romans, mais ont aussi proposé des spectacles autonomes marquant les esprits. Du reste, Sylvie Roques estime que l’imaginaire 996vernien est théâtral et que les romans sont romans de dramaturge et de metteur en scène. C’est un peu réduire le théâtre à sa portée spectaculaire, mais l’hypothèse demeure d’un grand intérêt et elle rappelle à juste titre que nombre de grands succès de théâtre à la fin du xixe siècle, comme les premiers succès du cinéma, furent des adaptations de romans, notamment mélodramatiques. Jules Verne n’invente pas, il s’inscrit pleinement dans le goût de son temps pour le grand spectacle, la performance circassienne et la virtuosité visuelle ; il renouvelle ou extrapole des effets, des intrigues et des dispositifs qui ont fait leurs preuves. Cela n’enlève rien à son talent, mais s’il n’est pas totalement « inventeur » d’un genre, on reconnaît volontiers que le désir de théâtralité qui l’anime et innerve son écriture romanesque constitue le point fort de cette étude.
Le propos de l’ouvrage ne consiste de fait pas seulement à mettre en lumière un corpus oublié. Il défend l’hypothèse que le théâtre de Jules Verne, servi par des tournées de grande ampleur en France et à l’étranger, fondé sur des mises en scène extrêmement spectaculaires sollicitant machines, troupes d’acteurs et de figurants très nombreux, décors complexes et animaux vivants (ou mécaniques), a engendré un « théâtre-monde », c’est-à-dire rien moins qu’un nouveau genre littéraire, mû par le désir « d’introduire, pour la première fois, l’immensité de l’univers sur la scène d’un théâtre » (p. 10).
L’usage de la machine n’est peut-être pas aussi singulier à ce théâtre que l’auteur, tout à son enthousiasme, le suppose ; du théâtre à machines du xviie siècle au théâtre patriotique qui convoque, sous l’Empire et au-delà, de grandes reconstitutions de batailles inspirant ensuite panoramas et dioramas (on ne fera pas l’injure à l’auteur de mésestimer ces objets, évoqués notamment aux pages 99-100), ou encore au Théâtre Historique d’Alexandre Dumas, au théâtre de l’horreur avec ses femmes guillotinées et ses cercueils à double fond, des folies-vaudevilles, aux opérettes et fééries, les moyens du spectaculaire ne sont pas découverts par le théâtre de Jules Verne, mais ils sont de toute évidence sollicités par lui avec une ampleur et une efficacité déterminantes. Le recours aux animaux et à des dispositifs circassiens est déjà présent dans le cadre du mélodrame, et Jules Verne, qui travaille aux adaptations de ses romans avec Adolphe d’Ennery, s’inscrit aussi dans cette veine qui a familiarisé les spectateurs avec les sensations fortes et la surenchère d’effets.
Toutefois la notion de « théâtre-monde » sollicitée par l’auteur trouve toute sa pertinence lorsque, dans la seconde partie, délaissant les préambules sur la réception de l’œuvre de Jules Verne et la prééminence du spectaculaire de la scène romantique au début du xxe siècle, se trouvent commentées et étudiées les pièces qui ont fait son succès scénique. Le nomadisme du roman à la scène, « les péripéties d’une idée » (p. 109), pour reprendre l’expression de l’auteur, à l’exemple du célèbre Tour du monde en 80 jours, qui fut une pièce, un roman puis une adaptation du roman offrent des pages proprement passionnantes.
Le volume adopte en effet une démarche chronologique : rappelant dans une première partie (« les premières tentatives ») les premiers pas littéraires d’un Jules Verne qui ne connaît alors ni succès ni notoriété, mais dessine le « projet global » d’un écrivain, qui, comme tant d’autres, s’est essayé au théâtre avant d’écrire des romans (il est même question du « choix contraint du roman », à l’encontre du théâtre vu comme « une tentation permanente »), l’auteur analyse dans une partie centrale (« les pièces de la célébrité »), les « effets dramatiques au cœur du récit » (p. 141) avant de conclure sur l’analyse des « raisons d’un échec » (p. 343) 997quand les derniers projets scéniques de Verne ne trouvent plus le succès espéré (« l’essoufflement d’un modèle »). Se risquant à écrire une pièce « sans roman » préalable, et « sans collaboration », Verne se heurte à un accueil mitigé, face à un public lassé peut-être des grands spectacles qui ont posé leurs propres entraves en invitant constamment à un ressort d’inventivité, à une surenchère d’effets de surprise.
Solidement documenté, appuyé sur le dépouillement de la presse de l’époque ainsi que l’analyse des correspondances entre écrivains, « faiseurs », collaborateurs et éditeurs, sur celle des rapports de censure mais aussi l’estimation concrète du coût de telles pièces, du modèle d’exploitation et de diffusion qu’elles établissent, le volume offre un tableau complet et très plaisant à lire du théâtre vernien.
Si l’on aurait aimé davantage de réflexions sur les processus de condensation, de déplacement, de simplification (les analyses de procédés et d’effets comme « accroître l’efficacité », « affaiblir le pathétique », « réduire le grotesque » sont un peu rapides, on peut le regretter, mais c’est là signe que la lecture éveille l’intérêt et la curiosité) à l’œuvre en vue d’« installer l’infini de l’univers sur scène » (p. 221), le propos reste très stimulant et sa lecture utile aux amateurs de Jules Verne comme aux spécialistes de théâtre – et inversement. Le mouvement permanent chez Verne entre roman et théâtre, non sans arrangements avec nombre de stéréotypes (les bayadères, les sauvages, les danseuses espagnoles, etc.), est étudié avec une grande adresse par l’auteur. De remarquables réflexions comme « du fantastique à l’improbable » (p. 331) éclairent le compagnonnage passionnant du théâtre et du roman chez Jules Verne.
De cette « passion indéfectible et fondatrice pour le théâtre » (p. 353) ressentie selon Sylvie Roques par Jules Verne pour les mondes du spectacle, l’ouvrage dégage dans les adaptations de romans et les pièces la triple originalité du théâtre vernien : univers complexe issu du roman, usage de techniques et de machines, modèle financier et pourrait-on dire logistique propre à l’organisation de représentations grandioses. On ne saurait trop en conseiller la lecture : autant l’étude du corpus vernien que la contextualisation parmi les enjeux et les questionnements de la littérature de la seconde moitié du xixe siècle, avec son goût pour la surprise, l’émerveillement, la terreur, la découverte qui servent tantôt la science tantôt le stéréotype sont du plus grand intérêt.
Florence Fix
Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac. Édition critique par Jeanyves Guérin. Paris, Honoré Champion, « Champion Classiques Littératures », 2018. Un vol. de 448 p.
Pièce parfois prise de haut par les spécialistes de théâtre malgré un succès constant, à la scène et à l’écran, depuis sa création, le Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand méritait bien une consécration universitaire. C’est maintenant chose faite, grâce à la riche édition critique procurée par Jeanyves Guérin.
Une copieuse préface (95 pages), très informée et méthodique, met à la disposition du lecteur une multitude de renseignements utiles à la mise en perspective de la pièce de Rostand.
998D’abord sur le « personnage » du « vrai » Cyrano, qui ressemble peu au héros légendaire popularisé par la pièce. Né à Paris en 1619 (il n’est donc pas gascon !), il est un des libertins du xviie siècle qui annoncent les penseurs des Lumières. Ce « libre penseur radical » (p. xii) est un polygraphe admirable, dont l’œuvre ne cesse de gagner en notoriété (ajoutons que son roman Les Étatset empires de la lune a étéremarquablement adapté pour la scène, en prononciation historiquement informée, par Benjamin Lazar en 2008, et que sa tragédie en vers, La Mort d’Agrippine, récemment éditée par Françoise Gomez, a été puissamment mise en scène au Théâtre Dejazet par Daniel Mesguich en 2019). De sa personne réelle et de sa vraie vie, seules quelques bribes se retrouvent dans le Cyrano de Bergerac de 1897, dont le grand succès a occulté son modèle authentique.
Puis sur l’auteur, Edmond Rostand. Né à Marseille en 1868, il se tient à l’écart des cénacles naturalistes ou symbolistes et se consacre à l’écriture théâtrale à une époque où elle intéresse peu les écrivains d’envergure. Ce sont d’ailleurs ses relations avec des acteurs de renom (Sarah Bernhardt et Coquelin aîné) qui seront décisives pour sa carrière. Après divers essais plus ou moins réussis, il triomphe grâce à Cyrano de Bergerac, créé à la Porte Saint Martin le 28 décembre 1897, avec Coquelin dans le rôle-titre. Le succès est immédiat, foudroyant et durable : 206 représentations jusqu’à l’été 1899, 500 en tournée de par le monde. L’Aiglon ayant confirmé sa gloire en 1900, Rostand, qui écrit encore Chantecler en 1910, est couvert d’honneurs quand il meurt en 1918, à l’âge de 50 ans.
Ensuite sur le triple contexte politique, théâtral et littéraire de Cyrano. Contexte politique d’abord : l’affaire Dreyfus secoue la République, et Rostand, sans s’engager directement, soutient Zola et est partisan de la révision du procès. Contexte théâtral ensuite : le théâtre est alors prospère, et on peut y faire fortune (Rostand lui-même aurait gagné 600 000 francs entre 1887 et 1900). Mais la production est majoritairement médiocre, malgré le souci esthétique de pièces symbolistes exigeantes (Maeterlinck, Ibsen), malgré, sans grand succès, les adaptations de romans naturalistes (Zola, Goncourt, Daudet), et malgré le cas particulier d’Ubu Roi. La principale nouveauté est alors l’importance croissante donnée au metteur en scène, dont André Antoine est la figure marquante. C’est d’ailleurs peut-être une grande attention portée à la représentation qui explique la réussite de Rostand, dont la pièce, dans son texte et ses thèmes, n’est pas novatrice. Contexte littéraire enfin : si l’auteur, à partir d’un canevas, a négocié avec Coquelin nombre de tirades, s’il a pu transposer une anecdote biographique, ses sources sont littéraires. Le schéma narratif de Cyrano (un amoureux reçoit l’aide de quelque adjuvant) est présent chez Beaumarchais et, bien sûr, chez Molière. Rostand doit aussi beaucoup à Gautier : au Capitaine Fracasse, dont l’adaptation scénique écrite par Émile Bergerat est montée par Antoine à l’Odéon ; aux Grotesques, où se trouve l’idée de la tirade des nez ; et à sa présentation de certains textes du vrai Cyrano, qui fait de ce dernier un personnage romanesque. À quoi s’ajoutent une source majeure, la préface à ses œuvres procurée en 1858 par le bibliophile Paul Lacroix, dont certains passages sont démarqués dans la pièce de Rostand, et diverses lectures sur l’histoire des cabarets ou sur la préciosité.
Appuyé sur ces précieux éclairages, la préface analyse alors la pièce en elle-même. En premier lieu, elle indique en quoi Rostand a composé un « Cyrano hétéroclite », selon le qualificatif que lui attribue Ragueneau au v. 102. À la fois homme d’épée et homme de plume, ce « bretteur poète », dont l’étoile a bien pâli à l’Acte V, 999est « cyclothymique et maniaco-dépressif » (p. liv), fondamentalement individualiste et ainsi voué aux déconvenues amoureuses. Jeanyves Guérin se demande ensuite quel est le genre théâtral de la pièce : « drame ou comédie héroïque ? » (p. lvi). Question difficile. En cinq actes et en vers, donc dans la tradition classique, elle est appelée par son auteur « comédie héroïque », et non « drame », contrairement à L’Aiglon. Mais elle est créée au Théâtre de la Porte Saint Martin, place forte du drame romantique depuis les années 1830 et sans discontinuer (puisque, il serait temps d’ailleurs que les manuels et histoires littéraires intègrent cette vérité, le drame romantique s’est poursuivi, parallèlement à bien d’autres veines, sans discontinuer tout au long du siècle, et que Les Burgraves n’ont pas chuté en 1843 – du reste, quand bien même auraient-ils chuté, cela n’aurait pas suffi à mettre fin au romantisme). Rostand, qui connaît la préface de Cromwell, qui pratique l’alliance du sublime et du grotesque et qui donne un titre à chaque acte de Cyrano, peut donc apparaître comme l’héritier de Victor Hugo, bien que la dimension politique manque à son théâtre. Selon l’heureuse formule de Gustave Lanson citée p. xci, il tire « la dernière fusée du feu d’artifice romantique ».
En tout cas, et l’un des grands mérites de Jeanyves Guérin est de le souligner, Rostand conçoit Cyrano avant tout comme « un texte fait pour la scène » (p. xvii), comme un spectacle, néanmoins d’une facture traditionnelle à son époque, sans doute sous l’influence de Sarah Bernhardt et Coquelin. L’indiquent notamment les choix scénographiques, très décorativistes, voulus par ce professionnel du plateau qu’il est devenu et des didascalies (comme la didascalie liminaire) tournées vers la représentation plus que vers la fiction. Il en va de même pour les célèbres numéros d’acteur qui permettent notamment à Coquelin de sublimer des vers parfois décevants à la seule lecture (Paul Léautaud, cité p. lxxxi, le rappelle : « Le théâtre en vers n’est pas la poésie »). C’est le plaisir du spectateur (la pièce plaît notamment beaucoup au jeune public), plus que la recherche de formes nouvelles, qui est visé : la théâtralité de Cyrano (son action échevelée, ses clous visuels, sa virtuosité langagière, ses morceaux de bravoure) est un facteur capital pour son succès.
Sa réception critique, d’emblée dithyrambique (Francisque Sarcey, Jules Lemaître), « inscrit Cyrano dans une réaction antinaturaliste et antisymboliste, une réaction antimoderne » (p. lxxi) et fait de son héros un représentant de la « francité », qui, autour d’un personnage à panache élevé au rang de type national, a le mérite de rassembler une opinion profondément divisée par l’affaire Dreyfus. Cyrano fut ensuite longtemps ignoré (particulièrement par les grands metteurs en scène des années 1960-1990), voire stigmatisé par les théâtrologues. Fort d’un succès jamais démenti, à la scène et à l’écran, il tend aujourd’hui à être réhabilité, et Jeanyves Guérin, dans sa préface, y contribue très efficacement.
Il donne aussi au lecteur tous les moyens de comprendre le texte, reproduit d’après l’édition princeps. Une très abondante annotation fournit à celui-ci une multitude de renseignements sur les acteurs, les personnages du xviie siècle évoqués dans la pièce, sur certains termes ou expressions spécifiques, sur des calembours ou des rapprochements (même avec Beckett !) qui pourraient passer inaperçus, etc. Par sa précision et sa richesse, cette annotation est un modèle du genre.
L’édition se termine par de très précieuses annexes (dont un florilège critique qui recompose l’essentiel du dossier de presse) suivies d’un inventaire quasi exhaustif des représentations données depuis la création, d’une filmographie, d’une bibliographie et d’un index.
1000On ne peut que se réjouir de disposer maintenant d’un remarquable instrument de travail sur ce monument de la littérature dramatique, qui était, déjà, en son temps, un lieu de mémoire de l’histoire du théâtre, et l’est resté.
Florence Naugrette
Lettres reçues par Guillaume Apollinaire. Édition de Victor Martin-Schmets. Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque des correspondances », 2018. 5 vol., 3778 p.
Depuis 2015, grâce à Victor Martin-Schmets, on dispose d’une édition complète en cinq volumes des lettres actuellement connues d’Apollinaire (Correspondance générale, Honoré Champion). Le même Victor Martin-Schmets, trois ans plus tard, propose un nouvel ouvrage monumental réunissant cette fois, et à nouveau en cinq volumes chez le même éditeur, les lettres adressées à Apollinaire : environ 5000 lettres émanant de plus de 800 personnes différentes. Un certain nombre étaient déjà connues, parfois depuis longtemps (Olga et Albert de Kostrowitzky, Jules Romains, Cocteau, Picasso, Walden, Level, Havet ; voir la bibliographie, t. V, p. 475-481), et notamment celles publiées dans le cadre de correspondances croisées ; ainsi, par exemple, la correspondance avec de nombreux artistes (Campa, Read, 2009) français et étrangers (notamment italiens) ou, plus récemment, avec Paul Guillaume (Read, 2015). Néanmoins, la plus grande partie de ces lettres est inédite, et c’est évidemment en cela que l’ouvrage devient passionnant pour les apollinariens, mais aussi pour tous ceux qui s’intéressent à la poésie et aux arts du début du xxe siècle.
Victor Martin-Schmets souligne que les chiffres qu’il donne sont appelés à gonfler encore au fil de découvertes plus ou moins fortuites, ou quand certaines collections privées accepteront de s’ouvrir. On sait que viennent d’être publiées chez Gallimard, quasi parallèlement à la parution des cinq volumes, les 45 lettres de la célèbre Lou, Louise de Coligny-Châtillon, à Apollinaire ; et l’on espère toujours la publication prochaine des lettres de Madeleine Pagès dont l’unique spécimen publié par Victor Martin-Schmets donne un avant-goût.
Même si toutes les lettres ne sont pas des nouveautés, elles sont réunies pour la première fois en un seul ensemble au lieu d’être dispersées en un certain nombre de livres et de revues. Les index précis et précieux figurant à la fin de chacun des cinq volumes et l’index général à la toute fin de l’ouvrage permettent de se reporter facilement aux textes des différents correspondants, mais aussi aux œuvres et aux revues évoquées. Le lecteur dispose donc d’un ouvrage complet (dans l’état actuel des connaissances) et d’une utilisation très commode
On ne peut qu’être admiratif devant l’énormité du travail accompli. Victor Martin-Schmets a dû déchiffrer tous ces documents manuscrits, les transcrire (parfois les traduire), les classer, les décrire, les situer – et, dans de nombreux cas, tenter d’identifier leurs auteurs. Pour rendre compte de ce matériau énorme, il a adopté, à la différence de l’ordre chronologique choisi pour l’édition des lettres d’Apollinaire, un classement alphabétique, par le nom des correspondants. Ce classement préserve néanmoins la chronologie interne des envois, selon (sauf exceptions) les datations fixées par la BnF (d’où proviennent, pour l’essentiel, 1001ces documents). L’ordre alphabétique a le grand avantage de regrouper toutes les lettres du même auteur et de faciliter une vision synthétique du rapport de celui-ci avec Apollinaire. Les dates qui sont soigneusement indiquées (sauf exceptions) permettent au lecteur qui veut établir dans son esprit une correspondance croisée de se reporter à la lettre d’Apollinaire à l’origine de, ou en réponse à, la lettre reçue. Les deux séries de cinq volumes (lettres reçues et lettres écrites) sont ainsi constamment en écho.
Un simple parcours des index des noms permettrait de constater qu’Apollinaire a surtout reçu du courrier – et ce n’est pas une surprise – de la part de « gendelettres ». Poètes, romanciers, dramaturges, journalistes, directeurs de revues, éditeurs, etc., constituent plus de la moitié des correspondants. Si l’on ajoute les peintres, sculpteurs, galeristes ou encore les musiciens, les metteurs en scène ou les comédiens qui ont écrit à Apollinaire, on dépasserait les trois quarts des 828 correspondants dénombrés. On relèvera sans peine que, dans ces listes, figurent les noms de la plupart des personnalités qui ont animé les milieux de la modernité littéraire et artistique des dix-huit années précédant la guerre. La sphère personnelle du poète – des hommes et femmes proches d’Apollinaire mais sans rapport particulier avec le monde des lettres et des arts – constituerait le dernier ensemble auquel il faudrait joindre, parmi ceux qui lui écrivent, quelques individus « à part », comme certains militaires, voire certains prêtres…
Ces correspondants sont de tous les âges, de toutes origines, sociales ou géographiques : beaucoup de parisiens, bien sûr, mais aussi nombre de provinciaux, qu’il s’agisse d’amis de la période méditerranéenne ou d’artistes qui s’adressent avec respect et envie à un Apollinaire poète à Paris. Parmi les auteurs des lettres, on trouvera de nombreux étrangers : des amis connus lors du séjour en Allemagne, ou bien des Italiens, Anglais, Espagnols, Allemands, Suédois, Américains, etc., rencontrés à Paris ou restés dans leurs pays et désireux de diffuser chez eux l’œuvre du poète ou, plus généralement, l’art moderne français dont ils savent qu’Apollinaire est le promoteur.
Ces relations épistolaires sont très variables dans la durée. Elles peuvent être ponctuelles (souvent une seule lettre), épisodiques (comme celles, pittoresques, de l’aventurier-mythomane Géry Pieret), ou pérennes. Parfois – rarement en fait – elles courent sur dix, quinze, voire, exceptionnellement, vingt ans comme pour les lettres ou cartes écrites par Olga et Albert de Kostrowitzky ou bien par Picasso, Canudo, Jean Royère, René Dalize, Louis de Gonzague Frick et Toussaint Luca.
Tous les aspects quantitatifs de ces correspondances doivent être interprétés avec prudence. On notera d’une part que le nombre de lettres envoyées à Apollinaire n’est pas forcément en rapport avec ce que l’on connaît de l’étroitesse de la relation entre tel artiste et lui et que, d’autre part, le nombre « brut » de lettres peut être trompeur. En effet, il y a lettre et lettre, ou, plus exactement, de vraies lettres, mais aussi beaucoup de simples cartes ou pneumatiques, ces deux derniers types d’envois ne comportant souvent que quelques mots.
Il est impossible d’entrer dans le détail des contenus de ces lettres tant ils sont variés. Au-delà des nombreuses missives purement utilitaires (comme la fixation de rendez-vous, honorés ou manqués) ou purement privées (indications de voyages, de problèmes de santé), on notera la fréquence des lettres de demandes 1002(en tous genres) adressées à un Apollinaire supposé être bien placé (en tant que journaliste, en tant que critique d’art) dans le milieu littéraire parisien, et espéré comme homme généreux (pour le don gratuit de ses ouvrages et, parfois, pour des aides financières directes).
Les échanges épistolaires « professionnels » entre écrivains portent surtout sur des ouvrages publiés, sur la création ou le fonctionnement des revues, ou sur la préparation d’une pièce, d’une conférence ou bien encore sur une supercherie à monter (comme l’opération Louise Lalanne vue par Eugène Montfort). Les lettres donnent aussi de précieuses informations sur les montants de la rémunération des auteurs ou des collaborateurs de revue (par exemple, dans les lettres des Briffaut). Et il est souvent question d’argent dans ces correspondances d’artistes…
Au-delà de ces préoccupations matérielles certaines lettres engagent des réflexions (plus stimulantes) en matière poétique ou picturale. On y découvre ainsi des mises en cause, voire des critiques sévères des options d’Apollinaire, même de la part de personnes proches : « L’amitié n’a rien à voir avec les controverses esthétiques » écrit Jean Royère en 1909. On peut constater cependant que les lettres développant une argumentation élaborée sur ces questions, engageant de la part de l’« autre » un vrai débat avec Apollinaire sont plutôt rares. On se doute que certaines lettres, en particulier d’amis de longue date, peuvent évoquer bien des sujets à la fois, par exemple celles de Konitza qui traitent tout aussi bien de sujets personnels et sentimentaux (l’amour d’Apollinaire pour Annie Playden à Londres), que de questions littéraires (à propos du Festin d’Ésope), politiques (l’Albanie) ou linguistiques (les langues artificielles). Et chaque correspondant donne sa touche personnelle aux lettres qu’il envoie.
Cette touche peut être sensible dès l’en-tête, par exemple quand elle se fait familière ou cocasse : « Mon cher Apo » (Aurel), « Mon vieux Kostro », « Mon pard » (Canudo), « Mon cher Apollo » (Dyssord), « Mon aimable crétin » (Prath), « Vénérable Polonais » (Dupont) ou « Mon cher d’Allemagne » (Vlaminck), quand ce n’est pas « Mon cher patron » (Hélène d’Oettingen), « Mon général » (Mireille Havet), voire des jeux de mots plaisants comme « Mon cher costaud Whisky » (Paul Fort) ou « Mon cher Wisky Apothicaire » (Kremlin).
Les lettres reçues sont d’une qualité stylistique très variable et traduisent le caractère ou l’état d’esprit des correspondants. Certaines sont, à l’évidence, complaisantes et bavardes, (R. Beauchot ou André Walkenner, par exemple) ; les « confrères » poètes peuvent naturellement avoir recours à la lettre-poème ou au(x) poème(s) dans la lettre (Billy, Divoire, par exemple). D’autres sont délibérément maniérées, comme celles de Louis de Gonzague Frick qui affectent une élégance poétique délicatement parodique. La tonalité de la correspondance reçue est parfois légère voire fantaisiste ou égrillarde quand des sujets triviaux (la nourriture, la boisson, le sexe) sont traités. Au détour d’une lettre plutôt sérieuse, tel correspondant (Jean Clary) écrit presque négligemment : « Quand venez-vous fumer ? J’ai de l’excellente drogue ».
Plusieurs de ces lettres, en revanche, sont de « belles » lettres, touchantes par leur naïve franchise comme celles d’obscurs poètes de province : ainsi, Casimir Granger, ouvrier électricien au Creusot, père de cinq enfants ou un nommé Deslé Lambert, un Suisse, qui, en désespoir de reconnaissance, cherche à vendre « au poids » ses carnets rédigés pendant toute son existence. Il y a aussi des lettres qui deviennent émouvantes par le destin funeste que la guerre réservera à leurs 1003auteurs. Ainsi, les lettres du fiancé de Jacqueline Kolb, Jules–Gérard Jordens, qui deviendra Hyacinthe Brionne dans La Femme assise, ou encore celles d’André Dupont, longues et chaleureuses, aux très beaux effets littéraires et dont la dernière se termine par un prémonitoire : « En votre honneur, ô Guillaume, embouchons la flûte funéraire »…
Si ces lettres reçues donnent de précieuses indications sur la personnalité, timide ou affirmée, de leurs auteurs, elles brossent aussi un portrait indirect de leur destinataire. C’est alors un « Apollinaire par les autres », voire un « autre » Apollinaire – un Apollinaire parfois inattendu – qui est dessiné.
En effet, des surprises guettent le lecteur. S’attendait-il, par exemple, à l’image d’un Apollinaire épistolier négligent ? Cette critique est étonnante si l’on se souvient des 2000 lettres de lui qui ont été conservées. Le fait est que de nombreux correspondants lui reprochent de ne pas répondre, ou de répondre tardivement, ou trop brièvement, le traitant, plus ou moins gentiment, de « gros paresseux » ou de « grand silencieux ». Cette désinvolture se retrouverait d’ailleurs dans sa fâcheuse tendance à ne pas honorer les rendez-vous qu’il a fixés : un manque de respect de l’autre qui ferait aussi de lui un très mauvais voisin, comme le remarque, avec une ironie amère, le Docteur Mardrus dénonçant, au 202 boulevard Saint-Germain, l’inconduite du « voisin de la 7e terrasse ».
La désinvolture est aussi un reproche que lui font les directeurs de revues. Raoul Vèze le traite même d’« auteur hyper-négligent » dans la remise de ses textes (1914) et la baronne Brault s’indigne : « Qu’avez-vous donc à promettre et à jamais tenir… ». Apollinaire serait, d’autre part, un critique insuffisamment ouvert, trop enfermé dans ses partis pris esthétiques, incapable d’adapter son style (trop « littéraire ») au lectorat de certaines revues, incapable de se conformer aux consignes données, voire coupable de procédés malhonnêtes. Ainsi Gustave Payot rompt sa relation éditoriale avec lui quand il considère (à propos d’un travail commencé en 1913 sur les gitans) qu’Apollinaire a trop recours à la technique de l’« emprunt », pour ne pas dire directement au plagiat.
Dans le domaine de l’amitié Apollinaire serait, si on en croit les lettres reçues, excessif voire indélicat. Ses correspondants, hyper-sensibles, hyper-susceptibles, s’offusquent à la moindre maladresse. Proclamations véhémentes d’affection (« Je t’aime, mon cher Guillaume », Picasso, mai 1913) et déclarations non moins tonitruantes et « définitives » de rupture (« Je dois renoncer à jamais à toute amitié avec toi », Max Jacob) alternent ; fâcheries, brouilles douloureuses et réconciliations se succèdent. De véritables mini-drames se nouent, formant de jolies scènes de dépit amoureux.
Dans le domaine sentimental et sexuel, le portrait d’Apollinaire par les autres serait plus conforme à ce que l’on pouvait attendre. Les lettres de femmes confirment l’image d’un amoureux empressé (Annie Playden), d’un amant difficile (Marie Laurencin), à la sensualité exigeante mais dont l’intensité voire la violence peuvent être appréciées et encouragées par la partenaire (Lou). Et la seule lettre de Madeleine Pagès (22 octobre 1915) montre comment la jeune femme est entièrement entrée dans le jeu érotique verbal de son correspondant. Cependant, à l’image bien connue de l’Apollinaire passionné s’oppose celle, plus inattendue, renvoyée par les lettres d’amour, résignées et désabusées, de la jeune Marthe Roux : celle d’un Apollinaire « bel indifférent » qui se ferme aux déclarations enflammées. Quoi qu’il en soit, un 1004ami d’enfance comme James Onimus l’encourage, dans ses relations amoureuses, à « avoir le cerveau plus fort que les couilles ».
L’image d’Apollinaire soldat correspond là aussi globalement aux attentes. Son engagement volontaire force le respect et l’admiration chez de nombreux correspondants. Quand il demande à passer dans l’infanterie, plusieurs amis le félicitent pour sa promotion dans la hiérarchie militaire mais redoutent les grands dangers auxquels il va être exposé (Alexandre Mercereau). Après sa blessure, et pendant sa convalescence, certains gradés cherchent à l’aider dans l’obtention de décorations (croix de guerre, voire légion d’honneur). Mais c’est aussi le soldat demeuré poète qui est célébré, et même consacré, pendant le conflit.
On note cependant, à propos de sa « renommée », que dès 1908, alors pourtant qu’Apollinaire n’a pas encore publié d’ouvrage majeur, sa notoriété commence à être soulignée dans les lettres qu’il reçoit. Tel correspondant (Lucien Rolmer) lui écrit cette année-là : « Vous, vous commencez à être célèbre » ; et un autre (Émile Bernard en 1909) : « Vous dominez la littérature actuelle ». Les correspondants, simples lecteurs « curieux » ou érudits, semblent alors particulièrement sensibles à la littérature licencieuse dont il s’occupe (des exemplaires des Onze mille verges lui sont demandées dès la sortie pourtant discrète de l’ouvrage…). Dès 1913-1914, il est clair, à travers les lettres, qu’Apollinaire est devenu la référence privilégiée en matière de poésie moderne et de critique d’art. Les œuvres de la période de guerre (poèmes, contes, théâtre) renforcent encore cette image. Beaucoup soulignent la qualité de sa production poétique pendant les hostilités : « La guerre a grandi les vrais poètes » lui écrit Joseph Grangié. Et l’on sait que le jeune André Breton salue la beauté d’un poème comme « L’Adieu du cavalier » (juillet 1916) et considère les vers que fait paraître alors le poète comme « la plus jolie lueur de toute cette guerre ». Cette notoriété s’affirme donc en France et s’étend à l’étranger, notamment en Italie : « Votre nom est très connu, et votre poésie est très admirée » lui écrit De Chirico en 1916.Les lettres reçues font état, avant la guerre et même pendant celle-ci, de différents projets de traduction de ses œuvres non seulement en italien, mais aussi en anglais, allemand, espagnol ou catalan.
C’est alors avec des « Cher maître » que commencent de nombreuses lettres qu’il reçoit, préludes à des sollicitations diverses. Les auteurs d’anthologies poétiques souhaitent pouvoir publier des vers d’Apollinaire ; les directeurs de revue désirent recevoir des textes de lui ; toute nouvelle revue aspire à l’avoir comme collaborateur (même si les relations peuvent devenir difficiles comme en témoignent les lettres de Pierre Albert-Birot ou de Pierre Reverdy) ; et les jeunes poètes rêvent d’être lus, d’avoir l’avis – ou l’aval, consécration suprême – du grand poète. Apollinaire a atteint la « gloire » dont il rêvait et que ses plus anciens amis lui prédisaient dès ses premiers essais littéraires (« tu deviendras un grand homme », Jean Sève, 1902 ; « le futur illustre écrivain Guillaume Apollinaire », Molina da Silva, juin 1902). Albert Mammaux lui écrit en décembre 1917 : « Vous vouliez la gloire, me disiez-vous, il y a une dizaine d’années (déjà). Vous ne devez pas vous plaindre, elle vient à vous ». Il est maintenant « le véritable apôtre des nouvelles tendances » (Marc Ferrer, 1917), le « poète vertigineux […] en tête de toute notre poésie », un « astre roi » pour ses amis proches comme Louis de Gonzague Frick mais aussi – et surtout – pour des poètes inconnus et qui le resteront à jamais. Ainsi Georges Gabory ne peut cacher son émotion quand il s’exclame : « Moi l’inconnu, l’obscur, l’ignoré, j’ai reçu une lettre douce du Poète Assassiné », du « patron littéraire de l’art nouveau » (1917).
1005Les lettres reçues par Apollinaire et mises à la disposition du lecteur par Victor Martin-Schmets constituent donc un apport remarquable pour la connaissance du poète, de sa vie personnelle comme de sa carrière littéraire. Celui qui les a réunies dans ces cinq volumes a pris le parti de les faire figurer toutes, même celles qui, à l’évidence, ont un intérêt médiocre. En faisant ce constat, le lecteur doit se poser une question. Pourquoi Apollinaire a-t-il conservé toutes ces lettres, même les plus anodines ? On sait qu’il a déménagé souvent ; il a donc pris le soin de les ranger, de les préserver. Il a ainsi veillé à sauvegarder les marques de son passé, les témoins des « cadavres de [s]es jours ». Les lettres reçues deviennent ainsi une forme concrète de mémoire, et leur conservation, l’une des modalités de sa lutte contre le temps.
Victor Martin-Schmets a choisi de mettre directement le lecteur au contact de ces documents, renonçant aux annotations érudites, aux commentaires et aux interprétations. Le chercheur à qui s’adresse en priorité cet ouvrage colossal se trouve devant un matériau brut, disparate, mais dont il pourra exploiter à sa guise les ressources et l’étonnante richesse. Il sera amené à modifier ses jugements sur les relations d’Apollinaire avec certains de ses amis et, surtout, à tenir un plus grand compte des rapports que le poète pouvait entretenir avec des personnes bien oubliées aujourd’hui – ou dont la critique apollinarienne n’avait jamais parlé. Le très grand mérite du travail de Victor Martin-Schmets est d’ouvrir un immense terrain de recherche dont les fervents admirateurs du poète – mais aussi les lecteurs et admirateurs des autres écrivains et artistes cités dans l’ouvrage – feront tout leur profit.
Ces cinq volumes apportent à la fois des confirmations sur cet « homme-époque » selon la belle expression de Savinio dans une lettre de 1916, des révélations (sur certains détails biographiques, sur quelques collaborations ignorées, sur des ouvrages en préparation) et donc quelques jolies surprises. Ils complètent, enrichissent le portrait de celui qui se voulait, se savait, construit par les autres. C’est à certains passages du poème « Cortège » que le lecteur qui referme ces volumes peut songer : chacune de ces lettres devient l’une des pierres qui élèvent cette « tour » avec laquelle Apollinaire aimait à se comparer. Le poète pensait-il à ces correspondances quand il écrivait : « Tous ceux qui survenaient et n’étaient pas moi-même / Amenaient un à un les morceaux de moi-même » ?
Daniel Delbreil
Hélène Hoppenot, Journal 1940-1944. Édition établie, introduite et annotée par Marie-France Mousli. Paris, Éditions Claire Paulhan, 2019. Un vol. de 464 p.
Il s’agit là du troisième tome du journal d’Hélène Hoppenot (1894-1990), après le Journal 1918-1933 et le Journal 1936-1940, également publiés par Marie-France Mousli aux éditions Claire Paulhan en 2012 et 2015. Après avoir découvert l’univers feutré de la diplomatie française en Amérique du Sud, au Moyen-Orient, en Europe, en Chine, et assisté aux efforts erratiques du Quai d’Orsay pour éviter la guerre, l’épouse de Henri Hoppenot, qui a été nommé ministre plénipotentiaire par Vichy en Uruguay, livre dans ce journal une étonnante chronique des années sombres. 1006Chronique politique, d’abord : on y suit les scrupules d’Henri Hoppenot, proche d’Alexis Leger, face à la politique de Vichy, jusqu’à sa démission en octobre 1942, puis ses activités à Washington pour tenter de reconstruire la diplomatie française sous l’égide de Giraud et de de Gaulle. La diariste saisit les contradictions idéologiques et éthiques dans lesquelles se débattent les représentants de la France à l’étranger : exilés, dissidents, maréchalistes ou gaullistes, tous ont le sentiment d’une responsabilité historique. La distance, les pressions locales, les jeux de pouvoir et les faiblesses de chacun compliquent singulièrement le devoir commun : servir les intérêts supérieurs de la nation – « l’inutilité de cette mission n’est que trop certaine pour pouvoir conserver des illusions », écrit-elle en mars 1942, « mais jamais nos forces n’auront été entamées par le doute ». On lira ainsi les portraits piquants d’ambassadeurs, de leurs épouses, de fanatiques imbus d’eux-mêmes, d’honnêtes fonctionnaires embourbés dans des lâchetés ordinaires. Mais ce journal, sans être le lieu d’un épanchement intime, est aussi une chronique très personnelle, nourrie d’observations aiguës des amis et de l’entourage – Jouvet et sa troupe, qui séjournent à Montevideo, Alexis Leger, incarnation souffrante de l’exil, dévoré par sa méfiance à l’égard de De Gaulle, Darius Milhaud, et bien d’autres. Hélène Hoppenot ressent vivement la difficulté de ce qu’il faut « supporter, sans pouvoir se soulager en jetant le contenu de son assiette à la tête de l’interlocuteur, quand on est la femme du représentant de Vichy » (en mai 1942). Elle saisit le temps long des angoisses et des doutes dans cette « vie faite d’attente ». Romanesque et mélancolique, ce journal personnel hanté par la conscience vive d’une responsabilité impuissante est aussi un document subtil sur la place des femmes dans l’univers mondain des représentants français à l’étranger ; doublement exilées des lieux du pouvoir véritable, elles animent une société fantomatique, toute bruissante de discours, de rumeurs, d’hypothèses. Si, de 1940 à 1942, « l’espoir, frappé par les épreuves de ces derniers mois, se met à ramper, s’apprêtant à ronger la prudence », les années suivantes, aux États-Unis, sont marquées par le cours haletant de l’Histoire : batailles décisives, débarquement, alliances et renversement d’alliances, dûment enregistrées à leur date dans le journal, qui change de rythme. La position d’observatrice ironique et légèrement distante de son autrice fait de ce journal un document précieux, porté par la grâce d’un style ferme et délicat, et soigneusement éclairé par une annotation précise.
Hélène Baty-Delalande
Romain Gary, Romans et récits. Édition publiée sous la direction de Mireille Sacotte avec la collaboration Piryel Abdeljaouad, Marie-Anne Arnaud Toulouse, Denis Labouret et Kerwin Spire. Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2019. 2 vol. de 1447 et 1688 p.
Maxime Decout, Album Gary. Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2019. Un vol. de 243 p.
Autant l’entrée de Jean d’Ormesson dans la prestigieuse « Bibliothèque de la Pléiade » a été contestée, la notoriété du romancier contemporain le plus médiatique n’ayant guère franchi les limites de l’Hexagone, autant celle de Romain 1007Gary ne devrait pas l’être. L’université, après l’avoir boudé, a fini par faire toute sa place à celui-ci. Mireille Sacotte a pu réunir une petite équipe de spécialistes lui ayant consacré des livres ou leur thèse. Il faut d’emblée souligner la qualité remarquable de toutes les « notices ». Les auteurs, une fois n’est pas coutume, ont eu assez d’espace papier pour commenter les œuvres, fixer leur contexte historique, scruter leur genèse et leurs avatars et évoquer leur fortune critique. Un regret toutefois. Il est dommage que la « Pléiade » ne donne jamais un état des traductions. L’Index translationum de l’UNESCO en consigne plus de deux cents pour Gary – cinquante pour d’Ormesson. D’après Worldcat, autre source aisément accessible, La Vie devant soi et La Promesse de l’aube en sont à une vingtaine de traductions.
Les œuvres complètes d’un écrivain aujourd’hui ne sont pas vraiment complètes. Que l’on pense à celles de Camus dans la même collection. Comme pour le théâtre d’Anouilh, l’éditeur a imposé une sélection : quatorze ouvrages dont trois signés Émile Ajar. La Promesse de l’aube, Chien blanc, Vie et mort d’Émile Ajar sont des récits. Les autres sont des romans. L’identité générique des écrits fictionnels, pas toujours évidente, est une affaire d’expérience et d’imaginaire. L’œuvre est abondante et éclatée, assurément inégale. Les livres de Gary ont connu des fortunes diverses. Certains ont été écrits trop vite. On peut néanmoins regretter les absences de Tulipe, histoire d’un rescapé des camps perdu à Harlem, de L’Homme à la colombe, satire de l’ONU par un diplomate qui y a été en poste, ou encore d’Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, roman du vieillissement et de l’impuissance. Notre auteur a aussi été nouvelliste, dramaturge et essayiste. Il y avait matière à un troisième volume. Toute une partie de l’œuvre risque désormais de rester dans l’ombre. Pour Sganarelle, le pamphlet désordonné contre les romanciers contemporains et le milieu littéraire, qui éclaire ses choix narratologiques, et La nuit sera calme, un essai autobiographique présenté comme un entretien où Claudel et Jean Amrouche seraient un seul homme, sont néanmoins évoqués à diverses reprises.
La carrière de Gary commence sous les meilleurs auspices. Quand il reçoit le premier Prix des Critiques pour Éducation européenne en 1945, une photo le montre entouré de Kessel, Camus, Malraux, Sartre et Aragon. Les critiques, par la suite, l’ont souvent malmené. Une seule de ses œuvres, La Promesse de l’aube, a été plébiscitée. Son gaullisme quasi mystique qui, notons-le, a exclu tout embrigadement au RPF ou à l’UNR, a valu des ennemis au héros de la Résistance, qui ne s’est senti heureux qu’au groupe « Lorraine » des Forces aériennes françaises libres et tient les compagnons de la libération pour sa « tribu ». La critique de son style masquait mal des présupposés xénophobes : un bon écrivain français ne saurait être né ailleurs. En se montrant nourri de culture russe, polonaise, balte, juive et anglo-américaine, de toute une culture populaire, cinéma, chanson, bande dessinée, comme de la culture lettrée, de Victor Hugo à Henri Michaux, bref en mettant en avant une « synthèse des cultures », ce dévoreur de livres aggravait son cas. Les Racines du ciel, en 1956, concentre les animosités. Maxime Decout et Denis Labouret rappellent la démolition fielleuse du roman lauré par Kléber Haedens. L’article, rarement cité, d’André Wurmser aux Lettres françaises était tout aussi ignoble. Des autorités critiques, d’André Billy à Angelo Rinaldi, ne sortent pas grandies des citations exhumées de leurs comptes rendus de La Danse de Gengis Cohn et de La Vie devant soi.
1008Le meilleur de l’œuvre, de La Promesse de l’aube à Adieu Gary Cooper, inscrit des apprentissages individuels ou collectifs dans le pandémonium ou « le tohu-bohu de l’Histoire » (Maxime Decout). La seconde guerre mondiale et ses séquelles reviennent dans la plupart des fictions. La lutte armée contre le nazisme est ainsi évoquée dans le premier roman publié et dans le dernier anthume, à savoir Éducation européenne et Les Cerfs-volants, qui font diptyque. Batka, dans Chien blanc, fait penser aux auxiliaires du système concentrationnaire nazi. Dans Les Racines du ciel, dont l’action se déroule en Afrique centrale, Morel le défenseur des éléphants fut un résistant gaulliste, les parents du journaliste Fields ont été gazés à Auschwitz et Minna fut violée par des soldats de l’Armée rouge. Gary sympathise avec les victimes des affrontements guerriers, quelles qu’elles soient, avec les faibles et les proies, souvent des femmes, avec ceux aussi qui s’interdisent la haine. La falsification, la dégradation et la trahison des idéaux l’obsèdent. De valeureux résistants du lendemain ont pu tondre des femmes à l’automne 1944. Aucune cause, fût-elle indiscutable, n’est irréprochable quand vient l’heure des bilans. Les plus purs idéaux sont susceptibles d’être pervertis. Les mystiques tournent en politiques. Les illusions lyriques volent en éclats. Les héros de l’histoire sont rares. Ils s’appellent, pour Gary, Martin Luther King, Jean XXIII et, évidemment, Charles de Gaulle et ses camarades de la France libre morts au combat.
Loin d’être tourné vers le passé, Gary sait affronter l’histoire du temps présent. Son siècle est toujours en filigrane même dans les romans qu’il situe dans un passé plus ancien, Lady L. ou Les Enchanteurs. L’idée que le monde court à la catastrophe l’obsède, que ce soit par le fait des idéologies meurtrières, de l’arme nucléaire ou de la pollution. Ses fonctions de diplomate font qu’il est remarquablement bien informé et à même de mieux saisir les situations géopolitiques que les gourous de Saint-Germain-des Prés. C’est pourquoi il est un grand écrivain du politique, ce que ne sont pas confrères engagés. Ses rapports au quai d’Orsay qu’a pu consulter et analyser Kerwin Spire dans sa thèse (Romain Gary écrivain politique, Sorbonne nouvelle, 2014) montrent avec éclat sa clairvoyance. Dès 1946-1948, le secrétaire de la légation française à Sofia sait à quoi s’en tenir sur la brutale soviétisation de la Mitteleuropa qu’il a pu observer in vivo. Il rappelle la lâcheté des démocraties occidentales dans Adieu, Gary Cooper. Il fait preuve de la même perspicacité devant l’essor et les dérives prévisibles des mouvements tiers-mondistes. Écrit alors que la guerre embrase Algérie, Les Racines du ciel, loin d’être la défense d’un système colonial condamné par l’Histoire, envisage la transformation des libérateurs en exploiteurs. C’est d’abord un roman antitotalitaire. L’événement, de la Guinée au Zimbabwe, a réalisé ce que le romancier avait craint quand il imaginait le personnage de Waïkiri.
Gary a été en poste à New York puis à Los Angeles. Comme Malraux, il n’a jamais été antiaméricain. La guerre du Vietnam et la radicalisation du mouvement des droits civiques ont fait voler le rêve en éclats. Il peint ensuite une société américaine saisie par le doute dans deux romans. Adieu Gary Cooper et Chien blanc offrent un tableau cru des tensions et des antagonismes sans sacrifier aux clichés doxiques ressassés par Marcel Aymé ou Arthur Adamov. Dans le second roman, la question du racisme est abordée par le biais d’un chien dressé à agresser les noirs et qu’il faudrait rééduquer. Au Waïkari des Racines du ciel succède Keys, activiste qui est une figure du mal. Les haines et les phobies conduisent au pire. Les idéalistes peuvent être cyniques. Émile Ajar leur oppose les gens simples, 1009généreux comme la truculente Madame Rosa de La Vie devant soi et ses amis de Belleville, Madame Lola et le docteur Katz. « Nouveau Gavroche », Momo, selon les moments, est Moïse ou Mohammed. « Les conflits liés aux identités religieuses sont surmontables ».Ce roman est bien une autre « leçon d’humanisme » (Kerwin Spire).
Dans la préface à l’édition originale des Racines du ciel, Gary se déclare « contre tous les déchaînements totalitaires, nationalistes, racistes, mystiques et idéomaniaques ». La polyphonie des voix et la focalisation multiple font que ce roman allégorique, loin de développer une thèse, reste une œuvre ouverte, un faisceau d’incertitudes, une fabrique de doutes. Aucun des personnages n’y a « absolument raison ». Cette idée, pour l’auteur, vaut en politique comme dans la littérature. Son obsession de la haine, son allergie à toutes les idéologies et à tous les fanatismes, son absence de manichéisme, son soutien à la construction européenne aussi, rendent Gary proche de Camus, plusieurs fois cité dans les deux volumes, qui aima Éducation européenne et aida Les Racines du ciel, mais qu’il malmena dans Pour Sganarelle. L’humanisme dont ils furent des hérauts et des héros fut longtemps disqualifié et à un romancier ou à un dramaturge le label valait plus de brocards que d’éloges. Ce temps est révolu.
Dandy et baroudeur, pitre angoissé et provocateur magnifique, Gary est, pour Myriam Anissimov, « le caméléon ». Allergique à l’esprit d’orthodoxie, il n’est jamais tout entier où on veut le situer. Il est, écrivent Mireille Sacotte et Denis Labouret, « insaisissable, paradoxal et contradictoire », « optimiste de nature et désespéré par constat ». C’est un brouilleur de pistes. Toute affirmation énoncée sous sa plume est susceptible d’être ironisée voire démentie. Son refus carnavalesque des enfermements et des aliénations identitaires dérange ceux qui les cultivent. C’est une des raisons qui le conduisent à confier une partie de ses écrits, les uns bâclés, les autres raffinés, à des hétéronymes. Émile Ajar est le plus connu. Ce fut, pour les journalistes, une affaire voire un coup, et pour son instigateur plus qu’un jeu, une aventure existentielle. Le conteur ou raconteur d’histoires est un fabulateur picaresque et un affabulateur. La mystification n’est-elle pas dans la logique de la fiction ?
« Je me suis bien amusé. Au revoir et merci. ». La phrase clausulaire de Vie et mort d’Émile Ajar condense l’entreprise de Gary. La palette de sa « radicalité comique » (Maxime Decout) est large, de l’ironie à la farce en passant par le grotesque. Elle va de pair avec un sens du tragique. Beckett n’est pas le seul à avoir risqué cette formule. L’autodérision est la marque de fabrique de l’écrivain. Peu d’auteurs se sont aussi peu ménagés et ont été autant allergiques à l’esprit de sérieux. « L’humour est une arme qu’on retourne contre soi ». Mais l’humaniste écrit aussi : « L’humour est une déclaration de dignité, une affirmation de la supériorité de l’homme sur ce qui lui arrive. » Le rire, lit-on dans Les Enchanteurs, accompagne « l’essor de la démocratie ».
Les grands romanciers des années 1930-1940 ont soit renoncé au roman (Sartre, Malraux) soit changé de manière (Giono, Guilloux). Aux sommations politiques de Sartre ont succédé les anathèmes esthétiques de Robbe-Grillet. En affirmant haut et fort que le personnage et l’histoire sont loin d’être des « notions périmées », en revendiquant le plaisir du romanesque, l’auteur de La Promesse de l’aube se place délibérément à contre-courant des théories dominantes et s’expose au risque d’être vu comme un réactionnaire grincheux. « Romancier trop conventionnel aux yeux des modernistes, Gary est considéré au contraire comme un irrégulier par 1010la critique conservatrice ». Sa poétique varie d’un roman à un autre. L’éthique, pour lui, prime sur l’esthétique et la question de la fiction passe avant celle de la narration. Les années ont passé. La mort du sujet et celle du récit, les deux grands paradigmes qui l’horripilaient sont en miettes. Les ukases des années 1960 appartiennent à l’histoire du roman et des poétiques. Celui qui s’affichait antimoderne ne serait-il pas postmoderne ?
Un des mérites de cette édition est qu’elle fait toute leur place aux états successifs des œuvres. Le brillant polyglotte qu’est Gary a écrit ses romans en plusieurs langues et a été son propre traducteur, un traducteur qui, comme Beckett, se fait « réécrivain ». D’Éducation européenne, on a ainsi une version anglaise de 1944, la version française de 1945, une nouvelle version anglaise et américaine de 1960 et une version française « définitive » de 1961. Le lecteur français, constate Mireille Sacotte, est en présence de deux livres bien différents qui portent le même titre. Le second a intégré de nouvelles séquences narratives et diversifié le personnel du roman, sa tonalité est plus optimiste, son recadrage historique et géopolitique accroît la place des Américains dans la victoire. Il en est de même pour The Ski Bum devenu Adieu Gary Cooper. Un double souci préside aux récritures de Gary : l’amélioration de la forme mais surtout le souci du cadrage herméneutique. Denis Labouret le montre pour Les Racines du ciel. La version « définitive » de 1980 a bénéficié d’allègements stylistiques mais comporte encore des longueurs et des redites. La préface qui remplace la note de 1956 Les Racines du ciel transforme le roman allégorique de la décolonisation en une fable « écologique ». C’est la protection de la nature et les droits de l’homme qui mobilisent Morel et ses compagnons. « Le signifié (de la fiction) anticipe sur le signifiant (de la réalité) ».
Les biographies fleuves de Dominique Bona et Myriam Anissimov s’étaient efforcées de démêler le vrai et le faux dans la vie romanesque d’un auteur qui joue sans cesse avec l’altérité, la duplicité et l’histrionisme. En même temps que ces quatorze romans et récits, a paru un Album Gary. Dans le passé, la tâche d’écrire cet ouvrage richement illustré revenait souvent à un écrivain. C’est, signe des temps, à un universitaire qu’elle a échu. Maxime Decout a rempli son contrat avec brio. Il a su aller à l’essentiel. Les bonheurs de sa plume valorisent son savoir. La notion de vie-œuvre (à distinguer de la vieuvre…) qu’il met en avant semble avoir été conçue pour cet insatisfait chronique qui n’a cessé de ses peindre dans les personnages les plus divers.
La « Pléiade », pour un écrivain, est une consécration. Audiberti, Joseph Kessel et Louis Guilloux attendent toujours la leur. L’entrée dans la prestigieuse collection n’est pas une fin. Une relance des recherches est à en attendre. Car, comme l’écrivent Mireille Sacotte et Denis Labouret, « on peut relire sans se lasser les textes de Gary ; on y trouve toujours du nouveau ».
Jeanyves Guérin
Alain Faudemay, Le Grotesque, l’humour, l’identité. Vingt études transversales sur les littératures européennes (xixe-xxe siècles). Genève, Slatkine, 2012. Un vol. de 912 p.
Le livre d’Alain Faudemay, professeur émérite de l’université de Fribourg (Suisse), réunit vingt études, dont il a retravaillé certaines, d’autres, en particulier 1011les plus longues, étant inédites. Bien que ces études abordent des sujets très divers, elles présentent des affinités, qui justifient leur réunion en un volume, comme le souligne un avant-propos bien argumenté et comme le suggèrent deux index, l’un pour les noms propres et l’autre pour les noms communs, à la fin du livre.
La première des trois parties qui composent l’ouvrage, intitulée « De la clarté au fantastique et au grotesque », s’attache à des notions qui sont liées, lors même qu’elles lui préexistent, à l’émergence du romantisme et aux basculements ou aux renversements que cette nouvelle esthétique met en œuvre. La notion d’enthousiasme (étude 2) en vient à remettre en question le primat de la clarté, objet de l’étude 1. Elle illustre l’affrontement des points de vue scientifique et religieux. Cet affrontement caractérise aussi l’émergence du fantastique (étude 3), à la fin des Lumières et au début du romantisme, tout comme, à la même époque, l’évolution du grotesque (étude 5), plus d’une fois associé au fantastique, dont il demeure distinct. L’étude fine et originale sur Baudelaire, à partir du poème « Le Flacon » (étude 4), a été significativement insérée entre celle sur le fantastique et celle sur le grotesque.
La deuxième partie, « De la légèreté à l’humour », après avoir évoqué dans deux études (6 et 7 : « Le chant de l’oiseau blessé… » et « Quelques anges… ») l’envol et son échec comme figures de l’ambivalence face à la sexualité, en vient à cerner une telle ambivalence chez trois poètes, Verlaine, Apollinaire et Max Jacob (études 8, 9 et 11) chez qui l’humour affleure (Verlaine), ou se déploie plus complètement (Apollinaire et Max Jacob). La notion d’humour, si souvent employée à tort et à travers, est abordée plus systématiquement dans deux études plus générales, celle sur l’humour et l’anarchisme (no 12) et celle sur « Enfance, humour et poésie » (no 15). L’étude assez longue sur « Vitesse et lenteur dans la littérature et dans les arts » (no 10) explore elle aussi le lien complexe et conflictuel entre sexualité et spiritualité (idéalisante ou religieuse), tandis que deux études, complémentaires l’une de l’autre, l’une sur l’ordre alphabétique (no 13) et l’autre sur le rôle des nombres dans la littérature (no 14, à partir de l’œuvre de Stendhal), deux thèmes qui nouent parfois étroitement le sujet et la structure de l’œuvre, montrent comment ces deux préoccupations remettent en question le sérieux sans pour autant le congédier, ce qui favorise, là encore, l’humour.
La troisième partie, intitulée « Langues, littératures, identités », aborde d’abord implicitement, dans deux études qui confrontent, l’une, la culture française à l’image qu’en donnent ses consœurs européennes, l’autre les cultures européennes à l’image qu’elles donnent de leurs interlocutrices extra-européennes (si toutefois le dialogue est maintenu), une notion galvaudée à l’extrême, celle d’identité (études 16 sur « les mots français dans les littératures européennes… » et 17 sur « l’image des langues africaines… ») ; tandis que celle sur « Orient et Occident » (no 18) aboutit, sinon à la levée des malentendus, tout au moins à leur dévoilement. La notion d’identité est abordée plus systématiquement dans la dernière étude, « Les littératures caribéennes et la notion d’identité » (no 20), le domaine caribéen se révélant particulièrement propice au déploiement de cette notion. Notion plus d’une fois contestée par ceux-là mêmes qui l’emploient, comme c’est aussi le cas pour ceux qui recourent à la notion d’humanisme (étude 19).
On voit que l’ouvrage non seulement permet d’aborder un certain nombre d’écrivains, mais aussi s’efforce d’éclairer des notions importantes, complexes et confuses, trop souvent utilisées sans examen préalable, en les soumettant à une double enquête, textuelle et lexicale, à la frontière des études littéraires, de 1012l’histoire des idées (qui est, en l’occurrence, celle des mots et des réseaux de mots) et de l’esthétique.
Alain Faudemay, titulaire d’une habilitation en littérature comparée obtenue à l’université de Paris IV, a été le dernier doctorant du professeur Jean Starobinski. Sa thèse donna lieu à deux volumes, portant sur les xviie et xviiie siècles, l’un sur la notion de distinction, l’autre sur le clair et l’obscur (Champion, 1992, et Slatkine, 2001). L’ouvrage de 2012 s’appuie sur l’étude préalable des xviie et xviiie siècles pour mieux explorer les xixe et xxe siècles. Cette publication se distingue par son impressionnante érudition, l’originalité de la pensée et la richesse de la matière présentée. C’est une lecture qui peut retenir, certes, les spécialistes, mais également les lettrés qui, sans être spécialistes, seraient curieux de nouvelles interprétations portant sur plusieurs littératures, diverses, mais pareillement universelles.
Rosina Neginsky
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-09787-7
- EAN: 9782406097877
- ISSN: 2105-2689
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09787-7.p.0191
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 10-22-2019
- Periodicity: Quarterly
- Language: French