Book Reviews
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses
2020 – 3, 100e année, n° 3. varia - Authors: Arnold (Matthieu), Noblesse-Rocher (Annie), Dean (Jason), Cottin (Jérôme), Grappe (Christian), Vial (Marc), Rognon (Frédéric), Siegwalt (Gérard)
- Pages: 405 to 457
- Journal: Journal of Religious History and Philosophy
REVUE DES LIVRES
HISTOIRE
Moyen Âge
Eva Schlotheuber, « Gelehrte Bräute Christi ». Geistliche Frauen in der mittelalterlichen Gesellschaft, Tübingen, Mohr Siebeck, coll. « Spätmittelalter, Humanismus, Reformation » 104, 2018, vii + 340 pages, ISBN 978-3-16-155367-7, 99 €.
Sous le titre qu’elle avait donné à l’un de ses articles en 2008, l’A., professeur d’histoire médiévale à l’Université de Düsseldorf et spécialiste des couvents de femmes, rassemble douze études publiées entre 2001 et 2014. Neuf d’entre elles sont rédigées en allemand, trois en anglais. Elles sont précédées par une introduction qui, après un « status quaestionis » (p. 1-3), consiste principalement en leur présentation (p. 3-9).
Tous ces articles, rédigés de manière limpide, se fondent sur les sources, les textes cités étant systématiquement donnés dans leur version originale en note de bas de page. L’A. a consulté principalement les archives des couvents bénédictins d’Ebstorf et de Lüne – ce dernier fait l’objet de plusieurs articles –, ainsi que les chroniques des Clarisses de Nuremberg, sans parler de nombreuses autres archives d’État ou d’Université (Amsterdam, Augsbourg, Bruxelles, Göttingen, Munich, etc.).
Dans la première partie, « Famille, société, Église », l’article de tête, « Politique familiale et tâches spirituelles », met en évidence les stratégies familiales nobiliaires (conserver l’héritage intact, assurer l’éducation des filles et le salut de la famille) qui présidaient à l’entrée au couvent des filles, le plus souvent dès leur jeune âge. Quant à la superbe étude « Per vim et metum », elle se fait l’écho, sur la base des plaintes adressées à la Curie, des « lamentations 406amères » des petites filles et des femmes forcées – afin de capter leur héritage ou d’empêcher leur mariage – de prononcer leurs vœux.
Compte tenu de l’intitulé de l’ouvrage, il n’est pas étonnant que les six articles de la deuxième section (« Éducation, instruction et livres »), soit la moitié des études, se rapportent à la formation intellectuelle et religieuse des nonnes. Ainsi, le long article sur le couvent d’Ebstorf dans la seconde moitié du xve siècle met en évidence les qualités que les futures Bénédictines devaient acquérir à l’école en vue de mener une existence marquée par une clôture rigoureuse ; elle démontre aussi que la réforme entreprise dans ce couvent au xve siècle visait à rehausser l’importance du latin, ce que confirme l’acquisition d’une majorité de livres en langue savante. Quant aux lettres des moniales de Lüne étudiées dans un autre article, elles témoignent pareillement de la familiarité de ces sœurs d’Allemagne du Nord avec le latin. Dans le Sud de l’Allemagne, le cas de l’abbesse de Nuremberg Caritas Pirckheimer ne constituait certes pas la norme, comme l’A. le reconnaît sans peine (voir p. 179 sq.) ; sa Chronique, qui est présentée ici de manière approfondie, n’en demeure pas moins un document d’un grand intérêt, « témoignage d’une nouvelle génération de religieuses auxquelles leur formation latine […] ouvrit, pour des décennies, de nouveaux horizons » (p. 203).
On relèvera encore, dans la troisième section (« La vie quotidienne au couvent et la clôture »), l’analyse des manuels de confession et des lettres de Frederik van Heilo (milieu du xve s.), rector des sœurs de la Vie commune à Haarlem ; ces écrits nous renseignent autant sur les problèmes spirituels rencontrés par les sœurs (y compris la tentation du suicide) que sur les conceptions et les préjugés de leur confesseur.
Il était sans doute inévitable que certains articles se recoupent : ainsi, l’étude « Politique familiale… » présente le cas des moniales Barbara Roderin et Magdalena Payerin qui est développé un peu plus loin dans l’article, « Per vim et metum ». Par ailleurs, il est un peu dommage que nulle conclusion ne vienne nouer la gerbe. Enfin, dans l’impressionnante bibliographie (p. 291-327), des coquilles se sont glissées dans plusieurs titres en français.
« Gelehrte Bräute Christi » n’en constitue pas moins un ouvrage de grande qualité qui enrichit grandement notre connaissance de la vie quotidienne et plus encore de la culture des couvents féminins à la fin du Moyen Âge.
Matthieu Arnold
407Monique Maillard-Luypaert, Alain Marchandisse, Bertrand Schnerb (éd.), Évêques et cardinaux princiers et curiaux (xive – début xvie siècle). Des acteurs du pouvoir. Église et État., Turnhout, Brepols, coll. « Études Renaissantes », 2017, 330 pages, ISBN 978-2-50356815-7, 55 €.
Cet ensemble de seize contributions, introduites par les Éd. et conclues par J.-M. Cauchies, ravira les historiens qui s’intéressent à la présence, au sein des cours européennes, des clercs de haut rang – évêques et cardinaux – issus de grandes familles nobles. Nombre d’entre ceux qui sont présentés ici furent au service des rois de France : les frères cardinaux Gilles et Pierre Aycelin dans la seconde moitié du xvie siècle (V. Tabbagh) ; Georges d’Amboise sous les règnes de Charles VIII puis de Louis XII, dont il fut l’un des principaux ministres (B. Pierre) ; les cardinaux de Cour sous le règne de François Ier (C. Michon ; « Les promotions cardinalices françaises, relève l’A., […] sont un révélateur de la puissance française à Rome », p. 31).
D’autres furent présents en tant que conseillers à la cour princière de Bourgogne, comme l’illustrent les études de D. Lannaud et de J. Paviot (« Les évêques curiaux hérauts de la croisade »), de B. Schnerb (« Le testament de Jean Canard, évêque d’Arras ») et de M. Van Eeckenrode (sur Jean Chevrot, évêque de Tournai). Cette cour devint, pour plus de la moitié des futurs évêques, un lieu déterminant pour leur carrière ecclésiastique. Jacques de Coïmbre (A. Marchandisse, C. Masson et M. Sommé) était le neveu d’Isabelle de Portugal, et Frédéric Jaguellon (N. Nowakowska) effectua une brillante carrière ecclésiastique en Europe centrale. De Nicolas de Cues, M. Prietzel étudie les réseaux personnels : ils étaient, avec les « activités sur le marché des prébendes », « le fondement indispensable des activités politiques pour un ecclésiastique de haut rang » (p. 179).
De Luther, absent de l’important index (p. 291-328), comme de la Réforme, il n’est pas question dans ce volume. Pourtant, la plupart de ces études expliquent, fût-ce indirectement, le succès rencontré par les idées évangéliques. Les évêques et les cardinaux princiers étaient des hommes d’administration et de justice, des gestionnaires souvent avisés et de généreux mécènes (voir à ce propos l’étude de E. Palato portant sur Oliviero Carafa). Souvent, ils ont œuvré comme diplomates, et leurs souverains leur ont confié des dossiers épineux ; ce fut le cas, par exemple, du cardinal Wolsey à propos du divorce 408de Henry VIII (J. Sharkey). Ils ont rendu des services politiques, voire intellectuels, mais plus rarement spirituels : ils n’étaient pas des pasteurs, ne serait-ce que parce que leurs nombreuses missions les empêchaient de résider dans leur diocèse.
Aussi le jugement que M. Van Eeckenrode porte sur l’évêque Jean Chevrot vaut-il pour la plupart de ces grands clercs : « Plus qu’un homme d’église, Chevrot semble être un homme de cour » (p. 133). M. Pellegrini, qui étudie les cardinaux italiens de famille princière à l’époque de la première Renaissance, met quant à lui en évidence, au sein de la Curie, la catégorie des « cardinaux bienfaiteurs » ou « cardinaux-princes », « candidats de noble souche qui se distinguent non pas par leur valeur morale ou doctrinale, mais bien plutôt par la puissance et la richesse de leurs familles » (p. 217). Sans doute cette catégorie correspondait-elle alors à une nécessité – apporter sa contribution à l’époque de faste de la Renaissance (voir p. 226) –, mais, en tout cas, ces membres du Sacré Collège n’étaient nullement préparés à répondre au défi religieux qui fut celui du modeste moine de Wittenberg, et moins encore à prévenir ce défi. « Les cardinaux de famille, conclut G. Ricci à propos d’Hippolyte Ier et de Louis d’Este, apparaissent comme des facteurs de ralentissement de toute réforme interne au catholicisme » (p. 236). On ne saurait être plus clair.
Matthieu Arnold
Marie-Christine Gomez-Géraud, Jean-René Valette (dir.), Le discours mystique entre Moyen Âge et première modernité. Tome 1 : La question du langage, Paris, Honoré Champion, coll. « Mystica » 11, 2019, 577 pages, ISBN 978-2-7453-4964-4, 85 €.
Véronique Ferrer, Marie-Christine Gomez-Géraud, Jean-René Valette (dir.), Le discours mystique entre Moyen Âge et première modernité. Tome 2 : Le sujet en transformation, Paris, Honoré Champion, coll. « Mystica » 12, 2019, 521 pages, ISBN 978-2-7453-5214-9, 55 €.
Le Séminaire « Diptyque » a été fondé en 2013 à l’Université Paris Ouest-Nanterre et se poursuit depuis septembre 2017 en collaboration avec l’université Paris-Sorbonne. Il adopte pour principe l’interdisciplinarité entre chercheurs médiévistes et modernistes et s’organise selon le célèbre « carré mystique » de Pierre Gire 409pour travailler en quatre champs (qui donneront lieu à quatre ouvrages) : le langage mystique, le sujet en transformation, la révélation, l’institution. C’est en effet à partir de ces quatre clefs herméneutiques que P. Gire aborde la question redoutable de la mystique occidentale.
Le premier volume, qui regroupe les contributions du séminaire qui s’est tenu de 2013 à 2015, s’attache à la question du langage, indissociable, depuis La Fable mystique de Michel de Certeau, de toute réflexion sur cette expérience ultime. Pour Certeau, la mystique est « un objet historique circonscrit » et indissociable du langage. Il n’empêche qu’une certaine confusion règne dans le domaine chrétien concernant le sens de « mystique ». Après avoir rappelé l’étape cruciale du De mystica theologia de Gerson, et étudié le sens de « mystique » à la période patristique et au Moyen Âge, l’avant-propos analyse l’articulation entre expérience et langage, le langage se plaçant en deçà et au-delà de l’expérience. Nous ne pouvons entrer ici dans le détail de cet imposant volume et espérons que le lecteur ne nous en voudra pas de n’en dessiner que la charpente. La première partie s’attache aux langues mystiques, comme le latin, aux langues vernaculaires, des langues d’oïl au français, et au lien que ces langues entretiennent avec la spiritualité, comme en témoigne Le Miroir de l’âme pécheresse de Marguerite de Navarre. La spécificité de la mystique exprimée en d’autres langues que le français, comme la mystique rhénane, est étudiée par la suite, de même que les relations que l’espagnol entretient avec la mystique de Thérèse d’Avila, de Jean de la Croix ou de Fray Luis de León. Dans une seconde grande partie, le silence est étudié dans sa relation au « dire mystique ». Puis est dressé un panorama de cette relation, de Grégoire le Grand au lyrisme français du xviie siècle. Le langage amoureux dans sa relation avec la mystique est abordé en trois tableaux : le Fin’ Amor et le Graal, la muse charnelle et éternelle à travers le Cantique des cantiques, l’illumination chez Marguerite Porete, Gerson, Marguerite de Navarre. Le volume se clôt sur une série de portraits d’écrivains mystiques : Bernard de Clairvaux, Maître Eckhart, Calvin. L’« ouverture » finale (la mystique aime l’oxymore) est une conférence extraordinaire donnée comme point d’orgue, en l’occurrence ici sur « la parole perdue et retrouvée ».
Le second volume (mais qui s’avérera le deuxième au final) aborde un autre pan du carré mystique, celui du sujet transformé 410par l’expérience mystique. Bien que Jean-Claude Schmitt ait montré que la naissance de l’individu relève de la fiction historiographique, le sujet demeure néanmoins une clef de lecture, ainsi qu’en témoigne la naissance de la mystique psychologique, prégnante dans la modernité mais apparaissant dès le Moyen Âge et la modernité. Michel de Certeau est convoqué à nouveau dans l’imposant « Avant-propos », qui considère que « l’itinéraire subjectif » est un long processus, se ressentant du tournant du subjectivisme opéré à la Renaissance, lequel consacre la transformation du concept de contemplation, son acception originairement cognitive (au Moyen Âge) cédant progressivement le pas à une acception psychologique. Plus fortement charpenté que le premier volume, le second aborde la question du sujet poétique et du sujet mystique à travers les figures de Guillaume de Machaut, François Villon et Marguerite d’Oingt. La transformation du sujet s’effectue dans son intériorité structurée en demeure ou en jardin mystiques, le cœur désignant symboliquement, au xviie siècle, un trajet. La deuxième partie de ce volume aborde la redoutable question des visions : eucharistiques, christiques, béatifiques, identitaires pour le sujet et… utiles contre l’hérésie comme celles de Hildegarde de Bingen. Le volume s’achève sur les relations qu’entretiennent mystique et écriture de soi chez Grégoire le Grand et Benoît de Nursie, entre autres.
Comme dans chacun des quatre volumes parus ou à paraître, une abondante bibliographie et des index parachèvent chaque collection d’actes d’un séminaire qui s’avère d’une exceptionnelle richesse, non seulement au regard de la qualité des contributions, données par les meilleurs chercheurs (francophones) dans ce domaine de l’histoire de la pensée, mais aussi eu égard aux mises en perspective auxquelles les Éd. procèdent dans chacun des volumes : elles constituent à elles seules des petits traités de mystique chrétienne occidentale. La parution des deux autres volumes, fort attendue, permettra la constitution en son entier du carré mystique.
Annie Noblesse-Rocher
411XVIe-XVIIIe siècle
Wolfgang Günter, Reform und Reformation. Geschichte der deutschen Reformkongregation der Augustinereremiten (1432-1539), Münster, Aschendorff, coll. « Reformationsgeschichtliche Studien und Texte » 168, 2018, 605 pages, ISBN 978-3-402-11601-2, 78 €.
Comme d’autres ordres vers la fin du Moyen Âge, l’ordre mendiant des Ermites d’Augustin – ou à tout le moins une partie de ses couvents – s’attacha à revenir à la stricte observance. C’est ainsi qu’en Saxe-Thuringe, la plus grande province de l’ordre avec plus de 42 couvents, se forma, avec tout d’abord cinq couvents, une petite congrégation de moines augustins réformés. L’A. présente cette congrégation durant la période qui va de 1432 (durant le concile de Bâle, qui promut l’observance) à 1539, date de la dissolution du dernier couvent réformé en Saxe.
Pourquoi rouvrir ce dossier après les grandes synthèses de Th. Kolde puis d’A. Kunzelmann et les travaux des historiens, catholiques et protestants, qui leur ont succédé (ainsi, R. Arbesmann, L. Graf zu Dohna, R. Wetzel, H. Schneider ou R. Weinbrenner) ? L’entreprise se justifie entre autres par le fait que l’A. a élargi la base documentaire de ses célèbres devanciers ; ainsi, il a trouvé, dans la Stadtbibliothek de Nuremberg, une importante histoire de la Congrégation entre 1458 et 1467. L’interprétation de sources nouvelles lui permet de réviser un certain nombre de jugements, tels que ceux de R. Weinbrenner, qui avait brocardé les méthodes « brutales » d’Andreas Proles (1429-1503), l’énergique vicaire général : ses réformes, objecte l’A., correspondaient à la manière d’agir de l’époque (p. 255). Il montre par ailleurs que, durant le long vicariat de Proles et grâce à la volonté réformiste des autorités civiles, la congrégation réformée connut une expansion remarquable : elle passa de six couvents en 1473 à vingt-sept et dépassait largement les frontières de la Saxe-Thuringe lorsque Proles quitta ses fonctions trente ans plus tard. À partir des années 1490, elle prit même sous son aile (« moniales nobis subiectae », p. 279) quelques couvents de femmes.
Quant à Johannes von Staupitz, qui succéda à Proles, l’A. prononce sur lui des jugements d’une sévérité excessive (manque de stratégie, irritation angoissée dans les situations de crise…), alors même que, sous sa direction, la Congrégation s’accrut encore 412de sept couvents et s’étendit jusqu’aux Pays-Bas. Il est vrai que sa tentative d’unir la province de Saxe (donc des couvents non réformés) à la Congrégation réformée sema un grand désordre. Le traitement – assez sommaire – de la pensée théologique de Staupitz ainsi que l’examen de ses relations avec Luther et les débuts de la Réformation auraient mérité quelque approfondissement.
En revanche, un des grands apports de la présente synthèse réside dans la mise à la disposition des lecteurs de 43 textes, depuis la bulle Sollicitudinis opus du Concile de Bâle (11 janvier 1436), qui ratifie tous les privilèges accordés en 1434 par le légat du Concile Cesarini aux Observants de la province de Saxe-Thuringe, jusqu’au bref de Hadrien VI (7 août 1522), qui soustrait le couvent de Munich à l’autorité de la Congrégation réformée. Cette dernière, souligne le pape, est devenue « la synagogue de Satan » (p. 532). Au nombre de ces documents, qui témoignent des tensions récurrentes entre Observants et Conventuels, et notamment entre la Province de Saxe et la Congrégation réformée, on trouve entre autres la déclaration du 11 novembre 1504 par laquelle Staupitz et les autres Observants réunis à Nuremberg s’engagent à « prier pour les ancêtres et les parents de s[a] g[râce] l’Électeur » Frédéric III de Saxe, à « chanter pour eux des vigiles et des messes pour les âmes » et à toujours pourvoir les chaires de théologie et de philosophie morale de l’Université de Wittenberg (p. 505 sq.).
À elle seule, la liste impressionnante des sources (p. 545-551) et des travaux (p. 553-589) consultés témoigne de l’immense labeur de l’A. Son volumineux ouvrage est, hélas ! dépourvu de carte, mais les index (personnes, p. 591-600 ; lieux, p. 601-605) rendront de précieux services.
Matthieu Arnold
Lothar Graf zu Dohna, Richard Wetzel, Staupitz, theologischer Lehrer Luthers. Neue Quellen – bleibende Erkenntnisse, Tübingen, Mohr Siebeck, coll. « Spätmittelalter, Humanismus, Reformation » 105, 2018, xii + 392 pages, ISBN 978-3-16-156125-2, 104 €.
Dû à la plume des expérimentés éditeurs des œuvres de Johannes von Staupitz (Sämtliche Werke, 1987-2001), le présent volume vise à apporter des compléments à cette édition de référence. La première 413partie, « Le procès en hérésie contre Stéphane Agricola », renferme 25 brefs documents que D. a redécouverts, il y a une vingtaine d’années, après qu’ils avaient disparu à la fin du xixe siècle. Dans la seconde partie, « Études », on trouvera dix contributions – certaines ont près de 40 ans, d’autres sont inédites – se rapportant soit à la théologie de Staupitz, soit aux influences qu’il a exercées sur Luther, soit aux travaux qui ont paru sur Staupitz jusqu’en 2016.
Contrairement à ce que pourrait laisser entendre le titre de l’ouvrage, les sources publiées dans la première partie ne se rapportent nullement à Luther, mais à un autre frère de son ordre : Stéphane Kastenbauer, plus connu sous son nom humaniste Stéphane Agricola – il n’a rien à voir avec Jean Agricola, dont Luther a combattu les thèses antinomistes vers la fin des années 1530. Agricola prêcha en sens réformateur à Rattenberg, non loin d’Innsbrück ; il fut arrêté en 1522, puis emprisonné et soumis à un procès en hérésie (1523-1524). Toutefois, ce procès n’eut pas d’issue tragique, et le choix d’une « voie plus douce » (p. 13) doit sans doute quelque chose à la Consultatio super Confessione […] Agricolae (p. 36-46) rédigée par Staupitz au printemps de 1523. Dans cet avis, qui utilise la Bible comme critère d’évaluation de la prédication d’Agricola, Staupitz ne cherche pas à convaincre ce dernier d’hérésie. Il s’agit là, comme l’affirment de manière convaincante ses Éd., d’un document pastoral – on relèvera qu’à aucun moment Luther, l’hérétique, n’est nommé –, qui va jusqu’à conclure qu’Agricola a dit « beaucoup de choses vraies » ; toutefois, il a dit « peu de choses qui servent à l’édification, à l’exhortation et au réconfort » et, par son ton immodeste, il a « prêché l’Évangile contre l’Évangile » (p. 46). Il n’y aurait donc pas de rupture entre le Staupitz des années de Wittenberg et celui qui, à partir de 1520, résida à Salzbourg.
Les articles se rapportant à la théologie de Staupitz ou à Staupitz et Luther s’attachent surtout à mettre en évidence l’impact du Vicaire général sur son cadet, quitte peut-être à majorer son influence. C’est le cas de la distinction entre Loi et Évangile (voir p. 331-334). En effet, si Staupitz a bien insisté le premier, dès l’Avent de 1516, sur cette distinction, cela ne signifie nullement que Luther n’en ait pas tiré d’autres conséquences que lui. Les articles qui dressent un bilan de la recherche examinent quant à eux de manière pointilleuse les publications allemandes, voire anglaises, qui ont trait plus ou moins directement à Staupitz.
414Cet ouvrage savant et très légèrement apologétique se conclut par une importante liste des publications données sous une forme abrégée (p. 338-347) et trois index détaillés (citations bibliques, p. 351-355 ; registre historique qui prend en compte non seulement les personnes et les lieux, mais encore les écrits cités, p. 357-385 ; auteurs contemporains, p. 388-392).
Matthieu Arnold
Michael Matheus, Arnold Nesselrath, Martin Wallraff (éd.), Martin Luther in Rom. Die Ewige Stadt als kosmopolitisches Zentrum und ihre Wahrnehmung, Berlin, De Gruyter, coll. « Bibliothek des Deutschen Historischen Instituts in Rom » 134, 2017, xvii + 532 pages, ISBN 978-3-11-030906-5, 109,95 €.
Paru l’année du jubilé de la Réformation, ce volume publie de fait les actes d’un colloque qui s’est déroulé à Rome plusieurs années auparavant, en 2011, à l’occasion du 500e anniversaire du voyage de Luther à Rome. Il ne renferme pas moins de 22 contributions, toutes rédigées en allemand.
Les deux premières études de l’ouvrage, « Le voyage [de Luther] à Rome et sa perception », sont celles qui correspondent le plus au titre de l’ouvrage. H. Schneider, « Le voyage de Luther à Rome », développe la thèse qu’il a soutenue dès 2007 et selon laquelle, contrairement à l’opinion reçue, Luther s’est rendu à Rome en 1511-1512 (et non pas en 1510-1511) pour y défendre les intérêts de Johannes von Staupitz (et non pas ceux de ses opposants au sein de l’ordre des Augustins). Comme Schneider, V. Leppin, « Les souvenirs de Luther relatifs à son voyage à Rome », s’attarde sur ce que Luther a vu à Rome. Par contre, il juge peu fiables les sources d’après lesquelles le futur Réformateur se serait rendu dans la « ville sainte » pour y régler les affaires de son ordre ; il estime – sans disposer nécessairement d’une base textuelle plus convaincante – que le voyage de Luther aurait revêtu un caractère exclusivement privé et spirituel, en lien avec son insistance sur la pénitence.
Les autres études campent davantage le contexte et correspondent donc au sous-titre de l’ouvrage. Elles traitent du couvent augustin dans lequel Luther a logé à Rome (A. Esch, A. Esposito), des pratiques de piété à Rome (A. Rehberg), du pape et de la curie (C. Shaw, 415J. Bölling, G. Brunelli), de l’autorité des conciles (N. H. Minnich), de l’économie et des finances (L. Palermo), de l’art et de la musique (A. Nesselrath, S. Meine), des élites romaines à l’époque de Luther (A. Modigliani), de la construction de Saint-Pierre et de l’architecture (H. W. Hubert, P. N. Pagliara), des Allemands à Rome (G.-R. Tewes, L. Schmugge, M. Matheus), de la Renaissance platonicienne à Rome, de l’humanisme (M. K. Wernicke, V. De Caprio) et du Libellus réformateur de Qurini et Giustiniani (1513).
Il s’agit là d’un ensemble très érudit mais agréable à lire. Deux index (personnes, p. 517-526 ; lieux, p. 527-534) facilitent la consultation de ce volume collectif, qui est appelé à devenir un ouvrage de référence sur Rome au tout début du xvie siècle.
Matthieu Arnold
Christian Grosse, Anouk Dunant Gonzenbach, Nicolas Fornerod et al., Côté chaire, côté rue. L’impact de la Réforme sur la vie quotidienne à Genève (1517-1617), Genève, Éditions La Baconnière, 2018, 278 pages, ISBN 978-2-940431-83-0, 28 €.
C’est par un superbe volume, qui relève plus du livre d’art que de l’austère ouvrage universitaire, que les historiens genevois ont célébré le 500e anniversaire de la Réforme. En dix-neuf brefs chapitres – depuis la « Première période : une Réforme “zwinglienne” (1517-1555) » et « Les Réformateurs de la première heure » jusqu’à « La confessionnalisation au temps de Théodore de Bèze », en passant notamment par « Les psaumes : conversion et unification confessionnelle par le chant », « Les Genevoises prêchent. Activisme et résistance des femmes » et « Christianiser la vie sociale : tavernes, danse, théâtre » –, les A. montrent comment la Réforme a affecté le quotidien des Genevois au xvie et au début du xviie siècles.
Ce ne sont pas les grands Réformateurs qui sont mis en avant, mais « l’action plurielle des individus qui se sont impliqués dans la cause évangélique » (p. 8). En effet, nombre d’hommes et de femmes ont été actifs dans ce processus de transformation religieuse, d’autres se sont simplement adaptés, d’autres encore y ont opposé diverses formes de résistance.
L’intérêt principal de cet ouvrage réside dans les sources originales, issues notamment des Archives de l’État de Genève, qu’il met à la disposition du lecteur. Les illustrations pleine page en couleur et la 416transcription des textes manuscrits – ils sont donnés, lorsque c’est nécessaire, en français contemporain – lui permettent de remonter les siècles pour entendre par exemple l’émouvante confession de foi de François Daniel Berthelier avant son exécution (1555, p. 126 sq.), pour partager les difficultés de Charles Perrot, pasteur rural – « Je ne chantais pas volontiers au sermon quand il n’y avait nul homme qui me soutienne… » (1565, p. 88 sq.) – et pour assister à la réprimande, par le Consistoire, de deux étudiants en théologie qui s’étaient insultés et donné des coups de raquette lors du jeu de paume (1617, p. 178 sq.).
Des annexes présentent les sources, leur numérisation et leur restauration (p. 247-262). Une bibliographie (p. 265-274) et une chronologie (p. 275-277) complètent ce très beau fruit du jubilé de 2017.
Matthieu Arnold
Jean-Pierre Kintz, L’Alsace au xvie siècle. Les hommes et leur espace de vie 1525-1618, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, coll. « Études alsaciennes et rhénanes », 2018, 441 pages, ISBN 978-2-86820-538-4, 28 €.
C’est avec beaucoup d’émotion que nous avons lu le dernier ouvrage du regretté Jean-Pierre Kintz († 2018), spécialiste de l’histoire de l’Alsace qui fut professeur d’histoire moderne aux Universités de Haute-Alsace puis de Strasbourg. Sa synthèse couvre les années 1525-1618, soit la période qui va de la guerre des Paysans au début de la guerre de Trente ans.
Il s’agit là d’une présentation extrêmement complète. La première partie, « L’Alsace traditionnelle » (p. 15-147), est consacrée principalement à la géographie et à la démographie de cette région, et elle présente de manière fort vivante la vie quotidienne tant à la ville qu’à la campagne. Elle met en évidence une des particularités du Saint-Empire romain germanique, avec la présence de Villes impériales ; le cas de Strasbourg étant traité plus loin, l’A. a choisi les exemples d’Obernai pour la Basse-Alsace et de Colmar pour la Haute-Alsace. La deuxième partie, « Institutions anciennes et modernes » (p. 153-225), explique de manière très pédagogique les fonctionnements administratifs et politiques, souvent complexes, du baillage impérial d’une part (avec notamment la Décapole et les diètes rassemblant les états provinciaux) et de la Ville libre de Strasbourg d’autre part.
417Les parties III (« La crise religieuse », p. 231-279), IV (« Accepter ou écarter le non-conformiste », p. 275-376) et V (« Guerre religieuses et crises européennes », p. 381-401) soulignent l’importance considérable des facteurs religieux, avec les bouleversements provoqués par la Réformation, dans l’histoire de l’Alsace au xvie siècle. La quatrième partie mérite une attention particulière : elle traite non seulement de Strasbourg en tant que ville refuge pour les protestants venus de Metz, de la principauté de Liège et des régions voisines, mais encore de la survivance du catholicisme, de la « dérive des théologiens » dans leur combat contre la sorcellerie et de la minorité juive. La cinquième partie rappelle le soutien financier des Strasbourgeois aux huguenots, mais elle ne dit mot de celui de Jean Sturm, qui s’endetta jusqu’à la fin de sa vie pour venir en aide à ses coreligionnaires.
La sixième partie (p. 403-419), qui se confond avec le quinzième et dernier chapitre, « Un nouvel état d’esprit », étudie les relations entre l’Alsace et la Cour de France tout au long du xvie siècle. C’est en 1552, sous le règne de Henri II, que l’Alsace fut envahie pour la première fois par les troupes royales. Cette « chevauchée d’Austrasie », qui suscita une vive émotion, marquait le déclin de la puissance des Habsbourg. Jusqu’à l’avènement de Henri IV, les relations de l’Alsace – et notamment de Strasbourg – avec le Royaume furent marquées par la méfiance. L’assassinat du premier Bourbon, le 14 mai 1610, fut ressenti douloureusement par l’ensemble des protestants alsaciens.
Cet ouvrage, qui est appelé à devenir une référence, comporte deux précieuses annexes (p. 427-430) : la première concerne les valeurs des monnaies, la seconde les mesures courantes. En outre, il est rehaussé par près de soixante-dix illustrations en noir et blanc dans le texte, dont plusieurs cartes.
Matthieu Arnold
Martin Luther, Préfaces à la Bible. Éditées par Pascal Hickel, Genève, Labor et Fides, coll. « Martin Luther. Œuvres » 20, 2018, 313 pages, ISBN 978-2-8309-1660-7, 28 €.
C’est une lacune importante que vient combler le t. XX des Œuvres de Martin Luther, édité par Pascal Hickel. En effet, Luther n’a pas seulement traduit la Bible (le Nouveau Testament dès 1522, 418l’ensemble de la Bible, avec l’aide de ses collègues, en 1534), mais il a également pourvu les deux testaments ainsi que la plupart des livres bibliques de préfaces destinées à en guider la lecture pour « l’homme du commun ».
Dans une traduction fidèle mais élégante, Pascal Hickel édite les 51 textes qui vont de la préface à l’Ancien Testament – « Tu y trouveras les langes et la crèche où le Christ est couché » – à celle de l’Apocalypse de saint Jean, sans oublier les livres apocryphes, en se fondant sur l’édition de 1545 pour l’Ancien Testament, de 1546 pour le Nouveau Testament : c’est en 1545 que paraît la dernière Bible complète du vivant de Luther ; quant à l’édition du Nouveau Testament, même si elle paraît en juin-juillet 1546, soit plusieurs mois après la mort du Réformateur, elle se fonde sur la révision qu’il avait donnée à l’automne 1544.
L’Éd. prend soin, en notes, de signaler les variantes avec les éditions antérieures. Quant aux textes qui ont subi les modifications les plus significatives, ils sont donnés en annexe. C’est le cas notamment de la préface à l’Apocalypse, livre dont Luther ne sait que faire en 1522 (« Mon esprit ne peut rien faire de ce livre »), alors qu’en 1530, ayant trouvé la clé pour interpréter cette « prophétie au sujet des choses à venir », il lui consacre une préface développée. On trouve également, parmi ces annexes, plusieurs préfaces que Luther a données au psautier, livre qu’il affectionnait tout particulièrement, ainsi qu’un texte qui figurait à la suite de la préface au Nouveau Testament dans les éditions de 1522 à 1539, « Quels sont les livres essentiels et les plus nobles du Nouveau Testament ».
Les préfaces sont importantes dans l’œuvre écrite de Luther, car elles nous donnent à voir non seulement le théologien – la préface à l’épître aux Romains explique nombre de notions réformatrices fondamentales, plusieurs préfaces développent l’opposition Loi-Évangile… –, mais encore le pasteur – ainsi, les préfaces aux livres prophétiques insistent sur le réconfort prodigué par l’Écriture –, qui n’hésite pas à interpeler ses lecteurs de manière très directe. Les différentes préfaces au psautier témoignent de la profonde spiritualité de Luther. Comme la rédaction (et la révision) des préfaces s’est étalée sur une longue période, ces textes font écho aux évolutions de Luther : sa méfiance vis-à-vis de la confusion entre Loi et Évangile après la guerre des Paysans ; l’importance croissante de l’eschatologie, en lien avec la menace « turque » et avec une polémique de plus en plus vive contre la papauté et contre les Juifs.
419Certaines préfaces se contentent de brèves notations sur le contexte historique dans lequel le livre biblique a été rédigé, d’autres sont de véritables petits commentaires ; dans quelques préfaces, c’est la parénèse qui domine. Les préfaces de Luther aux livres bibliques revêtent ainsi des fonctions très diverses, et c’est tout le mérite de l’Éd. que d’avoir attiré notre attention sur ce point.
Ce beau volume témoigne de la richesse voire de la complexité de l’œuvre de Luther, toute nourrie de la Bible et au service de cette dernière. À certains égards, comme le souligne son traducteur, Luther se montre même un « précurseur de l’exégèse historico-critique », et sa manière de lire la Bible peut continuer de « nourrir la recherche et la lecture des croyants d’aujourd’hui » (p. 19).
Comme les autres volumes de la collection des MLO, ce tome renferme un index scripturaire (p. 299-304), un index des noms de personnes (p. 305-308) et un index des noms de lieux (p. 309 sq.).
Matthieu Arnold
Peter Opitz, Ulrich Zwingli. Prophète, hérétique, pionnier du protestantisme. Traduit de l’allemand par Marianne David-Bourion et Gilles Sosnowski, Genève, Labor et Fides, coll. « Histoire », 2019, 106 pages, ISBN 978-2-8309-1695-9, 17 €.
Peter Opitz, Ernst Saxer (éd.), Zwingli lesen. Zentrale Texte des Zürcher Reformators in heutigem Deutsch. Unter Mitwirkung von Judith Engeler, Zürich, Theologischer Verlag Zürich, 2018, 308 pages, ISBN 978-3-290-17910-6, 25 €.
Deux ouvrages viennent enrichir opportunément notre connaissance du réformateur de Zurich.
La monographie de Peter Opitz consiste en la traduction d’un livre paru en allemand en 2015 et réédité deux fois par la suite. La traduction est à la fois fidèle à l’original et fluide. Mais sans doute aurait-il fallu rendre « Hohe Schule » par « Haute École » plutôt que par « École supérieure » [de Zurich] (p. 59).
Il s’agit d’une introduction à la vie et à la pensée d’Ulrich – l’A. rappelle qu’il a changé son nom en Huldrych, Huldreich signifiant « comblé de grâce » – Zwingli. Si, curieusement, dans le titre de l’ouvrage Zwingli n’est pas qualifié de « réformateur », les chapitres 1 à 3 traitent respectivement de ses « débuts comme 420réformateur », de « Zwingli et la Réforme à Zurich » et de « Zwingli et la Réforme en Suisse ».
L’un des mérites de cet opuscule, qui se fonde sur les Sämtliche Werke et sur les Schriften de Zwingli, est de donner systématiquement les références des textes qu’il traduit ou auxquels il se réfère. Son autre intérêt est de dissiper un certain nombre de malentendus. Ainsi, les exécutions des anabaptistes à Zurich, qui se comptèrent sur les doigts d’une main du vivant de Zwingli, ne constituèrent pas, selon l’A., une véritable persécution ; par ailleurs, on peut comprendre qu’en refusant aux nouveau-nés l’entrée dans la communauté chrétienne et le corps social par le baptême, et en repoussant le serment et la défense de leur ville par les armes, les anabaptistes aient passé pour des séditieux (p. 38 sq.). Ainsi encore, la Cène n’était pas pour Zwingli une simple cérémonie du souvenir : « Nous croyons que le vrai corps du Christ est mangé sacramentellement et spirituellement lors de la Cène » (p. 62). L’A. explique aussi les raisons qui ont amené à la rupture (et finalement à la guerre) entre Zurich et les cantons passés au mouvement évangélique d’une part, et les « cantons centraux » fidèles à la foi traditionnelle d’autre part (p. 67 sq.).
Il n’est pas fréquent de trouver sous la plume d’un biographe suisse de Zwingli la mention des influences exercées sur ce dernier par Luther (p. 15), même si l’A. met l’accent sur les différences entre les deux théologiens (p. 16-17, 20, etc.). Surtout, il importe à O. de démontrer, en particulier dans le bref chapitre 4, « Zwingli pionnier du protestantisme » (p. 93-98), l’influence massive exercée par Zwingli sur les Réformateurs strasbourgeois et sur Calvin, lequel n’aurait strictement rien inventé : « Il n’y a pas une pensée théologique de Calvin qui n’ait été discutée auparavant dans la Réforme zwinglienne » (p. 94).
Sans doute le portrait de Zwingli en humaniste irénique (voir p. 78) et en « père du protestantisme réformé » (p. 94) ne convaincra-t-il pas tous les lecteurs de ce petit livre, et ce d’autant moins que, sur mainte question, le propos de l’A. est un peu court. Mais, en attendant qu’il nous offre une biographie de Zwingli à la mesure de son héros, on lira avec plaisir et profit son stimulant ouvrage. Les éditions Labor et Fides ont eu la bonne idée de l’agrémenter d’un cahier central de huit pages d’illustrations en couleur. Dans les « indications bibliographiques » (p. 100 sq.), les lecteurs francophones seront heureux de trouver la liste des œuvres de Zwingli traduites en français.
La vingtaine de textes choisis par Peter Opitz et Ernst Saxer – ce dernier avait déjà publié des Ausgewählte Schriften en 1988 421– intéressera quant à elle les lecteurs germanophones. Parmi ces textes, qui s’échelonnent entre 1520 et 1531 et que précède une introduction de O. sur l’activité de Zwingli (p. 9-16), on trouve deux cantiques, le « Pestlied » (vers 1520) et « Herr, nun selbst den Wagen halt » (1525/1529, p. 297 sq.), ainsi que douze lettres. L’une d’entre elles est adressée le 16 décembre 1524 à François Lambert et aux « autres frères » à Strasbourg (p. 163-175). Les autres lettres, dont la langue originale est le latin, ont pour destinataires des Réformateurs de la Suisse (ainsi, Myconius et Vadian) ou du Sud de l’Allemagne (ainsi, Conrad Sam).
Outre la correspondance épistolaire, plusieurs genres littéraires dans lesquels Zwingli s’est illustré sont représentés : traités théologiques, comme La clarté et la véracité de la Parole de Dieu (septembre 1522), Justice divine et justice humaine (juillet 1523) ou encore des extraits de L’explication de la foi (Fidei expositio, 1531) destinée à François Ier et où il est question notamment de la Cène ; texte de la première Dispute de Zurich (29 janvier 1523) ; prédications prononcées à Berne les 19 et 30 janvier 1528, mais publiées sous une forme augmentée sans doute assez éloignée des sermons oraux.
L’apparat critique – introductions à chacun des textes, notes infrapaginales – est de grande qualité sans être envahissant. Un index thématique détaillé (p. 301-307) et une petite bibliographie (p. 308) complètent ce beau recueil, qui renferme neuf illustrations en couleur dans le texte ; toutes sont extraites du manuscrit Ms B 316 de la Zentralbibliothek de Zurich.
Matthieu Arnold
Philipp Melanchthon, Briefwechsel. Band T 19 : Texte 5344-5642 (November 1548-September 1549), éd. Matthias Dall’Asta, Heidi Hein et Christine Mundhenk, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 2019, 621 pages, ISBN 978-3-7728-2661-0, 298 €.
Philipp Melanchthon, Briefwechsel. Band T 20 : Texte 5643-5969 (Oktober 1549-Dezember 1550), éd. Matthias Dall’Asta, Heidi Hein et Christine Mundhenk, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 2019, 494 pages, ISBN 978-3-7728-2662-7, 298 €.
Grâce au labeur soutenu des éditeurs scientifiques des lettres de Philippe Melanchthon (1497-1560), paraissait jusqu’à présent chaque année un tome de cette correspondance, qui est l’une des 422plus importantes de la Réformation. Or l’année 2019 a vu la parution de deux tomes, soit près de 650 lettres et plus de deux années de correspondance ! Le tome T 19 couvre la période qui va de novembre 1548 à septembre 1549 ; 48 des 306 lettres éditées le sont pour la première fois dans leur intégralité. Le tome T 20 renferme 334 lettres, dont 45 publiées pour la première fois intégralement, et il couvre les mois d’octobre 1549 à décembre 1550.
Comme les tomes précédents, ces riches volumes nous montrent toutes les facettes de l’activité épistolaire de Melanchthon. Le « précepteur de l’Allemagne » sollicite des bourses pour des étudiants doués et il s’attache à pourvoir des postes de maîtres d’école, mais aussi de pasteurs (notamment à Zwickau) ; seul ou avec ses collègues de Wittenberg, il rédige de nombreux mémoires sur des questions qui ont trait à la doctrine ou à la pratique religieuse ; il publie maintes préfaces dédicatoires à ses propres ouvrages ou à d’autres écrits (ainsi, au tome IV des œuvres complètes de Luther publiées par Hans Lufft ; no 5964, 20 décembre 1550). La préface allemande (no 5968) à la Kurtze und gründliche Anweisung, wie man die Jugent zur Zucht und Schulen halten und christlich unterweisen sol (Georg Lauterbeck, 1550) est exemplaire du souci pédagogique de Melanchthon. Il y réconforte les « schulpersonen, meister und schüler », qui, plus que les autres « états (stende) », doivent souffrir la pauvreté, le mépris et même la persécution : leur travail est particulièrement utile à l’Église, et Dieu se fera leur soutien et leur protecteur.
À côté des théologiens, au premier rang desquels on trouve Joachim Camerarius, les autorités civiles sont ses destinataires privilégiés : il écrit régulièrement non seulement au prince-électeur Maurice de Saxe et à ses conseillers, mais encore au prince Georges d’Anhalt, au duc Albert de Prusse et au roi Christian III du Danemark.
Les lettres échangées avec ces princes et ce souverain protestants sont d’autant plus importantes que se pose à partir de 1549 la question de l’application de l’Intérim promulgué à la mi-mai 1548 par Charles Quint et qui vise à restituer en tous lieux le culte catholique. L’expérience de la Souabe et de la Rhénanie, où, selon Melanchthon, les pasteurs récalcitrants ont été chassés en si grand nombre que des milliers de paroisses sont « dévastées, privées de prédication, d’assemblée chrétienne et de Cène […] et qu’il en résulte un barbarie païenne » (no 5595, à Christian III du Danemark), 423pousse le Réformateur à prôner une attitude de compromis. Il faut céder sur les « adiaphora » ou « choses médianes (mitteldingen) », choses neutres ou indifférentes pour la foi qui, selon Melanchthon, ne touchent pas le cœur de la doctrine protestante ni ne « blessent l’Écriture divine » (no 5387). C’est le cas des jours fériés ou des vêtements liturgiques, mais aussi des sept sacrements (voir no 5386) – alors pourtant que Luther et la Réformation en avaient réduit le nombre à deux, le baptême et la sainte cène.
On comprend dès lors qu’il y a 470 ans (comme aujourd’hui encore), les protestants ne se sont pas entendus sur les croyances et les rites qu’une partie d’entre eux tiennent pour des « adiaphora ». En dépit des explications que Melanchthon s’efforça de donner à Hambourg, à Francfort-sur-le-Main, à Cologne ou à Berlin, en maints endroits les pasteurs demandèrent des comptes aux Wittenbergeois, et Matthias Flacius Illyricus les attaqua violemment (no 5556) : « Les papistes enragent suffisamment en introduisant l’abomination de leur désolation dans le Temple du Seigneur ! Il n’est pas nécessaire de leur ouvrir les fenêtres ! » (Voir aussi la lettre ouverte de Flacius du 20 octobre 1549, no 5655.) Ce fut là le début de la querelle sur les adiaphora. Cette querelle ne s’apaisa nullement durant l’année 1550, et on lira avec le plus grand intérêt la lettre du 19 juin par laquelle Calvin tance Melanchthon (no 5830). Pour sa défense, ce dernier argue qu’il ne faut pas se quereller au sujet des « choses extérieures », pourvu que l’on préserve la « pureté de la doctrine ». Or, pour Calvin, un certain nombre des pratiques que Melanchthon qualifie d’« adiaphora » ou de choses « neutres » « s’opposent ouvertement à la Parole de Dieu ». Et si, comme l’affirme Melanchthon, ces choses sont vraiment mineures, est-il prudent de diviser l’Église à cause d’elles ?
On relèvera également, dans cette importante correspondance, les quatre lettres échangées entre Martin Bucer et Melanchthon. Le 11 janvier 1549, Bucer informe Melanchthon en détail des ravages causés par les impériaux en Souabe et en Rhénanie, ainsi que des malheurs des protestants suisses. Il implore le Christ de tempérer sa colère contre les siens (no 5403). Le 4 février 1549, Melanchthon lui répond plus brièvement : si, à Wittenberg, la doctrine et les rites restent en l’état, il y demeurera afin de ne pas abandonner l’Université (no 5433). Dans un billet daté du 24 février 1549, Melanchthon exprime sa douleur au sujet du sort de Strasbourg, qui a été contrainte à accepter l’Intérim ; il offre son hospitalité à Bucer et l’informe 424que l’on a besoin de professeurs à Rostock (no 5460). Lorsque Melanchthon écrit à Bucer le 18 octobre 1549, ce dernier se trouve à Cambridge. En quelques lignes, le Wittenbergeois s’emploie à le rassurer : il n’a modifié en rien la doctrine et les rites, mais Flacius, homme factieux, lui a déclaré la guerre (no 5643). Signalons encore que, le 13 mai 1549, Melanchthon adresse quelques lignes à Jean Marbach à Strasbourg et lui demande de saluer Caspar Hédion, Jacques Sturm et Jean Sturm (no 5530a).
Comme les tomes précédents, ces remarquables volumes comportent d’utiles appendices : liste des correspondants de Melanchthon (T 19, p. 595-598 ; T 20, p. 469-472), index des citations bibliques (T 19, p. 599-603 ; T 20, p. 473-477) et index des œuvres antérieures (T 19, p. 604-607 ; T 20, p. 478-481) et postérieures (T 19, p. 608-621 ; T 20, p. 482-494) à 1500.
Matthieu Arnold
Guillaume Farel, Traités messins. Tome II : Epistre au duc de Lorraine 1543, Epistre de Pierre Caroli et la Response de Farel 1543, Seconde Epistre à Pierre Caroli 1543. Textes établis par Reinhard Bodenmann et Françoise Briegel, annotés par Olivier Labarthe, Avec de nombreux documents contemporains relatifs à l’histoire de Metz. Textes établis et annotés par Reinhard Bodenmann et Olivier Labarthe, Genève, Droz coll. « Travaux d’Humanisme et Renaissance » 586, 2018, xii + 430 pages, ISBN 978-2-600-05883-4, 65 €.
Cet ouvrage propose l’édition de deux ensembles de documents concernant la querelle opposant Pierre Caroli, docteur de la Sorbonne et ancien pasteur de Lausanne démis de ses fonctions en 1537, l’un des chefs de file catholiques (avec le duc de Lorraine, en cette année 1543), à Guillaume Farel, venu à Strasbourg soutenir l’Église réformée de Metz.
Le premier document est l’Epistre au duc de Lorraine dans laquelle Farel tente de convaincre son interlocuteur que les réformés ne sont pas les contestataires qu’il a combattus en 1525. La Réforme n’a pas d’autre but que de restaurer la forme originelle de l’Église et d’inciter les fidèles à vivre selon l’Écriture sainte. Une importante présentation d’Olivier Labarthe permet de cerner 425avec précision la personnalité du duc de Lorraine et les enjeux de cette supplique.
Le second ensemble a pour contexte la rencontre prévue à Strasbourg, le 15 mai 1543, entre les représentants de la Ligue de Smalkalde, du Conseil de Strasbourg et des Treize de Metz pour accuser Guillaume Farel d’hérésie et le convoquer devant un tribunal inquisitorial. C’est dans ce climat que Caroli écrit à Farel pour le sommer de se présenter devant un tribunal composé des plus hautes autorités politiques et religieuses ou pour accepter d’être mis à mort pour la paix religieuse. Cette Lettre de deffiance de Caroli (14 mai 1543) à Farel a surpris jusqu’à Calvin qui rédige, avec Viret, un avertissement scandalisé. La Response de Farel ne tarde pas ; elle est rédigée dès le 21 mai, au lendemain de la réception de la lettre de Pierre Caroli. Guillaume Farel assure Pierre Caroli de son amitié en lui rappelant qu’il l’a souvent exhorté à demeurer dans le bon chemin (réformé). S’il faut débattre de théologie, il conviendrait de solliciter de meilleurs théologiens qu’eux deux. Cependant, Guillaume Farel propose « à celui qui a retourné plusieurs fois sa robe » une dispute devant des magistrats, comme on fit à Genève ou à Lausanne. Mais comment débattre de textes et d’idées quand on est si éloigné l’un de l’autre ? Quant à la proposition de se constituer prisonnier pour être exécuté, Guillaume Farel se demande s’il « doit en rire ou pleurer ».
Il faut saluer la publication de cet ensemble de textes, remarquablement édités et introduits, qui constitue une contribution insigne à la compréhension du débat Caroli/Farel comme à la connaissance de la pensée farellienne.
Annie Noblesse-Rocher
Elsie Anne McKee, The Pastoral Ministry and Worship in Calvin’s Geneva, Genève, Droz, coll. « Travaux d’Humanisme et Renaissance » 556, 2016, 975 pages, ISBN 978-2-600-01962-0, 112,80 €.
Après avoir traité des diacres (John Calvin on the Diaconate and Liturgical Almsgiving, 1984) puis des anciens (Elders and the Plural Ministry, 1988), E. A. McKee, connue aussi pour son édition exemplaire des écrits de Catherine Zell (1999), nous livre 426un ouvrage sur le ministère pastoral et le culte dans la Genève de Calvin. Écrivons-le d’emblée : cette somme, fruit de plus de quinze années de labeur – une cinquantaine de pages ont paru dans trois articles, entre 2010 et 2014 –, est en tous points remarquable, à la fois par la quantité et la variété des sources dépouillées (ordonnances ecclésiastiques, registres du Consistoire et de la Compagnie des pasteurs, liturgies, catéchismes, registres des baptêmes et des mariages, sermons, correspondances, sources hostiles à la Réforme telles que le journal de Jeanne de Jussie ou les écrits d’Antoine Cathelan…) et par la qualité de leur exploitation.
Après une introduction consacrée principalement à l’ecclésiologie de Calvin (p. 17-41), l’ouvrage est agencé en quatre grandes parties : I. Les structures : temps, espace, gens (p. 43-171) ; II. Les cultes, les sacrements et les autres liturgies dans le temps et l’espace (p. 173-440) ; III. La prédication à Genève et les sermons de Calvin (p. 441-567) ; IV. Culte et ministère pastoral au quotidien (p. 569-650).
La première partie nous renseigne sur les différents lieux de culte : les paroisses de la ville haute, Saint-Pierre, Saint-Gervais et Saint-Germain, et les paroisses de la ville basse, La Madeleine et la Rive, monastère franciscain où, en 1534, l’on prêcha pour la première fois en sens évangélique à Genève. Surtout, l’A. s’attarde sur les « temps ». L’examen des sources lui permet d’établir de manière convaincante que, conformément aux Ordonnances de 1541, il y avait bien à Genève, chaque jour de la semaine, des cultes avec prédication, la plupart de ces offices se déroulant à Saint-Gervais (cinq, du lundi au samedi) et à La Madeleine (quatre, du lundi au vendredi). Quant au dimanche, ce n’étaient pas moins de quatre offices qui étaient proposés aux paroissiens à Saint-Pierre et à Saint-Gervais (deux ou trois à La Madeleine) : le premier à quatre ou cinq heures du matin selon la saison ; le second et principal à huit heures ; le troisième, office catéchétique ayant lieu dans les trois paroisses, à midi ; le quatrième à deux ou trois heures de l’après-midi.
Dans sa présentation du corps pastoral de Genève, l’A. établit qu’à partir de 1546, Calvin avait rassemblé à Genève, en les personnes de Bourgoing, Chauvet, Cop et Des Gallars, des pasteurs particulièrement compétents et œuvrant de manière collégiale (ainsi, ils prêchaient à tour de rôle dans les trois principales paroisses).
La deuxième partie traite en particulier, après avoir exposé l’enseignement de Calvin sur le rôle central du « jour du Seigneur », en lien avec le commandement sur l’observance du sabbat, du 427calendrier nouveau établi par les pasteurs de Genève : chacune des quatre saisons trouvait, en tout cas jusqu’en 1550, son point culminant dans la célébration trimestrielle de la Cène. En s’appuyant, entre autres, sur les travaux de Christian Grosse, l’A. étudie de près les liturgies de Genève ; elle en discute les différences avec celles de Strasbourg, où Calvin séjourna de 1538 à 1541. Elle consacre de longues pages au chant des Psaumes – elle ignore hélas peu ou prou les travaux postérieurs à ceux de Pierre Pidoux –, aux catéchismes – là aussi, sa connaissance de la littérature secondaire est un peu limitée – et à l’enseignement et à la pratique de la Cène chez Calvin. Outre les cultes dominicaux, l’A. étudie de manière détaillée les offices des jours de la semaine et les services d’actions de grâces à l’occasion d’événements particuliers, « prières extraordinaires » qui valurent à Calvin les foudres de Castellion : « Un culte à sa guise ? C’est ce que fait Calvin lui-même avec ses mercredis… » (p. 347). La pratique des mariages, célébrés le plus souvent lors du culte du dimanche après-midi, et celle des baptêmes, avec le combat contre « divers nom [sic !] qui ne sont point de l’escripture » (p. 426), sont longuement évoqués. À chaque fois, l’A. présente tout d’abord la théologie de Calvin en ces matières. Les registres des baptêmes et des mariages font également l’objet d’annexes développées (p. 669-753) ; ces dernières nous apprennent notamment que, dans la Genève des années 1550 et 1560, il y avait en moyenne, chaque année, plus de 150 célébrations et 200 à 300 enfants baptisés.
La troisième partie, dévolue à la prédication, se concentre sur Calvin, « le prédicateur de Genève » (p. 460). Certes, depuis la publication et l’interprétation, par Max Engammare, de grandes séries de sermons de Calvin, nous connaissons beaucoup mieux son activité de prédicateur. Néanmoins, les quelque cent pages que l’A. lui consacre sont d’autant plus passionnantes qu’elle se fondent sur maints sermons inédits. Elles traitent de sa pratique de la lectio continua, qu’interrompent seulement les sermons liés aux fêtes du Christ, et de ses sermons catéchétiques. Elles s’attachent, en débat avec T.H.L. Parker, à dater ses prédications (voir aussi, à ce sujet, l’annexe VII, p. 823-921 !). Elles montrent comment le Réformateur s’adapte à son auditoire pour lui enseigner une foi qui n’est pas « une opinion comme les papistes imaginent », mais la pleine certitude « qu[e Dieu] nous ayme […] en telle sorte que nous venions à luy et cerchions là tout nostre bien » (p. 534 sq.). Elles mentionnent – mais sur la base d’un seul cas alors que les registres du Consistoire en renferment des dizaines d’autres 428– les réactions négatives à sa prédication. Elles traitent enfin de la publication de ses sermons de son vivant.
La quatrième partie se consacre en particulier à la piété « privée », avec les prières quotidiennes rédigées par Calvin. Elle s’attache à montrer combien les Réformateurs genevois ont réconforté les malades et les mourants, voire les endeuillés, même s’il n’est pas établi que Calvin et ses collègues aient prononcé des sermons au moment de la mise en terre des défunts (voir p. 599). Entre 1543 et 1545, en visitant les pestiférés à l’hôpital – en 1543, après s’être déclaré volontaire, Castellion, courageux mais pas téméraire, se déroba à cette tâche –, plus d’un pasteur y laissa la vie. En tout cas, les Ordonnances de 1561 confirment que la diligence à « visiter les malades » était un des principaux critères d’appréciation des « ministres » (p. 604). Cette dernière partie se conclut sur la description, jour par jour, d’un bon mois de la vie de Calvin, pasteur de Genève ; la période qui a été choisie – en raison de l’abondance des sources qui la documentent – va du 1er mars au 5 avril 1556. Longue d’une vingtaine de pages (p. 630-658), cette description confirme le fait qu’à l’évidence, Calvin ne chômait guère.
La conclusion, qui se situe au niveau du reste de l’ouvrage, établit la cohérence entre la pratique pastorale de Calvin et sa théologie, selon laquelle la vie tout entière du croyant est culte rendu à Dieu. Parvenu au terme de ce magnifique ouvrage, le recenseur éprouve quelque gêne à lui adresser de menues critiques. Elles concernent sa bibliographie un peu modeste et parfois fautive (p. 661-668), quelques jugements peut-être contestables (ainsi, l’idée qu’avec Calvin, Bucer est le représentant de la « tradition réformée », p. 314) et le fait que l’Institution est citée systématiquement d’après des éditions en anglais, sans que le texte original soit donné en note. Elles touchent aussi au point de vue adopté par l’A., qui, à notre sens, adopte trop exclusivement la perspective des pasteurs au détriment des prises de parole et des attitudes des fidèles. Mais le lecteur du présent compte rendu aura compris que ces remarques n’enlèvent rien à notre appréciation élogieuse de cet opus magnum. Des index fort détaillés (p. 947-967 : noms propres et thèmes, citations bibliques) aident à sa consultation, tandis que de volumineuses annexes (p. 669-944) constituent une pressante invitation à poursuivre les recherches.
Matthieu Arnold
429Registres du Consistoire de Genève au temps de Calvin. Tome XII (18 février 1557-3 février 1558). Publiés par Jeffrey R. Watt et Isabella M. Watt, Genève, Droz, coll. « Travaux d’Humanisme et Renaissance » 589, 2018, xliii + 473 pages, ISBN 978-2-600-05915-2, 114,99 €.
La publication, par J. et I. Watt, des Registres du Consistoire de Genève au temps de Calvin se poursuit à un rythme soutenu. Le Consistoire se réunissait une fois par semaine, le jeudi, et certaines séances supplémentaires avaient lieu le mardi. Ce sont donc les procès-verbaux de pas moins de 56 séances que nous livre le présent volume.
À nouveau, nous pénétrons dans le quotidien des Genevois, à une époque où le pouvoir du Consistoire allait croissant : comme nous l’apprend la remarquable « Introduction » (p. xi-xxvii), il avait désormais le droit de faire prêter serment aux témoins qu’il convoquait, et les personnes coupables de mensonge risquaient d’être condamnées à plusieurs jours de prison (p. xv). Par ailleurs, Calvin se montre de plus en plus sensible aux critiques, surtout lorsqu’elles visent sa prédication. Ainsi, le 12 août 1557, le Consistoire entend Antoine Berthollet, accusé d’une part d’avoir appelé le Réformateur par son seul nom de famille, sans le faire précéder de « Monsieur », et d’autre part d’avoir affirmé « que les sermons dudict Calvin estoient plustost en ruine qu’à edification, pource qu’il ne faisoit que parler du diable » (p. 261). D’autres hommes se comportent de manière déplorable durant le culte, l’un d’entre eux étant « accusé par son ministre qu’il se couche au sermon comme une vache » (12 août, p. 259), et d’autres encore esquivent la communion en quittant Genève le jour de la Cène.
Comme pour les années précédentes, la « fornication » – les comportements sexuels illicites –, les « blasphèmes » et « jurements », la danse, les jeux de hasard et les « chansons deshonnestes », mais aussi les promesses de mariage non tenues, font partie des principaux motifs de convocation. Par ailleurs, les violences conjugales étaient fréquentes, notamment envers les femmes : ainsi, Louis Mallolier « bat sa femme souventesfoys […] pour la chastier, d’aultant que s’il dit ung mot, elle en dict six » (4 mars, p. 48), et Étienne Doysin frappe son épouse « pour aultant qu’elle ne veult faire ce qu’il luy commande » (22 juillet, p. 242) ! Les violences féminines semblent avoir été moins nombreuses, mais contrairement à ce que donne à penser l’« Introduction » (voir p. xxv), elles ne sont nullement 430absentes : le 1er juin 1557, Clauda Orjollet, « qui boyt volontiers », est accusée d’avoir menacé son époux « de luy bailler plein un pochong d’huille dans la gorge » (p. 185), et, le 5 août, plusieurs personnes témoignent contre la femme du librairie Jaumes Jaquy, qui « malmene son mary » (p. 256). Or, à chaque fois, victimes et coupables sont traités de la même manière, puisque les deux époux sont renvoyés avec « bonnes admonitions et remonstrances ». Tout comme la plupart des autres Réformateurs, ces « Messieurs de Genève » étaient plus sensibles à l’adultère qu’aux violences domestiques… Ils ne supportaient pas non plus la « faitnéantise » : convoqué les 25 février et 4 mars, l’aiguilletier Pierre Guindel est accusé d’avoir « reffusé besogné de son mestier pour gaigner sa vie » (p. 48), « voullant vivre des aumosnes des gens de bien contre son debvoir » (p. 53) ; il est exclu de la Cène, et, un peu plus tard, le Conseil le contraint de quitter la ville sous peine de fouet.
D’autres motifs de convocation apparaissent en 1557, qui témoignent de la persistance des croyances traditionnelles à Genève : ainsi, une trentaine de personnes sont convoquées pour avoir bu ou vendu de l’eau « miraculeuse » de la fontaine de Saint-Cergue (Vaud) (voir p. 33, 44, 89, 118 sq., etc.). Certains Genevois prient « à la façon des papistes » lorsqu’ils entrent au temple (30 décembre, p. 387), d’autres intercèdent « pour les trespasséz » (25 mars, p. 82), et un enfant connaît le Confiteor et l’Ave Maria, mais ignore tous des « commandementz » et de la « foy » en français (18 novembre, p. 345). Quant à un maître maçon, il est accusé d’avoir « pris charge de bastir de temples en la papaulté » (25 mars, p. 89 ; de même 3 juin, p. 195).
On relèvera aussi que, les 21 et 30 décembre, plusieurs hommes sont convoqués pour avoir œuvré comme mercenaires (voir p. 376). Toutefois, on ne leur reproche pas tant d’avoir fait la guerre que de s’être mis au service de souverains catholiques. D’autres encore sont admonestés de ce qu’ils ont « presté d’argent à usure » (17 juin, p. 209-211 ; 24 juin, p. 218, etc.).
La riche annotation des Éd. aide à comprendre les innombrables cas dont s’est saisi le Consistoire, ainsi qu’à identifier les personnes convoquées. L’édition des Registres, source dont on ne saurait assez souligner l’importance, comporte un glossaire (p. 437-444) et trois index (sujets, p. 445-448 ; lieux, p. 449-452 ; personnes, p. 453-473).
Matthieu Arnold
431Jean Calvin, Praelectiones in Lamentationes Jeremiae. Ediderunt Nicole Gueunier et Max Engammare. Leçons sur les Lamentations de Jérémie. Traduites par Charles de Jonviller ; éditées par Max Engammare, Genève, Droz, coll. « Ioannis Calvini opera omnia » II/7, 2019, xliv + 487 pages, ISBN 978-2-600-05917-6, 72,80 €.
Dans les éditions du xvie siècle, le cours de Calvin sur les Lamentations (Lm) suit immédiatement celui qu’il a professé sur Jérémie (voir notre compte rendu, RHPR 97, 2017, p. 481 sq.). Le Réformateur a donné ces leçons de septembre 1562 à janvier 1563. Elles sont éditées en latin dès 1563, grâce à Jean Budé (le fils de l’humaniste Guillaume Budé) et Charles de Jonviller, qui les avaient sténographiées sur place. Sans doute Calvin ne les a-t-il guère retravaillées, car elles portent encore nombre de marques de l’oralité. Ainsi, au milieu de son interprétation de Lm 3,23, le Réformateur s’exclame : « Miror horam tam cito sonuisse : non puto me legisse horam integram. (Fr. : Je m’ébahis de ce que l’heure a si tôt sonné ; je ne pense pas avoir lu une heure entière.) » (P. 238 sq.) Et, à la fin de son cours, il déclare abruptement : « Quoniam ita placuit fratribus, cras ego exordiar interpretationem Ezechielis. (Fr. : Je commencerai demain à exposer Ézéchiel, puisqu’il a semblé bon ainsi à mes frères.) » (P. 470 sq.) La traduction française de Jérémie – livre et Lm –, due au seul Jonviller, est achevée en avril 1564 et paraît au début de 1565. Elle est assez fidèle au texte original tout en étant riche en amplifications ainsi qu’en belles trouvailles littéraires que Calvin n’aurait pas reniées.
L’apparat critique est érudit sans être encombrant. L’introduction au texte latin (p. vii-xxiv) comporte non seulement les informations attendues sur les sources des Praelectiones, sur ses éditions anciennes et sur les principes d’édition, mais aussi de précieuses remarques sur Calvin hébraïsant (p. xv-xvi), sur le caractère poétique de Lm et sur la manière dont Calvin rend – ou non – les figures de style de ce livre biblique (p. xviii-xxiii). L’introduction à l’édition du texte français (p. xxv-xxx) présente quant à elle de manière plus développée les outils exégétiques dont Calvin disposait et l’herméneutique du Réformateur : « Quand il commente la Bible, Calvin recherche le sens naturel du prophète, qu’il traque au fil du texte. » (P. xxx.)
L’examen détaillé du commentaire de Calvin confirme cette observation. Pour le Réformateur, l’argument du livre est le suivant 432(nous citons d’après la traduction de Jonviller) : « […] [Jérémie] a voulu montrer, combien qu’il n’apparût que toute désolation en la terre et que, le Temple étant rasé, l’alliance de Dieu pût aussi sembler être anéantie, et par ce moyen que toute espérance de salut fût abolie, que toutefois il y avait encore quelque espérance de reste, pourvu que le peuple cherchât Dieu par une vraie foi et droite repentance [latin : sincera poenitentia]. » (P. 6.)
Les 18 « Precationes » qui interrompent la lectio continua et correspondent à un découpage horaire mériteraient, à elles seules, de se voir consacrer une petite étude. Elles constituent une application des propos de Jérémie à la situation de Genève du temps de Calvin : « DIEU tout-puissant, s’exclame le Réformateur après avoir interprété Lm 2,20, Père céleste, d’autant qu’aujourd’hui ta pauvre Église [latin : tua Ecclesia !] est pressée de tant de maux et calamités, fais-nous la grâce que nous apprenions d’élever à toi non seulement les yeux et les mains, mais aussi nos cœurs […] » (p. 188). (Voir de même p. 288 sq., où Calvin invite ses lecteurs, environnés de « grands troubles » dans un monde « confus », à « élever par la foi les yeux au-dessus du monde ».)
Les notes infrapaginales sont réparties de manière équilibrée entre le cours latin et sa traduction française. Elles donnent, lorsqu’il le faut, les leçons variantes d’autres Bibles du xvie siècle (Castellion, S. Münster, Bible dite « Nompareille » – R. Estienne, 1545 –, Sante Pagnini…) ou des interprétations divergentes fournies par les rares interprètes de Lm contemporains de Calvin (Bullinger, Melanchthon, Œcolampade…) ou antérieurs à lui (Jérôme, Nicolas de Lyre). C’est le cas, par exemple, à propos des enfants que mangeront leurs mères (Lm 2,20 ; voir p. 186, n. 2). En lien avec l’affirmation « Ergo discamus fraenare omnem curiositatem ubi agitur de arcanis Dei judiciis (Fr. : Apprenons donc à tenir en bride courte toute curiosité…) » (p. 176 sq.), les Éd. donnent d’intéressants parallèles tirés des sermons de Calvin. Les notes signalent également des pratiques liturgiques qu’il a introduites à Genève, comme l’élévation des mains pendant la prière (à propos de Lm 2, 19 : attolle ad ipsum manus tuas : Elevatio igitur manuum hoc loco et aliis tantundem valet precatio ; p. 179 sq. et 182, n. 1).
On nous permettra une très modeste contribution à cette riche annotation. En lien avec son interprétation de Lm 3,55 (« Invocavi nomen tuum Jehovah e puteo profunditatem », p. 319), Calvin traite, ainsi qu’il l’avait fait à propos de Lm 1,9 (« magnifice se effert 433hostis », p. 51), des pièges de Satan. Ce dernier veut faire douter le croyant : « tu trepidas, tu es anxius, imo tu desperas : et interea putas Deum tibi fore propitium » (p. 321). Jonviller a rendu la fin de ces propos diaboliques par « et cependant tu cuides que Dieu te sera propice » (p. 320). Une très brève note nous apprend que « [tu] cuides » signifie « [tu] crois ». Il aurait fallu, nous semble-t-il, rendre « cuides » plutôt par « [tu] t’imagines » (voir le lexique de l’IRC 1541 éditée par O. Millet, t. II, p. 1734) ou par « [tu] crois faussement, à tort ». Tel est en effet le sens de « cuider/cuyder » chez Calvin ou encore chez Marguerite de Navarre, qui emploie ce verbe très fréquemment.
Un index biblique (p. 475-481) et un index des noms (p. 483-486 ; les auteurs contemporains sont mêlés aux personnages du xvie siècle) facilitent la consultation de cette superbe édition.
Matthieu Arnold
Correspondance de Théodore de Bèze. Tome XLI : 1600. Recueillie par Hippolyte Aubert, publiée par Alain Dufour, Hervé Genton et Kevin Bovier avec la collaboration de Béatrice Nicollier, Genève, Droz, coll. « Travaux d’Humanisme et Renaissance » 562, 2016, xxvii + 210 pages, ISBN 978-2-600-04719-7, 128 €.
Correspondance de Théodore de Bèze. Tome XLII : 1601-1602. Recueillie par Hippolyte Aubert, publiée par Alain Dufour, Hervé Genton et Kevin Bovier avec la collaboration de Béatrice Nicollier, Genève, Droz, coll. « Travaux d’Humanisme et Renaissance » 569, 2016, xxviii + 180 pages, ISBN 978-2-600-04766-1, 118 €.
Les tomes XLI et XLII de la correspondance de Théodore de Bèze nous sont parvenus après le tome XLIII (voir RHPR 98, 2018, p. 495 sq.), ce qui explique que nous en rendions compte à présent seulement.
L’année 1600 (50 lettres, dont 35 rédigées par Bèze) est placée sous le sceau de la rencontre, vers la fin de novembre ou au début de décembre, entre Bèze et Henri IV, lequel se trouvait alors à L’Éluiset : le souverain s’était établi dans ce hameau pour assiéger le fort de Sainte-Catherine, sur le Mont-de-Sion (voir p. vii). Le Réformateur n’avait pas revu Henri depuis 1560 (le futur Henri IV avait alors sept ans), lorsqu’il était venu prêcher à la cour d’Antoine 434de Bourbon et de Jeanne d’Albret. Bèze rapporte longuement le contenu de l’entrevue de L’Éluiset dans une lettre du 14 décembre à Stucki, qui est connue par une copie bâloise du xviiie siècle (voir no 2715). Une lettre de Bèze à l’Église de Zurich du mois de septembre (no 2705) nous révèle que cette visite avait été programmée. C’est dans cette même lettre que nous apprenons que le vieil homme a dû se coucher après avoir administré la Cène, tant cet effort avait fatigué sa voix. En janvier, Bèze écrivait déjà à Jean Pithou : « Et quant à ma santé, je vous escri du lict la presente, empirant tousjours en un extreme desgoust de toute viande, mais assisté de la grace du Seigneur au principal par sa singuliere bonté […] » (no 2667, p. 4 ; voir dans le même sens no 2681 et 2682).
La correspondance de Bèze avec Catherine de Bourbon se poursuit, et la sœur du Roi, mariée au catholique duc de Bar, se remet à ses prières afin qu’elle puisse continuer à résister aux assauts de ceux qui tentent de la convertir (voir no 2673, 2707 et 2714). Mais lorsqu’elle demande au Conseil de Genève qu’on lui envoie un ministre pour sa maison, Bèze et ses collègues lui conseillent de chercher plutôt en France : jusqu’à présent, elle a « esté servie par quelque pasteur de France ou de l’Eglise de Metz », ce à quoi même ses adversaires se sont accoutumés. « Or, comme ilz ne cerchent que des occasions, mesmes frivoles, pour troubler, nous craignons que s’il en va en de ce lieu [= Genève], ils ne prennent occasion du nom qui leur est odieux de quelques umbrages ou allarmes comme si c’estoit quelque aultre chose et comme si nous portions le feu partout. » (No 2716, p. 162 ; vers le 29 décembre.)
À côté de l’homme politique et du Bèze familier, la correspondance continue de nous dévoiler le pasteur, auquel les communautés de France demandent des ministres (voir ainsi, no 2684, de l’Église de Vosne-Romanée). Au pasteur Paul Maurice, qui exerce son ministère dans le Tarn et lui a demandé si les protestants pouvaient écouter les sermons adressés aux catholiques, il répond au nom de la Compagnie des pasteurs sans complaisance, assimilant ce comportement au nicodémisme, qui met la vie du chrétien en danger (voir no 2668 ; janvier). Écrivant aux pasteurs de Nîmes suite au décès de Jean de Falguerolles, il fustige les pasteurs, responsables de la désolation du « champ si soigneusement cultivé par les anciens Patriarches et Prophetes » : « les uns malicieusement preschans fausseté au lieu de la verité, les autres defaillans par negligence ou tels aultres defauts en leur charge » (no 2670, p. 11 ; janvier). À l’Église française de Bâle, 435qui lui a demandé si l’on pouvait apporter la Cène aux malades, il répond de manière positive, mais à condition de suivre l’usage de l’Église de Bâle, qui apporte la Cène seulement le jour où le sacrement est célébré ; les étrangers doivent se conformer à la loi du pays qui les accueille (no 2690 ; juin). Lorsqu’il écrit à Georges Sigismond de Zastrisell, c’est afin de le réconforter du décès de son oncle Venceslas Morkovsky l’Ancien (voir no 2697, juillet).
Parmi les « pièces annexes » à la correspondance de l’année 1600, on relèvera le poème funèbre rédigé en mars à l’occasion de la mort du comte Joachim d’Ortenburg (p. 165-167).
Pour les années 1601-1602, 40 lettres à peine sont conservées, dont 9 seulement de Théodore de Bèze. Il est vrai que l’âge du Réformateur, qui fête ses 82 ans le 24 juin 1601, le contraint d’être « comme confiné en la maison assis, ou bien souvent gisant au lit » (à Louis Courant, 22 juin 1601, no 2733 ; voir aussi no 2727).
Il continue néanmoins de suivre attentivement la situation du protestantisme en France, et ses coreligionnaires dans le Royaume ne manquent pas de faire appel à ses conseils. Ainsi, le synode provincial du Haut-Languedoc charge Benoît Balarand de recueillir son avis sur la conduite à tenir sur le concile national que Henri IV veut réunir « pour vuider les differants quy sont entre nous et les pretendus catholiques au faict de la religion » (no 2721, 15 février 1601). Laubéran de Montigny lui demande un pasteur pour l’Église de Rennes, « Eglise nouvellement establie où il i a esperance de grands accroissemens » (no 2743, 3 avril 1602), et Duplessis-Mornay sollicite son avis sur un professeur pour le Collège qu’il a fondé à Saumur (no 2754, 8 décembre 1602).
À Louis Courant, qui vient d’être nommé pasteur, Bèze donne des conseils sur les devoirs de sa charge : qu’il prêche la doctrine « pure et du tout entiere », sans « vaines et curieuses spéculations et subtilités directement contraire [sic !] à sa naifve pureté », et qu’il vaque « soigneusement à la lecture et méditation assiduelle du Viel et Nouveau Testament » (no 2733, 22 juin 1601). Au huguenot Du Colombier, dont le fils a échangé des promesses de mariage sans son consentement, il conseille de prendre acte de cette union plutôt que de « pourmener ceste cause parmi les consistoires et divers juges » (no 2729, 14 mai 1601).
Le Roi Henri IV lui adresse plusieurs lettres ; l’une d’entre elles concerne la récupération de pierreries confiées à Bèze (no 2739). De son côté, Bèze prie le souverain de laisser le Pays de Gex à 436Genève (no 2723, 14 mars 1601). Tobie Yolland, le nouveau pasteur de Catherine de Bourbon, lui donne des nouvelles de la sœur du Roi, qui « s’est veue à la veille de la mort » et a senti « en son ame l’arre de son adoption au nombre des esleux [= élus] » (10 mars 1601, no 2722).
Toutefois, les intérêts et l’influence de Bèze ne se limitent pas à la France. Grynaeus, le premier pasteur de Bâle, lui donne des informations sur l’Allemagne (no 2741 – les nouvelles concernent le colloque de Ratisbonne de décembre 1601 sur l’autorité de la Bible – et 2756), et Ambroise de Mouy, marchand à Aix-la-Chapelle, des nouvelles des Pays-Bas (no 2746). Bèze a également des correspondants en Écosse (voir no 2745), et plusieurs grands seigneurs polonais viennent lui rendre visite (no 2737 et 2747).
Les « deux pièces annexes » sont un poème de Jean Jacquemot sur les psaumes de Bèze (« ils t’obtiendront la gloire éternelle ») et un éloge de Bèze par le prêtre anglican Charles Fitzgeffry. Les Éd. publient également des addenda aux tomes XXIV et XXXVIII.
Comme le tome XLI, le tome XLII comporte un utile « index de personnes [avec la précieuse mention de leurs écrits cités dans la correspondance de B.] et de lieux », ainsi qu’une liste chronologique des lettres éditées.
Matthieu Arnold
Luisa Capodieci, Estelle Leutrat, Rebecca Zorach (dir.), Miroirs de Charles IX. Images, imaginaires, symbolique, Genève, Droz, coll. « Travaux d’Humanisme et Renaissance » 584, 2018, 284 pages, ISBN 978-2-600-05801-8, 39 €.
Dans le souvenir de la plupart d’entre nous, Charles IX est le roi de la Saint-Barthélemy, chasseur invétéré, colérique au dernier degré, et pourtant la proie des factions dans la tragédie de Marie-Josèphe Chénier, Charles IX ou l’école des rois (1789) et sa célèbre scène du serment aux épées. Les années de son règne sont parmi les plus complexes du siècle, comme l’ont montré les travaux sur les Entrées royales et fêtes de cour, pionniers en la matière. Plus rares sont les études consacrées aux représentations picturales du jeune roi. C’est précisément à la figure du souverain dans les représentations artistiques de la Renaissance, notamment pendant les 437années florissantes 1560-1574, que s’est attaché ce volume. L’ouvrage regroupe les actes d’un colloque international organisé, en 2011, à l’Université Paris 1 Sorbonne et à l’Université de Rennes 2 en collaboration avec l’Université de Chicago et le Centre Allemand d’Histoire de l’Art de Paris.
Après un avant-propos très documenté dressant le panorama des représentations de Charles IX, l’ouvrage s’ouvre sur une étude consacrée à l’évolution des portraits du jeune roi, en partant bien sûr de celui, célébrissime, peint par François Clouet, et met en évidence la permanence de certains traits ainsi que les ruptures opérées. L’étude suivante s’attache aux modèles littéraires, et c’est celle du Prince mécène des arts qui prédomine, seul ou associé à sa mère Catherine de Médicis, puisque le roi s’inscrit dans la continuité du fondateur du Collège royal et poursuit son œuvre de protection des Lecteurs royaux. Plus loin dans le volume, une étude est consacrée à la figure de Charles IX chez Ronsard, lesquels entretenaient d’excellentes relations l’un avec l’autre si l’on en croit La Vie de Pierre Ronsard de Claude Binet (1586), laquelle deviendra la matrice des variations auxquelles se livreront les historiens postérieurs. L’étude intitulée « De Josias à Hérode : l’image de Charles IX dans la littérature réformée » montre l’enthousiasme suscité par le deuxième fils de Henri II chez les réformés dans les années 1560, ceux-ci se considérant un miroir du peuple hébreu, élu, mais confronté à des obstacles insurmontables. La poésie réformée militante ou celle adressée au jeune roi dépeint Charles IX en nouveau David ou Josias. L’analogie survit à la Première Guerre civile mais elle est affectée par les deux conflits suivants. Cette lente dégradation de l’image de Charles IX dans l’esprit des huguenots connaît évidemment une accélération rapide avec la Saint-Barthélemy. La fiction politique qui avait permis de le croire prisonnier de factions s’effondre rapidement. Les traités monarchomaques ultérieurs dégraderont davantage encore cette image ternie à jamais. Signalons pour finir, parmi d’autres, une importante contribution sur Charles IX et la musique.
Les historiens de la Réforme trouveront dans ce volume consacré à Charles IX et à ses représentations un instrument de travail précieux pour saisir la réception nuancée et complexe de ce roi méconnu et décrié dans le contexte tourmenté des premières Guerres civiles.
Annie Noblesse-Rocher
438XIXe-XXIe siècle
Jean Frédéric Oberlin, Gesammelte Schriften / Écrits choisis. Tome I/5 : Briefwechsel und zusätzliche Texte / Correspondance et textes complémentaires 1803-1810. Textes établis et annotés par Gustave Koch, Herzberg, Verlag Traugott Bautz, 2019, 416 pages, ISBN 978-3-95948-451-0, 50 €.
Avec une régularité qui force le respect, le pasteur Gustave Koch continue d’éditer la correspondance de Jean Frédéric Oberlin, le « ministre du culte catholique évangélique » (voir p. 19-23, 75 et 115) – comme Oberlin aimait à se nommer – du Ban-de-la-Roche. Le tome 5 de cette correspondance couvre les années 1803-1810, soit une bonne partie du Premier Empire. Ce ne sont pas moins de 210 lettres et documents inédits (ainsi, des extraits de l’Almanach historique d’Oberlin), français ou allemands (voire anglais pour les lettres de remerciements à la Société biblique de Londres) que l’Éd. met à notre disposition. La plupart d’entre eux sont conservés aux Archives de Strasbourg, mais nombre de lettres sont attestées sous forme de photocopies conservées à la bibliothèque de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français. L’annotation des lettres est sobre, mais elle permet d’identifier les personnes, les lieux, les ouvrages et les textes bibliques auxquels la correspondance d’Oberlin fait allusion.
Cette période est importante dans la vie familiale d’Oberlin. Après Louise Charité, qui a épousé un instituteur en 1802 et lui donne une petite-fille en 1804, Henriette Charité et Frédérique Bienvenue le quittent pour épouser respectivement en 1804 Josué Graf, qui est nommé pasteur à 700 km au sud de Moscou et, en 1806, Philippe Louis Rauscher, pasteur à Roppenheim. En mai 1809, Fidélité Caroline, mariée au pasteur Jacques Wolf, meurt en couches. Frédéric Jacques, le frère d’Oberlin, est décédé le 10 octobre 1806. « Ainsi donc, je suis seul, écrit Oberlin en mai 1808, et je commence à ressentir de nombreuses faiblesses liées à la vieillesse » (p. 291). Toutefois, quelques mois plus tard, il a la joie d’installer et d’ordonner son fils Charles Conservé comme pasteur à Rothau.
Sa correspondance constitue un témoignage toujours captivant, souvent émouvant, de son dévouement à ses paroissiens : « il n’y a guères [sic !] de paroisses aussi pénibles et aussi pauvres en même temps que la mienne, il n’y a guères de pasteur qui se donne autant 439de peines et fasse autant de sacrifices pour le service de sa paroisse que moi » (1804 ; p. 82). En 1803, il est en conflit avec l’instituteur Joseph Bohy (p. 38-41). Deux ans plus tard, il polémique contre le curé de Natzwiller, qui s’applique à « affliger [s]es frères de la paroisse de Rothau » (p. 137). Plusieurs maires des villages qui relèvent de sa paroisse ne sont pas avares en chicaneries.
Pédagogue, Oberlin cherche à gagner ses ouailles et ses correspondants à ses pratiques. Le 26 septembre 1803, il conte par le menu à la Société d’agriculture le travail des « conductrices de la tendre enfance » (p. 52-55). Il parle également aux Frères moraves de l’influence bienfaisante des « conductrices », ainsi que de l’hostilité à laquelle elles se sont heurtées à leurs débuts : elles étaient accusées d’être ses espionnes, voire ses maîtresses… (1808, p. 286). En 1807, il presse le maire de Waldersbach d’entretenir une « pompe à feu » et d’organiser une « compagnie de pompiers » (p. 269). Le 26 août 1810, il énumère aux paroissiens de Belmont les raisons qui doivent les porter à s’« appliquer avec joie et grand zèle au bon entretien de tous les chemins » (p. 361). Écrivant à l’inspecteur ecclésiastique Isaac Hafner, il plaide pour que les futurs vicaires soient placés, au moins durant trois mois, en apprentissage auprès d’un pasteur : ils en apprendraient bien plus qu’en plusieurs années par eux-mêmes (1805, p. 193 sq.).
Cet homme pragmatique reste aussi un penseur. En août 1808, il fait la connaissance de Johann Heinrich Jung-Stilling (p. 303). Il correspond par ailleurs avec la Conférence des prédicateurs de la Communauté des Frères moraves (1806, p. 226-230). En 1810, Johann Heinrich Pestalozzi prie le philanthrope Jean Luc Legrand d’aller saluer Oberlin (p. 381). Par ailleurs, Oberlin continue de consigner par écrit les rêves de ses paroissiens comme, en 1804, ceux de Madeleine Bernard, qui a rêvé de Voltaire et de Rousseau (p. 123 sq.). En 1805, il adresse au Bâlois Christian Gottlieb Blumhardt des récits édifiants, qui témoignent de la providence divine (p. 166 sq.). En 1810, il produit un dessin, « Et plus bas, et plus haut », qui illustre le principe théologique suivant : « L’abaissement mène à l’élévation, la tribulation à la gloire. » (P. 353 pour le texte ; il est dommage que ce dessin, jadis étudié par Rodolphe Peter, se trouve à la p. 341.)
L’édition donnée par Gustave Koch enrichit considérablement notre connaissance de l’homme, du pasteur et du théologien-pédagogue Oberlin. Comme les volumes précédents, le tome I/5 renferme 440une liste chronologique des lettres et des textes publiés (p. 10-16), et il se clôt sur plusieurs index (citations bibliques, noms de personnes, p. 402-415).
Matthieu Arnold
Céline Borello, La république en chaire protestante. xviiie-xixe siècles. Préface de Patrick Cabanel, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2017, 328 pages, ISBN 978-2-7535-5905-9, 25 €.
Le présent ouvrage couvre un siècle de prédication protestante peu connu, qui va du synode national clandestin de 1744 – fixant les thématiques obligatoires, il ordonnait aux pasteurs de prêcher au moins une fois par an sur Tt 3,1, « Avertissez les fidèles d’être soumis aux princes & aux magistrats, & de leur obéir » – à la révolution de 1848. Il s’agit, pour l’A., d’étudier cette prédication moins d’un point de vue théologique que « sous l’angle socio-politique pour voir en quoi et comment elle a été le support d’une culture politique centrée sur la “chose publique” » (p. 13). Aussi le corpus a-t-il été déterminé par la tonalité des titres des sermons voire des péricopes sur lesquels ils se fondent, l’A. ayant ajouté à cette sélection notamment l’intégralité des sermons des « trois Rabaut » – Paul Rabaut, Rabaut Saint-Étienne et Rabaut-Pomier. Il en résulte un corpus de plusieurs centaines de sermons – imprimés ou manuscrits –, dont une forte proportion se trouve à la bibliothèque de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français (voir l’impressionnante liste des sources, p. 297-308). L’A. s’est fondée également sur les principaux manuels d’éloquence sacrée pour la période étudiée, y compris celui d’Alexandre Vinet qui pourtant ne parut qu’en 1853, ainsi que sur des journaux de pasteurs.
La première partie, « De l’éloquence de chaire protestante », renferme des pages passionnantes sur la rédaction des sermons, sur le passage du manuscrit à l’imprimé, sur les conditions matérielles de la prédication (la prédication clandestine en plein air avant la Révolution, qui pouvait être interrompue à tout moment, puis le retour progressif des chaires dans les temples) et sur la médiocre formation homilétique reçue par les candidats au pastorat. Plusieurs témoignages de proposants du Désert confiés à des pasteurs plus 441âgés montrent qu’ils étaient livrés à eux-mêmes, les plus chanceux d’entre eux étant admis au Séminaire de Lausanne. L’accent de cette formation sur le tas portait sur la mémorisation intégrale du sermon et sur sa récitation, qui prenaient un temps considérable au détriment d’autres tâches pastorales. Encore en 1810, Louis Bonifas-Laroque, dans son Plan d’un traité de la prédication, s’en étonne : « L’académicien lit ses discours. L’avocat lit ses plaidoyers. Tout ce qui est écrit est rendu de cette manière, pourquoi n’en est-il pas de même des sermons ? » (P. 91.)
La deuxième partie, « Les fondements de la prédication sur la chose publique », consiste en l’étude des sermons « traitant de la thématique politico-théologique au sens large » (p. 115). Elle met en évidence une constante : le discours de soumission aux autorités, indépendamment des nombreux bouleversements politiques survenus entre 1744 et 1848. Avant la Révolution, le monarque est celui dont l’autorité vient de Dieu, et Louis XVI est célébré en chaire comme un « roi-martyr » ; mais les pasteurs adhèrent également à la Révolution, en raison notamment de la reconnaissance de la pleine liberté de conscience ; quant à Napoléon, il est tenu jusque vers 1810 par les pasteurs pour un pacificateur et un restaurateur de la religion, voire comme « l’homme de la Providence ». Puisqu’il faut être soumis aux autorités, quelle que soit la forme du pouvoir, et que les prédicateurs protestants ont loué les différents régimes politiques, l’A. se pose la question de leur « girouettisme politique ». Mais il s’agit, conclut-elle, d’un « girouettisme de vertu » et non pas d’opportunité : « une adhésion au régime qui semble respecter une ligne de conduite vertueuse, celle fondée par la morale chrétienne, celle valorisant des principes d’égalité, de liberté ou de fraternité » (p. 215 ; voir aussi p. 263).
La troisième partie, « Les pratiques “républicaines” d’une homilétique protestante », analyse l’orthopraxie conforme au bien public que promeuvent les sermons. L’A. montre de manière convaincante que le discours de soumission aux autorités va de pair avec la valorisation de la France. En lisant les sermons qui exaltent la « guerre juste », nous nous sommes demandé si les sermons protestants nationalistes de 1914-1918 ne plongeaient pas leurs racines dans le patriotisme exacerbé, voire le nationalisme, des prédications des xviiie-xixe siècles. Mais les sermons protestants de cette époque n’exhortent pas seulement à être un bon patriote ; ils invitent aussi les fidèles à pratiquer les « bonnes œuvres », à commencer par l’assistance aux démunis. Enfin, 442certains pasteurs prêchent la res publica « hors de la chaire ». C’est le cas de Jeanbon Saint-André, membre du Comité du Salut public qui, en 1793, a voté pour la « mort du tyran ». « La période était alors meurtrière, justifie l’A., et si Jeanbon n’a pas été un tendre, il semble avoir été plus “modéré” que ce que ses détracteurs l’affirment [sic]. » (P. 283.) Il est vrai que, tout au long de cette enquête qui se lit d’une traite en dépit de nombreuses coquilles – on rendra par ailleurs ses origines alsaciennes à Philippe Jacques Spener, « prédicateur piétiste anglais » (p. 93) –, on découvre les figures pastorales les plus diverses. Certaines d’entre elles, comme Laurent Darnaud, sont de véritables « anti-modèles » de pasteurs. À en croire ses fidèles orléanais, chez ce méridional l’ignorance le disputait à l’intempérance et à l’irritabilité : ne descendait-il pas subitement de chaire pour « réprimander vertement » ses ouailles (p. 100 sq.) ? !
Cette belle étude, qui vient combler un manque, est agrémentée par une vingtaine d’illustrations en noir et blanc dans le texte. Les photographies de certains manuscrits, très fortement raturés, nous permettent de saisir le travail d’écriture et de réécriture des prédicateurs (p. 39). D’autres illustrations, comme la gravure de Bellotti « L’assemblée du Désert », montrent à la fois la gestuelle du pasteur (p. 63) et l’attitude des fidèles – ainsi le maintien à la fois recueilli et maternel des femmes allaitant lors du culte (p. 97 et 125). L’ouvrage comporte également une « bibliographie simplifiée » (p. 309-315), et un index des noms (personnes et lieux, p. 317-322) en facilite la consultation.
Matthieu Arnold
Heinz A. Richter, Das Osmanische Reich im Ersten Weltkrieg, Wiesbaden, Harrassowitz, coll. « PELEUS. Studien zur Geschichte Griechenlands und Zyperns » 84, 2018, 241 pages + 1 carte jointe à l’ouvrage, ISBN 978-3-447-11038-9, 40 €.
L’A. de ce volume est un spécialiste de la guerre, mais son ouvrage se consacre en grande partie, en se fondant sur des études de référence et sur de nombreuses sources diplomatiques, au génocide des Arméniens en 1915 (voir notamment p. 70-118).
À la suite d’un certain nombre d’historiens arméniens mais aussi, plus récemment, de chercheurs turcs, l’A. montre que les 443exécutions d’hommes et les déplacements de population qui coutèrent la vie à des centaines de milliers de femmes et d’enfants n’étaient pas seulement des « massacres de masse ». Il s’agissait bel et bien d’éradiquer les Arméniens de Turquie, et pas seulement parce que, durant la guerre, ils étaient tenus pour une « cinquième colonne » au sein de l’Empire ottoman. État multi-éthnique au début du xixe siècle, l’Empire ottoman ne tolérait plus les minorités en son sein. Il aurait été utile d’examiner de manière plus approfondie les causes de cette tragique évolution.
En effet – et c’est tout l’intérêt du présent ouvrage que de le mettre en lumière –, le génocide de 1915 avait été précédé, à la fin du xixe siècle, par le massacre de plus de 80 000 Arméniens (selon les estimations les plus basses). L’opinion publique occidentale en était informée, puisque des caricatures publiées dans des journaux représentaient le sultan Hamid en boucher (voir p. 75). On sait qu’une vingtaine d’années plus tard, l’extermination des Arméniens prit des proportions bien plus considérables, mais l’on ignore généralement que les chrétiens assyriens furent également les victimes du triumvirat « jeune-turc » – notamment Talât Pascha et Enver Pascha. Entre 100 et 200 000 d’entre eux furent exterminés – sans même parler des Maronites qui résidaient dans l’actuel Liban.
L’Allemagne, s’évertue à montrer l’A., n’eut aucune part dans la planification du génocide des Arméniens. Cela est vrai, mais les documents qu’il étudie montrent qu’en laissant faire, par cynisme politique et par calcul militaire, le gouvernement de Bethmann Hollweg en fut l’indéniable complice : aux protestations indignées des ambassadeurs et des ressortissants allemands – « il ne s’agit rien moins que de l’extermination ou de l’islamisation forcée de tout un peuple » (vice-consul Kuckhoff, p. 107) –, voire des militaires qui se trouvaient sur place, il répliqua qu’« en temps de guerre il était impossible de tancer un allié » (p. 105) et qu’il était inconcevable de rompre l’alliance avec les Turcs, qui, « sur le flanc sud-est, rendaient de précieux services » (p. 107).
Il est à noter que l’un des plus importants témoins du génocide, qui s’était déjà montré un observateur lucide et courageux en 1896, fut un théologien : le Berlinois Johannes Lepsius, qui avait été notamment pasteur à Jérusalem.
Il est dommage que cet ouvrage, qui se fonde sur une bonne bibliographie (p. 230-237), recoure çà et là à des articles trouvés sur le web. Par ailleurs, sa thèse, selon laquelle c’est une « guerre 444sainte (djihad) » qui aurait été menée contre les Arméniens et l’ensemble des chrétiens (p. 227), mériterait d’être davantage étayée et elle ne manquera pas de soulever la discussion. En tout cas, ce livre important, qui rend hommage au courage d’un petit nombre, confirme que les atrocités du xxe siècle ont pu être commises à chaque fois que la détermination des génocidaires a rencontré le cynisme ou la lâcheté des puissances occidentales.
Matthieu Arnold
Dietrich Bonhoeffer, Éthique. Nouvelle édition traduite de l’allemand par Bernard Lauret avec la collaboration de Henry Mottu. Introduction de Henry Mottu, Genève, Labor et Fides, coll. « Œuvres de Dietrich Bonhoeffer » 6, 2019, 403 pages, ISBN 978-2-8309-1682-9, 34 €.
L’édition de l’Éthique dans la série des « Œuvres de Dietrich Bonhoeffer » était attendue : la dernière édition parue chez Labor et Fides (1997) reprenait la première traduction française de 1965 ainsi que l’ordre thématique proposé par Bethge pour les fragments de cette œuvre inachevée ; or, un an plus tard, le tome VI des « Dietrich Bonhoeffer Werke » (DBW) agençait ces fragments de manière chronologique.
Ce sont ces cinq périodes que reprennent les éditeurs scientifiques du présent volume, qui ont traduit l’Éthique à frais nouveaux (la traduction de ce texte souvent difficile est remarquable, même si le choix de rendre Verfall par « dislocation » plutôt que par « déclin » ne nous semble pas toujours heureux). Ils ont également repris l’apparat critique des DBW, en ajoutant notamment, à la fin de l’introduction, plusieurs pages consacrées à la réception de l’Éthique en langue française (p. 19-23). Par ailleurs, ils ont édité en fin de volume un texte qui figure au tome XVI des DBW, mais qui n’est pas sans lien avec les thèmes traités dans l’Éthique : « Que signifie dire la vérité ? » (p. 339-346).
Dans les fragments de la première période (été-automne 1940), qui sont les plus longs (p. 29-121), B. définit le problème de l’éthique chrétienne : « la réalisation parmi ses créatures de la réalité révélée de Dieu en Christ » (p. 31). Il développe entre autres l’idée que la relation du monde au Christ se concrétise dans quatre mandats, 445le travail, le mariage, les autorités et l’Église ; ces mandats sont non pas destinés à être mis au service de l’idéologie nazie, mais à préserver contre elle l’individu et la communauté. C’est dans le texte assez bref « Faute, justification, renouvellement », qui conclut les fragments de cette période, que l’on trouve la remarquable confession du péché « L’Église confesse ne pas s’être acquittée avec suffisamment de franc-parler et de clarté de sa mission… » (p. 114-117).
Les fragments de la deuxième période (hiver 1940-1941 ; p. 125-197) exposent la distinction célèbre entre réalités « dernières » et « avant-dernières », et ils affirment, contre l’idéologie nazie, le droit de tous à la vie corporelle. C’est dans cette section que B. aborde les questions de l’euthanasie, du suicide et de la procréation – avec, en opposition aux lois de Nuremberg, l’affirmation selon laquelle l’être humain a « le droit de choisir personnellement son conjoint » (p. 181).
Durant la troisième période (début 1942-été 1942 ; p. 201-242), B. développe notamment les thèmes de la substitution et de la représentation (Stellvertretung), de la conformité à la réalité, de la disposition à assumer la faute et de la liberté – en lien avec l’action responsable et la vocation (Beruf).
La quatrième période (jusqu’à la fin de 1942 ; p. 245-295) met en exergue les relations entre l’Église et le monde. Ces pages montrent que, pour B., la vie, envisagée sous l’angle de la réconciliation et de l’unité retrouvée, n’a rien de tragique : « La vie et l’action des êtres humains n’ont rien de problématique, de tourmenté, ni rien de sombre, mais elles vont de soi, elles sont joyeuses, assurées et limpides. » (P. 254.)
Les textes de la cinquième période (début 1943-avril 1943 ; p. 299-336) mettent en relation le « commandement concret » de Dieu non seulement avec les quatre mandats, mais encore avec l’Église ; cette dernière a pour « vocation divine » d’être « tournée vers le monde, et dans cette perspective justement [de] se voir elle-même comme le lieu de la présence du Christ » (p. 335).
Même si chacune des cinq périodes place les accents différemment et que l’Éthique est inachevée, cet ouvrage de B. fait montre d’une véritable cohérence ; il témoigne également, comme le rappelle l’introduction des Éd. (p. 11 sq.), de la tension entre une éthique de situation (« la réalité […] repose sur le Dieu vivant et créateur et non sur des principes ») et une éthique des principes, avec l’insistance sur l’obéissance au commandement concret de Dieu.
446On nous permettra de procéder à deux observations à propos de l’annotation, dont on saluera par ailleurs la clarté et l’érudition. La première est un complément : lorsque B. écrit, p. 51, que « le mariage n’est pas seulement le lieu de la procréation, mais aussi celui de l’éducation des enfants dans l’obéissance à Jésus Christ », on ne peut s’empêcher d’y voir l’influence des écrits de Luther (l’Éthique montre du reste combien B. connaît parfaitement la pensée du Réformateur), notamment La vie conjugale (1522 ; voir Luther, Œuvres, t. I, Paris, 1999, p. 1149-1179). La seconde est une interrogation : pourquoi ne pas avoir annoté le passage, dont la lecture nous a toujours surpris, voire choqué, dans lequel B. écrit : « L’homicide de personnes civiles durant la guerre ne l’est [= arbitraire] pas davantage, pour autant qu’il n’est pas poursuivi de manière intentionnelle, mais seulement la conséquence malheureuse d’une mesure militairement nécessaire » (p. 168) ?
La « bibliographie actualisée en français et en anglais sur l’Éthique » (p. 375-378) rendra bien des services à ceux qui ne lisent pas l’allemand, même si l’on pourrait contester la présence de telle biographie de B. marquée au coin de l’hagiographie, et suggérer l’ajout de telle ou telle étude se rapportant aux résistances au nazisme (on trouve ainsi les synthèses de J. Fest et de B. Koehn, mais pas celle de G. Merlio) ou à B. durant la Seconde Guerre mondiale.
Plusieurs index (citations bibliques, p. 379-382, qui illustrent combien l’Éthique s’enracine dans l’Écriture ; noms propres, p. 382-386 ; matières, p. 387-398, les équivalents allemands sont donnés pour certaines notions seulement) facilitent la consultation de cette édition de référence.
Matthieu Arnold
Christfried Böttrich (éd.), Ernst Lohmeyer. Beiträge zu Leben und Werk, Leipzig, Evangelische Verlagsanstalt, coll. « Greifswalder Theologische Forschungen » 28, 2018, 389 pages, ISBN 978-3-374-05687-3, 44 €.
Ernst Lohmeyer (1890-1946), grand exégète du Nouveau Testament, n’est pas un inconnu pour les lecteurs de la RHPR : il a donné à la Revue en 1927 (RHPR 7, p. 232-247) un article sur « L’idée du martyre dans le Judaïsme et dans le Christianisme primitif », 447et, plus récemment, trois études de la RHPR lui ont été consacrées (RHPR 89, 2009, p. 11-27 et 531-533 ; RHPR 100, 2020, p. 67-83).
Le présent volume rassemble les actes du colloque qui s’est tenu en 2016 à Greifswald, à l’occasion du 70e anniversaire de son décès tragique : c’est en effet à Greifswald, où il avait été muté en octobre 1935 en raison de son opposition au nazisme, que, le 19 septembre 1946, Lohmeyer a été la victime d’un autre totalitarisme – stalinien, celui-là –, puisqu’il fut exécuté par un commando militaire soviétique.
La publication des conférences du 24 octobre 2016 (p. 141-213) est précédée par une étude très complète de Thomas K. Kuhn (p. 15-139) sur le « long chemin » qui a mené, en 1996, à la réhabilitation de Lohmeyer. L’auteur ne manque pas de souligner le rôle important que, dès 1948, Oscar Cullmann a joué dans ce processus (voir p. 92-97). Quant au thème du martyr, traité à deux reprises dans la RHPR, il fait l’objet d’un article de James R. Edward (« Martyrium : gesetzes Ziel in Lohmeyers Theologie, erreichtes Ziel in seiner Biographie »). Les autres contributions à ce volume traitent de l’eschatologie dans l’œuvre écrite et dans la prédication de Lohmeyer (Andreas Köhn), de son commentaire du Notre Père (Heinrich Assel), de la question sociale, en lien avec son ouvrage de 1921, Soziale Fragen im Urchristentum (Christfried Böttrich), ou encore de son actualité (John W. Rogerson).
La troisième section (p. 217-315) de cet ouvrage n’est pas la moins importante, qui rassemble divers matériaux biographiques : les dix-huit témoignages en faveur de Lohmeyer rédigés après son arrestation le 15 février 1946 et transmis deux ans plus tard aux autorités militaires soviétiques (on y trouve notamment des lettres de Richard Hönigswald, de Rudolf Bultmann, de Martin Dibelius, de Martin Niemöller, de Katharina Strauss et de Martin Buber) ; le témoignage rédigé en février 1949 par son épouse Melie ; divers hommages ultérieurs ; des articles de C. Böttrich sur l’histoire du buste en bronze de Lohmeyer datant de 1931 et sur la plaque commémorative réalisée en septembre 1996.
Une liste exhaustive des publications de Lohmeyer, de ses manuscrits inédits et des travaux qui lui ont été consacrés (p. 319-356), ainsi qu’un cahier de 40 photographies (p. 359-376), viennent compléter ce très bel ouvrage, auquel il ne manque que des index.
Matthieu Arnold
448HISTOIRE DES RELIGIONS
Meir M. Bar-Asher, Les Juifs dans le Coran. Préface de Mohammad Ali Amir-Moezzi, Paris, Albin Michel, coll. « Présences du judaïsme », 2019, 281 pages, ISBN 978-2-226-32680-5, 17 €.
Nonobstant le titre de son ouvrage, les préoccupations de l’A. ne sont pas uniquement littéraires. Au-delà de la représentation des juifs dans le Coran, c’est bien la question des rapports historiques entre juifs et musulmans qui est ici visée. Pourquoi alors la place prééminente accordée au Coran ?
La réponse à cette question apparaît au terme d’un premier chapitre consacré au « cadre historique ». En effet, en l’absence de sources laissées par les juifs de l’Arabie centrale eux-mêmes, « obligation nous est faite », écrit l’A., « d’analyser les sources musulmanes et en particulier le Coran pour dresser le tableau du judaïsme aux temps de l’avènement de l’islam et des siècles qui suivirent » (p. 49). Il relève ce défi dans les trois chapitres qui forment le cœur de son ouvrage et qui portent successivement sur « la représentation du judaïsme et des juifs dans le Coran », « les récits bibliques et leurs prolongements postbibliques dans le Coran », et « loi coranique et loi juive ». Plutôt que d’engager une nouvelle recherche, ces pages proposent une synthèse d’études antérieures. Leur intérêt n’en est pas moins grand. En présentant des travaux publiés pour la plupart en langue anglaise ou hébraïque, l’A. rend un immense service au lecteur francophone, qui dispose désormais d’un état de la question précis et accessible.
Que nous disent ces études de la manière dont le Coran saisit le judaïsme ? À la suite de beaucoup d’autres chercheurs, l’A. observe que le Coran cite rarement le texte biblique, s’intéressant davantage aux contenus qu’à leur formulation. Ensuite, il met en évidence la sélectivité dont le Coran fait preuve dans l’appropriation des récits bibliques, qui aboutit à occulter de nombreux détails. Il montre enfin que les prescriptions cultuelles de l’islam se sont élaborées dans une « relation dialectique » à la loi juive, cherchant tantôt à s’en rapprocher, tantôt à s’en démarquer. À quoi pouvait servir cette réception partielle du judaïsme ? S’agissant des versets du Coran critiquant l’infidélité des juifs, l’A. juge qu’ils jouent un 449« double rôle » : « d’une part instaurer la communauté musulmane en nouveau “peuple élu”, mais dans le même temps la mettre en garde : si les musulmans ne restent pas fidèles à la Parole divine, alors ils ne valent pas mieux que ces juifs » (p. 108).
Cette relation d’attraction et de répulsion entre l’islam et le judaïsme est bien illustrée par la place qu’occupent les « fils d’Israël » dans le shiisme duodécimain, objet du dernier chapitre de l’ouvrage. Exploitant des textes peu connus jusqu’ici en Occident, l’A. décrit le rôle de préfiguration de la shia en tant que minorité religieuse persécutée que ces sources assignent à l’ancien Israël. Cette image valorisante n’a pas empêché par ailleurs les docteurs shiites de discuter sérieusement de la question de savoir si les juifs étaient un peuple impur.
Comment se traduit l’ambivalence du Coran à l’égard du judaïsme dans les rapports historiques entre juifs et musulmans ? L’A. identifie deux moments-charnières : l’installation de Muhammad à Médine, à partir de 622, qui a conduit à l’extermination ou à l’expulsion de toute la population juive de la ville, et la création, au milieu du xxe siècle, de l’État d’Israël. Tout en reconnaissant que les « les vicissitudes de l’histoire » ont conduit à donner à la « “question juive” » une « place prééminente dans le discours musulman contemporain », l’A. se refuse à croire que l’islam serait « “irrévocablement” antijuif » (p. 246 et 248). « Vicissitudes de l’histoire » : le mot peut paraître faible pour désigner des luttes existentielles ayant pour enjeu la présence des juifs dans la péninsule arabique. Il faut cependant reconnaître que l’argumentation de l’A. selon laquelle « la dhimma [état de sujétion réservé aux “gens du Livre” dans l’État islamique] existe dans le discours [des islamistes et de ceux qui agitent la peur d’un islam conquérant], soit comme idéal, soit comme repoussoir, bien plus que dans les faits » (p. 208) est plutôt convaincante. Peut-être faudrait-il alors s’interroger sur la signification du maintien de cet idéal dans l’imaginaire musulman ?
L’absence de sources provenant des communautés juives de l’Arabie centrale avant l’avènement de l’islam a contraint l’A. à faire du Coran la source principale de son enquête. Sa volonté de lire le texte sacré des musulmans sans a priori lui a permis de produire, à destination du grand public cultivé, un ouvrage alliant érudition et humanisme. Puisse-t-il être lu largement.
Jason Dean
450Najam Haider, The Rebel and the Imām in Early Islam. Explorations in Muslim Historiography, Cambridge, Cambridge University Press, 2019, xiii + 304 pages, ISBN 978-1-107-02605-6, £ 75.
Au seuil de cet ouvrage, l’A., professeur au Barnard College de l’Université de Columbia, se demande si les approches contemporaines des textes produits par les premiers historiens musulmans sont en adéquation avec les présuppositions de leurs auteurs. Il propose de rattacher ces écrits à l’école de l’historiographie rhétorique telle qu’elle s’est développée dans l’Antiquité. Plutôt que de tester cette hypothèse en tentant une histoire de la réception de l’historiographie ancienne par des auteurs musulmans, l’A. s’interroge sur les conséquences d’un projet historiographique centré moins sur la patiente accumulation de faits que sur l’interprétation. À cette fin, il propose, dans un premier chapitre théorique, un modèle de production historiographique musulmane en trois étapes. Lors de la première étape, l’historien s’appuie sur une « structure de base » (core structure) composée de faits communément admis. Il « embellit » ensuite cette architecture d’« éléments narratifs » de son propre cru afin de produire, troisième étape, un « cadre interprétatif » (interpretive framework) qui confère aux faits un sens. L’A. convient volontiers qu’avant lui de nombreux savants avaient déjà relevé l’importance de la narration, de l’élaboration rhétorique et du cadre de signification pour la bonne compréhension des œuvres historiques. L’originalité de sa démarche tient, affirme-t-il, à « l’intégration de ces trois éléments dans une approche unique applicable à l’ensemble de la tradition historique musulmane » (p. 6). Ainsi, la pertinence de son modèle dépend de la possibilité d’identifier, dans une œuvre ou un corpus donné, chacune des étapes qui le composent et de décrire les relations qu’elles entretiennent les unes avec les autres. Tel est l’enjeu des trois études de cas qui composent la majeure partie de l’ouvrage.
L’A. démontre de manière convaincante que le choix d’éléments narratifs est fonction du cadre interprétatif adopté par l’historien. La démonstration est particulièrement élégante s’agissant de la figure du septième imām duodécimain Mūsā b. Jaᶜfar al-Kāẓim (m. 183/799). Analysant de manière détaillée pas moins de quatorze sources, l’A. montre qu’aussi bien les auteurs sunnites que les historiens shiites peuplaient leurs récits d’épisodes sélectionnés pour leur valeur interprétative, afin de représenter al-Kāẓim 451soit comme un savant pris dans des intrigues de palais, pour les premiers, soit comme le guide spirituel d’une communauté persécutée, pour les derniers.
La relation entre les étapes une et deux apparaît plus problématique au présent recenseur. L’A. tient pour acquis que les historiens et leurs publics différenciaient clairement « structure de base » et « éléments narratifs ». « Des historiens pouvaient proposer des narrations qui différaient des versions antérieures sur des points mineurs mais néanmoins significatifs, ou présenter des variantes comportant des modifications radicales de contexte ou de contenu portant, par exemple, sur les discours ou les dialogues. D’autres pouvaient créer (ou “inventer”) des épisodes afin d’inscrire de nouvelles significations dans une structure de base établie. Dans bien des cas, les développements d’un écrivain contredisaient ceux d’un autre. L’auditoire, cependant, pouvait faire la part de telles contradictions, capable qu’il était de reconnaître la texture des matériaux-sources et ainsi distinguer ce qui relevait de l’histoire et ce qui relevait de la polémique ou de la rhétorique » (p. 7). Or cette assertion est invérifiable car, de l’aveu même de l’A., « il n’existe guère d’indications » permettant d’« identifier le public destinataire d’un texte donné » (p. 4). Comment définir alors les contours de la « structure de base » ? Dans chacune des études de cas qu’il présente, l’A. le fait pour nous (p. 28-30 ; 116-117 ; 195-196). Mais peut-on être sûr que ses choix correspondent à ceux des publics contemporains des œuvres analysées ? Ne se peut-il pas que la composition de ce qui est communément admis varie avec le temps et selon les milieux sociaux, qu’un élément narratif inventé intègre la structure de base ou, au contraire, en sorte ? Répondre à ces questions supposerait de considérer la « structure de base » non comme une donnée immuable mais comme un objet évolutif. Or l’A. place la critique textuelle de ses sources « en dehors du champ de la présente étude » (p. 17).
Bien qu’il suscite pareilles réserves, le présent ouvrage constitue une contribution stimulante à l’étude de la tradition historique musulmane en suggérant de la concevoir comme une coproduction associant les historiens à leurs publics.
Jason Dean
452Pierre-Jean Luizard, La République et l’islam. Aux racines du malentendu, Paris, Tallandier, coll. « Essais », 2019, 238 pages, ISBN 979-10-210-3548-5, 18,90 €.
Le présent essai, dû à un historien spécialiste du Moyen-Orient contemporain, se démarque de la plupart des livres consacrés aux rapports entre l’islam et la France en imputant l’essentiel de la responsabilité du malentendu non aux musulmans mais aux autorités françaises. L’A. considère en effet qu’en renonçant à appliquer aux musulmans les principes de la Révolution française et des Lumières, les gouvernements successifs de la France ont donné de la laïcité l’image d’une arme dirigée contre l’islam, lequel apparaît alors comme une source de résistance à la domination française. Cette thèse est illustrée par onze épisodes, exposés en autant de chapitres, allant de la tentative de Bonaparte d’instituer un régime concordataire en Égypte à la politique confessionnelle suivie dans la « Grande Syrie », en passant par le Code de l’indigénat, en Algérie.
La démonstration de l’A. souffre de la difficulté qui guette toute tentative d’appliquer une grille de lecture unique à des événements multiples et complexes, à savoir l’impossibilité de les unifier sous une idée commune. En l’occurrence, c’est l’idée de laïcité qui est ici supposée jouer ce rôle. Chez l’A., ce terme se pare de toutes les vertus de la Révolution française et de la modernité. Or, comme l’a montré Jean Baubérot, la laïcité n’est pas un concept univoque ; elle est plutôt un enjeu de lutte entre des acteurs sociaux, politiques et religieux. En employant le mot « laïcité » comme s’il revêtait une signification unique et évidente, l’A. pose cette notion en pétition de principe plutôt qu’il ne cherche à en démontrer la pertinence. Dès lors, son plaidoyer en faveur d’une plus grande laïcisation susceptible de favoriser la sécularisation des sociétés musulmanes risque de résonner, aux oreilles des musulmans, comme une nouvelle preuve de la volonté de l’État de s’immiscer dans leurs affaires religieuses.
Jason Dean
453VIENT DE PARAÎTRE
Jérôme Cottin, Les pasteurs. Origines, intimité, perspectives, Genève, Labor et Fides, coll. « Pratiques » 35, 2020, 290 pages, ISBN 978-2-8309-1709-3, 19 €.
Le dernier ouvrage significatif en français portant sur ce thème date de 1990. Il était donc temps d’actualiser et de reprendre le dossier du ministère pastoral – plus exactement : du et des ministères, car ils sont (en principe) pluriels et divers dans les Églises de la Réforme – en vue, notamment, de la formation des étudiants de nos facultés de théologie. Une quadruple perspective a ici été adoptée.
D’abord un travail sur les sources (Bible et Réforme), qui constitue les quatre premiers chapitres. On a mis en avant le fait que la Bible ne parle pas d’un seul ministère (encore moins du seul ministère pastoral), mais d’une pluralité de ministères et de dons, lesquels sont toutefois difficiles à appréhender concrètement. La Réforme se fait plus précise et plus explicite, et l’ouvrage privilégie l’approche pragmatique et pluraliste de Martin Bucer, qui est pourtant le moins étudié des principaux Réformateurs. Quelques extraits de son écrit majeur, Von der wahren Seelsorge (1538), ont été traduits en français pour cette publication. Sur cette question, le Réformateur de Strasbourg fait donc figure de pionnier. Calvin, malgré la « théorie des quatre ministères », a nettement survalorisé le ministère pastoral, et il en va de même de la tradition luthérienne.
Une approche théologique suit avec le chapitre 5, qui consiste en une confrontation entre deux paires de théologiens de mêmes générations, qui ont à chaque fois pensé le ministère pastoral en des termes fort différents, voire opposés : Jean-Jacques von Allmen versus Georges Crespy en 1968, puis Pierre-Luigi Dubied versus Henry Mottu dans les années 1990.
Suivent cinq chapitres qui étudient la condition des pasteurs hier et aujourd’hui, sous la forme de trois types de témoignages : journaux de pasteurs (dont les extraits du journal inédit d’un pasteur de Prusse orientale, dans les années qui ont précédé le nazisme) ; interviews ; enquêtes. Concernant les enquêtes, elles furent de deux types : questions posées aux directions (gestion des relations humaines et financières) de six Églises protestantes francophones 454(France non concordataire, Alsace-Moselle, Belgique, Genève, cantons de Vaud et de Berne) et de l’Église vaudoise italienne ; exploitation d’un questionnaire adressé à un certain nombre de pasteurs et pasteures de ces mêmes Églises. On a été surpris de la différence des réponses faites par les hommes et les femmes, ces dernières s’avérant plus précises, souvent plus inventives, et moins influencées par l’idéal persistant de « l’image » du pasteur que leurs collègues masculins. Un chapitre est consacré au ministère féminin – l’un des grands acquis du protestantisme contemporain –, tandis que le dernier s’intéresse aux questions matérielles (salaire et presbytère) et se termine par quatre témoignages de pasteurs homosexuels.
La dernière thématique (les chapitres 11 et 12) est plus prospective : il s’agit d’apporter des éléments de réflexion susceptibles d’aider les pasteurs à mieux vivre leur engagement pastoral et à s’ouvrir – ainsi que leurs communautés – à la diversité des ministères dans l’Église. Ce sujet est si vaste qu’il a fallu faire des choix. Les nôtres se sont concentrés sur deux (nouvelles) problématiques : la « direction spirituelle », avec une présentation de ce que l’on peut faire, en contexte chrétien, à partir de l’ennéagramme ; une réflexion sur la nécessité d’une direction et d’une animation collégiales, à partir du renforcement du ministère du conseiller de paroisse et d’une bonne compréhension du système presbytérien-synodal.
L’ouvrage est illustré par une quinzaine de dessins dus à une figure connue des médias allemands : le caricaturiste et théologien Tiki (Werner Küstenmacher).
Jérôme Cottin
Christian Grappe et Marc Vial (dir.), Connaissance et expérience de Dieu. Modalités et expressions de l’expérience religieuse, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, coll. « Écriture et société », 2019, 371 pages, ISBN 978-2-86820-751-7, 24 €.
Nul ne s’étonnera que la question de la connaissance de Dieu fasse, depuis la Réforme, l’objet d’une réflexion soutenue au sein de la théologie qui se réclame de son héritage. On s’attend peut-être moins à ce que la notion d’expérience de Dieu ait été abondamment théorisée en milieu protestant. Celles et ceux qui s’imagineraient 455que cette notion est, en Occident, l’apanage de la théologie élaborée au sein de l’espace catholique romain, en raison de l’importance qu’elle revêt dans le cadre de la théologie spirituelle (en particulier monastique et mystique), doivent cependant être détrompés. De fait, le problème de l’expérience de Dieu, c’est-à-dire d’une expérience dont Dieu est conçu, sinon comme l’objet direct, du moins comme la condition de l’épreuve du monde et de soi-même, est abordé dès les premières générations de la Réforme protestante. Luther écrit ainsi que « l’expérience seule fait le théologien ». Et la question de l’expérience a régulièrement été réinvestie, entre autres dans la théologie protestante de la fin du xixe siècle ainsi que dans l’œuvre de penseurs majeurs du xxe siècle (Gerhard Ebeling et, de manière plus surprenante peut-être, Karl Barth).
Les éléments de réflexion dont il a été question jusqu’ici sont tous le fait d’auteurs que nous qualifions de nos jours de « systématiciens ». Le présent volume cherche à élargir la perspective et réunit des études couvrant le spectre de toutes les disciplines mobilisées par la théologie protestante. À l’instar de l’ouvrage collectif publié en 2014 sous le titre Usages et mésusages de l’Écriture chez le même éditeur (Presses universitaires de Strasbourg) et dans la même collection (« Écriture et société »), il renferme les actes du séminaire transversal de l’Unité de recherche 4378 (Théologie protestante) de l’Université de Strasbourg, qui s’est tenu de 2013 à 2017 et a accueilli les communications d’enseignants-chercheurs, de chercheurs associés, de post-doctorants et doctorants.
Les contributions qu’il renferme sont réparties selon qu’elles font droit à la connaissance et à l’expérience sensibles (voire esthétiques) de Dieu ou à la dimension intellectuelle ou existentielle de cette connaissance et/ou expérience. Le volume compte, en plus de l’introduction qui s’efforce de mettre en perspective les chapitres qu’il renferme, dix-neuf études dues, respectivement, à Gabriella Aragione, Jérôme Cottin, Gilbert Dahan, Beat Föllmi, Daniel Frey, Daniel Gerber, Christian Grappe, Isabelle Grellier, Régine Hunziker-Rodewald, Jan Joosten, Karsten Lehmkühler, Marc Lienhard, Frédéric Rognon, Cyriane Rohner-Ouvry, Otto Schaefer, Eran Shuali, Christophe Tournu, Romina Vergari et Marc Vial.
Christian Grappe et Marc Vial
456Frédéric Rognon (dir.), Colère, indignation, engagement. Formes contemporaines de citoyenneté, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, coll. « Chemins d’éthique », 2019, 286 pages, ISBN 978-2-86820-546-9, 24 €.
Ces dernières années, des formes inédites d’expression de revendications ou de convictions ont émergé dans l’espace public : des Indignés aux Gilets jaunes, de Nuit debout à Podemos, elles prennent toutes leur origine dans la manifestation d’une certaine colère. Celle-ci avait jusqu’alors mauvaise presse, la voilà réhabilitée. Mais comment convertir la colère en indignation, et l’indignation en engagement citoyen ? Comment la pure protestation peut-elle devenir attestation d’autres possibles ? Et surtout, comment cette éthique de responsabilité, capable de dialogue et de négociation, évitera-t-elle la confusion entre compromis et compromission et demeurera-t-elle fidèle aux exigences de colère et d’indignation qui lui auront fait crédit ?
Ce volume collectif, fruit d’une collaboration entre treize chercheurs, examine la dialectique entre colère, indignation et engagement sur un mode résolument interdisciplinaire : philosophie, droit, économie, politique, sociologie, histoire, éthique, théologie sont convoqués pour un croisement des regards d’une incontestable fécondité. Car il s’agit finalement d’explorer, à travers les formes contemporaines de citoyenneté, certaines des modalités et des conditions de notre « être ensemble ».
La première partie s’intéresse à la colère : sous forme de passion politique (Michaël Fœssel), dans la démarche des lanceurs d’alertes (Jacqueline Bouton), dans les évolutions du monde du travail depuis deux siècles (Alain Degrémont), selon la modalité de la colère de Dieu selon le livre des Actes des apôtres (Nathalie Siffer), et comprise comme saine, voire sainte (Lytta Basset).
La deuxième partie cherche à cerner les vecteurs d’indignation : dans la pensée de Paul Ricœur (Gilbert Vincent), dans l’Église catholique (Jean-Louis Schlegel), face à la pédophilie (Marie-Jo Thiel) et sous les dehors de l’athéisme (Daniel Frey).
Enfin, la troisième partie se focalise sur l’engagement : à travers la notion de « courage civique » chez Dietrich Bonhoeffer (Frédéric Rognon), de la part des chrétiens du Rhin supérieur (Marc Feix), en comparant Maurice Leenhardt et Magda Trocmé (Frédéric Rognon), avec l’exemple de la désobéissance civile chez John Rawls 457(Musa Nabirire), dans la politique municipale (Jo Spiegel), pour terminer avec une reprise critique à partir du regard de Jacques Ellul (Frédéric Rognon).
Frédéric Rognon
Gérard Siegwalt, Lettres d’un craignant-Dieu à ses petites filles et à quelques autres sur plusieurs questions existentielles, Paris, Cerf, coll. « Patrimoines », 2019, ISBN 978-2-204-13716-4, 244 pages, 20 €.
Convaincu que, lorsqu’il est ramené à l’essentiel, le plus personnel est susceptible de toucher à un certain universel, l’A. publie ici quelques lettres adressées à ses petites-filles ainsi qu’à quelques autres : à un ami, humaniste et religieusement indifférent : sur la différence religieuse (ou la crainte de Dieu) ; à un prêtre, sexuellement aphasique : sur la sexualité ; à tant de visages anonymes, avec le nez sur le smartphone : sur l’addiction ; à de jeunes pasteurs, de la part d’un vieux : sur la distinction entre le spirituel et le temporel ; à un évêque, pour un problème (ou : en guise de partage critique) : sur l’Église ; à des jeunes, qui s’interrogent sur le christianisme : sur la suivance du Christ ; à un ami qui vient de perdre son père : sur le travail de deuil ; à des amis musulmans, différents et proches : sur le voisinage ; à des sœurs et frères chrétiens, rattachés à des Églises différentes : sur des rencontres interecclésiales.
Gérard Siegwalt
- CLIL theme: 4046 -- RELIGION -- Christianisme -- Théologie
- ISBN: 978-2-406-10956-3
- EAN: 9782406109563
- ISSN: 2269-479X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10956-3.p.0075
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 09-20-2020
- Periodicity: Quarterly
- Language: French