Rationalist and empiricist fictions in economics
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d’histoire de la pensée économique
2018 – 1, n° 5. varia - Authors: Chottin (Marion), Pignol (Claire)
- Pages: 99 to 137
- Journal: Journal of the History of Economic Thought
Fictions rationalistes
et fictions empiristes en économie
Marion Chottin
ENS-Lyon
IHRIM
Claire Pignol
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
PHARE1
Introduction
Quelles sont les fonctions et les statuts épistémologiques des fictions mobilisées par les économistes ? Pour répondre à cette question, nous partirons de l’économie fictive décrite par le modèle d’équilibre général, dont Arrow et Hahn soulignent l’étrangeté : « Il est naturel et juste de se demander si une enquête sur une économie apparemment si abstraite par rapport au monde en vaut la peine » (Arrow & Hahn, 1971, p. vi). Ce modèle leur permet pourtant de déduire des résultats utiles pour étudier les économies réelles. On considère souvent que 100le modèle d’équilibre général a laissé place aujourd’hui à la théorie des jeux et à l’économie expérimentale. Cette dernière reposant sur une méthode empiriste fondée sur des expériences de laboratoire et contestant par là aussi bien la démarche hypothético-déductive de la théorie de l’équilibre général que les hypothèses fondant la théorie du choix rationnel (Serra, 2012a ; 2012b). Toutefois, la rupture avec le cadre de pensée de l’équilibre général n’est pas complète, pour au moins deux raisons. La première est positive : l’étude des décisions individuelles, que l’économie expérimentale est censée renouveler, suppose que ces décisions individuelles se réalisent, c’est-à-dire implique que l’on suppose qu’elles sont compatibles entre elles. Cela suppose l’existence et la réalisation d’un équilibre, certes différent de l’équilibre concurrentiel mais comme lui issu des décisions des agents. La seconde raison est normative : les résultats des travaux récents se comprennent comme des écarts à la norme qu’est l’équilibre général concurrentiel. Ainsi la notion d’équilibre issue de la théorie de l’équilibre général n’a-t-elle pas disparu. Les raisonnements reposent toujours sur un équilibre, certes différent de l’équilibre général concurrentiel, mais conçu et évalué au regard de l’équilibre général2. Il y a là un paradoxe : la plupart des économistes prétendent s’émanciper du modèle d’équilibre général mais la manière même dont ils s’en écartent atteste de son omniprésence. La théorie de l’équilibre général constitue à ce titre un programme mort dont nous ne savons pas nous délivrer.
Nous faisons l’hypothèse que la difficulté à s’émanciper de la théorie de l’équilibre général a pour origine un impensé épistémologique, relatif au rapport qu’elle prétend entretenir avec la réalité. Nous savons que toute théorie suppose d’abstraire des éléments du monde réel3 mais aussi que nous ne pouvons raisonner sans élaborer des fictions, c’est-à-dire des économies imaginaires racontées à travers un récit sommaire. Mais nous savons peu de choses des relations qu’entretiennent les fictions théoriques avec les économies réelles dont nous voulons parler. Or l’épistémologie de la philosophie classique, et en particulier le débat 101entre rationalisme et empirisme, est traversée par la question de la fiction, entendue comme expérience de pensée nécessaire à l’intelligibilité du réel. Nous étudions ici successivement l’épistémologie rationaliste puis l’épistémologie empiriste, pour y élucider le rôle qu’y tient la notion de fiction dans la compréhension du monde physique et du monde social.
Nous montrons d’abord comment la théorie de l’équilibre général, de Walras à Arrow, se comprend dans une double posture à l’égard de de l’épistémologie rationaliste. D’un côté, en tant qu’elle s’est construite sur le modèle de la physique, elle est issue de l’épistémologie héritée de Galilée et de Descartes, appliquée au monde social par Hobbes puis par les physiocrates. De l’autre, elle oublie cet héritage qui l’imprègne et en particulier le statut des fictions et leur relation à l’observation. Ce qui importe n’est évidemment pas que l’économie de Walras s’inspire de la physique, ce qui est bien connu, mais que cette physique repose sur une fiction qui est davantage qu’une abstraction, revendiquée comme moyen de connaissance. La méconnaissance du statut des fictions rationalistes empêche d’en faire une critique pertinente. Or l’épistémologie rationaliste n’est pas la seule qui mobilise la notion de fiction. Aux xviie et xviiie siècles, Locke, Condillac ou D’Alembert énoncent la critique dite empiriste de l’épistémologie rationaliste. On en retient généralement une critique de l’abstraction et de l’éloignement par rapport aux faits, et l’affirmation du primat de l’observation des faits contre les constructions générales abstraites. Or cela constitue le versant le plus pauvre de l’empirisme. Son versant riche, et même son tour de force, consiste à substituer aux fictions rationalistes d’autres fictions : l’empirisme n’équivaut pas au rejet de toute fiction dans la construction des connaissances, au contraire. L’empirisme oppose aux fictions rationalistes non un refus des fictions mais des fictions qui seraient plus authentiques. C’est en héritant de cette épistémologie empiriste fictionnelle et en l’important dans les questions économiques que Rousseau écrit dans le Discours sur l’origine de l’inégalité : « commençons par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la question » (Rousseau, 1971, p. 169). Rousseau et Walras, empiristes et rationalistes, se rejoignent non seulement sur la légitimité des fictions mais aussi sur la nécessité d’user de fictions imaginatives pour comprendre le monde. Cela ne signifie évidemment pas que ces fictions aient le même statut épistémologique ni les mêmes implications.
102I. Les fictions du rationalisme classique :
épistémologie de la théorie de l’équilibre général
S’il est établi que l’économie de Walras s’inspire de la physique, et plus précisément de la mécanique classique de Galilée puis Descartes, il l’est beaucoup moins que cette physique et cette mécanique reposent sur une fiction revendiquée comme moyen de connaissance4. Walras pourtant ne l’ignore pas et se situe presque explicitement dans l’héritage de Galilée.
Lorsque Walras écrit : « En bonne logique, il faut aller du cas général au cas particulier, et non du cas particulier au cas général, comme en physique » (Walras, 1988, p. 72), il exprime sa filiation avec Galilée par le choix de la méthode déductive et le refus de son contraire, l’inductivisme, qui va du particulier au général. Galilée fut en effet l’un des premiers à appliquer la déduction, issue des mathématiques, à la science de la nature. Mais avant même ce choix du déductivisme, Walras, lorsqu’il soutient le caractère naturel, et de là nécessaire, de la valeur d’échange des marchandises, répond par avance à l’objection possible selon laquelle de tels faits n’ont pas la nécessité des faits naturels, comme la chute des corps, puisqu’ils peuvent varier et que nous pouvons orienter leur variation : « Cela ne veut pas dire du tout que nous n’ayons aucune action sur les prix » (Walras, 1988, p. 51). Il compare alors la valeur d’échange à la pesanteur, notion que Galilée a renouvelée et qui est au cœur de la loi de la chute des corps qu’il est le premier à énoncer. Les variations apparemment erratiques ou manipulables des prix obéissent encore à des lois, comme le fait le lancé d’un projectile contre le vent, qui ne contredit pas les lois de la nature.
Après avoir énoncé l’existence de lois économiques, Walras souligne leur caractère mathématisable, comme Galilée l’avait énoncé pour les lois physiques : « Si l’économie politique pure, ou la théorie de la valeur 103d’échange et de l’échange, c’est-à-dire la théorie de la richesse sociale considérée en elle-même, est, comme la mécanique, comme l’hydraulique, une science physico-mathématique, elle ne doit pas craindre d’employer la méthode et le langage des mathématiques » (Walras, 1988, p. 53). Or la mathématisation, c’est-à-dire la construction de concepts appréhendés comme des quantités, requiert une sortie de l’expérience et une mise en fiction des phénomènes. Galilée en est conscient, lui pour qui la mathématisation du monde physique ne peut pas reposer sur l’expérience. Car on n’observe rien dans le monde physique qui soit saisissable comme une quantité : on n’observe pas des masses ou des vitesses quantifiées. On n’observe que des objets déterminés qualitativement : des objets lourds, pesants, légers. Tels qu’ils nous apparaissent, les objets du monde physique ne sont pas mathématisables, i.e. susceptibles de mesure. La physique issue de l’expérience sensible, celle d’Aristote, n’est pas mathématique. Le Stagirite, dans sa Physique, constate que le feu monte et que la pierre tombe : la perception sensible indique des différences qualitatives entre les corps, qui n’obéissent pas à des lois uniformes mais se comportent – ou semblent se comporter – différemment, en fonction de leurs qualités intrinsèques : la légèreté pour le feu, la pesanteur pour la pierre. De la perception, Aristote induit alors la principale cause du mouvement, qui est la cause finale, interne à l’objet : si, comme on le voit, la pierre tombe « toute seule », sans contrainte, c’est que sa fin est de tomber.
La méthode galiléenne s’oppose à cette physique des lieux naturels. Elle lui substitue un principe d’explication des mouvements des corps qui ne repose sur aucune finalité des corps. C’est le principe de conservation du mouvement, selon lequel les corps se meuvent non en fonction de leurs qualités intrinsèques, mais sous l’effet d’un moteur extérieur, et conservent le mouvement transmis par ce moteur. Alors qu’Aristote énonçait que la pierre cesse de rouler parce qu’elle a atteint son lieu naturel, Galilée soutient dit que la pierre n’arrête de rouler qu’à cause des frottements qui agissent sur elle de l’extérieur, et qu’elle ne cesserait pas de rouler en l’absence de tels frottements. Or un tel principe n’est pas observable, à cause des frottements de l’air et des autres corps en présence. La physique qui énonce ce principe doit donc reposer sur une fictionnalisation du monde physique, comme l’indique Maurice Clavelin : « Mathématiser, (…) c’est d’abord remplacer les concepts qualitatifs par des concepts quantitativement définissables et 104transposer en physique l’ordre déductif de la géométrie. (…) c’est aussi rompre (…) avec l’expérience sensible, abandonner la complexité et la contingence des situations concrètes, pour des cas types aussi généraux que possible (…) ; bref, mathématiser, c’est idéaliser » (Clavelin, 1996, p. 177). La rupture avec la physique aristotélicienne exige la sortie de l’expérience sensible5.
Chez Walras, il semble que la valeur d’échange s’observe immédiatement comme une quantité. Ainsi nous transporte-t-il sur le marché du blé : « le blé vaut 24 F l’hectolitre. Remarquons (…) le caractère mathématique de ce fait » (Walras, 1988, p. 51). Le caractère empiriquement incontestable de l’existence de grandeurs immédiatement quantifiées opposerait alors les conditions du problème de Walras à celles du problème de Galilée : il n’y aurait nul besoin de fictionnaliser la valeur d’échange pour la rendre quantifiable. Mais en réalité, la valeur d’échange requiert une fiction, qui est même double. Car Walras rejette immédiatement la quantification telle qu’elle apparaît à l’expérience, qui est monétaire : « l’intervention de la monnaie dans les échanges est (…) un fait particulier (…) et ne doit pas être mêlée (…) à celle du fait général de la valeur d’échange » (Walras, 1988, p. 73-74). L’appel à l’observation n’est qu’un élément pédagogique puisque la monnaie qui accompagne nécessairement la quantification empiriquement observable de la valeur est évacuée. Walras construit par la pensée un monde économique semblable au monde physique de Galilée : un monde qui n’est pas immédiatement quantifié. Telle est la première fiction. Une fois ce monde imaginé, il faut alors, comme dans la physique galiléenne, requantifier. Et pour cela, il faut, à Walras comme à Galilée, une autre fiction, qui concerne la rareté (Walras, 1988, p. 51). Walras certes n’utilise pas le terme de fiction mais exprime néanmoins une conscience aigüe du processus de fictionnalisation – i.e. de sortie de l’expérience – inhérent à toute application des mathématiques à une autre science : « Ce qui est sûr, c’est que les sciences physico-mathématiques, comme les sciences mathématiques proprement dites, sortent de l’expérience dès qu’elles lui ont emprunté leurs types. Elles abstraient de ces types réels 105des types idéaux qu’elles définissent et, sur la base de ces définitions, elles bâtissent a priori tout l’échafaudage de leurs théorèmes et de leurs démonstrations » (Walras, 1988, p. 53). Telle est exactement la méthode de Galilée qu’expose Clavelin.
On nomme d’abord « fiction » le résultat de l’abstraction de ce qui, dans la réalité, est accidentel : les frottements de l’air chez Galilée ; les obstacles à la concurrence chez Walras. À l’origine de la déduction de l’économie pure, se trouve la fiction de la concurrence : « La valeur d’échange laissée à elle-même se produit naturellement sur le marché sous l’empire de la concurrence. (…) Selon que cette concurrence fonctionne plus ou moins bien, la valeur d’échange se produit de façon plus ou moins rigoureuse ». Walras donne des exemples de marchés plus ou moins bien organisés, allant des « bourses de commerces » ou « marchés aux grains » aux « magasins et boutiques », jusqu’aux « consultations d’avocats » et « séances de chanteurs » puis tranche : « Nous supposons toujours un marché parfaitement organisé sous le rapport de la concurrence » (Walras, 1988, p. 70-71). À l’origine de la théorie walrassienne, il y a donc une fiction entendue comme hypothèse contrefactuelle, i.e. qui ne reflète pas le monde réel voire qui contredit les faits sensibles. On peut observer des agents qui manipulent les prix et des marchés où la concurrence est défectueuse mais on en fait abstraction.
Mais cet écart entre théorie et observation vaut aussi pour les mathématiques, et d’ailleurs, de façon un peu trompeuse, Galilée a nommé ce recours méthodique à la supposition, « licence géométrique », pour souligner que la liberté que se donne le physicien de sortir de l’expérience est analogue à celle du mathématicien qui prend pour objet des universaux. Walras d’abord invoque un argument qui relève de la licence géométrique pour s’autoriser la fiction de la concurrence : « Chacun sait parfaitement (…) que la somme des trois angles d’un triangle n’est égale à celle de deux angles droits (…) que dans un triangle abstrait et idéal. La réalité ne confirme qu’approximativement ces définitions et démonstrations » (Walras, 1988, p. 54). Mais sa fiction ne se réduit pas à la généralité mathématique et à la construction théorique. Elle désigne aussi une situation saisie par l’imagination et dont on peut faire l’expérience mentale, ce qui n’est pas le cas des axiomes ou des définitions mathématiques, saisis uniquement par l’esprit, et dont les images que l’on peut en former (le triangle imaginé) se distinguent essentiellement.
106Une expérience de pensée, ou expérience mentale, est davantage qu’une abstraction et diffère d’une expérience réelle. C’est par exemple la machine sans frottement de Galilée, qui n’est pas une machine concrète, mais une machine que, dès Les Mécaniques, Galilée imagine dans le but de supprimer en pensée les frottements, seule façon d’après lui de formuler la loi qui régit la chute des corps. Pour faciliter sa réflexion, Galilée passe alors par une expérience concrète, celle du plan incliné sur lequel il fait rouler des sphères. S’il n’est pas le premier à utiliser un plan incliné en physique, il est le premier à le considérer comme une illustration approximative d’une machine sans frottement, qui ne peut pas exister dans la réalité. Le plan incliné lisse, sur lequel sont en mouvement les objets concrets qui offrent la plus faible résistance au mouvement – les sphères – réduit au maximum les frottements du monde concret. Il permet de montrer que, si l’on diminue progressivement l’angle d’inclinaison, les corps qui chutent ne tendent pas vers le repos, comme le pensait Aristote, mais manifestent une indifférence au repos comme au mouvement (Galilée, 1968, p. 179 ; Clavelin, 1996, p. 176). C’est un premier pas vers le principe de la conservation du mouvement, que Galilée énoncera dans le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, puisque l’idée de la machine sans frottement permet de réfuter la thèse aristotélicienne d’une tendance de tous les corps pesants vers le repos : les boules ne tendent pas plus au repos qu’elles ne tendent au mouvement. L’essentiel ici est que le plan incliné concret ne sert que d’auxiliaire à Galilée. L’idée de machine sans frottement et les résultats qu’elle produit est antérieure à l’expérience concrète et peut en droit se passer d’elle. La machine sans frottement permet de penser le mécanisme à l’œuvre dans la nature, qui n’est pas perceptible à l’œil nu : sur le plan incliné, les boules finissent toujours par s’arrêter.
Walras se réfère explicitement à la machine sans frottement de Galilée : « Nous supposerons un marché toujours parfaitement organisé sous le rapport de la concurrence, comme en mécanique pure on suppose d’abord des machines sans frottement » (Walras, 1988, p. 71). Le marché parfaitement concurrentiel est un objet dont on peut faire l’expérience mentale, que l’on peut saisir par l’imagination. Cette expérience dit la vérité du principe à l’œuvre même si elle énonce des conditions que l’on ne peut jamais observer. Quoique cette machine soit purement fictive, qu’on ne puisse jamais en faire l’expérience réelle, c’est elle qui 107produit la théorie. Or cette expérience de pensée est plus que le processus d’abstraction à l’œuvre dans les postulats et définitions mathématiques. Car on ne peut pas faire l’expérience, même mentale, de ces définitions : le triangle mathématique est une définition dont le triangle que l’on dessine n’est qu’une approximation. Apparemment, Walras énonce que le rapport du triangle mathématique au triangle dessiné est le même que celui du marché concurrentiel aux marchés réels (Walras, 1988, p. 54). D’ailleurs, on raisonne sur le triangle idéal en mathématiques, comme on raisonne sur le marché concurrentiel en économie. Mais le triangle mathématique n’est pas une expérience de pensée, ce n’est pas une machine imaginée. La physique comme l’économie, à la différence des mathématiques, reposent sur du mécanisme et raisonnent sur autre chose que des objets idéaux : la compréhension du phénomène passe par une expérience mentale. Puisque cette expérience est seulement mentale, on la nomme fiction.
Quel est le rapport à la réalité de ce qui est déduit de cette fiction, i.e. de la théorie qui résulte de cette fiction ? Selon Walras, la distinction entre fiction et réalité ne recouvre pas la distinction entre fausseté et vérité : non seulement la fiction n’est pas forcément fausse, mais la réalité peut n’être pas vraie. Ainsi distingue-t-il la valeur naturelle des marchandises – qui se détermine sans qu’intervienne la volonté des agents – de leur valeur artificielle – qui résulte d’une action particulière sur les prix :
En ce qui concerne le blé, nous pourrions en faire hausser le prix en détruisant une partie de l’approvisionnement ; nous pourrions faire baisser ce prix en mangeant, au lieu de blé, du riz, des pommes de terre ou quelque autre denrée. Nous pourrions même décréter que le blé se vendra 20 F, et non 24 F l’hectolitre. Dans le premier cas, nous agirions sur les causes du fait de la valeur pour substituer une valeur naturelle à une autre valeur naturelle. Dans le second cas, nous agirions sur le fait lui-même pour substituer une valeur artificielle à la valeur naturelle. Nous pourrions enfin, à la rigueur, supprimer la valeur en supprimant l’échange (Walras, 1988, p. 50-51, nos italiques).
L’artificialité de certains prix ne désigne pas seulement leur caractère arbitraire : elle renvoie aux idées de contre-nature et de fausseté. La réalité peut être artificielle, et la fiction plus naturelle que la réalité. Pour comprendre ce rapport paradoxal à la fiction, Galilée ne suffit pas, le détour par Descartes est nécessaire.
108Dans le chapitre vi du Monde ou Traité de la lumière, Descartes invite à une expérience de pensée qui requiert, comme celles de Galilée avant lui et de Walras après lui, une sortie de l’expérience actuelle : « Permettez donc pour un peu de temps à votre pensée de sortir hors de ce monde, pour en venir voir un autre tout nouveau que je ferai naître en sa présence, dans les espaces imaginaires » (Descartes, 1996, XI, p. 31)6. Pour ce faire, il convient de « perdre de vue toutes les créatures que Dieu fit » (Descartes, 1996, XI, p. 32) et de supposer un chaos de matière diversifiée géométriquement, i.e. éparpillée. Cette matière est supposée être mise en mouvement selon les lois instituées par Dieu. Il s’agit alors de faire le récit de la formation de la Terre, dans le but de montrer que le monde sensible, une fois instituées les lois de la nature, peut s’expliquer par les seuls enchaînements de causes et d’effets d’une matière réduite à ses caractéristiques géométriques, sans recourir aux causes finales d’Aristote. En somme, Descartes entend montrer la fécondité au niveau global du principe explicatif auquel Galilée recourait au niveau local : le mécanisme. La fiction cartésienne présente deux caractéristiques principales. La première était déjà présente chez Galilée : Descartes qualifie son récit hypothétique de « fable » (Descartes, 1996, p. 31), et cela vient confirmer qu’il est légitime de qualifier de « fiction » les hypothèses théoriques que nous étudions ici, i.e. non seulement la situation initiale mais tout le récit qui s’ensuit. Ce récit, dit Descartes, est une « fable » parce qu’il contredit la Bible, qui selon lui dit la vérité de la création. Dans la Bible, le monde est sorti du néant d’un seul coup, et non progressivement dans le temps, comme l’énonce sa narration. De manière analogue, les déductions de Galilée peuvent être qualifiées de « fictions », parce qu’il raisonne tantôt à partir de la supposition du vide, qui n’existe pas dans les faits (De Motu), tantôt à partir de la supposition de mécanismes sans frottement, qui sont des expériences mentales (Mécaniques). Il en est de même des déductions de Walras, qui part d’un marché parfaitement concurrentiel qu’il n’observe pas dans le monde sensible. Dans tous les cas, une fiction intervient sur le mode du contrefactuel. Mais Descartes dramatise la fiction à laquelle il recourt : « Mon dessein n’est pas d’expliquer, comme eux (sc. les philosophes), les 109choses qui sont en effet dans le vrai monde ; mais seulement d’en feindre un à plaisir, dans lequel il n’y ait rien que les plus grossiers esprits ne soient capables de concevoir, et qui puisse toutefois être créé tout de même que je l’aurais feint » (Descartes, 1996, p. 36). Le monde de la fable, monde feint, contrefactuel, ne devrait-il pas être qualifié de monde « faux » relativement au « vrai monde », qui est le monde existant en effet, et non en esprit ? Non, car ce monde feint peut être créé, en ce sens que l’on peut en comprendre le mécanisme. La première justification de la fable est donc son intelligibilité immédiate, sa clarté, son évidence. On construit, en imagination, une situation dont la cohérence atteste la possibilité. C’est une condition nécessaire, quoique non suffisante, pour que la fable rende compte du monde réel.
On retrouve un argument semblable lorsque Arrow et Debreu énoncent les enjeux de la démonstration d’existence d’un équilibre général :
Cette enquête sur l’existence de solutions est importante (…) pour l’économie descriptive (…). L’idée selon laquelle le modèle concurrentiel est une description acceptable de la réalité, (…) présuppose que les équations qui décrivent ce modèle sont cohérentes entre elles (Arrow & Debreu, 1954, p. 265).
La fiction de la concurrence parfaite est nécessaire pour indiquer les conditions dans lesquelles nous pouvons nous représenter l’ordre économique comme égalité entre offre et demande sur tous les marchés. La première fonction du modèle d’équilibre général est de faire apparaître les conditions dans lesquelles cet équilibre est concevable. Sans fiction cohérente, nous ne saurions pas même si nous nous représentons correctement l’ordre économique. Paradoxalement, le vraisemblable, au sens de ce qui est simplement possible, s’établit par la fiction.
À la nécessité de la fiction pour établir la cohérence du monde, Descartes ajoute que la fiction est une condition d’apparition du monde vrai, qui n’est pas le monde sensible. Le récit de Descartes opère un renversement par jeux de miroir : le monde imaginaire, fabuleux, est qualifié aussi de « nouveau monde » (Descartes, 1996, p. 31), et fait tomber le « vrai monde » au sens de monde sensible du côté de « l’ancien monde » (Descartes, 1996, p. 36), qui s’avère être, in fine, le monde des anciens. Le monde feint n’est autre que la vérité du monde (Descartes, 1996, p. 36), qui était conçu faussement par Aristote. Le titre du chapitre vi du Monde est très clair : « Description d’un nouveau monde, qui est 110très facile à connaître, mais semblable pourtant à celui dans lequel nous sommes (…) » (Descartes, 1664, p. 66). Dans le texte, celui qui était au départ qualifié de « vrai monde » en vient à apparaître comme monde non seulement faux, mais trompeur – ou plutôt, faux parce que trompeur :
Or, encore qu’en la plupart des mouvements que nous voyons dans le vrai monde, nous ne puissions pas apercevoir que les corps qui commencent ou cessent de se mouvoir, soient poussés ou arrêtés par quelques autres : nous n’avons pas pour cela occasion de juger que ces deux règles n’y soient pas exactement observées. Car il est certain que ces corps peuvent souvent recevoir leur agitation des deux éléments de l’air et du feu, qui se trouvent toujours parmi eux, sans y pouvoir être sentis (…) (Descartes, 1996, p. 42).
Le monde réel est trompeur parce que les perceptions que nous y éprouvons sont trompeuses. Elles montrent des corps qui se meuvent ou qui cessent de se mouvoir sans moteur : la pierre roule et finit par s’arrêter comme spontanément, voire intentionnellement. Les vraies lois du mouvement, selon lesquelles il y a mouvement parce qu’il y a moteur et non intention, ne sont pas immédiatement observables. La physique d’Aristote est fausse, bien qu’en énonçant que la pierre s’arrête lorsqu’elle a rejoint son lieu naturel, elle soit davantage conforme à l’observation que la physique de Galilée et Descartes, pour qui la pierre s’arrête parce qu’elle rencontre des frottements et des obstacles, lesquels ne sont généralement pas perceptibles.
Les exemples sont multiples qui montrent des perceptions trompeuses : le bâton plongé dans l’eau que l’on voit brisé ; le soleil que l’on voit se lever à l’Est et se coucher à l’Ouest. La perception en elle-même n’est pas fausse : on voit bel et bien le bâton brisé, la pierre s’arrêter comme si elle le faisait spontanément, le soleil se lever. Mais le bâton n’est pas brisé, la pierre ne s’arrête pas spontanément, le soleil ne tourne pas autour de la terre. Des esprits non avertis sont enclins, du fait des perceptions trompeuses, à penser faussement. Un enfant en déduit que le bâton est en réalité brisé ; celui qui ignore la physique de Galilée pense que la pierre s’arrête effectivement de son propre mouvement, que la terre est le centre autour duquel tourne le soleil. Ce type d’inférence est un jugement précipité à partir de l’observation. Pour éviter cette précipitation, il faut se détourner de l’expérience et construire un autre monde, ce qui revient à déréaliser le monde sensible. La fable, chez Descartes, dit la vérité du monde alors que l’observation sans fiction produit du faux. 111Car le monde est de fait soumis aux lois de la mécanique. Le récit est fabuleux, mais le monde auquel il aboutit, ne l’est pas : il n’est autre que notre monde.
Il en est de même chez Walras pour qui l’hypothèse du marché parfaitement concurrentiel dit la vérité de la valeur d’échange7, qui est toujours – mais pas seulement – déterminée par les lois de l’offre et la demande. Ces lois ne sont pas mises en cause si l’on fait hausser ou baisser le prix du blé, en détruisant une partie de l’approvisionnement ou à l’inverse en mangeant des pommes de terre au lieu de blé. La valeur est tout aussi naturelle, i.e. soumise aux mêmes lois, comme le feu est lui aussi soumis à la gravité. Surtout, elles ne sont pas même mises en cause si la valeur est arbitrairement déterminée et donc artificielle. Décréter la valeur du blé ou supprimer la valeur en supprimant l’échange ne contredit pas l’idée selon laquelle la valeur d’échange, lorsqu’elle n’est pas empêchée, s’établit de manière à égaliser offre et demande – bien au contraire puisqu’un tel décret ou une telle suppression produisent un déséquilibre.
Les situations de concurrence défectueuse, qui sont pourtant les plus couramment observables, dissimulent pour Walras la vérité d’une concurrence qui opère toujours :
Nous allons étudier la valeur d’échange se produisant dans des conditions de concurrence. Les économistes ont en général le tort de la considérer beaucoup trop exclusivement telle qu’elle se produit dans des circonstances exceptionnelles. (…). Assurément, la théorie doit rendre compte de tous ces cas particuliers (…). Mais, en bonne logique, il faut aller du cas général au cas particulier, et non du cas particulier au cas général comme un physicien qui, pour observer le ciel, choisirait avec soin un temps couvert au lieu de profiter d’un soir sans nuage (Walras, 1988, p. 72-73).
Celui qui décrit le ciel comme la concurrence à partir de circonstances dans lesquelles on voit mal est trompé par sa perception et ne voit pas ce qui est réellement. Or il existe des circonstances dans lesquelles on voit mieux, tout en restant dans l’expérience, réelle ou imaginaire. Il faut savoir voir, et pour cela connaître les circonstances dans lesquelles 112on voit mieux. C’est la concurrence du modèle fictif qui permet de dire que c’est encore dans les bourses de fonds publics ou les bourses de commerce que l’on voit le mieux la concurrence8.
Alors la théorie fondée sur la fiction, chez Walras comme chez Galilée et Descartes, correspond à la réalité en contredisant les apparences. Cette correspondance est obtenue non par magie mais par abstraction de l’accidentel, qui montre du faux, en physique (où la pierre semble s’arrêter, le bâton être brisé, le soleil se lever) comme en économie (où les prix semblent être fixés par les agents). En réalité et dans tous les cas, la théorie dit la vérité de la situation. Elle est plus qu’une épure de la réalité (comme si elle n’en prenait qu’une partie ou la simplifiait) : elle est son reflet exact. Mais s’il y a du faux dans la perception du réel, alors l’observation ne peut ni confirmer ni infirmer la théorie. Walras l’énonce nettement : les sciences physico-mathématiques telle l’économie « rentrent, après cela, dans l’expérience, non pour confirmer, mais pour appliquer leurs conclusions ».
Sur ce point, Arrow et Hahn revendiquent moins fortement que Walras la fiction de la concurrence parfaite comme fiction unique, certes contrefactuelle, mais permettant toujours la compréhension du monde vrai. Ils définissent une méthode qui part de la concurrence parfaite pour élargir la théorie à d’autres situations. Les hypothèses concurrentielles ne disent plus la vérité de toute situation, comme chez Walras. Elles font apparaître, en creux, des motifs de sous-optimalités dans le monde réel :
L’essentiel est là : il n’est pas suffisant d’affirmer que, alors qu’il est possible d’inventer un monde dans lequel les affirmations au nom de la main invisible sont vraies, elles ne le sont plus dans le monde réel. Il faut montrer comment les caractéristiques du monde que l’on considère comme essentielles dans toutes les descriptions qu’on en fait rendent impossible de prouver le bien-fondé de ces revendications. En tentant de répondre à la question : ‘est-ce que cela peut être vrai ?’, on en apprend beaucoup sur les raisons pour lesquelles cela pourrait ne pas l’être (Arrow & Hahn, 1971, p. vii. Nos italiques).
La théorie ici conduit à des résultats qui non seulement ne sont pas observés dans le monde réel mais qui n’y existent pas. Ce faisant, elle 113nous met donc sur la piste des raisons pour lesquelles l’équilibre du monde réel n’est pas optimal.
L’argument semble proche de celui des frottements de Walras et Galilée. Mais les frottements chez Walras n’invalident pas le tâtonnement. Ils en altèrent seulement le résultat en ajoutant d’autres forces. Alors que les hypothèses concurrentielles chez Arrow n’ont pas valeur de cas général. Du raisonnement déductif de Walras, fondé sur un postulat dont il assume tout le caractère fictif, mais qui est nécessaire pour produire la compréhension du monde réel, Arrow et Hahn passent à un raisonnement hypothético-déductif, où la fiction n’est plus autant assumée. Descartes, comme Walras, postulait les conditions initiales de la fable et n’envisageait pas d’autre hypothèse. Les imperfections de la concurrence chez Walras ne sont pas hors du cas général de la concurrence parfaite mais lui ajoutent seulement des frictions. Chez Arrow et Hahn, le raisonnement est hypothético-déductif et l’observation qui invalide les hypothèses conduit à modifier la théorie9. Leur rapport à Walras est semblable à celui des physiciens héritiers de Descartes – Euler ou Bernouilli – à leur maître : ils reprennent le mécanisme mais refusent son déductivisme strict. La nécessité de congédier l’observation pour lui substituer une fiction est oubliée. Alors même que ce sont précisément ces fictions qui ont autorisé le tour de force de la pensée économique : considérer les prix comme un mécanisme. Car pour produire cette pensée sur les prix, il a bien fallu importer le mécanisme en économie, et importer ce qui le rendait concevable : l’épistémologie de Galilée et Descartes. Cependant, l’application de la physique galiléenne et cartésienne à l’économie a requis des jalons, qui ont permis de passer de la fiction de la matière en mouvement à la fiction du marché fondé sur la mécanique des prix. Le premier d’entre eux est celui de Hobbes, qui donne à voir des hommes en mouvement formant société.
114II. L’application du mécanisme au monde social :
une filiation paradoxale
Hobbes applique la méthode rationaliste issue de la physique de Galilée et Descartes pour établir les lois du monde social. Cette application, qui repose sur du mécanisme, l’amène à recourir à deux fictions : l’état de nature et le Léviathan. L’économie politique, de la physiocratie à l’équilibre général, rejettera ces fictions, mais retiendra de Hobbes le mécanisme et concevra le marché comme un mécanisme. En ce sens, Hobbes constitue le maillon décisif qui a rendu possible la fiction du marché, i.e. la conception des prix comme un mécanisme. Expulser ces fictions originelles, qui avaient permis à Hobbes l’application du mécanisme au monde social, sera la condition pour établir que les prix sont déterminés non selon une loi positive instituée par un État-Léviathan, mais selon les lois naturelles de l’économie.
Hobbes transpose donc dans le monde moral les fictions des physiciens10. Il envisage le monde social comme un mécanisme dont il convient de découvrir les lois. L’héritage du mécanisme classique est assumé dans ce passage de la préface du De Cive où Hobbes compare l’État à une horloge et la connaissance de l’État au démontage du mécanisme de l’horloge :
Car, de même qu’en une horloge (…) dont les ressorts sont un peu difficiles à discerner, on ne peut pas savoir quelle est la fonction de chaque partie (…) si on ne la démonte (…) ; ainsi en la recherche du droit de l’État, et du devoir des sujets, bien qu’il ne faille pas rompre la société civile, il la faut pourtant considérer comme si elle était dissoute, c’est-à-dire, il faut bien entendre quel est le naturel des hommes (…) (Hobbes, 1982, p. 71, nos italiques).
Comme Descartes dans sa fable de la création du monde, il suppose une matière éparpillée : ce seront les hommes dans l’état de nature, caractérisés par trois passions fondamentales, la compétition, la défiance et la gloire, comme l’est la matière cartésienne par la grandeur, la figure 115et le mouvement ; cette matière doit être mue selon des lois : ce seront les lois naturelles énoncées aussitôt après. Enfin lui faut-t-il construire un mécanisme, le Léviathan lui-même, mécanisme construit cette fois par les hommes eux-mêmes et non par Dieu comme l’est la nature chez Descartes. Dans l’exposé de la situation antérieure à ce mécanisme, il faut donc la première fiction de l’état de nature.
Une fois l’État démonté, reste donc l’état de nature comme fiction originelle11, que Hobbes décrit ainsi dans le De Cive :
(…) il faut que nous rebroussions vers le premier état de nature et que nous considérions les hommes comme s’ils ne faisaient maintenant que de naître, et comme s’ils étaient sortis tout à coup de la terre, ainsi que des potirons. De cette façon, ils n’auront aucune obligation les uns aux autres (…) (Hobbes, 1982, p. 180. Nos italiques).
Ici intervient la première fiction analogue à celles de Galilée, fiction qui repose sur une double abstraction. La première est une abstraction des acquis de l’expérience, de l’histoire (« comme s’ils ne faisaient maintenant que de naître ») et de toutes les institutions. La seconde est une abstraction de l’enfance (« comme s’ils étaient sortis tout à coup de la terre »), qui vient contrebalancer la première et éviter que l’analyse ne prenne en vue des nourrissons plutôt que des hommes faits. Cette double abstraction produit un effet : l’inexistence de liens contractuels entre les individus, dans un « état de nature » décrit comme un ensemble de corps en mouvement les uns contre les autres. Hobbes souligne le caractère fictionnel de l’état de guerre qui s’ensuit dans un passage dense du Léviathan qui pourrait sembler contradictoire : « Incidemment, on peut penser qu’il n’y eut jamais un temps comme celui-ci, non plus qu’un semblable état de guerre. Et je crois que, de façon générale, il n’en a jamais été ainsi à travers le monde, mais qu’il y a beaucoup d’endroits où l’on vit ainsi » (Hobbes, 2000, p. 227). L’état de nature n’est ni un état historique antérieur de nos sociétés, ni une situation géographique actuelle, observable dans nos sociétés. Il est une expérience de pensée. Mais il existe des situations observables qui, à la manière du plan incliné de Galilée, sont des leviers pour l’expérience de pensée qu’est l’état de nature : ce sont des peuples (les « sauvages » de « nombreux endroits de l’Amérique ») et des États (au demeurant la totalité d’entre eux), 116qui vivent sans qu’aucune institution politique ne limite leurs actions. Quoiqu’il ne s’agisse pas de l’état de nature, cela permet d’en avoir une idée. De même, le bourgeois qui se barricade et verrouille ses coffres ne vit pas dans l’état de nature, mais son comportement laisse apparaître les passions naturelles qui continuent d’agiter les hommes à l’état civil. Ces différents exemples servent à « se faire une idée de ce qu’est le genre de vie là où n’existe aucune puissance commune à craindre » (ibid.), autrement dit rendent possible une véritable expérience de pensée de cet état de nature fictif12 qui, pour le lecteur de Hobbes, peut sembler contre-intuitif, puisque l’existence placée sous le signe de la peur de l’autre est contrefactuelle.
Plus encore, le caractère fictionnel de cet état de nature ne vient pas seulement de son caractère contre-intuitif, ou contrefactuel, mais aussi de ce qu’il est contradictoire. Car d’après le Léviathan, la guerre de tous contre tous tend à l’extermination du genre humain (« Que la guerre est contraire à la conservation des hommes » (Hobbes, 1982, p. 99). De même que la matière cartésienne éparpillée est quasi inconcevable en tant que telle, puisque dès qu’elle est soumise aux lois divines, elle s’assemble pour former certains corps, de même la matière sociale hobbesienne n’est-elle guère plus intelligible qu’un cercle carré. Il apparaît dès lors non pas simplement probable mais absolument certain que l’état de nature ne s’est jamais rencontré dans le passé : l’existence actuelle des hommes suffit à réfuter l’existence passée d’un état qui ne pouvait conduire qu’à leur disparition13.
Il y a donc bien, chez Hobbes, une fiction qui est une expérience de pensée et, plus encore, une expérience mentale à peine pensable : une situation non seulement contrefactuelle, non seulement impossible à observer réellement, mais même contradictoire avec la présence de l’espèce humaine. Mais cette expérience est nécessaire à qui veut concevoir la société comme un mécanisme. Parce qu’il faut commencer par quelque chose de similaire à la matière de Descartes : une situation dans laquelle les hommes ne sont que de la matière dispersée.
117Avant d’envisager la manière dont les économistes ont reçu, ou plutôt, rejeté la fiction hobbesienne, disons quelques mots de sa deuxième fiction : le Léviathan. Comme on sait, à partir de cet état de nature fictif, Hobbes entreprend une « déduction » de la société civile (Hobbes, 2000, p. 226) : « Les passions qui poussent les humains à la paix sont la peur de la mort, le désir des choses nécessaires à une existence confortable, et l’espoir de les obtenir par leur activité. La raison suggère les articles de paix adéquats, sur lesquels ils se mettront d’accord » (Hobbes, 2000, p. 228).
Le souverain auquel tous les individus ont aliéné leurs droits est conçu comme une « personne fictive » (Hobbes, 2000, p. 271) au sens de construite par l’homme. La théorie hobbesienne débouche ainsi sur une seconde fiction, ce qui n’était pas le cas de celles de Galilée et de Descartes, qui s’en tiennent au domaine de la physique. Toutefois, le rapport qu’entretient cette seconde fiction à la réalité des choses demeure conforme à l’héritage des physiciens. En effet, quoique fictionnel au sens de construit, cet homo fictitius qu’est le Léviathan correspond strictement au corps politique existant de fait au moment où Hobbes écrit ses œuvres, à savoir la monarchie absolue de Grande-Bretagne. Si le Léviathan est fictif, ce n’est donc pas au sens où l’est l’état de nature : loin de n’avoir jamais existé, il est au contraire ce que nous avons sous les yeux. Simplement, la fiction de l’état de nature nous permet aujourd’hui de voir la société que nous voyons comme ce qu’elle est réellement, et qui échappe à l’observation : un artifice, i.e. un mécanisme construit par l’homme, analogue à ceux que Dieu construit :
La nature, qui est l’art pratiqué par Dieu pour fabriquer le monde et le gouverner, est imitée par l’art de l’homme, qui peut, ici comme en beaucoup d’autres domaines, fabriquer un animal artificiel. (…) C’est l’art, en effet, qui crée ce grand LEVIATHAN, appelé RÉPUBLIQUE ou ÉTAT (CIVITAS en latin) qui n’est autre chose qu’un homme artificiel, quoique de stature et de force plus grandes que celles de l’homme naturel, pour la défense et la protection duquel il a été conçu (Hobbes, 2000, p. 63-64).
À nouveau, la théorie, qui dit la vérité, n’est pas seulement une épure du réel mais son reflet exact. Et réciproquement, quand il est perçu sans la (bonne) théorie, c’est le réel lui-même qui s’avère mensonger – quand, par exemple, la relative concorde à l’œuvre entre les hommes laisse penser qu’elle est synonyme de sociabilité naturelle, alors qu’elle est 118seulement l’effet de la crainte du souverain. On retrouve l’idée que l’on a rencontrée chez Galilée, Descartes, Walras : le mécanisme ne saurait s’observer immédiatement. Il reste dissimulé à qui n’a pas construit la fiction nécessaire pour le rendre visible.
On sait que Walras récuse la conception contractualiste de la société et qu’Arrow ne se situe pas dans la filiation de Hobbes. Pourtant, les conditions du problème économique, tel qu’il est posé dans la théorie de l’équilibre général du xxe siècle, sont à certains égards semblables à celles de l’état de nature hobbesien. À nouveau, ces conditions sont celles d’une expérience de pensée : le modèle de concurrence parfaite est un état fictif décrivant une « économie décentralisée idéalisée » (Arrow & Hahn, 1971, p. v). Arrow et Hahn ne justifient pas leur fiction par le seul recours nécessaire à l’abstraction et justifient le choix de cette abstraction, au lieu d’une autre, par deux arguments. Nous avons déjà mentionné l’argument selon lequel l’équilibre concurrentiel, parce qu’il est Pareto-optimal, joue le rôle d’une norme à laquelle comparer toutes les situations qui s’en écartent. Mais nous avons négligé l’autre argument, qui trouve son origine dans l’histoire de la pensée économique :
Il y a jusqu’à maintenant une longue (…) lignée d’économistes, depuis A. Smith (pour qui) une économie décentralisée, motivée par l’intérêt individuel et guidée par les signaux-prix serait compatible avec une disposition cohérente des ressources économiques qui pourrait être considérée, en un sens bien défini, comme supérieure à un large ensemble de dispositions alternatives possibles (Arrow & Hahn, 1971, p vi-vii).
Cette idée inaugurale de la pensée économique est, ajoutent-ils immédiatement, profondément contre-intuitive, car l’opinion immédiate voit l’agrégation des décisions individuelles sous la figure du chaos :
À la question : ‘à quoi ressemblera une économie motivée par l’intérêt individuel et contrôlée par un grand nombre d’agents différents ?’, la réponse de bon sens est probablement : ‘ce sera le chaos’ (Arrow & Hahn, 1971, p. vii).
Or pour énoncer que la réponse immédiate à la question de la coordination est le chaos, il faut accepter de se placer non pas dans les économies réelles14, mais dans cette économie fictive dont les agents ne sont 119guidés que par leur connaissance commune du système des prix et des caractéristiques des biens.
Cette fiction est semblable à celle de Hobbes en trois de ses caractéristiques :
–Les individus qui composent la société sont déjà sociaux : chez Hobbes par les passions comparatives qui les animent ; chez Arrow parce qu’ils décident à partir de prix. Mais ils ont en commun d’être définis à travers la double abstraction des acquis de l’expérience et de l’histoire – c’est-à-dire de toutes les institutions – et de l’enfance.
–La survie des individus dans cet état est à peine concevable : l’état de nature contredit la survie de l’espèce humaine chez Hobbes ; la survie économique des agents exige une compatibilité minimale entre leurs décisions chez Arrow.
–Enfin, la survie des individus exige un mécanisme : la machine construite qu’est le Léviathan chez Hobbes ; le mécanisme des prix chez Arrow. Mais ce dernier mécanisme n’est pas le produit d’une décision d’hommes rassemblés : il s’impose de lui-même, selon des lois naturelles. En cette dernière caractéristique, la théorie de l’équilibre général s’inscrit dans le prolongement de la physiocratie, en tant qu’elle s’oppose à Hobbes.
La conception hobbesienne est problématique pour les économistes ; les physiocrates seront les premiers à en être les héritiers paradoxaux : ils en retiennent l’idée d’une société conçue comme l’effet d’un mécanisme mais rejettent les deux fictions hobbesiennes de l’état de nature et du Léviathan. La raison principale de ce rejet tient à la conception de la loi qui en résulte. Car quoique Hobbes parte des lois de nature, il réduit in fine les lois à celles qu’institue le Léviathan. Autrement dit, il réduit la loi à la loi positive et par là « s’oppose à l’idée que la société obéit à des lois objectives » (Cartelier, 2009, p. 174) et naturelles.
L’héritage de la science classique sur les physiocrates est bien connu : comme Hobbes, les physiocrates étendent le mécanisme aux phénomènes humains et sociaux, en soutenant qu’ils sont soumis au déterminisme de lois analogues aux lois physiques, i.e. aussi nécessaires, et déductibles avec la même rigueur mathématique qu’elles. Ainsi Le Trosne écrit, dans L’Ordre social, que « (…) tout est physique dans cette matière, et tout s’opère par des moyens physiques » (Le Trosne, 1767, p. 24-25), et que 120les « lois de l’ordre social (sont) établies, par une déduction nécessaire et évidente, sur les lois de l’ordre physique » (Le Trosne, 1767, p. vii). D’une manière analogue à Descartes, il déduit les caractères de ces lois, « simples, évidentes et faciles à saisir » (Le Trosne, 1767, p. 11), de l’idée de Dieu. De son côté Roubaud, dans ses Récréations économiques adressées à Galiani, reprend les mots de Galilée pour qui le livre de l’univers est écrit dans la langue mathématique, et l’applique à la sphère économique :
vous ne faites point de cas des calculs politiques (il faudrait dire économiques). Tant pis pour vous (…). Le monde ne peut être gouverné que par l’arithmétique. Je ne m’étonne point si la science économique a le malheur de vous déplaire ; elle est fondée sur l’évidence des calculs ; et vous ne les aimez pas ! (Roubaud, 1770, p. 101).
Outre le déductivisme, Le Trosne hérite de Galilée et Descartes le détournement perceptif qui le conditionne : « secouons un moment les préjugés qui nous obsèdent, écartons les faits qui nous dérobent la vérité, pour nous attacher aux principes qu’elle vient de nous découvrir » (Le Trosne, 1767, p. 43-44). Ces principes sont la liberté et la propriété comme lois fondamentales de la société « naturelle et primitive » (Le Trosne, 1767, p. 44), elles-mêmes déduites de la nature physique de l’homme et de son besoin de conservation. Dès lors que l’on « écarte les faits » pour remonter en deçà des institutions, définir une économie naturelle et en déduire les lois qui règlent les échanges, le monde réel peut être vu comme un monde faux. Comme Galilée, Descartes et Hobbes avant lui, Le Trosne considère que le réel qui paraît aux regards, i.e. le monde social observé, est factice et artificiel, parce qu’il ne laisse pas voir les lois fondamentales de la liberté et de la propriété individuelles :
(…) l’histoire du passé et l’expérience du présent semblent contredire cet empire souverain de la justice, pour lui substituer la volonté des législateurs, et nous portent à croire que l’ordre civil a pour objet de restreindre l’exercice de la liberté, de n’en accorder aux citoyens la jouissance que par mesure et avec précaution, de borner l’usage de la propriété, de diriger les intérêts particuliers, de les régler et de les soumettre à des lois positives (Le Trosne, 1767, p. 41-43).
Il faut donc se détourner de l’expérience concrète au profit d’une situation qui retient l’essentiel : la liberté et la propriété comme droits fondamentaux de l’individu. Contre l’observation et l’expérience, contre 121les lois artificielles des législateurs, la théorie dit la vérité du réel cachée derrière les apparences. De là, nous retrouvons, en toute logique, l’idée selon laquelle les apparences du réel ne sauraient venir infirmer la théorie. C’est au contraire la théorie qui peut déjouer les apparences et manifester sa correspondance au réel authentique. Le Trosne invite à la même déréalisation du monde concret perceptible que celle à laquelle invitaient Galilée puis Descartes. Il attribue à la théorie une plus grande valeur de vérité. Le monde perceptible devient faux. La théorie dit la vérité du monde. C’est dans l’exact prolongement de cette épistémologie que Walras considère que l’économie doit « rentre[r] dans l’expérience non pour confirmer, mais pour appliquer [ses] conclusions » (Walras, 1988, p. 53).
Mais ce n’est pas seulement parce que les physiocrates traitent principalement d’objets économiques, et non pas seulement incidemment comme le faisait Hobbes, qu’ils sont les véritables ancêtres de Walras et de ses successeurs : c’est avant tout parce qu’ils restent, beaucoup plus que Hobbes, fidèles à l’épistémologie rationaliste. Ils refusent chez Hobbes, peut-être avant toute chose, la réduction de la loi à la loi positive : pour eux, la mécanisation du monde social signifie précisément l’inverse, à savoir la réduction de la loi juridique (et de la loi morale) à la loi physique15. Autrement dit, la thèse hobbesienne selon laquelle l’aliénation totale des droits individuels au souverain, qui est la conséquence nécessaire de l’état de guerre de tous contre tous, a elle-même pour conséquence nécessaire le caractère exclusivement arbitraire de la loi juridique, constitue du point de vue des physiocrates un renoncement à l’universalité du mécanisme physique. Si Dieu a créé ces mécanismes mus par le besoin et les désirs que sont les hommes, et que ces hommes, manifestement, vivent regroupés en société, il a nécessairement créé aussi les lois qui règlent ces sociétés (Le Trosne, 1767, p. 11). Ainsi, le physique et le moral ne forment pas pour eux, comme c’était le cas pour Hobbes, deux ordres distincts régis par des nécessités analogues mais distinctes dans leur origine : Dieu ou les hommes. Au contraire, chez les physiocrates, le moral est réduit au physique, et, de là, la loi juridique conçue comme la loi physique elle-même, une fois énoncée et protégée par l’autorité tutélaire, d’où le « despotisme légal ».
122Comme le souligne Cartelier (2009), le Léviathan ruinerait l’existence de lois objectives dans le monde social, et l’idée même de science économique, qui réduit le monde social et ses lois morales au monde physique. C’est de cette réduction du moral au physique que s’ensuit logiquement le rejet des deux fictions qui se trouvaient au début et au terme de la déduction de Hobbes : l’état de nature et le Léviathan. Admettre un état de nature dans lequel les hommes seraient en guerre les uns contre les autres contredit la Providence et, surtout, conduit nécessairement à penser la société comme l’effet d’un contrat, i.e. comme non naturelle. Il faut donc le rejeter, comme le fait Le Trosne :
L’état de nature que tant de philosophes opposent à l’état social, est une pure imagination, et une supposition absolument gratuite, qui ne peut donner aucune lumière, ni conduire à la connaissance de l’homme, puisqu’elle met à la place de l’homme tel que Dieu l’a fait, un être factice et idéal (Le Trosne, 1767, p. 14. Nos italiques).
De même, Le Trosne est à mille lieux d’adopter le concept hobbesien d’homo fictitius : selon lui, le passage de l’ordre social à l’ordre civil ne se fait pas au moyen d’un contrat, mais par le mouvement nécessaire du premier vers le second – en l’occurrence, parce que les lois de la nature (du sol) jointes à celles de la nature humaine (besoins et désirs) conduisent nécessairement une partie des hommes à se libérer de la culture des terres et à vouloir assurer, par le biais de leurs profits octroyés à une autorité tutélaire, la garantie de la propriété et de la liberté du commerce. Pas de Léviathan, donc, mais une autorité qui se contente de laisser libre cours aux lois de la nature.
La théorie de l’équilibre général hérite en partie de cette conception physiocratique. Walras certes juge illégitime la propriété du sol par les individus. Mais comme les physiocrates, il récuse toute représentation artificialiste de la société :
Dire que la société a été un jour instituée ou [bien] est tous les jours maintenue par le consentement d’un certain nombre de personnes morales, c’est comme si on disait que l’art ou que la science ont été un jour fondés ou sont tous les jours continués par l’accord d’un certain nombre d’artistes ou d’un certain nombre de savants. (…) Je demande où s’étaient formés ces artistes et ces savants, s’il n’y avait point d’art et de science avant eux. (…) Assurément, si on supprime tous les artistes et tous les savants, l’art et la science disparaissent ; 123mais la réciproque est vraie : supprimez l’art et la science, et il n’y aura plus d’artiste ni de savant (Walras, 1990, p. 133).
Cependant, la conception néo-walrassienne de la propriété, telle qu’elle s’exprime dans le second théorème du bien-être, révèle l’ambiguïté de la relation de la théorie de l’équilibre général à l’égard de Hobbes comme des physiocrates. En séparant la question de l’efficacité de celle de la justice, le second théorème énonce que toute distribution optimale des ressources qui, du point de vue unanime, peut être jugée possiblement désirable collectivement parce qu’elle est efficace, c’est-à-dire évite les gaspillages, peut être un équilibre concurrentiel. Autrement dit, elle peut toujours s’exprimer à travers un système de prix et se concevoir comme une propriété de l’équilibre du modèle concurrentiel. La fiction théorique n’est plus seulement descriptive. Elle devient prescriptive d’un ordre économique à réaliser au nom de l’efficacité. Elle dit une loi naturelle qui doit être observée, au nom d’une répartition efficace des ressources, quels que soient les débats, rendus eux légitimes, sur la répartition initiale des ressources : il ne faut pas entraver la libre variation des prix si l’on veut obtenir l’efficacité. La valeur d’échange doit être guidée par les lois naturelles. Concernant la justice dans cette distribution des ressources en revanche, les théoriciens modernes de l’équilibre général témoignent d’une conception beaucoup moins naturalisante que Walras (qui refusait les transferts de propriété) et que les physiocrates et, sur ce point, plus proche de Hobbes : une décision collective peut réaliser un remise en cause radicale des droits de propriété. La théorie de l’équilibre général rend cela compatible avec les lois naturelles : car le mécanisme des prix échappe à cette dimension que l’on peut juger, comme Sen, révolutionnaire, ou totalitaire.
Cependant, la méthode galiléenne, appliquée au monde social par Hobbes et davantage encore par les physiocrates qui rejettent le conventionnalisme hobbesien, peut être conçue comme dogmatique, au sens où cette méthode empêche toute critique appuyée sur l’observation. Elle ne considère en effet jamais que la réalité serait susceptible d’infléchir, et a fortiori d’infirmer, la théorie. Ce dogmatisme est ce que les empiristes reprochent aux rationalistes. Les fictions rationalistes sont illégitimes parce qu’elles rendent aveugles. Que les perceptions soient trompeuses ne suffit pas pour ne leur accorder aucune valeur. Locke inaugure cette épistémologie empiriste en rejetant les maximes abstraites des rationalistes 124au nom de l’expérience. Condillac la mène à son terme dans le Traité des systèmes, où il fait la critique radicale de l’épistémologie rationaliste, notamment des fictions à l’œuvre dans la physique depuis Galilée. Il entreprend alors la critique de ces fictions. Cependant, Condillac fait apparaître que les faits d’observation ou l’expérience actuelle ne constituent pas pour autant l’origine du savoir : ils n’en sont que des jalons dérivés. C’est pourquoi il va falloir remonter jusqu’à des faits plus originaires, aujourd’hui disparus, et, pour cela, concevoir des fictions d’un genre nouveau, qui sont d’autres expériences de pensée.
III. Les fictions empiristes : un prisme pour penser
les problèmes de la théorie économique
On retient ordinairement de l’empirisme l’appel aux faits et le refus des systèmes abstraits. La critique des fictions issues de Galilée repose sur la priorité du fait sur la théorie, de l’expérience sur le raisonnement, ou de la sensation sur l’idée abstraite. L’idée abstraite, lorsqu’elle est posée en premier, devient une idée fictive.
C’est Condillac qui, dans le Traité des systèmes, fait la critique radicale de l’épistémologie rationaliste. Il reconnaît sa dette envers Locke qui le premier a rejeté les maximes abstraites des rationalistes et soutenu, dans l’Essai sur l’entendement humain, que toutes les idées viennent des sens. Locke montrait comment les idées sensibles, particulières, donnent naissance aux idées générales, obtenues par un processus d’abstraction à partir de l’expérience. L’idée générale de blancheur exige de percevoir d’abord du lait, de la neige, une fleur de lys, et d’en abstraire les différences pour ne retenir que le point commun, la couleur blanche. La méthode des sciences n’est pas la déduction mais l’induction. Condillac, dans sa critique des déductions rationalistes, se présente comme l’héritier de Locke. Mais selon lui, Locke, en soutenant que les maximes abstraites sont utiles à l’exposition des vérités mathématiques, n’est pas allé assez loin dans ce rejet et, surtout, du côté de l’épistémologie, n’a ni pris en compte ni critiqué une deuxième sorte de principe, à savoir les « suppositions qu’on imagine pour expliquer les choses dont on ne saurait 125d’ailleurs rendre raison » (Condillac, 1749, p. 2) – autrement dit, les fictions rationalistes. C’est cette critique qu’il qu’entreprend dans cet ouvrage en faisant d’entrée de jeu basculer ces suppositions-fictions du côté des rêves de l’imagination :
(…) elles sont d’une si grande ressource pour l’ignorance, si commodes ; l’imagination les fait avec tant de plaisir, avec si peu de peine : c’est de son lit qu’on crée, qu’on gouverne l’univers. Tout cela ne coûte pas plus qu’un rêve, et un philosophe rêve facilement (Condillac, 1749, p. 4).
Parmi les trois arguments qu’énonce Condillac à l’encontre du déductivisme, i.e. du fictionnalisme rationaliste, nous en retiendrons deux. D’abord, puisque la connaissance va du connu à l’inconnu (de la perception d’un cube à la découverte de ses propriétés), et que « toutes nos connaissances viennent des sens », nous n’acquerrons aucune connaissance en partant d’autre chose que des idées des sens (Condillac, 1749, p. 10). Ensuite, notre pouvoir de connaître est limité : puisque nos connaissances viennent des sens, nous sommes condamnés à ignorer les causes inapparaissantes des choses, par exemple, l’origine ultime de l’univers (Condillac, 1749, p. 247).
Les arguments que Condillac avance lui permettent de rejeter, et de moquer tout particulièrement la fable cartésienne :
Que penser donc du projet de Descartes, lorsqu’avec des cubes qu’il fait mouvoir, il prétend expliquer la formation du monde, la génération des corps, et tous les phénomènes ? Que du fond de son cabinet, un philosophe essaie de remuer la matière, il en dispose à son gré, rien ne lui résiste. (…) Mais des hypothèses aussi arbitraires ne répandent du jour sur aucune vérité, elles retardent au contraire le progrès des sciences, et deviennent très dangereuses par les erreurs qu’elles font adopter (Condillac, 1749, p. 222).
Enfin, Condillac explique la construction de la fable, ou plutôt du rêve cartésien, par la confusion de la conception avec l’imagination (Condillac, 1749, p. 222). Ce que Descartes a cru concevoir clairement, il n’a fait que l’imaginer. Or, si elle fait les grands poètes, l’imagination fait aussi les mauvais philosophes (Condillac, 1749, p. 255-267). Condillac critique donc les systèmes rationalistes en tant qu’ils sont fondés sur des fictions, et même constituent de part en part des fictions. Cette critique se fait au nom des faits dont il est nécessaire de partir – donc au nom de l’induction comme seule méthode scientifique valable.
126Comment cette critique empiriste du déductivisme s’applique-t-elle à l’économie ? Si la philosophie de Locke ne contient pas de critique (anticipée) des physiocrates (parce qu’il s’accorde avec eux pour refuser un état de nature conçu comme état fictif), la philosophie de Condillac permet une telle critique en signalant comme fiction leur déductivisme.
Dans la seconde moitié du xviiie siècle, en toute logique, les adversaires des physiocrates, face à une physiocratie déductiviste héritière de la méthode de Galilée et de Descartes, reprennent les arguments que Condillac avait opposés au déductivisme de la science classique. Dans le contexte de la guerre des farines (d’avril à mai 1775) en France qui fait suite à une hausse des prix des grains et du pain du fait de la suppression de la police des grains royale et des mauvaises récoltes des étés 1773 et 1774, le débat oppose les partisans de la libéralisation des grains (les Physiocrates et Turgot) à leurs adversaires. La charge des anti-physiocrates se concentre sur le premier argument avancé par Condillac, à savoir l’ancrage sensible des connaissances, suffisant selon eux pour rejeter le déductivisme du côté de la fiction et lui opposer la méthode inductive : il s’agit d’en appeler à l’expérience pour affirmer que la libéralisation conduit à la famine. C’est ainsi que Linguet, dans son Mémoire sur un objet intéressant pour la province de Picardie, souligne qu’il parle « d’après les faits » alors que les économistes le font « d’après les raisonnements ». Il critique les « petits hommes poudrés à blanc, curieux surtout d’étaler leurs dentelles, qui dissertent profondément sur le semoir » et entreprennent « de manier la charrue dans leur cabinet » (cité par Cohen, 2010, p. 185). Ce n’est pas en bâtissant des systèmes dans un cabinet de philosophe que l’on peut penser l’économie, c’est en constatant par la vue et le toucher que dans des circonstance précises, la culture de la terre n’assure pas la subsistance des hommes. Dans une référence manifeste à l’héritage de Descartes, Mably, de son côté, raille ceux qui sont « assez sots pour fermer les yeux à l’évidence, et douter imperturbablement de tout » (cité par Cohen, 2010, p. 189).
En outre, à la suite de Diderot pour lequel le déductivisme est lié à la théologie (Diderot, 1755, p. 641-642), les anti-physiocrates insistent sur le fait que la physiocratie est une véritable théodicée, i.e. qu’elle va jusqu’à légitimer et pérenniser le malheur humain. Ainsi Linguet s’adresse aux physiocrates : « (…) vous dites à des millions d’hommes, qui gémissent sous le plus réel et le plus affreux esclavage, que leur 127position est juste, qu’elle doit être ainsi, qu’elle est ordonnée de toute éternité par une sagesse incréée » (cité par Cohen 2010, p. 189). Parce qu’il est solidaire d’une nécessité sans faille, le déductivisme justifie et légitime la situation qu’il pose en conclusion. Les antiphysiocrates insistent au contraire sur le fait que la perception n’est pas trompeuse : le pain est cher et les paysans, qui meurent de faim, le savent mieux que quiconque16.
Ainsi, les philosophes empiristes ont produit une critique des fictions économiques issues de la science classique, au nom de la primauté chronologique et logique de l’idée particulière sur l’idée générale. C’est souvent là que l’on s’arrête, en opposant les rationalistes aux empiristes comme les partisans de l’abstrait à ceux du concret. C’est pourtant une vision tronquée de l’empirisme qui, lui aussi, recourt à des fictions, mais des fictions d’un tout autre genre que les fictions rationalistes. Les premières fictions empiristes se trouvent dans la théorie de la connaissance de Locke. Condillac généralise ce recours à la fiction, en inventant un type de genèse fictionnelle que Rousseau applique au monde social et à l’économie politique.
Dans l’Essai sur l’entendement humain, Locke entreprend d’étudier l’esprit de l’homme en se détournant de l’étude du mécanisme du corps humain et en partant uniquement des faits de conscience. Il y fait appel à quelques fictions, parce que la perception sensible ne suffit pas toujours pour comprendre l’origine d’une idée. Par exemple, pour prouver que les idées sont acquises et non innées, il suppose un enfant qui perd la vue, puis la retrouve beaucoup plus tard, et, à cause du temps qui a produit de l’oubli, a alors le sentiment de voir les couleurs pour la première fois (Locke, 1998, p. 54). Cependant, dans l’Essai, un tel recours à la fiction demeure ponctuel : Locke n’entreprend pas de retracer la génération des connaissances humaines à partir d’un premier dispositif fictionnel. Mais, dans la deuxième édition de son livre, il insère une fiction qui va s’avérer décisive pour l’épistémologie empiriste : le problème de Molyneux (Locke, 1998, p. 99-100). Il s’agit, là encore, d’imaginer un homme qui retrouve la vue, mais, à la différence de la précédente fiction, l’individu imaginé est aveugle-né, et l’interrogation porte non sur les couleurs mais sur les figures des objets. Cette fiction permet à Locke de soutenir que les idées de figures non seulement ne sont pas innées, mais qu’elles ne 128sont pas non plus immédiatement acquises, parce qu’elles sont d’abord des images en deux dimensions, comme celles qui s’impriment sur la rétine, et deviennent tridimensionnelles à l’aide de l’expérience17. C’est cette thèse inédite de l’historicité des idées que Condillac fait sienne, en la généralisant à toutes les idées, et qui le conduit à fonder son épistémologie sur un dispositif fictionnel.
Retenant de Locke, outre le primat de l’idée sensible sur l’idée générale, la thèse selon laquelle les idées de figures ont une histoire, Condillac l’applique à la totalité des idées et même aux facultés de l’esprit. Une conséquence de cette application surgit aussitôt : si nos idées se transforment sous le coup de l’expérience18, et sont recouvertes par les idées qu’a formé le souvenir des expériences passées, il n’est plus possible de se contenter d’examiner la façon dont l’esprit combine, actuellement, des idées simples en idées plus complexes ; il est nécessaire de remonter dans le temps, par-delà l’expérience acquise, et d’imaginer ce que les nourrissons éprouvent mais ne peuvent exprimer, à savoir : le point zéro de l’expérience.
Il en résulte, chez Condillac, la fiction qui ouvre l’Essai sur l’origine des connaissances humaines :
Considérons un homme au premier moment de son existence : son âme éprouve d’abord différentes sensations, telles que la lumière, les couleurs, la douleur, le plaisir, le mouvement, le repos : voilà ses premières pensées (Condillac, 1998, p. 31. Nos italiques).
Loin d’être une fiction simplement ponctuelle dans l’ouvrage, elle commande toute sa première partie (la seconde étant fondée sur une autre fiction, que nous laissons de côté ici), puisque c’est à partir d’elle que Condillac, poursuivant sur le mode fictionnel, entreprend la genèse de toutes les idées et opérations de l’âme (imagination, mémoire, réflexion, etc.). La fiction est validée in fine, parce qu’elle finit par rejoindre l’expérience que nous faisons actuellement de nos idées – notamment, des perceptions d’objets distincts les uns des autres, et non des qualités disparates comme des lumières et des couleurs. Les objections de 129Locke aux principes abstraits et aux idées innées sont inutiles. Quoique reconstruite par la pensée à partir d’une supposition, cette fiction est censée correspondre au processus réel de l’acquisition des connaissances, du stade du nourrisson jusqu’à l’homme adulte.
Le Traité des sensations va plus loin dans le processus fictionnel19. D’abord, conformément à ses propres thèses de 1746, Condillac y conçoit l’état de nature perceptif comme un commencement aujourd’hui disparu. Cependant, il ne s’agit pas pour lui de construire un état perceptif constituant le point de départ effectif de la genèse des connaissances. Nous savons en effet qu’il imagine une statue de marbre à laquelle il octroie tour à tour chacun des cinq sens. Le point de départ n’est pas le point zéro de l’expérience, i.e. celui du nourrisson, mais l’exploration tour à tour de différentes sensations, qui, jamais, à l’état ainsi isolé, ne se sont trouvées dans notre esprit. Ce point de départ, ou plutôt ces points de départ, sont ainsi des fictions non seulement parce qu’ils ne relèvent pas de l’expérience actuelle, mais surtout parce qu’ils n’ont jamais existé, et n’existeront jamais dans l’expérience.
Si Condillac modifie ainsi sa théorie de la connaissance en la radicalisant contre Locke et contre ses propres thèses de 1746, c’est parce que ses précédentes conceptions avaient pour conséquence d’attribuer à la vue des sensations issues du tact et des autres sens20. Condillac adresse ainsi à Locke une objection de récurrence – ou d’abstraction inachevée : le philosophe anglais, tout comme lui-même en 1746, n’étaient pas allés assez loin dans la fiction. Le Traité des sensations inaugure ainsi une méthode qui était restée inaboutie dans l’Essai. En 1746, Condillac invente la genèse empiriste, qui consiste à retracer le processus d’acquisition des idées et des facultés en reconstituant par la pensée le point de départ de ce processus. Cette genèse n’a déjà plus rien à voir avec les déductions rationalistes du type de la « fable » de Descartes – au point que nous pouvons, sur la base de ces textes, distinguer fable et fiction : la fable est déductive, nécessitariste, et repose, comme les fictions de Galilée, sur de l’imperceptible ; 130la fiction empiriste part d’un fait construit qui est de nature perceptive (un ensemble de lumières, couleurs, saveurs), est par là même inductive et, parce que le moteur de la genèse n’est autre chose qu’un ensemble de circonstances, introduit dans le monde non pas de la nécessité, mais de la contingence. En 1754, Condillac approfondit cette méthode, en sortant totalement la fiction initiale de l’histoire, au nom d’une plus grande vérité : « (…) il était nécessaire de remonter plus haut que n’a fait ce philosophe [sc. Locke]. Mais dans l’impuissance où nous sommes d’observer nos premières pensées et nos premiers mouvements, il fallait deviner » (Condillac, 1984, p. 289). Dans Le commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre (1776), l’abbé part de la supposition d’une peuplade isolée, et entreprend par-là de fonder la science économique. Chez Turgot, le lien entre le fictionnalisme empiriste et l’économie est encore plus étroit (Chottin, 2016). Le fictionnalisme empiriste a donc lui aussi conditionné des théories économiques. Mais importe ici la façon dont Rousseau, dès 1755, a appliqué cette méthode au monde social et fait des échanges marchands tout autre chose que l’effet d’une déduction nécessaire.
Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes paraît en 1755, neuf ans après l’Essai de Condillac, et un an après son Traité des sensations. Rousseau lisait et connaissait très bien Condillac, qu’il estimait être l’un des plus grands métaphysiciens de son temps. À la suite de Charrak (2013a), nous lisons le Second discours comme une application de la genèse condillacienne au monde social. Il s’agit en effet pour Rousseau de méditer « sur les premières et plus simples opérations de l’âme humaine » (Rousseau, 1971, p. 161) car, « sans l’étude sérieuse de l’homme, de ses facultés naturelles, et de leurs développements successifs, on ne viendra jamais à bout (…) de séparer dans l’actuelle constitution des choses, ce qu’a fait la volonté divine d’avec ce que l’art humain a prétendu faire » (Rousseau, 1971, p. 163). Rousseau dans ce cadre applique à Hobbes – et à tous ceux qui l’ont précédé en philosophie politique – le reproche de récurrence, ou d’abstraction inachevée que Condillac a adressé à Locke en philosophie de la connaissance l’année précédente, dans le Traité des sensations.
Le fondement de ce reproche est identique chez Rousseau et chez Condillac : à savoir l’idée selon laquelle l’expérience modifie en permanence le donné de l’expérience, de telle sorte qu’il est nécessaire de conjecturer pour retracer le processus que l’on souhaite mettre au jour. 131Cette idée, que Condillac mobilisait à propos des connaissances humaines, Rousseau l’applique à l’homme tout entier, i.e. qu’il englobe les passions humaines, que Condillac, dans l’Essai, avait volontairement laissées de côté. Ainsi, pour Rousseau, l’état civil ne s’est pas uniquement ajouté à la nature humaine : avant toute chose, il l’a détériorée. C’est ce que dit la métaphore du dieu marin Glaucus, héritée de Platon :
Semblable à la statue de Glaucus que le temps, la mer et les orages avaient tellement défigurée, qu’elle ressemblait moins à un dieu qu’à une bête féroce, l’âme humaine altérée au sein de la société par mille causes sans cesse renaissantes, par l’acquisition d’une multitude de connaissances et d’erreurs, par les changements arrivés à la constitution des corps, et par le choc continuel des passions, a, pour ainsi dire, changé d’apparence au point d’être presque méconnaissable (…) (Rousseau, 1971, p. 158).
Contre Locke, Rousseau soutient donc que l’état de nature ne saurait se rencontrer dans le présent des sociétés humaines et qu’il est nécessaire de l’imaginer, de le reconstituer, d’une manière analogue à ce que font les physiciens21. Hobbes adopte donc sur ce point la méthode adéquate : l’état de nature est une fiction et non un état historique. Mais il n’est pas allé assez loin dans la fiction, autrement dit n’a pas forgé la bonne fiction. La différence n’est pas seulement de degré, car la fiction rousseauiste est telle qu’il n’y a plus de mécanisme possible. En effet, Hobbes a laissé intactes, dans sa description de l’état de nature, des déterminations proprement sociales. Les passions que Hobbes attribue à l’homme naturel proviennent de la société, comme l’atteste le simple fait qu’elles sont d’ordre relationnel. L’état de guerre de tous contre tous est nécessairement dérivé, second, par rapport à l’état originaire qu’il s’agit de penser. Ainsi, selon Rousseau, l’homme doit être pensé abstraction faite de l’ensemble de ses déterminations sociales, et non de quelques-unes seulement, tout comme la sensation, pour Condillac, doit être pensée abstraction faite de l’ensemble de ses déterminations judicatives, et non de certaines uniquement : « (…) tous, parlant sans cesse de besoin, d’avidité, d’oppression, de désirs, et d’orgueil, ont transporté à l’état de nature, des idées qu’ils avaient prises dans la société. Ils parlaient de l’homme sauvage, et ils peignaient l’homme civil » (Rousseau, 1971, 132p. 168). Il faut donc prendre le fameux « commençons donc par écarter tous les faits » (Rousseau, 1971, p. 169) dans sa plus grande radicalité : Rousseau aboutit à un état de nature de part en part fictionnel, analogue à la sensation du Traité des sensations : « un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent » (Rousseau, 1971, p. 159). L’état de nature de Rousseau s’oppose alors à celui de Hobbes comme au dispositif fictionnel de Le Trosne. Hobbes et Le Trosne, certes comme Rousseau, écartent les faits présents, actuels, mais, dans le droit fil de Galilée et de Descartes, les conçoivent comme de simples apparences, qui empêchent d’apercevoir la vérité sous-jacente. La relative concorde entre les hommes dissimule pour Hobbes leurs passions primitives, et la volonté des législateurs masque pour Le Trosne la naturalité de la justice. Les faits que Rousseau entreprend d’écarter (les inégalités qui semblent, à tort, naturelles, les besoins des agents, la répartition des propriétés, la spécialisation) sont au contraire absolument réels. Ils n’ont rien de résiduel ou de trompeur, comme les frottements de l’air pour Galilée mais épuisent la réalité.
En outre, chez Hobbes et Le Trosne, la nature consiste en un ensemble de lois immuables. Pour Rousseau, la nature est caractérisée par l’absence de lois, aussi bien descriptives que normatives : l’âme humaine n’est soumise ni au mécanisme ni au droit naturel, mais est douée de liberté et de perfectibilité. On n’y trouve aucun mécanisme humain, mais une perfectibilité, aucun droit naturel, mais une solitude initiale. L’homme n’est sorti de cet état qu’à la suite d’un accident hasardeux, sans caractère de nécessité. Loin d’être un mécanisme en mouvement, l’état de nature rousseauiste est ainsi bel et bien un « état », un status22 dont rien ne permet de sortir de façon strictement endogène. Puisque l’homme à l’état de nature, dans le Second discours, ne vit pas en société et ne connaît que deux passions primitives, l’amour de soi et la pitié, qui, à l’inverse des passions hobbesiennes, garantissent toutes deux la conservation de l’espèce humaine, seules certaines circonstances extraordinaires, comme les catastrophes naturelles, ont pu contraindre les hommes à se regrouper, puis à décider de l’instauration d’un État23.
133La méthode de Rousseau pour atteindre l’état de nature est d’abord régressive : elle consiste non pas comme chez Hobbes et le Trosne, à abstraire l’accidentel pour atteindre l’essentiel, mais à abstraire l’histoire pour atteindre la pré-histoire. Plus qu’une fiction, l’état de nature ainsi atteint constitue donc un mythe (Charrak, 2013b). Cette marche régressive est suivie d’une voie progressive pour atteindre le présent et c’est là que les deux types de fiction révèlent toute leur antinomie. Une fois atteint l’ensemble de lois qu’est la nature, Hobbes et Le Trosne produisent une chaîne de déductions, dont le résultat constitue le « vrai » monde, i.e. le monde selon la théorie. Une fois atteint cette origine anomique, Rousseau imagine ce qui a permis d’ouvrir l’histoire (une catastrophe naturelle) et produit un récit. Ce récit n’est pas historique au sens où il demeure hypothétique, mais il est une histoire philosophique, i.e. une reconstitution de ce qui, pour l’essentiel et pour ce qui l’occupe (les inégalités), s’est certainement produit. Il resterait à savoir si les fictions empiristes ont été ou peuvent être à l’origine d’une pensée économique alternative. Cela exigerait d’une part de questionner l’épistémologie de l’économie classique en distinguant la méthode déductive adoptée par Ricardo de l’empirisme de Smith, en s’interrogeant en particulier sur l’éventuel recours par Smith à des fictions empiristes analogues à celles de Condillac et Rousseau. Il faudrait d’autre part interroger la filiation entre les premiers auteurs utilitaristes et la théorie de l’équilibre général.
Conclusion
Nous avons fait apparaître comment la théorie de l’équilibre général, de Walras à Arrow, a hérité de l’épistémologie rationaliste fondée sur des fictions imaginatives telles que celles qu’ont élaborées Galilée puis Descartes. Or les tenants de l’orthodoxie comme ceux de l’hétérodoxie dénient ou négligent le rôle de ces fictions théoriques, qui furent pourtant nécessaires à Galilée et Descartes pour faire apparaître un mécanisme, à Hobbes pour importer ce mécanisme dans le monde social, à Walras pour faire apparaître le marché comme un mécanisme. Cette dénégation 134autorise la critique dite fautivement « critique empiriste », qui consiste à contester la théorie de l’équilibre général en infirmant les hypothèses de la concurrence parfaite. Mais il est vain de chercher à infirmer de cette manière une théorie qui est fondée sur des fictions, et qui peut s’appuyer sur une épistémologie dans laquelle ces fictions sont légitimes et nécessaires. La critique – ou le dépassement – de l’équilibre général fondée sur la contradiction entre les hypothèses de la théorie et l’observation du monde réel ne peut qu’échouer. Si en effet la théorie est explicative précisément parce qu’elle s’écarte de l’expérience sensible, soupçonnée d’être trompeuse, le recours à cette expérience ne peut jamais être un argument opposé à l’explication théorique. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de critique – ou de dépassement – possible de la théorie de l’équilibre général : l’intérêt de l’épistémologie empiriste est d’opposer aux fictions rationalistes d’autres fictions, plus authentiques parce que conformes à la nature humaine. Le débat devrait donc porter non sur l’opposition entre théorie fondée sur des fictions ou théorie fondée sur l’observation mais sur les conditions de légitimité des fictions convoquées.
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1 Nous remercions les participants aux Journées d’études de l’association Charles Gide « Fictions originelles, états hypothétiques et conjectures historiques dans la pensée économique », 13-14 novembre 2015, Paris, et tout particulièrement Laurie Bréban pour ses commentaires sur une première version de ce texte.
2 Les équilibres obtenus à partir d’hypothèses alternatives à celles du modèle concurrentiel sont toujours, implicitement ou explicitement, comparés à l’équilibre concurrentiel Pareto-optimal dont la théorie de l’équilibre général élucide les conditions d’existence.
3 Arrow et Hahn attirent « l’attention sur la nature extrêmement complexe du matériel qu’étudient les économistes, et donc sur la nécessité urgente de simplification et donc d’abstraction » (Arrow & Hahn, 1971, p. vi).
4 Le statut épistémologique des hypothèses de libre concurrence chez Walras a donné lieu à un débat important. Walker (1996, 2006) défend une lecture réaliste des hypothèses walrassiennes, alors que Jaffé (1977, 1980, 1981) suivi sur ce point par Rebeyrol (1999), Bridel (1996), Bridel & Huck (2002), Berthoud (1988, 1989a, 1989b), Baranzini (2005) s’appuient sur le caractère rationaliste de l’épistémologie de Walras pour comprendre le modèle d’équilibre général comme une « utopie réaliste » (Jaffé, 1980, p. 345). L’une des origines de ce débat tient à la difficulté d’interprétation des fictions mobilisées par Walras dans la théorie du tâtonnement.
5 Sur ce point, voir également Chareix : « La fiction, dans sa relation à la structure même de l’énoncé des lois, permet d’atteindre ce qui ne peut se donner sous la forme d’une perception immédiate. Chez Galilée, elle arrache à la profondeur de la matière la structure dérobée aux sens que forme le principe inertiel » (Chareix, 2006, p. 15).
6 Sur cette expérience de pensée et la nécessité, pour la raison cartésienne, de recourir à la fiction, voir Charrak (2013b). Sur le contexte littéraire de cette même fiction, voir Cavaillé (1991).
7 Nous divergeons ici de Jaffé (1977) et Bridel (1996), pour qui le projet walrassien est entièrement normatif et ne saurait constituer une représentation du fonctionnement des marchés. La fiction, chez Galilée et Descartes comme chez Walras, ne s’oppose pas à l’explication du monde réel. Elle la constitue.
8 C’est dans cette perspective que Walras s’irrite de ce qu’on lui « jette à la tête le marché des fonds publics anglais, le système d’enchères anglais, le système d’enchères hollandais etc. (…) Eh bien, ces Messieurs feraient mieux de traiter ces cas (qui ne sont pas bien compliqués une fois la méthode générale trouvée) plutôt que d’en arguer pour soutenir que le cas général ‘‘ne rentre pas dans la science’’ » (Lettre à Bortkiewicz du 27 février 1891, citée par Rebeyrol (1999, p. 91).
9 Le jugement de Bridel et Huck selon lequel l’équilibre concurrentiel est « un point fixe, un repère ou même un camp de base à partir duquel les économistes mènent leurs investigations théoriques » (2002, p. 514) s’applique davantage à la conception néo-walrassienne de l’équilibre général qu’à Walras lui-même.
10 Cette transposition ne pouvait être proposée par Descartes lui-même, car elle suppose d’avoir d’abord réduit l’homme et la société à des mécanismes analogues à ceux des êtres de la nature, i.e. de les avoir matérialisés. C’est donc, en ce sens, un ennemi de Descartes, du point de vue de sa conception de l’homme, qui s’inscrit dans sa filiation.
11 Hobbes n’emploie pas le mot « fiction » pour qualifier l’état de nature.
12 Selon nous, et à distance de ce que soutient F. Tricaud (1988), ces exemples ne font donc pas sortir l’état de nature hobbesien de la modalité du fictionnel. Sur l’état de nature de Hobbes envisagé comme hypothèse à confirmer plutôt que comme fiction, voir Gauthier (1969) et Hampton (1986).
13 Voir Y.-Ch. Zarka (1998, p. 225-232).
14 Quoiqu’elles ne soient peut-être pas à l’équilibre optimal, ces économies ne correspondent pas à une situation de chaos.
15 Sur ce point, voir Larrère (2007), qui souligne tant le rationalisme des physiocrates que ce qui les distingue radicalement de Hobbes. Sur Quesnay plus particulièrement, voir Ege (2007).
16 Voir Cohen (2010, p. 184 sq.).
17 Pour une étude de la réponse de Locke au problème de Molyneux, voir Parmentier (2000).
18 Nous avons là un cas particulier de ce que Charrak nomme « la dimension rétroactive de la genèse » (Charrak, 2009, p. 72), processus selon lequel l’émergence de la réflexion modifie en retour les opérations et les sensations précédemment acquises.
19 Sur ce point, voir Jaquet (2010) et Citton (1993). Ce dernier fait de l’anthropologie du Traité des sensations celle-là même du libéralisme – selon une perspective qui n’est pas incompatible avec la filiation Condillac-Rousseau sur le plan épistémologique que nous esquissons ici.
20 C’est ainsi que Locke, dans son Essai, soutient que les sensations visuelles originaires contiennent des figures en deux dimensions, alors que ces figures, d’après le Traité des sensations, sont des idées qui en réalité viennent du toucher.
21 Comme le souligne Charrak (2013b), la référence à la physique classique intéresse Rousseau pour ses dispositifs fictionnels, davantage que pour le mécanisme qu’elle met en œuvre – à la différence, manifestement, de Hobbes et des physiocrates.
22 Selon l’expression d’A. Matheron (1969, p. 160).
23 En tant que non contradictoire, l’état de nature rousseauiste fait partie de la catégorie des possibles. C’est la raison pour laquelle Rousseau reste plus prudent que Hobbes quant à son éventuelle réalité passée.
- CLIL theme: 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN: 978-2-406-08068-8
- EAN: 9782406080688
- ISSN: 2495-8670
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-08068-8.p.0099
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 06-08-2018
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: General equilibrium, market, fiction, empiricism, rationalism