La fiction d’une chaîne de coopération Une lecture solidariste de la théorie rawlsienne de la justice entre les générations
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
2018 – 1, n° 5. varia - Auteur : Rio (Cédric)
- Pages : 291 à 313
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
La fiction
d’une chaîne de coopération
Une lecture solidariste de la théorie rawlsienne
de la justice entre les générations
Cédric Rio
Centre Maurice Halbwachs
CNRS/EHESS/ENS
Introduction
L’objet général des théories contemporaines de la justice est de déterminer les principes ou les finalités censés être mis en œuvre par des institutions publiques en vue d’édifier une société bonne ou juste (Arnsperger & Van Parijs, 2003)1. Selon la théorie envisagée, une telle société sera celle qui permettra aux membres de maximiser leur utilité, ou bien une société dans laquelle sont garantis des droits considérés comme fondamentaux, etc.2
Malgré des difficultés théoriques liées notamment au statut des individus qui n’existent pas encore, ou dont l’identité dépend des faits 292et gestes des vivants3, ces théories s’appliquent également à la justice entre les générations4. Tout en reconnaissant une responsabilité morale des vivants à l’égard des membres des générations futures, elles ont pour objectif spécifique de répondre à la question de savoir ce que les vivants – ou les membres des générations présentes – doivent aux générations futures. De manière générale, aborder le thème de la justice entre les générations suppose de réfléchir aux modalités permettant de concilier une prise en compte du sort des membres des générations présentes et celui des membres des générations futures, éventuellement au regard de ce qui a été réalisé par les générations précédentes.
Avec Brian Barry, John Rawls fut un des premiers théoriciens de la justice à traiter du thème de la justice entre les générations (Gosseries, 2009a). Il y consacre peu de pages : seuls les paragraphes 44 et 45 de Théorie de la justice (Rawls, 1987) portent sur ce thème, tandis qu’il est traité rapidement dans plusieurs de ses travaux, Libéralisme politique (Rawls, 2006b), Le droit des peuples (Rawls, 2006a), ainsi que dans sa reformulation de la théorie de la justice, La justice comme équité (Rawls, 2008). Il défend cependant une thèse qui est au cœur des débats contemporains : pour le philosophe, s’il importe de permettre aux individus futurs de jouir de leurs droits fondamentaux à la liberté, il convient également que les vivants puissent jouir de ces mêmes droits. La contribution demandée aux membres des générations qui se succèdent dans le temps doit donc être telle que ces deux exigences soient remplies : demander des contributions suffisantes aux vivants au nom des droits générations futures tout en limitant ces contributions au nom des droits des vivants. Les niveaux de contribution sont illustrés par ce que Rawls nomme le « juste principe d’épargne5 », 293c’est-à-dire un taux d’épargne générationnelle qui garantit « que chaque génération recevra son dû de ses prédécesseurs et, de son côté, satisfera de manière équitable les demandes de ses successeurs » (Rawls, 1987, p. 328).
C’est dans ce cadre que le philosophe élabore une des caractéristiques principales de son approche de la justice entre les générations : il envisage les rapports intergénérationnels sous l’angle d’un « système de coopération » sur le long-terme. Si les générations « ne sont pas subordonnées les unes aux autres », il convient malgré tout de « concevoir la vie d’un peuple comme un système de coopération tout au long du devenir historique » (Rawls, 1987, p. 331). Cette perspective peut être comparée à une chaîne de coopération au sein de laquelle chaque génération constitue un maillon qui doit œuvrer équitablement à « la charge de la réalisation et du maintien d’une société juste » (Rawls, 1987, p. 330).
Nous proposons dans cette contribution un parallèle entre cette chaîne de coopération et la thèse défendue par les solidaristes, et plus particulièrement Léon Bourgeois, d’une dette sociale transgénérationnelle. Dans une première partie, nous précisons la thèse de Bourgeois selon laquelle le legs transmis par les générations passées constitue une dette pour les vivants, dette qui doit être acquittée en améliorant et en transmettant ce legs aux générations suivantes. Nous soulignons comment cette thèse est à rapprocher de la critique par les solidaristes de l’idée d’un droit de propriété individuelle entendu comme un droit absolu, mais nous indiquons également ses difficultés face à l’« objection du don », formulée notamment par Nozick, qui conteste que le fait de recevoir oblige à donner en retour.
Nous nous focalisons ensuite plus spécifiquement sur la chaîne de coopération rawlsienne. Dans la deuxième partie, nous rappelons les caractéristiques de la chaîne de coopération tout en insistant sur une différence théorique de taille entre Rawls et les solidaristes : tandis que les derniers s’opposent au contractualisme, Rawls pense la justice sociale, incluant la justice sociale entre les générations, à l’appui d’une méthode contractualiste. Malgré cette opposition, nous pensons qu’il est pertinent de proposer une lecture solidariste de la chaîne de coopération : c’est ce que nous développons au sein de la troisième partie. Nous soulignons d’une part que l’action des vivants en faveur des 294générations suivantes est pensée par Rawls comme le remboursement du legs transmis par les générations passées. Nous montrons d’autre part que cette perspective concernant les générations est cohérente avec la vision rawlsienne du rapport entre les individus et la société dans laquelle ils évoluent, comme l’illustrent l’opposition au free riding et ses développements autour de l’union sociale. Dans une quatrième et dernière partie, nous revenons à la question de la justification d’un devoir d’agir pour les générations suivantes. Nous démontrons que la chaîne de coopération rawlsienne répond à l’objection du don. Si le niveau d’épargne générationnelle dépend du legs transmis par les générations passées, suivant une logique solidariste, le devoir moral d’agir résulte de deux éléments indépendants : une application de la règle d’or et la finalité de la coopération sur le long-terme.
I. Le solidarisme et l’objection du don
À la fin du xixe siècle, la reconnaissance progressive de l’idée d’une interdépendance fondamentale entre les membres d’une même société, et donc la nécessité d’une coopération sociale entre eux, est une des raisons pour lesquelles l’État social voit le jour en France (Castel, 1995). Prôner l’interdépendance des parties au tout conduit à affirmer une socialisation de la responsabilité, et à reconnaître que les situations sociales des personnes sont consécutives de l’ordre social dans lequel elles évoluent, et non de comportements individuels différenciés. Si cela ne constitue pas la seule explication, l’évolution des représentations de la justice et de l’ordre social résulte en partie de l’impact des thèses d’auteurs s’inscrivant au sein du courant solidariste et qui affirment une telle interdépendance6. Par l’entremise de Léon Bourgeois, auteur important de ce courant, l’approche solidariste développe une conception 295spécifique des rapports intergénérationnels fondée sur la redevabilité. Cette approche doit cependant faire face à l’« objection du don ».
I.1. La redevabilité sociale de Léon Bourgeois
En tant qu’ils héritent de ce qui a été réalisé par le passé, les vivants bénéficient de conditions qui dépendent nécessairement des contributions consenties par leurs ancêtres. Pour Léon Bourgeois, les vivants doivent de fait quasiment tout à leurs prédécesseurs : leur identité, leurs préférences et les projets qu’ils développent, leurs conditions de vie et les dettes auxquelles ils peuvent devoir faire face, et plus largement le niveau de développement de la société dont ils sont membres, dépendent des niveaux de coopération consentis par les membres des générations passées :
Les aptitudes de notre corps, les instruments et les produits de notre travail, les instincts qui veillent en nous, les mots dont nous nous servons, les idées qui nous guident, la connaissance que nous avons du monde qui nous entoure, qui nous presse et que cependant nous dominons, tout cela est l’œuvre lente du passé ; tout cela, depuis le jour de notre naissance, est sans cesse mis par ce passé à notre disposition, à notre portée, et, pour la plus grande part, s’incorpore en nous-mêmes (Bourgeois, 1998, p. 43-44).
En raison de cette interdépendance fondamentale, les individus contractent dès leur naissance une « dette […] envers la société ». Bourgeois défend ainsi la thèse d’une redevabilité sociale qui se perpétue de génération en génération :
L’homme ne devient pas seulement, au cours de sa vie, le débiteur de ses contemporains ; dès le jour même de sa naissance, il est un obligé. L’homme naît débiteur de l’association humaine (Bourgeois, 1998, p. 43).
Au regard de la reconnaissance au moins « présumée » par les générations vivantes des bénéfices issus des efforts des générations passés et donc des dettes contractées envers elles, Léon Bourgeois considère que les individus de générations distinctes sont liés par un « quasi-contrat », compris comme un « contrat rétroactivement consenti » (Bourgeois, 1998, p. 48). Le concept de « quasi-contrat » est une référence à l’article 1371 et suivants du Code civil, renvoyant à une situation dans laquelle des 296individus ne sont pas en mesure de donner ou non leur consentement. C’est en raison de cette reconnaissance présumée que les vivants doivent agir à leur tour pour les générations suivantes. Les vivants sont censés acquitter leur dette en contribuant non seulement à la préservation de la civilisation, mais aussi à son développement :
Ainsi tout homme, au lendemain de sa naissance, en entrant en possession de cet état d’humanité meilleur que lui ont préparé ses ancêtres, contracte, à moins de faillir à la loi d’évolution qui est la loi même de sa vie personnelle et de la vie de son espèce, l’obligation de concourir, par son propre effort, non seulement au maintien de la civilisation dont il va prendre sa part, mais encore au développement ultérieur de cette civilisation (Bourgeois, 1998, p. 46-47).
Les membres des générations successives sont dans l’obligation morale, en d’autres termes, non seulement de s’assurer de la préservation de ce qui a été réalisé par les générations passées, mais aussi de contribuer à l’amélioration de cet héritage au nom du progrès :
Sa liberté est grevée d’une double dette : dans la répartition des charges qui naturellement et moralement, est la loi de la société, il doit, outre sa part dans l’échange des services ce qu’on peut appeler sa part dans la contribution pour le progrès (Bourgeois, 1998, p. 47).
I.2. Du statut de la propriété à l’objection du don
Les critiques formulées à l’encontre de l’approche solidariste concernent avant tout leur conception de la propriété : les solidaristes contestent le caractère absolu du droit de propriété individuelle en soulignant le fait que les individus possèdent des biens en partie grâce à la société dans laquelle ils évoluent. Deux auteurs solidaristes sont emblématiques sur ce point : Alfred Fouillée et Léon Duguit7. Pour le premier, qui développe ses thèses peu avant Bourgeois, puisque l’acquisition d’un bien n’est possible que par le biais d’une coopération entre plusieurs membres de la société, et qu’une part du bien acquis est constituée par la nature et n’est donc pas l’œuvre de l’acquéreur, il convient de reconnaître une propriété sociale aux côtés de la propriété individuelle. Léon Duguit, de son côté, défend l’idée d’une destination sociale de la 297propriété individuelle. Selon lui, la reconnaissance de droits individuels s’explique et se justifie par des exigences sociales. En vertu de cette idée, les propriétaires de biens ont une responsabilité vis-à-vis de la société en tant que ce droit de propriété a également été consenti pour répondre à des demandes sociales.
C’est l’approche solidariste développée par Duguit qui est plus spécifiquement critiquée par Ludwig von Mises. Pour ce membre éminent de l’école autrichienne d’économie, le problème posé par la conception solidariste de la propriété est qu’il ne serait plus possible pour les individus d’user librement des biens acquis, ce qui revient dans les faits à supprimer un droit à la propriété :
Le solidarisme veut maintenir la propriété privée des biens de production. Cependant il met au-dessus du propriétaire une instance – soit l’État représenté par la loi, soit la conscience, conseillée par l’Église – qui doit inciter le propriétaire à faire de sa propriété un juste usage. L’on doit empêcher l’individu d’exploiter outre mesure sa position dans le processus économique. Il faut imposer à la propriété certaines limites. L’État ou l’Église, la loi ou la conscience, deviennent ainsi dans la société le facteur décisif. La propriété doit se soumettre à leurs directives et cesse d’être l’élément fondamental de l’ordre social. Elle ne subsiste que dans la mesure où la loi ou la morale lui en laissent la latitude. En réalité la propriété est supprimée, puisque le propriétaire doit, pour gérer ses biens, se conformer à d’autres principes que ceux qui le guidaient dans la défense de ses intérêts pécuniaires (Von Mises, 1938, p. 304).
C’est en vertu d’une telle conception de la propriété que Léon Bourgeois peut avancer un argument complémentaire à celui de la redevabilité en faveur d’un devoir des vivants à coopérer : les vivants ne sont que les usufruitiers de l’héritage transmis par leurs ancêtres, et non les propriétaires exclusifs de cet héritage. C’est parce que les efforts consentis par les générations précédentes n’ont pas été réalisés pour une seule génération mais pour l’ensemble des générations suivantes que chaque génération est censée acquitter cette dette en agissant à son tour pour les suivantes. Les vivants transmettent l’héritage perçu car il ne leur appartient pas en propre :
Mais si cette dette est contractée envers les ancêtres, à qui sommes-nous tenus de l’acquitter ? Ce n’est pas pour chacun de nous en particulier que l’humanité antérieure a amassé ce trésor, ce n’est ni pour une génération 298déterminée, ni pour un groupe d’hommes distinct. C’est pour tous ceux qui seront appelés à la vie, que tous ceux qui sont morts ont créé ce capital d’idées, de forces et d’utilités. C’est donc envers tous ceux qui viendront après nous, que nous avons reçu des ancêtres charge d’acquitter la dette ; c’est un legs de tout le passé à tout l’avenir. Chaque génération qui passe ne peut vraiment se considérer que comme en étant l’usufruitière, elle n’en est investie qu’à charge de le conserver et de le restituer fidèlement (Bourgeois, 1998, p. 45).
Cette discussion autour du statut du droit de propriété est ainsi directement liée à des discussions théoriques autour du libre consentement à coopérer, et donc de la justification d’un remboursement de l’héritage perçu par le passé au bénéfice des générations suivantes. La défense par les solidaristes d’une conception sociale de la propriété est en effet liée à leur affirmation d’une redevabilité des vivants au regard des efforts consentis par leurs ancêtres. Plus précisément, la défense d’une telle redevabilité de génération en génération implique cette remise en cause d’un droit de propriété individuel : les vivants sont redevables en tant qu’ils reconnaissent que les biens dont ils bénéficient aujourd’hui ne sont pas imputables à leur activité propre, mais à l’activité des générations passées, voire de leurs contemporains.
L’approche solidariste des relations intergénérationnelles se caractérise par une réciprocité indirecte descendante : alors qu’une réciprocité directe consiste pour une personne ou un groupe de personnes à rendre un équivalent directement à la personne qui lui a attribué quelque chose, une réciprocité indirecte consiste à le rendre à un tiers8. Ici, les vivants agissent pour les générations suivantes au regard des efforts consentis par les générations passées. Ce principe de réciprocité indirecte descendante renvoie à une conception populaire de la justice entre les générations (Gosseries, 2004a). Celui-ci doit néanmoins faire face à un certain nombre de difficultés théoriques qui en réduisent la pertinence. Il convient tout d’abord de démontrer que les vivants peuvent bel et bien avoir une obligation morale au regard de ce qui a été réalisé par des personnes aujourd’hui décédées9. Il importe également de justifier le 299lancement de la chaîne de coopération : pourquoi la première génération se propose-t-elle de coopérer, puisque, par définition, celle-ci n’a pas pu bénéficier des efforts réalisés par les générations précédentes ? Ce cas théorique a des conséquences pratiques importantes, puisqu’il concerne des situations dans lesquelles une génération est dans l’obligation de « partir de zéro », soit en raison de contingences externes (par exemple, une catastrophe climatique a réduit à néant ce qui a été construit par le passé), soit parce que les générations passées n’ont pas joué le jeu et ont transmis des dettes à leurs successeurs10.
Mais l’« objection du don » constitue l’objection théorique la plus fondamentale en tant qu’elle conteste le lien de cause à effet établi entre la réception d’un don et l’obligation de le rendre. Cette objection a notamment été développée par Robert Nozick11, auteur qui s’inscrit dans le courant libertarien, influencé entre autres par l’école autrichienne. Pour les libertariens, le respect de la propriété de soi est central : une société juste est une société dans laquelle chaque individu est libre de disposer comme il le souhaite de son corps et des biens légitimement acquis (Arnsperger & Van Parijs, 2003). Ainsi, si Nozick ne conteste pas la possibilité d’une juste coopération entre contemporains et entre générations évoluant à des périodes distinctes, ni même le fait que les vivants héritent de bénéfices résultant de la coopération des générations passées, il s’oppose à l’idée selon laquelle la réception d’un bénéfice oblige une personne à agir en retour :
Vous ne pouvez pas décider de me donner quelque chose, disons un livre, puis m’arracher l’argent pour le payer, même si je n’ai rien de mieux à acheter avec cet argent. […] Quelqu’un ne peut pas, quels que soient ses buts, se contenter d’agir de façon à offrir des avantages aux gens, puis en exiger (ou s’approprier) un paiement. Ceci s’applique également à un groupe de personnes. Si vous n’avez pas le droit de faire payer pour des avantages que vous offrez aux autres sans un accord préalable, vous n’avez certainement pas le droit de le faire pour des avantages qui ne vous coûtent rien à offrir, et à coup sûr, les gens n’ont pas besoin de vous rembourser pour des avantages qui ne coûtent rien quand on en bénéficie, et que pourtant d’autres personnes ont fourni. Aussi le fait que nous soyons partiellement des « produits sociaux » en ceci que nous bénéficions de modèles d’une longue série de gens oubliés depuis longtemps, 300formes comprenant des institutions, des façons de faire les choses, enfin un langage […], ne crée pas en nous une dette flottante générale que la société actuelle peut saisir et utiliser comme il lui plaira (Nozick, 2008, p. 124).
Nozick ne se focalise pas directement sur le thème des générations. Les conclusions à tirer de sa position sont cependant évidentes : on ne peut affirmer selon lui que les générations successives sont contraintes d’agir pour les générations suivantes pour le simple fait qu’elles bénéficient d’un héritage transmis par les générations précédentes. L’idée solidariste selon laquelle les individus sont « obligés » dès leur naissance car ils héritent des bienfaits de la coopération passée est de fait fragilisée. Si le statut social de l’héritage transmis par les générations précédentes défendu par les solidaristes peut permettre d’éviter l’objection, cette position est tributaire d’une conception spécifique et contestée de la propriété individuelle.
II. Une opposition de taille
autour du contractualisme
La mise en avant par Léon Bourgeois du quasi-contrat illustre une stricte opposition aux penseurs du contrat social, en particulier Jean-Jacques Rousseau (Crétois, 2014), et l’idée selon laquelle les individus accorderaient leur consentement à la société et aux lois qui la régissent : il s’agit bien au contraire d’affirmer que les êtres humains sont hétéronomes en tant qu’ils naissent au sein d’une société déjà constituée, société qui a pu se développer grâce aux efforts des générations passées. La différence est de taille : pour les contractualistes, incluant John Rawls, c’est parce que les membres reconnaissent leur intérêt qu’ils coopèrent ; pour les solidaristes, les individus n’ont pas le choix et doivent rendre ce dont ils héritent à la naissance. La perspective contractualiste de Rawls le conduit à ne pas renoncer au consentement volontaire des individus à la coopération : ceux-ci coopèrent car ils reconnaissent qu’il est dans leur intérêt de le faire, non pas parce qu’ils en sont contraints.
John Rawls est en effet un contractualiste : il justifie les principes de justice qu’il défend en développant l’hypothèse d’un contrat originel. Des 301contractants sont censés s’accorder autour de la définition des principes de justice qu’une société juste se doit de poursuivre. Ces participants au contrat originel agissent volontairement et en toute autonomie, mais sous « voile d’ignorance » : ils ne savent dès lors rien des situations particulières qui sont les leurs au sein de la société et qui pourraient les amener à privilégier telle ou telle règle en fonction de ces circonstances12. Ils ne savent rien de leurs conditions sociales ni de leur statut au sein de la réalité, ou encore des talents naturels ou compétences dont ils peuvent bénéficier. De même, ces participants au contrat originel ignorent la nature des projets qu’ils souhaitent mener, leur propre conception du bien. En vertu de ce voile d’ignorance, l’accord sur les principes se fonde « sur la seule base de considérations générales », alors même que ces participants sont supposés désirer maximiser leur propre bien-être, et s’assurer qu’ils disposeront des conditions nécessaires à la poursuite de leur propre conception de la vie bonne dans la réalité. Ils sont censés en ce sens agir uniquement en fonction de cet intérêt personnel et n’adoptent pas de comportements altruistes. En vertu de ces conditions, les participants au contrat originel doivent pouvoir s’accorder sur les principes de justice qui régissent une société juste.
Cette méthodologie s’applique également pour la justice entre les générations. Dans ce cadre, « le problème éthique consiste à se mettre d’accord durablement sur un sentier d’évolution qui traite de manière juste toutes les générations dans l’ensemble de l’histoire de la société » (Rawls, 1987, p. 331). Les participants au contrat originel sont invités à déterminer non pas un taux d’épargne générationnelle fixe mais un « éventail de taux » selon le niveau de développement de la société (Rawls, 1987, p. 327). Ces différents taux indiquent les niveaux d’efforts auxquels doit consentir une génération pour la suivante pour qu’une transmission soit considérée comme juste. Le contexte spécifique de la justice entre les générations – il s’agit non plus uniquement de s’intéresser au sort des contemporains, mais aussi des ancêtres et des membres des générations futures – conduit cependant Rawls à apporter quelques précisions. Ainsi, s’il est inconcevable d’« imaginer un accord direct » entre non-contemporains, les participants au contrat originel peuvent s’accorder sur un principe d’épargne générationnelle en se demandant 302« combien (quelle fraction du produit social) ils seraient prêts à épargner à chaque degré de richesse que la société franchit, si toutes les générations avaient appliqué le même barème » (Rawls, 2008, p. 219). Autrement dit, le principe correct pour Rawls est « celui que les membres de n’importe quelle génération (et donc de toutes les générations) adopteraient comme le principe qu’ils auraient souhaité que les générations précédentes adoptent, aussi loin dans le temps qu’on puisse remonter » (Rawls, 2008, p. 219)13.
Les réflexions de Rawls sur le juste principe d’épargne le conduisent à défendre un modèle « deux-temps14 » sur le long terme : une phase d’accumulation suivie d’une phase de croisière. Au sein de la phase d’accumulation, les générations successives doivent dégager une épargne générationnelle positive, c’est-à-dire non seulement préserver les acquis du passé, mais également ajouter un certain niveau de ressources qu’elles auront elles-mêmes créées. Chaque génération doit ainsi transmettre à la suivante un état de la société amélioré par rapport à ce qu’elle a reçu de la précédente. Parmi ces ressources sont inclues les biens économiques, sociaux et culturels15. Une fois atteint l’objectif de l’accumulation, à savoir l’édification des institutions de base de la société, la deuxième et dernière phase, celle de « croisière », peut être mise en œuvre, durant laquelle chaque génération doit préserver ces institutions dont elle a elle-même pu bénéficier pour pouvoir les transmettre en l’état à la génération suivante. À ce niveau de développement de la société, chaque génération est censée se contenter de faire parvenir à la génération suivante ces institutions de base de la société héritées du passé. Au-dessus de ce seuil, chaque génération peut, si elle le souhaite, épargner en faveur de la génération suivante, mais ceci ne constitue désormais en rien un 303devoir moral envers les droits des membres des générations futures, contrairement à la phase d’accumulation qui précède16.
À l’instar de l’approche solidariste de Bourgeois, qui prône l’idée selon laquelle les générations successives doivent agir pour développer la civilisation au nom du progrès, Rawls affirme donc que des générations doivent agir au nom du développement de la société. Mais ce développement doit poursuivre une finalité plus spécifique et est donc limité dans le temps et concerne un nombre fini de générations.
La finalité de l’épargne générationnelle s’inspire de l’idée d’un État stationnaire telle que défendue par John Stuart Mill dans le chapitre 6 du livre IV de ses Principes d’économie politique, intitulé « Of the Stationary State » (Mill, 1987). Comme l’affirme Rawls, une société dans laquelle sont édifiées les institutions de bases « n’est pas caractérisée par une grande abondance » : « c’est une erreur de croire qu’une société juste et bonne devrait aller de pair avec un haut niveau de vie matériel » (Rawls, 1987, p. 331). Il ne s’agit donc pas de défendre un accroissement des richesses de génération en génération, mais bien plutôt un développement politique et social spécifique. Dans la mesure où l’application du principe de différence, qui régit le niveau d’inégalités jugé acceptable au sein des générations, « n’exige pas une croissance économique continuelle de génération en génération pour maximiser indéfiniment les attentes des plus défavorisés », mais nécessite plus simplement « un équilibre stable dans lequel une structure de base juste est soutenue et reproduite à travers le temps », Rawls indique qu’il ne souhaite « certainement pas exclure l’idée soutenue par Mill d’une société dans un état stationnaire juste où l’accumulation du capital (réel) peut cesser » (Rawls, 2008, p. 218). Rawls l’affirme plus positivement dans Le droit des peuples, son opuscule sur la justice globale, dans lequel il fait un parallèle entre son approche de la justice globale et celle de la justice intergénérationnelle : « Je suis la position de Mill selon laquelle l’objectif de l’épargne est de rendre possible une juste structure de base de la société. » (Rawls, 2006a, p. 132).
304III. Une lecture solidariste
de la chaîne de coopération
Le parallèle que nous proposons entre la chaîne de coopération et la pensée solidariste peut paraître surprenant. Rawls ne fait aucune référence au solidarisme dans ses écrits, tandis que sa méthode contractualiste constitue ainsi une différence fondamentale – et semble-t-il décisive – avec cette perspective. Si les principes de justice que Rawls défend sont au cœur des discussions théoriques contemporaines, la méthode contractualiste qu’il utilise et les hypothèses qui y sont développées, en particulier anthropologiques, sont également âprement discutées et contestées. Il lui est en effet souvent reproché de faire l’hypothèse de participants à la position originelle complètement isolés du social, tels des atomes, et donc indépendants de toute forme d’interférence de la part des autres membres de la société ainsi que du contexte social ou encore culturel dans lequel ils évoluent. Les auteurs dits « communautariens » contestent ainsi la thèse selon laquelle un individu puisse être en mesure de dire ce qu’est le juste, de déterminer ses propres fins, ses conceptions de la vie bonne, de constituer sa propre identité, en se détachant des déterminismes culturels ou socio-historiques : pour Michael Sandel par exemple, il n’y a aucun sens à concevoir un « moi désengagé » (Sandel, 1997) dans la mesure où c’est, au contraire, seulement en référence à ces appartenances qui préexistent à l’individu que celui-ci est capable de concevoir les fins qui sont les siennes et de dire ce qu’est le juste.
Si cette critique est justifiée pour la position originelle – ce qui ne signifie pas qu’elle est nécessairement valide –, les participants étant effectivement coupés de la réalité sociale en vertu du voile d’ignorance, elle ne l’est plus en dehors de cette position originelle. La défense par Rawls d’une chaîne de coopération constitue selon nous une illustration, parmi d’autres17, que ce dernier développe une perception du rapport entre l’individu et son environnement social qui doit conduire à nuancer l’objection communautarienne, voire qui coïncide avec leur propre perception et celle des solidaristes.
305Tout comme la perspective solidariste, la théorie de la justice de Rawls est une théorie réciprocitaire (Barry, 1991, p. 212). Le philosophe adhère à un principe d’interdiction de free-riding, c’est-à-dire le fait d’adopter un comportement de type passager clandestin consistant à bénéficier d’une association humaine sans y contribuer en retour (Gosseries, 2004b). Pour lui en effet, « nous n’avons pas à tirer profit de la coopération des autres sans contrepartie équitable » (Rawls, 1987, p. 142). Un tel comportement est même pour Rawls le comble de l’immoralité, quitte à minimiser d’autres types de comportements a priori condamnables (Guérard de Latour, Radica & Spector, 2015). Celles et ceux qui produisent les efforts nécessaires en vue d’une coopération avantageuse pour tous sont en droit d’attendre des contributions équivalentes de la part de ceux qui bénéficient de cette coopération :
[Q]uand un certain nombre de personnes s’engagent dans une entreprise de coopération mutuellement avantageuse selon des règles et donc imposent à leur liberté des limites nécessaires pour produire des avantages pour tous, ceux qui sont soumis à ces restrictions ont le droit d’espérer un engagement semblable de la part de ceux qui ont tiré avantage à leur propre obéissance (Rawls, 1987, p. 142).
À travers le concept d’union sociale – ou d’« union sociale d’unions sociales18 » –, Rawls défend en outre l’idée selon laquelle les individus ne sauraient se réaliser sans la coopération des autres membres de la société dans laquelle ils évoluent. Ils ne seraient pas en mesure de développer leurs capacités ou talents qui leur sont propres. Pour Rawls, « nous ne méritons pas (au sens moral du terme) notre place dans la distribution des dons innés » (Rawls, 2008, p. 110) : non seulement les talents ou « dons innés » dont nous avons hérité sont le résultat d’une pure contingence liée à la naissance, mais c’est en outre parce que nous vivons dans une société « déjà là », d’ores et déjà constituée, qu’il nous est possible de les développer. Plus précisément, c’est grâce à cette union sociale que chacun peut développer ses talents dans la mesure où chacun bénéficie des talents d’autrui :
Ainsi, nous pouvons dire, en suivant Humboldt, que c’est grâce à une union sociale fondée sur les besoins et les potentialités de ses membres que chacun 306peut avoir sa part de la totalité des atouts naturels des autres une fois réalisés. Nous sommes alors conduits à l’idée que l’espèce humaine forme une communauté dont chaque membre bénéficie des qualités et de la personnalité de tous les autres, telles qu’elles sont rendues possibles par des institutions libres ; tous reconnaissent que le bien de chacun est un élément d’un système sur lequel ils sont d’accord et qui leur apporte des satisfactions à tous (Rawls, 1987, p. 567).
Rawls revient sur cette idée dans Libéralisme politique. Après une longue citation du même Humboldt, il affirme que :
les personnes ont besoin les unes des autres ; en effet, c’est seulement grâce à la coopération active avec les autres que nos talents peuvent être réalisés et, en grande partie, grâce aux efforts des autres. C’est seulement grâce aux activités de l’union sociale que l’individu peut-être complet (Rawls, 2006b, p. 380).
En vertu de l’interdiction de free riding, les individus vivant au sein d’une société bien ordonnée – c’est-à-dire régie par des principes de justice – sont non seulement censés reconnaître les apports de la société dans laquelle ils évoluent, mais également y contribuer à leur tour.
On retrouve une telle conception de la solidarité dans la manière dont Rawls conçoit la justice entre les générations : il prend appui sur un principe de réciprocité – ou d’équité – indirecte descendante équivalent à celui développé par les solidaristes (Masson, 2009). En écrivant que « [le] capital transmis [à travers l’épargne juste] est le remboursement de ce que les générations précédentes ont donné […] » (Rawls, 1987, p. 328-329, nous soulignons), Rawls affirme à l’instar de Bourgeois que les vivants sont censés rendre les bénéfices hérités du passé en contribuant à leur tour à la coopération intergénérationnelle au bénéfice des générations futures, et ils sont censés le faire parce qu’ils ont reçu des bénéfices issus de la coopération passée.
Ainsi, l’union sociale ne concerne pas uniquement les contemporains. Elle concerne aussi les générations passées qui ont peu à peu constitué les fondations de la société dans laquelle naissent et évoluent les générations qui se succèdent dans le temps :
On peut imaginer que cette communauté dure dans le temps et, ainsi, on peut concevoir que, dans l’histoire de la société, les contributions des générations qui se succèdent coopèrent de la même façon. Nos prédécesseurs nous ont laissés libres de continuer ou non ce qu’ils ont commencé à réaliser ; leurs 307réalisations affectent les entreprises que nous choisissons et définissent un arrière-plan plus vaste pour comprendre nos objectifs. Dire que l’homme est un être historique, c’est dire que la réalisation des capacités d’individus vivant à un moment donné demande la coopération de nombreuses générations (et même de sociétés) pendant une longue période de temps (Rawls, 1987, p. 567).
Si les vivants sont en mesure de développer des capacités qui leur sont propres, ils le doivent en grande partie à la coopération des générations passées, coopération qui a permis notamment le développement économique, social, voire institutionnel de la société dans laquelle ils évoluent.
IV. Une chaîne de coopération rawlsienne
plus convaincante face à l’objection du don
Comme nous l’avons indiqué, l’« objection du don » développée en particulier par Nozick concerne l’approche solidariste en tant qu’elle remet en cause l’obligation de coopérer en raison du fait que l’on bénéficie d’une coopération antérieure. Or, cette objection était destinée plus précisément à Rawls et son principe d’équité, Nozick étant un des critiques les plus importants et influents, avec la publication de Anarchie, État et utopie dès 1974, trois ans après Théorie de la justice. Nous voulons montrer cependant que la chaîne de coopération rawlsienne est moins sujette à l’objection que ne l’est la perspective solidariste. En effet, chez Rawls, si le niveau d’épargne demandé à une génération dépend du niveau de développement de la société ou, en d’autres termes, de ce qui a été réalisé par les générations passées, et est donc fondé sur le principe de réciprocité, le devoir d’épargne générationnelle est justifié à l’appui d’autres éléments que nous allons clarifier. L’approche rawlsienne permet en outre de mieux justifier en quoi certaines générations sont censées dégager une épargne générationnelle positive.
Même si cela n’est pas clairement explicité par Rawls lui-même, on peut considérer qu’il défend une corrélation positive entre le niveau de développement de la société – plus précisément, le niveau d’avancée par rapport à la finalité de l’épargne, à savoir l’édification des institutions 308de base – et le niveau d’épargne générationnelle requis19. En supposant que toutes les générations précédentes ont accompli leurs devoirs et qu’aucun évènement exogène ne vienne perturber la constitution de l’environnement politique et social, plus la phase d’accumulation est avancée – et donc plus la réalisation de la finalité de celle-ci est proche – plus l’effort d’épargne générationnelle demandé sera important. Les premières générations inscrites au sein de la phase d’accumulation sont donc censées épargner à un niveau relativement bas, tandis que les « dernières » générations à s’inscrire au sein de la phase d’accumulation, par hypothèse plus favorisées car bénéficiaires des efforts consentis par leurs ancêtres, sont censées produire plus d’efforts. Un principe de réciprocité indirecte descendante s’applique ainsi en tant que ce qui est à transmettre à la génération suivante dépend de ce qui a été transmis par la génération précédente.
Le devoir d’épargne générationnelle n’est donc pas fondé sur le principe de réciprocité mais sur d’autres éléments. Lors de notre discussion sur les modalités du choix de l’épargne générationnelle, nous avons déjà rencontré ce qui constitue un premier argument : il consiste en une application au sein du contexte intergénérationnel de la règle d’or selon laquelle il convient d’agir comme on aurait aimé que les autres agissent. Au sein de la position originelle, « un principe d’épargne qui fonde nos devoirs vis-à-vis des autres générations » est « celui que les membres de n’importe quelle génération (et donc de toutes les générations) adopteraient comme le principe qu’ils auraient souhaité que les générations précédentes adoptent, aussi loin dans le temps qu’on puisse remonter » (Rawls, 2008, p. 219).
Mais il importe aussi de justifier au nom de quoi les générations qui s’inscrivent au sein de la phase d’accumulation doivent dégager une épargne générationnelle positive. Défendre l’idée selon laquelle les générations successives doivent dégager une épargne positive semble a priori difficile dans une perspective libérale-égalitariste telle que défendue par Rawls : cela est contradictoire avec le principe du maximin ou de différence, en vertu duquel une société juste est une société dans laquelle le sort des plus défavorisés doit être optimisé. Une application stricte du principe de différence dans un contexte intergénérationnel voudrait que 309les plus défavorisés perçoivent le fruit des efforts d’épargne consentis par les générations successives. Dans l’hypothèse où les générations successives ont effectivement dégagé une épargne positive, les plus démunis se trouvent au sein des générations précédentes et aujourd’hui décédés, ce qui rend impossible l’application du principe, comme Rawls le souligne (Rawls, 1999, p. 254)20. À l’inverse, demander aux membres d’une génération d’épargner, c’est-à-dire de transférer des ressources aux membres de la génération suivante, vient contredire un tel principe. Dans l’hypothèse où les générations qui se sont succédées dans le temps ont toutes consenti à un effort d’épargne positive, et en supposant en outre qu’aucune circonstance ne vient freiner ou détruire l’accumulation des ressources qui a été produite dans le temps, chaque génération dispose de plus de ressources que la génération qui la précède. Ainsi, épargner revient dans les faits à distribuer des ressources aux personnes qui, au moins potentiellement, sont les plus riches.
Nous retrouvons ici le deuxième élément permettant de fonder un devoir d’agir pour les générations suivantes. Sans que Rawls ne le souligne explicitement, la finalité attribuée à la chaîne de coopération permet en effet de justifier la non-application au moins provisoire de ce principe (Gaspart & Gosseries, 2007), et donc de justifier l’épargne générationnelle positive. L’existence d’institutions de base est en effet un préalable nécessaire pour garantir à chacun le respect de droits fondamentaux à la liberté. En l’absence de telles institutions, et donc en l’absence d’une épargne positive dégagée par les générations successives, il serait tout simplement impossible de mettre en œuvre les principes de justice. La finalité de la chaîne de coopération illustre le caractère « suffisantiste » de la perspective rawlsienne de la justice entre les générations : une société juste doit s’assurer que les individus disposent d’un 310minimum social leur garantissant le respect de leurs droits (Casal, 2007, p. 324-325). Plus précisément, Rawls défend une conception positive du suffisantisme. Contrairement à une conception négative du suffisantisme, selon laquelle seul le fait de garantir un seuil minimal a une importance morale, la théorie de la justice comme équité véhicule à la fois des principes égalitaristes et suffisantistes. Il est important de garantir à chacun un minimum social, mais nous devons également nous préoccuper de l’écart de richesses ou de conditions de vie qui existent entre les individus qui vivent au-dessus du seuil minimal à garantir pour constituer une société juste (Casal, 2007). On peut de même caractériser l’approche rawlsienne de « suffisantisme institutionnel », dans la mesure où ce sont ici les institutions de base de la société qui permettent l’application des principes de justice et donc de garantir la liberté aux membres de la société en question21.
Une fois la phase d’accumulation achevée en revanche, et contrairement à ce que Rawls affirme lui-même, autoriser une épargne positive lorsque les institutions de base sont édifiées est illégitime22, et ce pour au moins deux raisons. Premièrement, si la finalité de la phase d’accumulation justifie que l’on mette de côté des principes égalitaristes intragénérationnels, ce n’est plus le cas une fois la finalité atteinte (Solow, 1974 ; Gosseries, 2004a, p. 222-223). Une préoccupation égalitariste devrait conduire au contraire à interdire une épargne générationnelle positive pour se focaliser sur le sort des plus défavorisés des générations présentes. Deuxièmement, dans un monde aux ressources finies, l’autorisation sans limitation de l’épargne conduit à terme à dégrader l’environnement naturel, à réduire les ressources disponibles et donc la part des ressources octroyées aux individus qui vivront dans un futur plus lointain. Même si l’existence de ressources renouvelables permet en théorie de relativiser l’entropie soulignée en particulier par les défenseurs de la décroissance, il n’en reste pas moins que nous ne pouvons accroître indéfiniment les ressources à disposition (Meadows, 1972). En ce sens, une croissance infinie des ressources n’est pas durable : poursuivre l’accumulation est injuste cette fois pour les générations qui suivront celles qui auront 311bénéficié d’une épargne générationnelle supplémentaire en tant qu’il sera impossible de le leur transmettre (Rio, 2015, p. 115).
Conclusion
Nous avons proposé au sein de cette contribution un parallèle entre d’une part la perspective solidariste de Léon Bourgeois concernant les rapports intergénérationnels et sa thèse d’une redevabilité sociale transgénérationnelle et d’autre part la chaîne de coopération intergénérationnelle développée par Rawls pour illustrer les modalités de la justice entre les générations. Malgré une opposition frontale concernant la méthodologie contractualiste, la chaîne de coopération s’appuie sur un principe de réciprocité indirecte descendante similaire à celui développé par Bourgeois. Mais tandis que ce dernier justifie à l’appui de ce principe le devoir des vivants à agir en faveur des générations suivantes, Rawls définit en vertu de ce principe le niveau d’épargne générationnelle auquel les générations successives doivent consentir.
On peut donc estimer que la chaîne de coopération rawlsienne véhicule une conception des relations intergénérationnelles proche de celle de Léon Bourgeois et des solidaristes. Mais la position rawlsienne concernant la justice entre les générations apparaît plus solide, en particulier face à l’« objection du don ». Les solidaristes sont fragilisés par cette objection qui conteste le fait que le fait de recevoir un legs oblige à rendre en retour, directement ou à un tiers, et leur position est tributaire d’une conception sociale du droit de propriété individuelle. À l’inverse, cette objection ne concerne pas véritablement Rawls puisque d’autres arguments permettent de fonder le devoir d’agir pour les générations suivantes : l’application de la règle d’or et la finalité de la coopération, c’est-à-dire construire et pérenniser les institutions de base de la société afin de garantir aux individus leur droit fondamental à la liberté.
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1 On peut recenser quatre théories contemporaines de la justice : l’utilitarisme, le libéral-égalitarisme, le libertarisme et enfin le marxisme. Ces quatre théories font bien sûr l’objet de débats internes importants et permanents que nous ne pouvons rapporter ici de manière exhaustive.
2 Nous remercions les deux évaluateurs anonymes d’une version précédente à ce texte pour leurs commentaires et remarques. Un certain nombre de modifications et de précisions ont été apportées afin d’y répondre le mieux possible.
3 Nous faisons allusion ici aux problèmes de Non-existence et de Non-identité, problèmes qui interrogent la possibilité d’accorder des droits aux individus qui n’existent pas encore. Nous mettons de côté ici ces questions, en les supposant résolues. Pour une discussion des débats contemporains sur la justice entre les générations et sur les raisons d’un devoir d’agir des vivants pour les générations futures, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage (Rio, 2015). Voir également Axel Gosseries (Gosseries, 2004a).
4 Par « génération », nous entendons dans cette contribution une cohorte d’individus nés au sein d’une même période. Il y a donc plusieurs générations vivantes, et l’expression de « génération future » renvoie à une cohorte d’individus non encore vivante ou non encore en âge d’être autonome. Nous supposons ici que les vivants ont une responsabilité morale d’agir pour les générations suivantes, et laissons donc de côté la question évidemment très importante du fondement de cette responsabilité morale.
5 Nous utilisons ici la formule telle que traduite par Catherine Audard dans Théorie de la justice (Rawls, 1987). Dans la reformulation de la théorie de la justice, La Justice comme équité, Bertrand Guillarme privilégie l’expression de « principe d’épargne juste ». En version originale, Rawls évoque « the just savings principle » (Rawls, 1999).
6 Le « solidarisme » constitue dans les faits un courant politique dont les références et les interprétations peuvent différer selon les auteurs. De même, si Léon Bourgeois est une figure historiquement reconnue de ce courant, d’autres auteurs, à l’instar de Charles Gide ou Alfred Fouillée, n’en sont pas moins importants dans la genèse de ce courant. Pour une présentation du solidarisme et des discussions interprétatives qui l’entourent, voir La Pensée solidariste (Audier, 2010). Nous mettons de côté ces discussions en nous focalisant ici sur les écrits de Léon Bourgeois et l’importance accordée à l’idée de dette sociale.
7 Pour une discussion sur les thèses sur la propriété de Fouillée et Duguit et le contexte historique dans lequel celles-ci sont développées, voir les analyses classiques de Gide et Rist (Gide & Rist, 1922), et plus récemment Crétois (Crétois, 2014).
8 Pour une discussion sur les différentes formes de réciprocité, voir Gosseries (Gosseries, 2009b).
9 Nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage (Rio, 2015, p. 54-57), pour une discussion sur ce point. La cohérence de la position réciprocitaire dans un contexte intergénérationnel suppose une telle croyance pour Axel Gosseries (Gosseries, 2004a, p. 131).
10 Pour une discussion sur ce problème de la première génération, voir Rio (Rio, 2015, p. 57-60).
11 Cette objection est également développée par Brian Barry (Barry, 1991, p. 232).
12 Le voile d’ignorance est expliqué et commenté par Rawls (Rawls, 1987, § 24, p. 168-174).
13 À noter que John Rawls corrige très fortement les modalités du choix des contractants quant au principe d’épargne entre la première version de Théorie de la justice et la reformulation de celle-ci dans La Justice comme équité. Les modalités citées ici sont également développées dans Libéralisme politique. Pour plus de précisions sur ces modifications et corrections, voir Rio (Rio, 2015, p. 96-100).
14 L’expression est d’Axel Gosseries (Gosseries, 2004a, p. 200).
15 « Chaque génération doit non seulement conserver les acquisitions de la culture et de la civilisation et maintenir intactes les institutions justes qui ont été établies, mais elle doit aussi mettre de côté, à chaque période, une quantité suffisante de capital réel accumulé. Cette épargne peut prendre des formes diverses, depuis l’investissement net dans les machines et les autres moyens de production jusqu’aux investissements en culture et en éducation. » (Rawls, 1987, p. 325) À noter donc que Rawls n’inclut pas explicitement les ressources naturelles.
16 Rawls est quelque peu ambigu en revanche à propos d’une éventuelle autorisation de désépargne au sein de la phase de la croisière dès lors que l’on se situe au-dessus du seuil de suffisance, et donc dans l’hypothèse où une ou des générations précédentes ont dégagé une épargne générationnelle une fois le seuil atteint. Mais si l’on suit l’interprétation proposée par Axel Gosseries (Gosseries, 2013), la désépargne est possible en tant que les générations qui se situent au sein de la phase de croisière ont pour unique devoir de préserver les institutions de base, et non le surplus qui aurait pu être dégagé par les générations précédentes.
17 La partie III de Théorie de la justice, et tout particulièrement ses développements sur le sens de la justice, en constitue notamment une autre illustration. Sur ce point, voir Guérard de Latour (Guérard de Latour, 2015).
18 Dans la traduction française de Libéralisme politique, Catherine Audard indique qu’il convient de privilégier l’expression « union sociale d’unions sociales » à « union sociale », comme proposé dans la version française de Théorie de la justice (Rawls, 2006b, p. 379).
19 Cette interprétation de l’approche rawlsienne est défendue et discutée notamment par Brian Barry (Barry, 1989, p. 189).
20 Pour Rawls, en effet, « [i]l n’y a pas moyen pour les futures générations de venir en aide à la génération antérieure la moins fortunée. Ainsi le principe de différence ne s’applique pas pour la question de la justice entre les générations et le problème de l’épargne doit être traité autrement » (Rawls, 1999, p. 254. Nous traduisons). À noter qu’il est néanmoins possible d’appliquer une version légèrement modifiée du principe de différence en faveur des membres les plus démunis des générations présentes. Comme l’affirment Frédéric Gaspart et Axel Gosseries, « [s]i nous nous préoccupons réellement des plus démunis de manière significative, il n’y a pas de bonne raison qui pourrait expliquer pourquoi, si la situation de l’individu le plus démuni ne peut pas être améliorée, nous devrions rester indifférents à la situation de la personne la plus démunie qui suit » (Gaspart & Gosseries, 2007, p. 202. Nous traduisons).
21 Nous remercions un évaluateur anonyme de nous avoir incité à mettre l’accent sur ce point.
22 À noter toutefois que certaines circonstances peuvent conduire à reproduire une phase d’accumulation : événements provoquant une dégradation des institutions de base, accroissement de la population, etc. Sur ce point, voir Gosseries (Gosseries, 2011, p. 326-335).
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN : 978-2-406-08068-8
- EAN : 9782406080688
- ISSN : 2495-8670
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08068-8.p.0291
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 08/06/2018
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : John Rawls, Léon Bourgeois, solidarisme, système de coopération, justice entre les générations, principe de réciprocité