Élasticité des anticipations et instabilité de l’équilibre général chez Hicks, Lange, Modigliani et Patinkin
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
2018 – 1, n° 5. varia - Auteur : Rubin (Goulven)
- Pages : 55 à 87
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
Élasticité des anticipations
et instabilité de l’équilibre général chez Hicks, Lange,
Modigliani et Patinkin
Goulven Rubin
Université de Lille
LEM-CNRS (UMR 9221)
Dans le sillage de Valeur et capital, publié par John R. Hicks en 1939, Oskar Lange et Don Patinkin ont interprété le chapitre 19 de la Théorie générale comme relevant de la question de la stabilité de l’équilibre général. Cette étude s’intéresse à la façon dont chacun a traité la question des anticipations dans ce contexte. À ces trois économistes nous ajoutons Franco Modigliani. La connexion entre Hicks, Lange et Patinkin a été soulignée avec raison par Robert Clower (1965). Hicks (1939) le premier envisage de traduire les intuitions de Keynes dans le langage de la théorie walrassienne qu’il élabore alors. Lange (1945) affirme explicitement suivre sa démarche. Patinkin est formé à l’Université de Chicago où il suit les cours de Lange entre 1944 et 1945. L’appendice mathématique de Valeur et capital était un des principaux supports du cours d’économie mathématique donné par ce dernier. Ces influences hicksienne et langienne se reflètent dans Money, Interest and Prices, l’ouvrage qu’il publie en 1956 et qui va servir de base à l’enseignement de la macroéconomie avancée jusqu’au début des années 1970 (Stanley Fischer, 1993). Avec Patinkin, Franco Modigliani fait partie de la génération d’économistes qui a établi le courant principal de la macroéconomie keynésienne dans 56l’après-guerre. « Liquidity Preference and the Rate of Interest » (Modigliani, 1944) son premier article publié, repris de sa thèse de doctorat, fait apparaître l’influence du Hicks de Valeur et capital (1939) autant que celle du Hicks de « Mr Keynes and the Classics » (1937). Lange (1938, 1942) est aussi cité et discuté. Un polycopié servant de support de cours à la fin des années 1950 et contenu dans les archives de l’Université Duke (Modigliani, 1955), montre que Modigliani a cherché à développer un modèle d’équilibre général désagrégé afin de discuter les thèses de Hicks (1939) et de Lange (1945). Ce document et l’importance de son auteur justifient son addition au trio Hicks-Lange-Patinkin identifié par Clower.
Notre point de départ est le constat, probablement fait par Hicks, du caractère par trop imprécis de la discussion de Keynes concernant les anticipations. Ce dernier écrit ainsi dans le chapitre 19 :
If the reduction of money-wages is expected to be a reduction relatively to money-wages in the future, the change will be favourable to investment, because as we have seen above, it will increase the marginal efficiency of capital ; whilst for the same reason it may be favourable to consumption. If, on the other hand, the reduction [of money-wages] leads to the expectation, or even to the serious possibility, of a further wage-reduction in prospect, it will have precisely the opposite effect. For it will diminish the marginal efficiency of capital and will lead to the postponement both of investment and of consumption (Keynes, 1936, p. 263).
Le fait qu’une réduction des salaires courants génère l’anticipation d’une « réduction supplémentaire des salaires » (« further wage reduction ») ne suffit pas à garantir une chute de la consommation et de l’investissement. Tout dépend de l’ampleur de la baisse des salaires futurs anticipés relativement à celle des salaires courants. Si elle est de moindre ampleur, il peut très bien en résulter un accroissement de la demande. Ce que Hicks apporte dans Valeur et capital, c’est un concept pour reprendre cette discussion en des termes plus précis : la notion d’élasticité des anticipations. Intégrée à la théorie de l’équilibre temporaire, cette notion lui permet d’étendre la discussion de Keynes sur le rôle des anticipations dans la capacité d’autorégulation du système capitaliste. En réalité, l’idée que les anticipations soient la clé d’une théorie de la crise des années 1930 apparaît déjà dans un texte que Hicks publie en 1933. On la retrouve dans les dernières pages de « A Suggestion for Simplifying the Theory of Money » en 1935. Mais comme nous allons le montrer, l’idée rencontre plusieurs difficultés dans Valeur et capital. Partant de là, il s’agit de comprendre comment l’approche de Hicks 57concernant les anticipations est reprise par plusieurs économistes qui ont joué un rôle majeur dans l’établissement du courant principal keynésien aux États-Unis : Oskar Lange, Franco Modigliani et Don Patinkin. Nous soutiendrons que Valeur et capital contient un programme de recherche théorique qui est d’abord détourné par Lange puis rejeté par Patinkin et Modigliani. Lange redéfinit la signification de la dynamique et abandonne le problème crucial de la formation des anticipations. Patinkin va plus loin en abandonnant l’idée que les anticipations sont la clé de la crise. Pour lui, l’approche hicksienne fait des anticipations une « boîte de Pandore » sur laquelle on ne peut faire reposer une théorie de la crise. La position de Modigliani est moins claire mais, pour des raisons que nous préciserons, elle va dans le sens de Patinkin.
I. L’évolution endogène de l’élasticité
des anticipations et la possibilité
d’un effondrement du capitalisme chez Hicks
Dans sa recension de A Contribution to the Theory of the Trade Cycle, Kaldor (1951) s’étonne du silence de l’auteur sur la question des anticipations1. En effet, le thème des anticipations est l’un des fils rouges de la réflexion de Hicks durant les années 1930. Nous ferons d’abord apparaître le contraste entre la nécessité criante d’une théorie de la formation des anticipations dans le propos de Hicks et le caractère pour le moins embryonnaire de ce qui est proposé dans Valeur et capital. Nous discuterons ensuite les raisons pour lesquelles Hicks offre un traitement si peu systématique de cette dimension de l’analyse.
I.1. Anticipations et instabilité
de l’équilibre temporaire
Pourquoi peut-on affirmer que les anticipations jouent un rôle clé dans l’approche proposée par Hicks en 1939 ?
58Dans la seconde partie de Valeur et capital, Hicks étudie les conditions de stabilité d’un équilibre général statique c’est-à-dire d’une économie hors de toute temporalité. Il prétend alors démontrer mathématiquement que cette stabilité est garantie par les effets de substitution entre marchandises à condition que les effets revenus se compensent au niveau agrégé. Dans les dernières parties de son ouvrage, Hicks étudie une économie qui comporte de la monnaie et des titres et qui s’inscrit dans une temporalité. Le temps est découpé en semaines. Chaque lundi, les prix d’équilibre sont déterminés et le reste de la semaine est consacré à la production et aux échanges. Désormais, les plans des agents sont de nature intertemporelle et ils dépendent des prix qu’ils anticipent au-delà de la période courante. Ces anticipations de prix sont fondées sur la connaissance des prix passés et celle des prix courants. Le paramètre clé pour l’analyse est l’élasticité des prix anticipés par rapport aux prix courants. Si elle est nulle, on peut considérer que les prix futurs anticipés dépendent uniquement de l’expérience des prix passés et reflètent la croyance en des prix « normaux » invariables. Ainsi, dans l’approche de Hicks, les agents ne connaissent pas directement l’économie. Ils l’appréhendent uniquement par l’intermédiaire des prix passés et présents à partir desquels ils extrapolent les prix futurs.
Dans ce contexte, Hicks distingue la question de la dynamique et celle de la formation des prix. L’analyse dynamique est l’étude de l’évolution du système économique sous la forme d’une séquence d’équilibres temporaires. Mais pour que cette analyse soit possible, il faut s’assurer qu’un équilibre soit atteint chaque lundi. Hicks ne maîtrise pas les outils mathématiques nécessaires à l’analyse des conditions d’existence de l’équilibre. Il se concentre donc sur ce qu’il appelle la « formation des prix » dans les chapitre 9 et 10 puis le problème de la stabilité dans le chapitre 20 :
We are supposing that trading continues, on the Monday, until supplies and demands are brought into equilibrium ; this is essential in order for us to be able to use the equilibrium method in dynamic theory. Since we shall pay much attention to the process of equilibration which must precede the formation of the equilibrium prices, our method seems to imply that we conceive of the economic system as being always in equilibrium. We work out the equilibrium prices of one week, and the equilibrium prices of another week, and leave it at that (Hicks, 1946, p. 131).
Ce paragraphe distingue bien les deux problèmes. Rétrospectivement, nous pourrions distinguer la question de la stabilité en un point du 59temps, le lundi, ou problème de la stabilité de l’équilibre temporaire et la question de la stabilité de l’équilibre inter-temporel ou « equilibrium over time » (1946, p. 132). Le second type d’équilibre désigne une situation dans laquelle les anticipations de prix des agents se vérifient. On peut donc se demander si la séquence d’équilibres temporaires converge vers un équilibre intertemporel. Mais ceci n’est pas la question qui préoccupe le plus Hicks dans les derniers chapitres de Valeur et capital.
Dans le chapitre 20 de Valeur et capital, Hicks analyse les conditions de stabilité de l’équilibre temporaire. En d’autres termes, il se demande à quelles conditions le système peut trouver un équilibre chaque lundi en supposant qu’il existe. Le cas qu’il considère est celui où un déséquilibre sur l’ensemble des marchés des biens conduit à un ajustement proportionnel de tous les prix. Dans ce cas, aucun effet de substitution standard ne peut stabiliser le système. Il suppose d’abord que le taux d’intérêt est constant et explique alors que la stabilisation de l’économie dépend de l’évolution du rapport entre prix présents et prix futurs anticipés, c’est-à-dire de la nature des effets de substitution intertemporelle. Ceci dépend de l’état des anticipations mesuré par l’élasticité des anticipations. Si celle-ci est inférieure à un les agents hâtent leurs dépenses et la déflation stabilise l’économie. Si elle est égale à un, aucun mécanisme de stabilisation n’existe. Si elle est supérieure à un, la substitution intertemporelle se fait dans le mauvais sens et les déséquilibres sont aggravés par la déflation (ou l’inflation). En d’autres termes, la stabilité du système dépend entièrement de l’élasticité des anticipations à ce stade de l’analyse. Par la suite, il examine la possibilité que l’ajustement du taux d’intérêt ramène l’équilibre. L’argument qui mobilise est celui de trappe à liquidité. En cas de déflation le taux d’intérêt peut buter sur un niveau minimum lié aux caractéristiques fondamentales de l’économie. Ceci est aggravé par l’inélasticité des anticipations de taux d’intérêt. Celles-ci font qu’une variation des taux courts n’entraîne pas forcément une variation des taux longs. À nouveau, la forme des anticipations joue un rôle clé.
Comme nous l’avons montré ailleurs (Rubin, 2011), cette analyse est utilisée par Hicks pour fournir une nouvelle interprétation de la position de Keynes dans le chapitre 19 de la Théorie générale. De son point de vue, Keynes supposerait une élasticité unitaire des anticipations. Mais rejetant la possibilité de l’instabilité comme étant irréaliste, il introduirait une hypothèse de rigidité des salaires pour restituer sa 60stabilité au système. Hicks rejette cette approche imputée à Keynes. Dans les derniers chapitres de Valeur et capital, il propose d’inscrire le danger de l’instabilité à l’intérieur d’une théorie des cycles conçue comme l’analyse d’une séquence d’équilibres temporaires. Il se donne comme hypothèses de base des anticipations de prix inélastiques et la rigidité des salaires, des hypothèses qui, d’après lui, excluent le scénario d’un équilibre instable. Pour justifier la possibilité d’un tel scénario, il lui faut donc expliquer comment l’élasticité des anticipations de prix peut varier d’une semaine à l’autre en passant de 0 à 1 ou plus. En outre, Hicks suppose que le degré d’élasticité des anticipations commande la rigidité des salaires. Il substitue à la « pierre angulaire » de la théorie de Keynes (la rigidité des salaires), une « pierre angulaire » hicksienne : l’élasticité des anticipations et la théorie qui rendrait compte de ses variations au cours du cycle. Endogénéiser l’élasticité des anticipations est ainsi une nécessité interne de l’approche invoquée à la fin de l’ouvrage de 1939.
L’absence de théorie concernant la formation des anticipations et la nécessité de combler cette lacune est déjà formulée dans « A Suggestion for Simplifying the Theory of Money » (1935). D’après Hicks, la demande de monnaie dépend des coûts de transaction, du rendement des titres et de la fréquence des paiements. Les deux derniers facteurs doivent être anticipés. Cela pose le problème de la formation de ces anticipations :
If I am right, the whole problem of applying monetary theory is largely one of deducing changes in anticipations from the changes in objective data which call them forth (Hicks, 1935, p. 13).
Hicks insiste ensuite sur la difficulté que pose ce passage des données objectives aux anticipations. Il parle à ce sujet d’un « fossé qui gît sous nos pieds » [« a gap which lies behind us »] (1935, p. 14). Lorsqu’il en vient à évoquer la possibilité d’un équilibre instable, dans le même article, Hicks souligne bien qu’il recourt à une hypothèse particulière concernant la formation des anticipations et qu’ainsi il contourne l’obstacle (« this is jumping over my gap », 1935, p. 16). On peut considérer que cette remarque revient à affirmer la nécessité d’une solution plus adéquate.
Ce problème est à nouveau évoqué dans la recension de la Théorie générale publiée par Hicks en 1936. Ce dernier souligne alors la parenté entre l’approche de Keynes et celle qu’il développe en s’inspirant des 61Suédois2. Le trait qui retient son attention est l’intégration des anticipations comme une donnée de l’analyse au même titre que les dotations et les préférences des agents (1936, p. 240). Ceci permet d’analyser les propriétés de statique comparative d’un système en dehors de l’équilibre stationnaire ou de l’équilibre normal. Mais cela ne permet pas l’étude des effets d’une perturbation de l’équilibre au-delà de la période courante. Une théorie de la formation des anticipations fait défaut.
Ainsi, dès le milieu des années 1930, Hicks pointe explicitement une lacune de la « théorie monétaire » : le « gap » de la formation des anticipations.
I.2. Hicks a-t-il cherché à théoriser
les variations de e dans Valeur et capital ?
Le signe le plus évident d’un effort d’élaboration théorique concernant la formation des anticipations dans Valeur et capital est le concept d’élasticité des anticipations de prix. Ce concept n’a pas seulement la vertu de simplifier l’analyse, il débouche aussi sur une endogénéisation des anticipations de prix que l’on pourrait qualifier d’intra-temporelle.
Toute l’analyse hicksienne est sous-tendue par une même théorie des choix intertemporels. Les agents doivent établir des plans pour le présent et pour toutes les périodes futures à l’intérieur de leur horizon temporel. Ces plans dépendent des prix présents et des prix futurs anticipés. L’enjeu essentiel de cette théorie est l’analyse des effets de substitution intertemporels générés par les variations du rapport entre prix présents et prix futurs. Au regard de la théorie des choix statiques, un nouveau problème surgit : l’état présent de l’économie peut avoir un effet sur les prix anticipés des biens futurs. Or, « si notre théorie doit conduire à des résultats utiles, nous devons prendre en compte cet effet » (1946, p. 204). Le concept d’élasticité des anticipations de prix relève d’une méthode pour rendre la discussion la plus simple possible. Hicks suppose que le rapport entre prix futurs et prix courants est réductible à une seule grandeur. Ceci revient à supposer que le prix futur anticipé d’une marchandise dépend uniquement du prix courant de cette marchandise et que la relation entre le prix courant et le prix futur est la même (élasticité identique) quel que soit l’horizon du prix et 62quel que soit l’agent considéré. Hicks considère que son hypothèse est la plus générale car elle n’implique aucune distinction entre les agents ou entre les prix (salaires et prix des biens en particulier). Le concept de Hicks n’introduit pas seulement une simplification. Il endogénéise les prix anticipés puisqu’ils sont désormais fonction des prix courants. On peut traduire l’idée en écrivant : où e est l’élasticité des anticipations3. L’endogénéisation reste néanmoins partielle car l’élasticité, la clé de l’analyse de stabilité de l’équilibre temporaire, demeure un paramètre.
Cette approche est suffisante pour montrer la possibilité théorique d’une situation d’instabilité. Mais il faut encore convaincre le lecteur de la plausibilité d’une telle situation. Pour cela, il faut expliquer pourquoi l’élasticité des anticipations est susceptible d’atteindre voire de dépasser l’unité en phase de récession. En d’autres termes, le concept d’élasticité des anticipations permet de saisir l’effet d’une variation des prix courants sur les prix anticipés à l’intérieur la période courante. Mais il ne donne pas d’indication sur la manière dont la situation courante de l’économie peut affecter la formation des anticipations lors des périodes ultérieures. Il reste à opérer l’endogénéisation intertemporelle des anticipations.
Hicks a-t-il essayé de théoriser les variations de e ? Cela n’est pas certain. Dans le contexte de Valeur et capital, la théorisation serait une tentative d’expliquer les variations de l’élasticité des anticipations en lien avec les concepts de la théorie des choix intertemporels développée par l’économiste. Hicks propose bien une série d’arguments justifiant les variations de e mais il s’agit de fragments d’analyse éparpillés et incomplets.
Hicks considère que l’agent économique croit généralement en l’existence de « prix normaux ». Si les prix s’écartent de leur valeur normale, ils doivent y revenir. L’hypothèse de base est donc celle de l’inélasticité des anticipations de prix. Le problème consiste à expliquer comment les anticipations de prix deviennent élastiques. À la toute fin 63du chapitre 21 et dans la conclusion de Valeur et capital, Hicks relâche l’hypothèse d’uniformité des anticipations d’un agent à l’autre et étudie comment une proportion croissante de la population peut basculer dans le camp des agents à anticipations élastiques. D’un chapitre à l’autre, on peut repérer quatre types d’arguments invoqués pour expliquer comment l’élasticité des anticipations de prix d’un agent change au cours du cycle.
i) Premier argument, dans la phase ascendante du cycle, les agents développent des anticipations élastiques parce que les prix des marchandises qu’ils vendent, ou qu’ils achètent s’élèvent. C’est le cas des industriels avant d’être celui des salariés ou de leurs syndicats :
At the same time there is a tendency to a general rise in the prices of the more sensitive commodities ; and within a little, we may suppose that some industrialists may have time to develop elastic expectations (at least for that length of time which is mainly relevant for the sort of production processes in which they are engaged) (1946, p. 295-296).
La précision entre parenthèses fait écho à un argument développé, dans une note de bas de page du chapitre 21, pour expliquer l’hétérogénéité des anticipations (1946, note 1, p. 271). Même s’ils sont persuadés que la hausse des prix est temporaire (foi en un prix normal), les industriels développent des anticipations élastiques dès lors qu’ils considèrent que la hausse va se maintenir voire se poursuivre jusqu’au terme de leur « processus de production », c’est-à-dire à l’intérieur de l’horizon de calcul pertinent pour prendre leurs décisions. Mais même une fois assemblés ces deux fragments d’analyse, l’argument paraît trop court. On voudrait comprendre comment les industriels en viennent à croire que la hausse des prix va persister à l’intérieur de leur horizon de planification. Un processus de révision des anticipations qui ferait dépendre e des erreurs passées est-il à l’œuvre ? On aimerait aussi comprendre comment se détermine l’horizon de calcul. Cependant, l’argument prend bien appui sur la théorie des choix intertemporels et représente un embryon de théorisation.
ii) Deuxième argument, « l’optimisme se diffuse de lui-même à travers la communauté » (1946, p. 296). C’est la notion cambridgienne de la « vague d’optimisme » reprise par Keynes dans la Théorie générale4. Dans les termes de son ouvrage, Hicks aurait pu traduire en écrivant que l’élasticité ei d’un individu i dépend de l’élasticité moyenne des agents. 64Mais pour compliquer les choses, il considère que cette contamination se fait graduellement. Il suppose donc que certains agents sont plus sensibles que d’autres à l’euphorie ambiante, certains ne l’étant pas du tout. Dans son article de 1935, il expliquait l’insensibilité de certains agents par leurs faibles revenus. Mais cette idée n’est pas reprise en 1939. L’idée pourrait se prêter à une formalisation simple. Hicks s’en tient cependant à un énoncé purement descriptif.
iii) Une explication majeure de l’élasticité des anticipations est la « perte du sens des prix normaux » (1946, p. 271). Les agents croient habituellement que les prix convergent vers leurs valeurs normales. Mais si l’expérience invalide cette croyance, la notion des prix normaux s’effondre. Cela peut être la conséquence de « perturbations violentes des prix » (1956, p. 272) ou au contraire de l’absence de choc exogène. En phase de récession c’est l’absence d’innovation et par conséquent l’absence de rebond des prix qui conduit à des anticipations élastiques et, éventuellement à l’effondrement de l’économie : « Prolonged experience of low prices will disturb the norms, and induce a further revision of expectations downwards » (1946, p. 298). L’effondrement de la notion de prix normal évoque la précarité de l’évaluation conventionnelle dans le chapitre 12 de la Théorie générale. Il s’agit d’un point central pour Hicks dans la mesure où cet argument fonde la possibilité que la récession dégénère. Le problème sur lequel on bute à ce stade est le caractère sous-développé du concept de prix normal. Est-il une convention arbitraire ou reflète-t-il certains facteurs objectifs ? La notion de prix ou de salaire normal peut s’effriter mais le taux d’intérêt normal, lui, dépend de fondamentaux, coûts de transactions et facteurs de risque, que Hicks estime stables. Le processus de formation de la croyance en un prix normal ou la façon dont le prix normal s’insère dans une théorie des choix intertemporels n’est pas exploré de façon systématique.
iv) En phase de récession, la chute des prix nourrit la « psychologie de la dépression » :
Now when prices are falling, a psychological condition of depression seems to be induced, which is very unpropitious to distant planning (1946, p. 263).
Hicks (1946, p. 125-126 et 225) propose d’intégrer ce facteur à l’analyse sous la forme d’une prime de risque (« an allowance for risk ») qui viendrait amputer les prix anticipés. Plus la date considérée est éloignée du présent, 65plus le risque perçu par l’agent est important. Ce facteur détermine alors l’horizon de planification des agents. Si l’on adopte le point de vue du vendeur, son prix de vente décroît à mesure que l’horizon s’éloigne jusqu’à ce que l’activité ne soit plus rentable et que le calcul soit inutile. Hicks considère qu’une phase de récession correspond à une montée de l’incertitude. La prime de risque augmente et l’horizon des agents se raccourcit. Ceci rend leurs décisions moins sensibles aux variations du taux d’intérêt (1946, p. 263). Mais si l’horizon de planification se raccourcit, Hicks affirme aussi que les anticipations relatives aux prix deviennent plus élastiques dans la mesure où le retour au prix normal à long terme est négligé. Les agents se focalisent sur le court terme. Bien qu’incomplet, l’argument relève d’une véritable élaboration théorique.
Lorsqu’il en vient à traiter de la formation des anticipations, la faiblesse de la théorisation est aussi frappante que la multiplication des arguments pour expliquer l’hétérogénéité et les variations de e. Il y a là une nécessité d’élaboration théorique à laquelle Hicks ne répond pas de façon rigoureuse et systématique.
I.3. Un défi insurmontable ?
Pourquoi Hicks ne va-t-il pas plus loin dans sa tentative d’élaborer la théorie des anticipations ? Trois raisons peuvent être invoquées. Premièrement, Hicks se trouve face à une difficulté technique insurmontable au regard de ses compétences en économie mathématique et de l’état de développement de la théorie de l’équilibre général dans les années 1930. Deuxièmement, en adoptant le concept d’équilibre temporaire, Hicks rejette l’idée d’une convergence vers un équilibre normal. Comment alors justifier l’ancrage des anticipations dans la croyance en des prix normaux ? Troisièmement, il semble qu’il ait considéré que le problème de la formation des anticipations débordait le cadre de la théorie pure. Ce serait alors en toute connaissance de cause qu’il se serait contenté de remarques descriptives concernant les variations de e.
Le sous-développement de la théorie des anticipations hicksienne doit être resitué dans le contexte méthodologique de Valeur et capital. Nous trouvons ici la distinction hicksienne, introduite dans les premières pages de son ouvrage, entre « l’analyse logique pure du capitalisme » qui fait abstraction des institutions et l’histoire économique qui en rend compte. Dans le cadre de l’analyse logique, l’économiste doit déduire 66toute proposition concernant le comportement d’un groupe d’agents ou du système de marché dans son ensemble de la théorie des choix, voire de la théorie du consommateur :
What begins as an analysis of the consumer’s choice among consumption goods ends as a theory of economic choice in general. We are in sight of a unifying principle of the whole economics (1946, p. 24).
Par ailleurs, toute proposition se doit d’être généralisée à n agents ou à n biens et cela suppose une démonstration mathématique. C’est ainsi que Hicks justifie l’appendice mathématique à la fin de son ouvrage :
The purpose of this Appendix is not merely the transcription of the argument of the text into mathematical symbols ; I see little advantage to be got from doing that. When the verbal (or geometrical) argument is conclusive, it gains nothing from being put in another form. What can be gained, however, is the assurance that our argument is completely general ; that what has been proved in the text for two, or three, or four, commodities, is true for n commodities. In this appendix I shall concentrate upon the proof of that ‘generality’ (1946, p. 303).
Or, si Hicks esquisse une présentation du choix intertemporel du producteur il n’offre rien d’équivalent pour le consommateur et ne formalise pas son système d’équilibre temporaire. Dans ce contexte, il est peu étonnant qu’il n’ait pas élaboré plus à fond sa théorie des anticipations. La difficulté technique était telle qu’il a préféré opter pour une approche plus simple des questions macroéconomiques dans son ouvrage de 1950.
Un autre problème lié à la méthode défendue par Hicks peut être mis en avant. Dans sa recension de Keynes en 1936, Hicks insistait sur l’abandon par Keynes de l’analyse marshallienne du cycle en termes de déviation par rapport à une norme. En 1939, il revendique cet abandon pour lui-même. La séquence des équilibres temporaires n’a pas de raison de conduire à un équilibre supérieur. L’abandon de cette norme explique l’inconsistance de la notion de prix normal dans Valeur et capital. Cette inconsistance affaiblit bien sûr considérablement la théorie des anticipations de Hicks dont elle est un ingrédient essentiel.
Les textes publiés par Hicks au milieu des années 1930 laissent entrevoir une autre explication. Hicks y souligne la difficulté spécifique que pose l’élaboration d’une théorie des anticipations ou ce qu’il appelle en 1936 « l’inconnue psychologique ».
67Il faut d’abord revenir sur l’article de 1935. Après avoir formulé la nécessité de déduire « les changements d’anticipations des changements de données », il se livre à une mise au point d’ordre méthodologique :
Obviously, this is not an easy task, and, above all, it is not one which can be performed in a mechanical fashion. It needs judgment and knowledge of business psychology much more than sustained logical reasoning. The arm-chair economist will be bad at it, but he can at least begin to realise the necessity for it, and learn to co-operate with those who can do it better than he can (1935, p. 13-14).
Pour Hicks, les ressources de l’analyse logique pure ou de la théorie des choix ne peuvent suffire lorsqu’il est question d’expliquer le lien entre « les données objectives » et les anticipations des agents. Il faut alors plus qu’un « raisonnement logique soutenu ». Mais cela ne signifie pas que ce problème échappe totalement à la théorie :
When once the connection between objective facts and anticipations has been made, theory comes again into its rights ; and it will not be able to complain of a lack of opportunities (1935, 14).
L’économiste doit travailler avec le praticien ou l’économiste appliqué pour établir une hypothèse concernant le lien entre données et anticipations. Une fois cette hypothèse élaborée et explicitée, l’appareillage de l’équilibre général peut entrer en action. Ce que décrit ici Hicks, c’est la démarche qui fonde l’essentiel de sa théorie de l’équilibre temporaire en 1939. Une hypothèse est formulée sur le lien entre prix présent et prix anticipés à l’intérieur de la période courante, hypothèse résumée par le concept d’élasticité des anticipations. Puis l’analyse suit son cours. Mais il reste ce « gap which lies behind us » (1935, p. 14). L’hypothèse, portant sur les abîmes de la psychologie, reste une chose fragile.
Le propos de Hicks se fait plus pessimiste dans sa recension de la Théorie générale en 1936. Keynes montre la possibilité de traiter les anticipations comme un paramètre de l’équilibre en un point du temps. Mais il ne dit rien sur la façon dont les anticipations évoluent d’une période à l’autre. En conséquence, sa méthode ne permet pas d’analyser les effets à long terme d’une politique où la séquence d’équilibres qui en résulte :
It is, indeed, not impossible to say something about further effects ; for we can deduce what the stocks of goods will be at the end of the period if the decisions are carried out, and this gives us a basis for the analysis of a second period. But it is probable that 68the change in actual production during the first period will influence the expectations ruling at the end of that period ; and there is not means of telling what that influence will be. The more we go into the future, the greater this source of error, so that there is a danger, when it is applied to long periods, of the whole method petering out. (1936, p. 241, souligné par nous)
Ce défaut de la méthode de Keynes est très certainement un problème que Hicks affronte lui-même, au moment où il écrit, en préparant Valeur et capital. C’est le problème qu’il ne parviendra pas à résoudre. Il souligne d’ailleurs que ses « remarques à propos de la méthode générale des anticipations » ne « s’appliquent pas seulement au travail de M. Keynes mais aussi à tous les usages dont cette méthode a été l’objet dans le passé ou le sera dans le futur » (1936, p. 240-241). L’intérêt de ce texte vient de ce que Hicks semble considérer le problème comme insoluble par nature :
It is unrealistic to assume that an important change in data – say the introduction or extension of a public works policy – will leave expectations unchanged, even immediately. But this generally means only that there is a psychological unknown, affecting the magnitude of the impact effect. As more time is allowed, more and more scope is allowed for such variations, both in degree and kind. We must not expect the most elaborate economic analysis to enable us to see very far ahead (1936, p. 241, souligné par nous).
L’état des anticipations constitue une « inconnue psychologique » que même « l’analyse économique la plus élaborée » ne serait pas en mesure de percer. Nous retrouvons l’idée selon laquelle la formation des anticipations échapperait au domaine de la théorie pure5.
69Cette sorte de défaitisme confirme notre lecture des derniers chapitres de Valeur et capital. Toute l’analyse de l’équilibre temporaire et de son instabilité appelle une théorie de l’évolution inter-périodique des anticipations que Hicks lui-même juge impossible. La piste d’une représentation du cycle fondée sur les anticipations rencontre une impasse. Hicks le reconnaît d’une certaine façon dans le chapitre 6 de Capital and Growth (1965) en répétant son jugement de 1936 à propos de l’approche de Keynes :
But it is not dynamics. It is not the analysis of a process ; no means has been provided by which we can pass from one Keynesian period to the next. (…). The Temporary Equilibrium model of Value and Capital, also, is ‘quasi-static’ – in just the same sense. The reason why I was contented with such a model was because I had my eyes fixed on Keynes (1965, p. 65).
Ce ton critique éclaire l’abandon de la théorie de l’équilibre temporaire au profit d’approches moins dépendantes des anticipations en 1950 et en 1965. Plutôt que de chercher le moyen de faire évoluer sa théorie en endogénéisant les anticipations, il s’est convaincu que cette approche était une impasse. Notons qu’au regard de l’évolution ultérieure de la macroéconomie, ce verdict peut sembler curieux.
II. Lange
En 1945, Oskar Lange reprend l’analyse des conditions de stabilité de l’équilibre temporaire esquissée par Hicks dans les chapitres 20 et 21 de Value and Capital :
For the tools of the analysis the author is heavily indebted to Professor J.R. Hicks. Professor Hicks has provided the most up-to-date formulation of the theory of general economic equilibrium. He has also enlarged the theory by including an analysis of intertemporal substitution. (Lange, 1945, p. vii)
Depuis le milieu des années 1930 au moins, Lange s’intéresse à l’instabilité de l’économie capitaliste. Nous pensons que c’est en lisant Valeur et capital qu’il a découvert la possibilité d’utiliser la théorie de 70l’équilibre général pour analyser ce problème6. Le travail de Lange est une tentative de systématisation et d’extension de l’analyse hicksienne. Lange s’intéresse à une économie semblable à celle de Hicks. Un système d’équilibre temporaire, c’est-à-dire sans marché à terme, avec monnaie et titres. Les anticipations de prix sont traitées selon la méthode inaugurée par Hicks. Les prix futurs anticipés sont fonction des prix courants. La relation entre prix présents et prix futurs est définie par l’élasticité des anticipations. Comme Hicks et de façon plus explicite encore, Lange veut utiliser cette approche pour clarifier la portée du chapitre 19 de la Théorie générale :
This monograph presents a systematic investigation of the effect of price flexibility, particularly flexibility of prices of factors of production, upon employment and economic stability. (…) Lord Keynes maintains that, under certain conditions, changes in money wage rates have no effect upon employment but influence only the level of product prices (1945, p. 1).
Comme Hicks, Lange place l’élasticité des anticipations au centre de son analyse de la stabilité de l’équilibre général mais il donne une interprétation différente à ses résultats en s’inspirant de Samuelson.
II.1. Effet monétaire et anticipations
Lange généralise l’approche de Hicks (et de Keynes) sur le plan de la méthode en introduisant le concept d’effet monétaire. Le problème qu’il soulève est celui de l’ajustement du système économique dans une situation d’excès d’offre d’un facteur de production. Il commence par expliquer comment ce déséquilibre se transmet à l’ensemble des marchés de « biens » (facteurs, produits et titres). La chute du prix du facteur « sous-employé » entraîne une réduction de la demande des facteurs substituables et un accroissement de l’offre des produits qui l’incorporent. À ce stade, les taux d’intérêt sont supposés constants et l’ensemble des prix diminuent. La capacité de cette baisse du niveau des prix à ramener l’équilibre dépend de l’effet monétaire. Compte tenu de la loi de Walras, l’excès d’offre généralisé apparu sur les marchés des « biens » a pour contrepartie un excès de demande de monnaie. Si la baisse du niveau des prix réduit la demande excédentaire de monnaie, alors l’excès d’offre 71de biens doit se résorber. Dans ce cas, l’effet monétaire est dit positif. Il est négatif si la baisse des prix accroît le déséquilibre sur le marché de la monnaie. L’effet monétaire dépend du comportement de l’offre et de la demande de monnaie. Sans entrer dans les détails, Lange souligne la possibilité que l’offre de monnaie chute avec les prix. Il suppose par ailleurs que la demande de monnaie réelle est affectée uniquement par l’intermédiaire d’effets de substitution intertemporelle. Cela signifie que son comportement est fonction de l’élasticité des anticipations de prix. Si les anticipations sont élastiques, la déflation conduit les agents à repousser leurs achats dans le futur et à accroître leurs encaisses réelles.
La méthode de Lange est plus systématique que celle de Hicks. Hicks raisonne comme Keynes en ignorant le marché des titres et en faisant du taux d’intérêt la variable d’ajustement du marché de la monnaie. Ceci signifie que l’ajustement qui se produit sur le marché de la monnaie en cas de déflation se transmet exclusivement par le canal du taux d’intérêt. Mais ceci suppose une relation particulière entre les marchés des titres et de la monnaie. Lange lui n’exclut pas qu’un déséquilibre sur le marché de la monnaie influence directement la situation sur le marché des biens. C’est une simple conséquence de la loi de Walras. Dit d’une autre façon, Hicks considère que les effets de substitution se limitent aux prix relatifs des biens en ignorant la substitution entre biens et monnaie. Dans Valeur et capital, l’impact de la déflation sur l’économie ne peut ainsi transiter que par les effets de substitution intertemporelle ou à travers l’effet Keynes de variation du taux d’intérêt. L’approche de Lange le conduit à affirmer la pertinence de l’argument de Pigou (1943) (Lange, 1944, p. 14). Si l’offre de monnaie est constante, comme le supposerait la « théorie traditionnelle de l’équilibre », et que l’élasticité des anticipations est égale à un, l’effet monétaire est positif et l’équilibre temporaire peut très bien être stable en situation de déflation. La conclusion de Hicks est affaiblie. Ceci étant, Lange soutient qu’un effet monétaire positif peut ne pas suffire à restaurer le plein emploi. C’est le cas si la distribution des encaisses monétaires est très inégale de sorte que la chute de la demande excédentaire de monnaie se répercute uniquement sur les marchés financiers. On retrouve alors le scénario de trappe à liquidité analysé par Hicks qui apparaît clairement comme un cas particulier. L’effet monétaire positif se traduit par une chute du taux d’intérêt qui peut ne pas suffire à stimuler la demande de biens.
72Lange développe l’analyse en tentant d’approfondir la théorie des anticipations de Hicks. Les notes de bas de pages permettent de voir comment il a développé sa réflexion à partir des remarques disséminées dans le texte de Value and Capital. Il commence par reformuler les conclusions de Hicks dans le langage de l’effet monétaire et en s’attachant à les généraliser. Lange lève l’hypothèse d’une élasticité des anticipations semblables quelques soient le bien et l’horizon du prix anticipé. Il introduit aussi la possibilité que le prix anticipé d’un bien dépende des prix courants de tous les biens. Ceci est exprimé à l’aide d’une fonction d’anticipation déjà introduite en 1942 et reprise par Mosak (1944). Ces complications l’amènent à définir la notion d’élasticité « prédominante » ou moyenne des anticipations en fonction du comportement de la demande réelle de monnaie. Au final, il réaffirme le problème posé par une élasticité unitaire ou élastique des anticipations qui implique une absence d’effet de substitution intertemporelle ou un effet déstabilisant. Si ceci n’est pas compensé par une variation adéquate de l’offre de monnaie, l’effet monétaire négatif ou absent rend le système instable. Un argument typique de sa démarche mérite d’être isolé. Lange soutient que même si l’effet monétaire est positif, le système peut ne pas revenir au plein emploi. C’est le cas si les agents substituent uniquement des titres aux encaisses monétaires excédentaire et si l’investissement est peu sensible à la chute des taux d’intérêt. Si la demande de travail insuffisante dépend d’anticipations de prix élastiques, le marché du travail peut ne pas s’ajuster. L’argument relève d’une analyse d’équilibre général. On peut imaginer que les industries intensives en main d’œuvre soient confrontées à une chute de la demande et licencient alors que les industries de biens d’investissement peu intensives en main d’œuvre se développent peu. L’un dans l’autre l’emploi stagne en dépit d’un mécanisme macroéconomique qui tend au retour à l’équilibre.
The result may be that the adverse intratemporal substitution due to elastic expectations of the prices which directly influence the current demand for or supply of the factor prevails over intratemporal substitution and expansion. (…) The insufficiency of a positive monetary effect is thus even greater than described in the preceding chapter (1945, p. 27).
La théorie des anticipations est encore développée dans le chapitre sur l’incertitude. L’argument de Lange est à nouveau l’élaboration 73d’une idée de Hicks. Lorsque de l’incertitude est présente, il est possible de raisonner en termes de prix anticipés effectifs. Ces prix sont les prix les plus probables moins une prime de risque fonction croissante de l’incertitude (positive pour les vendeurs). Hicks utilise cette idée pour expliquer la détermination de l’horizon du calcul intertemporel des agents. Il mobilise ensuite ces éléments pour affiner l’analyse de la trappe à liquidité. En situation de déflation, l’incertitude croissante raccourcit l’horizon des agents ce qui réduit l’impact d’une variation du taux d’intérêt sur les prix anticipés. Lange reprend cet argument en le généralisant et en le raffinant. Dans une économie à prix flexible, l’incertitude est élevée, l’horizon économique des agents est court et cela affaiblit l’effet monétaire. La stabilisation requiert alors une variation des prix de plus grande ampleur, donc plus d’incertitude… Conclusion :
With some friction present, the effects of changes in factor prices may become too weak to be of great practical significance (1945, p. 34).
Lange n’introduit donc pas d’innovation majeure dans son traitement des anticipations et se montre très hicksien. L’analyse est plus systématique mais sans déboucher sur une modélisation du choix des agents. Lange se contente d’éléments de formalisation mathématique dispersés dans les notes de bas de page et donne l’impression de toucher aux limites de la démarche hicksienne. La prise en compte de l’hétérogénéité des élasticités débouche sur une prose particulièrement lourde. On sent pourtant, comme dans la conclusion de Value and Capital, que cette hétérogénéité constitue un problème clé pour l’analyse de la stabilité.
II.2. L’assimilation de la dynamique
et de la stabilité : une bifurcation problématique
Au-delà de cette tentative d’approfondissement de la théorie des anticipations hicksienne, Lange introduit une bifurcation importante par rapport à l’approche de Valeur et capital. Comme nous l’avons souligné plus haut, dans l’analyse de Hicks, la question de la stabilité et celle de la dynamique sont distinguées. Le problème de la stabilité renvoie au problème de la formation des prix chaque lundi. La dynamique correspond à l’enchaînement des lundis ou à une séquence d’équilibres. Ce cadre temporel fonde la théorie des anticipations. En effet, les agents cherchent à anticiper la séquence des prix d’équilibre au-delà de la 74période courante. Comme cela a souvent été souligné, ceci veut dire que la durée de la formation des prix n’a pas d’importance. On a souvent parlé à ce sujet de temps logique. L’important est qu’un vecteur de prix soit trouvé avant la fin du lundi. Sous l’influence de Samuelson (1941), Lange assimile : analyse de la stabilité et analyse dynamique. La durée logique de l’ajustement vers l’équilibre devient une durée historique. Le système capitaliste n’est plus dépeint comme passant d’un équilibre à un autre mais comme un système en perpétuel déséquilibre. La question est uniquement de savoir si le système converge ou non vers un équilibre dont la nature n’est pas discutée.
Un aspect très curieux du texte de Lange est l’absence de discussion explicite du traitement de la temporalité dans le corps du texte. Hicks consacre un chapitre entier de Valeur et capital à l’explicitation de sa conceptualisation de la temporalité c’est-à-dire de ses concepts de dynamique et d’équilibre temporaire. Le silence de Lange sur ce sujet pourrait laisser penser qu’il se contente d’adopter le cadre théorique définit par Hicks, ce que suggère fortement sa préface, citée en tête de la section, et disant que « pour les outils de l’analyse » Lange a une grande dette envers Hicks. Mais une lecture plus attentive du texte suggère une autre interprétation. Notons d’abord que Lange fait référence à « l’équilibre général » mais jamais à « l’équilibre temporaire ». Il ne mentionne pas non plus le concept de « semaine » hicksienne. Il indique ensuite au bas de sa première page que le degré de réalisme de son approche pourrait être accru par une étude en termes séquentiels7. Mais ceci, ajoute-t-il, suppose un travail économétrique pour définir les délais d’ajustement (« time lags ») empiriquement pertinents. En d’autres termes, il annonce ainsi que son analyse n’est pas séquentielle, à la différence de celle de Hicks. La dernière phrase de sa note renvoie à l’appendice mathématique pour des précisions sur « les hypothèses dynamiques qui sous-tendent implicitement l’analyse » (1945, p. 1). L’appendice mathématique débute par une présentation des conditions mathématiques hicksiennes de stabilité de l’équilibre général statique. Lange relaie ensuite la critique formulée par Samuelson (1941) qui souligne qu’une formulation correcte du problème de la stabilité suppose l’examen d’équations différentielles reliant les taux de variation des prix aux demandes excédentaires des marchés concernés. Il précise alors :
75The reader will have noticed that in the mathematical formulation of the theory of stability of economic equilibrium the basic assumption of that theory, namely that excess demand for a good makes its price rise and excess supply makes it fall, does not appear explicitly. This assumption, however, is tacitly implied in the choice of the condition that excess demand should occur when the price is below equilibrium and excess supply should occur when it is above equilibrium. In order to clarify all the implications of stability analysis the basic assumption mentioned must be explicitly introduced into the mathematical formulation of the theory of stability equilibrium. When this is done, stability analysis becomes part of a dynamic theory as shown recently by Professor Samuelson. The traditional method of treating the stability of economic equilibrium, as applied by Walras, Marshall, and Hicks, is but an implicit (and therefore imperfect) form of dynamic analysis (1945, p. 94, souligné par nous).
Ce passage montre comment, en s’appuyant sur la critique de Samuelson à l’encontre de Hicks, Lange considère que la question de la stabilité relève de la « théorie dynamique ». Suivent des équations à la Samuelson qui impliquent une analyse en temps continu. Il nous semble clair alors que Lange confond la temporalité de l’économie et la temporalité de l’ajustement du modèle d’équilibre général de Hicks en déséquilibre. Ceci apparaît aussi dans le chapitre 13 de Price Flexibility and Employment. Dans ce dernier chapitre de l’ouvrage, Lange utilise sa grille d’analyse théorique pour interpréter l’évolution du système capitaliste depuis le xixe siècle. Il met alors en avant plusieurs facteurs, mais principalement l’évolution de l’élasticité des anticipations, pour conclure que le système capitaliste est devenu instable au début du xxe siècle. Une telle conclusion n’aurait pas eu de sens pour Hicks puisqu’elle revenait à dire que le système s’était effondré. Elle est possible chez Lange parce qu’il considère que le système capitaliste des années 1930 est un système en déséquilibre sans force de rappel suffisante pour ramener le plein emploi. En d’autres termes, chez Lange, le lundi dure des années.
Ce que Lange propose est une macroéconomie fondée sur l’analyse des facteurs de stabilité du système capitaliste. L’analyse théorique identifie les conditions de stabilité ou d’instabilité. L’analyse empirique vérifie si elles sont réalisées ou non dans la réalité. Dans le cadre de cette approche, Lange abandonne le projet d’une endogénéisation des anticipations qui se dessine dans les derniers chapitres de Valeur et capital. L’instabilité n’est plus un problème qui peut surgir de façon endogène au détour d’un cycle. Elle est ou non la caractéristique du système existant. Mais l’élasticité des anticipations reste un facteur d’instabilité déterminant dans son approche.
76Cette réinterprétation du schéma hicksien nous semble problématique. La difficulté principale, de notre point de vue, concerne le traitement des échanges. Dans une perspective walrassienne, les échanges ne peuvent avoir lieu qu’une fois l’équilibre trouvé. Dans l’approche hicksienne, les échanges ont lieu toute la semaine à partir du moment où les prix d’équilibre sont déterminés. Dans l’approche de Lange, l’équilibre n’est atteint qu’au bout d’une durée infinie. Il devient donc difficile de supposer qu’aucun échange n’a lieu en déséquilibre. Les conséquences de tels échanges hors équilibre ne sont cependant pas discutées par Lange et toute l’analyse semble bien reposer sur une hypothèse d’absence d’échange à prix faux. Ceci apparaît comme une lacune criante de cette théorie du chômage en déséquilibre de 1945. Ajoutons que le texte de Lange contient quelques incohérences qui résultent du fait que la question de la temporalité et des échanges n’est pas traitée de façon systématique. Ainsi la définition du taux d’intérêt (1945, p. 15) suppose un temps discret. Et Lange définit l’horizon de planification des agents comme « la durée de la période à l’intérieur de laquelle les individus planifient d’effectuer leurs achats et leurs ventes » (1945, p. 32). Cette dernière définition reprend littéralement l’approche de Hicks sans tenir compte des changements impliqués par la fusion des questions de dynamique et de stabilité.
III. Patinkin et Modigliani
Don Patinkin et Franco Modigliani font partie de la génération qui établit le courant dominant du keynésianisme dans les années 1950. Tous les deux ont rencontré Oskar Lange et ont lu assidûment ses travaux ainsi que ceux de Hicks8. Leurs propositions théoriques ne sont pas identiques. Patinkin introduit l’idée selon laquelle la théorie keynésienne serait une théorie du déséquilibre en cherchant à échapper 77à l’hypothèse de rigidité des salaires. Modigliani défend à l’inverse une version du modèle IS-LM basée sur l’hypothèse de salaire rigide à la baisse et considère que cette dernière est une innovation majeure de Keynes permettant l’obtention d’un résultat de chômage involontaire. Tous les deux contribuent néanmoins à l’éclaircissement des propriétés du modèle IS-LM (Modigliani, 1944 et 1963 ; Patinkin, 1956). De façon différente, tous les deux ont surtout en commun de faire passer au second plan la question du lien entre anticipations et instabilité de l’économie capitaliste.
III.1. Patinkin et la boîte de Pandore
des anticipations
Dans Money, Interest and Prices (1956), Patinkin suit la voie ouverte par Lange en situant l’analyse sur le terrain de la stabilité de l’équilibre de plein emploi. L’enjeu est d’expliquer les conséquences de différentes politiques, la politique monétaire en particulier, dans un modèle de type IS-LM à prix et salaire flexibles. Comme Lange, Patinkin emprunte à Hicks le cadre conceptuel de la théorie de l’équilibre temporaire. Mais lorsqu’il en vient à discuter du chômage involontaire, la confusion entre dynamique et stabilité surgit de nouveau. L’équilibre général apparaît comme le point d’arrivée d’une dynamique d’ajustement en déséquilibre inscrite dans une durée historique. Ceci semble difficilement compatible avec le concept hicksien d’équilibre temporaire.
Patinkin se démarque de Lange de deux façons évidentes. En premier lieu, il introduit dans l’analyse l’effet d’encaisse réelle et corrige les propriétés d’homogénéité des fonctions de demande excédentaires (Rubin, 2016b). Ceci lui permet d’expliquer comment est déterminé le niveau des prix alors que l’analyse de Lange (1945) restait fautive sur ce point. En second lieu, et c’est sans doute un point plus important, Patinkin réalise qu’une théorie du chômage involontaire doit tenir compte de l’existence de transaction en déséquilibre sur les marchés des biens et du travail. Dans le chapitre 13 de Money, Interest and Prices, il introduit le concept d’effet de report pour expliquer comment des transactions en déséquilibre sur le marché des biens peuvent contraindre les entreprises à réviser leur demande de travail alors même que le salaire réel n’a pas changé. Si Patinkin reconnaît lui-même dans une note de bas de page qu’il ne fait qu’esquisser la théorie du déséquilibre, son travail inspirera 78celui de Clower (1965) et, à travers lui, les travaux des théoriciens du déséquilibre dans les années 1970 (Plassard, 2018).
Mais Patinkin se démarque aussi de Lange et, a fortiori de Hicks, dans son traitement des anticipations. En effet, il s’écarte très rarement de l’hypothèse d’anticipations « statiques ». Une caractéristique qu’il revendique en plusieurs endroits du livre. Son argument principal est l’indétermination que la prise en compte des anticipations « dynamiques » introduit :
Nevertheless, the assumption that the demand for money is motivated in part by dynamic expectations and interest and price uncertainty can invalidate these classical conclusions. This should certainly not surprise us. For in introducing these elements into the analysis we also introduce many additional “degrees of freedom.” Hence, as long as these elements are not in some way tied down, we can – by endowing them with the appropriate properties – obtain any conclusion we might desire. Once the Pandora box of expectations and interest and price uncertainty is opened upon the world of economic analysis, anything can happen (1956, p. 180).
But – if truth must be told – the neglect of these complications also reflects the prejudiced suspicion that the recent literature on monetary theory has greatly exaggerated their significance for the stability of the system and for its comparative-static properties (1956, p. 181)
Il est difficile de ne pas lire ces citations comme autant de coups de griffe dirigés à l’encontre de l’ouvrage de Lange. En effet, dans Price Flexibility and Employment, l’instabilité naît de l’élasticité des anticipations dans la mesure où cette dernière rend la demande de monnaie réelle croissante à l’égard du niveau des prix. Le comportement des demandeurs de monnaie dépend essentiellement de leurs anticipations. Mais l’élasticité des anticipations est un paramètre qu’aucune théorie ne vient justifier. Sa valeur est donc arbitraire. Tout résultat d’instabilité fondée sur l’état des anticipations est alors coloré par cet arbitraire. En jouant sur la forme des anticipations il serait possible d’obtenir « toutes les conclusions que nous pourrions désirer ». Il faut donc adopter une hypothèse médiane. L’hypothèse d’anticipations statiques suppose que les prix anticipés sont identiques aux prix courants. Il s’agit d’un cas particulier de l’hypothèse d’élasticité unitaire des anticipations de prix. Dans le contexte de la théorie de Hicks ou de Lange, une telle hypothèse pouvait conduire à un résultat d’instabilité du fait de la possibilité d’une trappe à liquidité ou de l’existence d’un taux d’intérêt plancher. 79Mais ceci n’est plus suffisant chez Patinkin qui suppose l’existence d’un effet d’encaisse réelle absent chez Hicks ou contrebalancé chez Lange par d’autres mécanismes déstabilisants comme l’endogénéité de l’offre de monnaie. La possibilité d’anticipations déstabilisantes n’est pas tout à fait exclue par Patinkin qui indique dans son chapitre 14 que la déflation peut avoir des conséquences dramatiques et conduire à l’instabilité. Mais ce scénario possible en théorie comme en pratique est repoussé dans les marges de l’analyse. Le cas général est celui d’une économie qui revient automatiquement au plein emploi. La lenteur de cet ajustement suffit alors à justifier le recours au remède keynésien de la politique budgétaire.
Nous avons discuté ailleurs des raisons pour lesquelles Patinkin écarte la possibilité d’une instabilité de l’équilibre de plein emploi (Rubin, 2005). Pour nous, il s’agit surtout de renforcer la position keynésienne en se démarquant des vues extrêmes du socialiste Oskar Lange. La théorie keynésienne n’a pas besoin de démontrer l’instabilité de l’équilibre de plein emploi pour justifier l’utilité d’une intervention étatique. La position de Patinkin sur les anticipations est à situer dans ce contexte. Ce qui est important est qu’en critiquant l’arbitraire des analyses de Lange et de Hicks et en adoptant l’hypothèse d’anticipations statiques, Patinkin referme la porte de la théorie des anticipations entre-ouverte par ses prédécesseurs.
III.2. Modigliani entre enthousiasme
et silence sur la question des anticipations
L’attitude de Modigliani peut paraître un peu différente de celle de Patinkin. En effet, au cours des années 1950, alors qu’il est Professeur à l’Université d’Illinois puis au Carnegie Institute of Technology, il participe à deux projets de recherche qui visent à clarifier la façon dont les entreprises forment leurs anticipations (Rancan, 2013). En ceci, il semble suivre les indications de Hicks en traitant la question de la formation des anticipations comme un problème empirique. La question des anticipations était au cœur des préoccupations de plusieurs institutions à la fin des années 1940 et dans les années 1950. L’enjeu était très pratique et visait à améliorer la prise de décision des entreprises. Le résultat est un ouvrage de Holt, Modigliani, Muth et Simon intitulé Planning Production, Inventories, and Work Forces qui paraît en 1960 et 80propose des techniques pour prévoir les ventes d’une entreprise à partir des ventes passées et d’informations de nature macroéconomiques9. Modigliani collabore aussi avec Émile Grunberg sur la question théorique de l’effet des prévisions publiques sur la stabilité de l’équilibre général. Rancan (2013) présente ce travail comme une réaction aux idées de Carl Christ. Christ avait soutenu que les prévisions publiques ne pouvaient pas se vérifier dans la mesure où elles modifiaient systématiquement le comportement des agents économiques. Modigliani et Grunberg prouvent le contraire dans un modèle théorique qui utilise le théorème du point fixe de Brouwer et esquisse une notion d’anticipation proche des anticipations rationnelles. Dans ce travail, la question de la stabilité de l’économie est omniprésente (Rancan, 2013, p. 28). Cette question est encore visible dans un article publié par Modigliani et Ando en 1959. Dans ce travail, Modigliani et Ando développent un modèle de croissance et cycle inspiré du modèle de Solow (1956). Ils remplacent néanmoins la fonction d’épargne simple de ce dernier par une fonction inspirée de l’hypothèse de cycle de vie incluant un revenu anticipé. L’enjeu est de montrer que le mécanisme des prix tend à maintenir le plein emploi à long terme même si des fluctuations autour de la tendance sont possibles à court terme. L’instabilité est donc limitée et n’a pas le sens qu’elle a chez Hicks (1939). Les deux auteurs concluent néanmoins en notant :
In our simple model, the only possible mechanism which may prevent the system from returning to the full employment growth path, creating the state of severe and prolonged unemployment, is a possible downward adjustment of expectations by producers and/or consumers. (Ando & Modigliani, 1959, p. 523)
Cette citation montre l’intérêt de Modigliani pour la relation entre les anticipations et l’instabilité du système économique.
Ceci étant, le document qui montre le plus nettement l’influence des travaux de Hicks et de Lange sur Modigliani est constitué par les notes du cours de théorie monétaire que Modigliani donne au milieu des années 1950. Dans le tapuscrit conservé par la librairie de l’Université Duke, Modigliani analyse un modèle mathématique d’équilibre temporaire en grande partie emprunté à Mosak (1944). Il s’agit d’une tentative de formaliser le modèle de Hicks (1939) en explicitant les programmes de maximisation des consommateurs et des firmes et 81en écrivant les conditions d’équilibre du modèle. Dans ce contexte, l’auteur discute explicitement les thèses de Hicks (1939) et de Lange (1945). Modigliani fait une contribution importante en soutenant que le problème posé par la forme des anticipations ne concerne pas tant la stabilité que l’existence de l’équilibre. Il soutient en particulier, sans le démontrer formellement, que l’existence est menacée lorsque l’élasticité des anticipations est unitaire et que la nature interne de la monnaie fait disparaître l’effet d’encaisse réelle au niveau agrégé. Dans ce cas, le taux d’interêt d’équilibre pourrait être négatif et inatteignable en l’absence d’un effet de substitution intertemporel stabilisant. Modigliani croit cependant à tort, comme Patinkin, que l’existence est garantie dans le cas où la monnaie est une richesse nette au niveau agrégé. Il faudra cependant attendre les travaux de Jean-Michel Grandmont (1974, 1983) pour qu’une démonstration rigoureuse de l’intuition de Modigliani soit apportée. Ce dernier ne maîtrise pas suffisamment, à l’évidence, les outils mathématiques nécessaires pour manipuler son modèle10. Une conclusion importante des investigations de Modigliani à ce stade consiste à affirmer que la rigidité des salaires est nécessaire à l’existence de l’équilibre lorsque la monnaie est purement interne. Ceci n’est pas très éloigné de la position que Hicks prête à Keynes. Sous l’hypothèse d’élasticité unitaire, l’économie ne peut fonctionner correctement que dans la mesure où elle est stabilisée par des salaires rigides.
En quoi Modigliani rejoint-il Patinkin et contribue à clore l’étude des conséquences de l’élasticité des anticipations sur la stabilité du système capitaliste ? Considérons les deux articles dans lesquels il présente le modèle de base de la macroéconomie de court terme. Dans son article de 1944, célèbre pour avoir affirmé que le chômage involontaire était dû à la rigidité des salaires, Modigliani adopte l’hypothèse d’élasticité unitaire des anticipations comme hypothèse de travail. En 1963, il publie un nouvel article qui détaille une version mise à jour de son modèle IS-LM de 1944. À nouveau, il suppose comme Patinkin, que l’élasticité des anticipations est unitaire. À la différence de Patinkin, en 1963, Modigliani insiste sur le cas d’une monnaie interne qui fait disparaître l’effet d’encaisse réelle. En échos à ses notes de cours de 1955, il souligne 82ainsi la possibilité qu’il n’existe pas d’équilibre de plein emploi si les salaires et les prix sont flexibles :
The above analysis is subject to one important qualification, namely that the two equations graphed in the figure may fail to possess a solution. This failure is bound to occur if r, the value of r that is consistent with clearing the commodity market, is negative ; and there is nothing impossible in principle about r being negative, whatever might be the factual relevance of this possibility. (…). This possibility, which is, of course, the ‘Keynesian case’, or liquidity trap, might occur even with ^r positive, if sufficiently small but is bound to occur is ^r is negative. The economic system, then, does not possess a resting point except through wage rigidity, or appropriate interferences with the market process, including devices for making money sufficiently expensive to store (1963, p. 86).
La rigidité des salaires est nécessaire au fonctionnement du système lorsqu’il s’approche de la trappe à liquidité. Mais comme Keynes, selon Hicks, Modigliani considère que cette rigidité est une donnée caractéristique de l’économie. Une fois cette hypothèse adoptée, la question de la relation entre anticipations et stabilité ou existence de l’équilibre passe à l’arrière-plan. Ceci explique qu’elle ne soit pas discutée par Modigliani dans son article de 1963.
Une fois garantie l’existence d’un équilibre avec chômage, le problème consiste à étudier les effets de différentes politiques macroéconomiques. La macroéconomie n’est plus l’étude des conditions de stabilité de l’économie comme chez Lange. La question de l’évolution endogène de l’élasticité des anticipations a disparu elle aussi. La question de la viabilité du système capitaliste, centrale chez Hicks et Lange, est placée à l’arrière-plan.
Conclusion
Oskar Lange, Franco Modigliani et Don Patinkin sont clairement les disciples du Hicks de Valeur et capital. À partir des années 1940, tous adoptent la référence à l’équilibre temporaire et le traitement des anticipations de Hicks. Le message central des derniers chapitres de Valeur et capital s’est néanmoins perdu progressivement. Hicks propose 83d’analyser la dynamique du capitalisme comme une séquence d’équilibres temporaires. La viabilité du système, dans ce contexte, est conditionnée en grande partie par l’état des anticipations. Leur « inélasticité » garantit la stabilité, leur élasticité, si elle se développe en phase de récession, le menace d’effondrement. Mais pour qu’une telle analyse puisse se déployer, il faut pouvoir rendre compte de l’évolution endogène de l’élasticité des anticipations d’une période à l’autre. Hicks est ambigu sur la possibilité de forger une théorie de la formation des anticipations qui répondrait à ce problème. À partir de 1950, il semble avoir abandonné cette idée. Lange reprend le cadre de Hicks mais en modifie le sens. Il confond stabilité et dynamique. Ceci évacue la question de l’évolution de l’élasticité des anticipations au cours du temps. La stabilité du « système capitaliste » est fonction d’une élasticité donnée de façon exogène tout comme la stabilité de l’équilibre temporaire chaque lundi chez Hicks. Cette confusion, que nous jugeons problématique, sera entérinée par Patinkin. Mais alors que Lange jouait avec l’idée que les anticipations rendent le système capitaliste instable, Patinkin affirme que ce type d’argument est entaché d’arbitraire. En l’absence d’une théorie ou de preuves empiriques permettant de discuter la valeur du paramètre élasticité, tout peut être dit. Il est alors préférable de supposer que l’élasticité est unitaire et de supposer que l’effet d’encaisse réelle garantit le plein emploi. Le couvercle est posé sur la théorie des anticipations développée par Hicks mais aussi par Lange. Les politiques keynésiennes sont justifiées par la lenteur du retour à l’équilibre et l’analyse s’intéresse à la façon dont le chômage apparaît et évolue en fonction des contraintes de débouché subies par les entreprises. Lorsqu’il présente son modèle macroéconomique en 1963, Modigliani n’est pas loin de la position de Patinkin sur la question des anticipations. Il préfère s’intéresser aux équilibres à salaire rigide plutôt qu’au déséquilibre. Mais comme lui, il adopte l’hypothèse d’une élasticité unitaire des anticipations. Il tient à souligner la possibilité que le système ne soit pas viable en l’absence de rigidité de salaires et en l’absence d’effet d’encaisse réelle. Ceci fait écho aux préoccupations de Hicks en 1939 et correspond à un cas de trappe à liquidité. Mais en considérant que la rigidité des salaires est une caractéristique inhérente au système capitaliste, il résout ce problème sans avoir à jouer sur l’élasticité des anticipations et son évolution. À nouveau, le cadre hicksien sert de référence mais les anticipations ne 84sont plus au cœur de l’analyse. L’histoire rebondit dans les années 1970 lorsque Jean-Michel Grandmont se penche sur les derniers chapitres de Valeur et capital et démontre que l’effet d’encaisse réelle ne garantit pas l’existence d’un équilibre lorsque l’élasticité des anticipations est unitaire. Mais ceci est le sujet d’un article qu’il nous reste à écrire.
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1 « On the subject of expectations, to which Mr. Hicks made such distinguished contributions in the past, the present work is remarkably silent » (Kaldor, 1951, p. 839 et 846). Voir aussi Coddington (1983, p. 86-87).
2 Sur ce point un éclairage pourra être trouvé dans Bellet, Gloria-Palermo & Zouache (2005).
3 Pour saisir l’apport de Hicks, on peut comparer son approche à celle de la Théorie générale. Tant qu’il s’intéresse à la détermination de l’équilibre à l’intérieur d’une période donnée, Keynes considère que l’état des anticipations à long terme est donné. Les variations de l’emploi et des prix n’ont pas d’effet sur les grandeurs anticipées. C’est uniquement dans le chapitre 19, lorsqu’il semble étudier une séquence d’équilibres, qu’il tient compte de l’effet de la variation des prix courants sur les anticipations de la période suivante. Mais l’analyse est très informelle.
4 Voir Bateman (2003) et Laidler (1999).
5 On peut se demander si nous ne nous trouvons pas ici confronté à l’élément marshallien de l’épistémologie hicksienne, une épistémologie qui fonctionne comme une échappatoire face aux exigences de l’approche walrassienne ou de « l’analyse logique pure du capitalisme ». Hicks n’a pas cherché à développer davantage son analyse des anticipations parce qu’il considérait qu’une théorie plus élaborée impliquait nécessairement une approche « mécanique ». Formaliser le lien entre les prix anticipés et les grandeurs de l’économie aurait conduit à un dangereux réductionnisme. Le chapitre 9 de Valeur et capital en offre un autre exemple. Comme le montre De Vroey (2006), l’exigence de réalisme conduit Hicks à rejeter l’hypothèse du tâtonnement walrassien et à supposer comme Marshall, et de façon incohérente, que des échanges ont lieu durant la formation des prix d’équilibre. Un de nos rapporteurs suggère que la piste autrichienne telle que reflétée par le travail d’Hayek (1945), rencontré par Hicks à la London School of Economics, pourrait aussi expliquer son point de vue. Ce point sera exploré dans de futurs travaux.
6 L’hypothèse selon laquelle Lange aurait été fortement influencé par la lecture de Valeur et capital en 1939 est développée dans Rubin (2011b).
7 The degree of realism can be increased by studying the problem in terms of sequence analysis which takes account of the time lags in reactions (1945, note 1, p. 1).
8 La relation de Patinkin et Modigliani à Lange est discutée dans Rubin (2016a) et dans Rubin (2012) pour le cas de Patinkin. Une comparaison entre les contributions de Modigliani et Patinkin à l’élaboration du modèle IS-LM est proposée dans Rubin (2004). La relation entre Lange et Patinkin est aussi soulignée par Backhouse et Boianovsky (2013, p. 36-41).
9 Sur ce point et en particulier l’implication de Muth voir Béraud (2016).
10 En dépit de l’utilisation du théorème du point fixe dans son travail avec Grunberg. Une étude plus complète des notes de Modigliani est en cours en collaboration avec Alain Béraud.
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN : 978-2-406-08068-8
- EAN : 9782406080688
- ISSN : 2495-8670
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08068-8.p.0055
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 08/06/2018
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Anticipations, keynésianisme, Hicks, Lange, Patinkin, Modigliani, instabilité