Aux frontières de l’économie Les fictions, des expériences de pensée aux protocoles expérimentaux
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
2018 – 1, n° 5. varia - Auteur : Bréban (Laurie)
- Pages : 91 à 98
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
Aux frontières de l’économie
Les fictions, des expériences de pensée
aux protocoles expérimentaux
Laurie Bréban
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
PHARE1
De la cité idéale de Platon à la position originelle de Rawls, en passant par l’état de nature des philosophes du xviie siècle ou encore par « l’état primitif » d’Adam Smith, le recours aux fictions sillonne l’histoire de la pensée économique soit directement, soit à travers les influences qu’elle subit. Ces fictions ont alimenté de multiples raisonnements en prenant des formes diverses : états imaginaires, conditions d’existence hypothétiques, conjectures sur l’histoire passée et sa marche supposée… Il semble que ce soit en partant de ce constat que Shirine 92Sabéran, à laquelle ce numéro spécial rend hommage, avait initié ce qui est devenu en 2015 le thème des Journées d’études de l’Association Charles Gide : « Fictions originelles, états hypothétiques et conjectures historiques dans la pensée économique ».
Loin d’être anecdotique ou de révéler un usage simplement instrumental de la littérature, la persistance de l’usage des fictions en économie conduit à questionner le rapport qu’elle entretient avec d’autres disciplines. C’est ce même questionnement que l’on retrouvait chez Shirine Sabéran, dès 2002 lorsqu’elle soutenait une thèse intitulée L’économie politique peut-elle se passer de la morale ?, ou en 2008, lorsqu’elle s’investissait dans la création du séminaire Les Après-midi de Philosophie et Économie (PHARE, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne).
D’un côté, nombre de fictions mobilisées en économie trouvent leurs origines en philosophie2 ou dans un patrimoine littéraire ancien3. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous pouvons citer la métaphore de la « main invisible » que Smith aurait emprunté au Macbeth de Shakespeare, d’abord pour symboliser dans son Histoire de l’astronomie le défaut de science – métaphore trop souvent érigée depuis en principe explicatif du fonctionnement harmonieux du marché, alors même que cette interprétation était étrangère au projet smithien (voir Dellemotte, 2009). Nous pouvons également mentionner les « robinsonnades » que Marx (1857) attribue aux philosophes contractualistes des xviie et xviiie siècles et qu’il croit retrouver dans « l’état primitif » de Smith et de Ricardo lorsque les deux auteurs cherchent à établir les conditions de l’échange, abstraction faite des circonstances historiques (voir Pignol, 2013). Enfin, plus proche de nous, il y a évidemment la « position originelle » qui n’a cessé de faire des allers et retours entre la philosophie et l’économie : inspirée, là encore, par l’état de nature des philosophes contractualistes, elle est d’abord mobilisée par l’économiste Harsanyi (1953), reprise par Rawls (1971) en philosophie politique et réintroduite en économie au moyen de la théorie des jeux par Binmore (1994, 1998)4.
D’un autre côté, la volonté de rapprocher la discipline des sciences de la nature a conduit à calquer l’emploi des fictions sur son usage en 93physique. Ainsi le « marché concurrentiel walrassien », sinon sa reformulation en termes d’équilibre général proposée par Arrow et Debreu (1954), serait inspiré de la « machine sans frottement » de la physique galiléenne ou encore de la « fable » du monde de la physique cartésienne5. Avant cela déjà, l’image de la « gravitation » du prix de marché autour du prix naturel, présente chez Smith et réutilisée par Ricardo, ne pouvait manquer d’évoquer la physique newtonienne6.
Aujourd’hui, c’est une volonté semblable que l’on retrouve dans l’emprunt méthodologique effectué par l’économie auprès des sciences expérimentales et des neurosciences pour, notamment, passer de la fiction à la réalité – avec, cependant, un succès relatif, comme en témoigne l’article de Schmidt dans ce numéro. Ainsi, les tentatives de mettre en œuvre la « position originelle » dans les protocoles expérimentaux, soit pour confirmer, soit pour infirmer le critère du maximin ne sont pas très concluantes.
Il semble dès lors difficile pour l’économie de s’abstraire de la fiction. Si bien qu’il devient légitime de s’interroger sur l’usage des fictions propre à la discipline et, à travers lui, sur son autonomie même. Certains revendiqueront un usage spécifique des fictions importées de la littérature, de la philosophie ou de la physique. D’autres invoqueront des fictions telles que la métaphore de « l’hélicoptère » chez Friedman (1969) ou encore celle du « monarque constitutionnel » chez Kaldor (1970), bien qu’elles relèvent davantage de l’effet rhétorique que d’autre chose (voir Reichart, 2015). à défaut d’être tranchée, la question mérite d’être posée.
Au-delà du problème des frontières disciplinaires, l’usage des fictions en économie soulève d’autres questions que traitent les différents articles présentés lors des Journées d’études de l’Association Charles Gide 2015 et dont sont issus ceux qui constituent la partie Symposium de ce numéro spécial.
Les trois premiers articles adoptent une perspective critique sur l’économie à travers son usage des fictions. Celui de Chottin et Pignol, « Fictions rationalistes et fictions empiristes en économie », met en garde sur la manière de critiquer une théorie économique fondée sur la fiction. Il s’agit notamment de montrer qu’une critique empiriste de l’équilibre général walrassien, envisagé comme une variante des fictions 94rationalistes, ne peut être fondée sur l’observation des faits mais sur d’autres fictions telles que, par exemple, la statue de Condillac ou l’état de nature de Rousseau. Si l’on veut alors contester la fiction rationaliste de l’équilibre général on aura avantage, plutôt que d’opposer des faits aux hypothèses de la concurrence parfaite, à interroger ce qui rendrait la fiction empiriste plus légitime.
L’article de Pouchol, « Fiction sociale et dépréciation de la parole : Arendt et la critique du concept économique de société », interroge ce qu’est un bon et un mauvais usage de la fiction en économie. Il s’appuie sur la critique que propose Arendt des fictions sociales des économistes telles que la « main invisible » ou le « contrat social ». Et il nous invite à reconsidérer ce qui relève, dans les théories économiques, de la réalité et de la fiction, sous peine d’aboutir à la promulgation d’idéaux sociaux conduisant à la négation de la faculté de jugement des hommes et à l’élimination de la liberté politique.
L’article d’Ege, « Réflexions sur l’hypothèse de la “naturalité” de l’origine humaine : une relecture de Marx et d’Engels », s’intéresse davantage au contenu des fictions économiques et à son incidence, d’un point de vue normatif. Il porte sur les fictions formulant des hypothèses sur l’origine de notre humanité et, parmi celles-ci, sur celle proposée par Marx et Engels. D’après les fondateurs du marxisme, l’homme aurait été à l’origine dominé par la nature et s’en serait progressivement émancipé grâce à la production, de sorte qu’il serait passé d’un rapport immédiat à la nature, à l’instar des animaux, à un rapport médiatisé. Le problème d’une telle perspective c’est qu’elle conduit à une attitude paternaliste vis-à-vis de ceux qu’elle perçoit comme des enfants n’ayant pas encore atteint le stade adulte : les hommes du passé ou, plus gravement encore, les sociétés contemporaines considérées comme stagnantes. Il faut ainsi chercher à imaginer une autre fiction sur l’origine humaine permettant d’étudier, non le degré, mais les diverses modalités de médiation entre les hommes et la nature – ce qui implique de considérer l’homme comme un adulte à tout moment de l’histoire et en tout lieu.
Les cinq autres articles explorent différentes fictions et mettent en évidence leurs implications pour les auteurs qui en font usage. L’article de Tutin, « L’effondrement du capitalisme comme conjecture théorique : débats marxistes du premier vingtième siècle », oppose aux « paraboles » a-historiques traditionnellement mobilisées par les économistes (comme 95les robinsonnades déjà dénoncées par Marx), les conjectures théoriques des marxistes de la Deuxième et de la Troisième Internationale sur l’issue du capitalisme. Bien que fictionnelles, ces conjectures n’en présentent pas moins l’intérêt de convoquer l’Histoire pour valider les thèses qu’elles défendent. Tout en soulignant le caractère historiquement déterminé du capitalisme, elles ne se prononcent pas pour autant nécessairement en faveur de son effondrement. Ainsi, mobiliser le concept de fiction pour éclairer les débats autour de l’avenir du capitalisme donne une nouvelle actualité aux thèses des marxistes du début du vingtième siècle qui voient dans l’issue du capitalisme, non une société socialiste, mais une société fondée sur de nouvelles formes de domination.
L’article de Menudo, « Turgot, Smith and Steuart on Stadial Histories », porte sur un type de conjectures historiques particulièrement présent au xviiie siècle que l’on a dénommé « théories des stades ». Il propose notamment une comparaison des théories de Turgot, de Smith et de Steuart et cherche à montrer que, contrairement à ce qu’affirment certains commentateurs, ces théories ne constituent pas simplement un cadre narratif mais une explication réelle du processus historique ayant abouti aux sociétés modernes, également appelées « sociétés commerciales ». Elles se comprennent en réaction contre les théories qui déduisent les institutions sociales d’un état présocial. Cette explication, qualifiée de « matérialiste » au moins depuis Meek (1971), reposerait sur la prééminence des forces productives et de l’organisation économique dans la dynamique qui fait passer d’un stade de la société à un autre.
L’article de Jacoud, « Olbie : d’une société guidée par la morale aux bienfaits de l’économie politique », invite précisément à réfléchir au statut de l’économie ainsi qu’aux liens qu’elle entretient avec d’autres domaines tels que la morale. Il porte sur le mémoire (Olbie) que propose Jean-Baptiste Say en 1800 dans le cadre du concours ouvert par l’Institut sur la question des institutions les plus propres à fonder la morale d’un peuple. C’est en tentant de répondre à cette question que l’économiste imagine une société fictive, Olbie, dont on est tenté de penser qu’elle représente une France postrévolutionnaire qui aurait adopté ce qu’il considère comme les institutions les plus aptes à favoriser le bonheur de ses habitants. Ainsi, l’étude de cette fiction inventée par Say permet-elle d’aller contre à une image répandue faisant de lui un auteur dont les vues se limitaient strictement à l’économie. En effet, à travers Olbie, il 96cherche à mettre en évidence un lien entre morale et économie. Et l’on relèvera que l’année même où il publie Olbie, Say commence à rédiger son Traité d’économie politique.
L’article de Schmidt, « Revisiting the “veil of ignorance” and its implication for the justice principles on the ground of an alternative interpretation of the original position », envisage la position originelle de Rawls et l’hypothèse du voile d’ignorance qui l’accompagne comme une expérience de pensée permettant de fonder en raison les principes de justice. Il s’efforce de distinguer cette fiction du concept de « mondes » (« grand world » et « small worlds ») sur lequel s’appuie Savage dans sa formulation de l’utilité espérée. Alors que dans cette formulation, les choix des individus peuvent être représentés au moyen du critère d’utilité espérée, dans la position originelle, ce critère ne peut plus s’appliquer. Les différentes parties, derrière le voile d’ignorance, n’ont, en effet, aucune connaissance des conséquences de leurs choix pour elles-mêmes. Et c’est précisément cette ignorance qui est requise pour que le choix des principes de justice soit rationnel. C’est donc un autre critère qui doit présider aux choix des parties, critère que le concept de « mondes possibles » de Lewis permet de mieux saisir : celui du Maximin.
L’article de Rio, « La fiction d’une chaîne de coopération : une lecture solidariste de la théorie rawlsienne de la justice entre les générations », s’intéresse également à la position originelle de Rawls mais appliquée, cette fois, à la question des principes de justice intergénérationnelle. Il offre une lecture solidariste de l’approche rawlsienne en établissant un rapprochement entre le concept de redevabilité sociale de Léon Bourgeois et ce qui peut être appelé « la chaîne de coopération » de Rawls. Malgré une différence de taille quant à la question du contractualisme, ces deux approches auraient en commun de reposer sur un principe de réciprocité indirecte descendante, à savoir que la génération présente est censée rendre les bénéfices hérités des générations passées en contribuant à son tour à la coopération intergénérationnelle au bénéfice des générations futures. L’approche rawlsienne présenterait cependant l’avantage d’échapper à « l’objection » dite « du don » faites par Robert Nozick aux solidaristes, parce qu’elle accorderait une place centrale au consentement, à travers la position originelle.
97Bibliographie
Arrow, Kenneth J. & Debreu, Gérard [1954], « The Existence of an Equilibrium for a Competitive Economy », Econometrica, Vol. 22, p. 265-290.
Binmore, Ken [1994], Game Theory and the Social Contract : Playing Fair, 1, Cambridge, MIT Press.
Binmore, Ken [1998], Game Theory and the Social Contract : Just Playing, 2, Cambridge, MIT Press.
Binoche, Bertrand & Dumouchel, Daniel (dir.), [2013], Passages par la fiction : expériences de pensées et autres dispositifs fictionnels de Descartes à Madame de Staël, Paris, Hermann.
Chottin, Marion & Sultan, Elise, (dir.), [2016], « L’économie à l’épreuve de la fiction », Corpus. Revue de philosophie, Vol. 69, p. 195-221.
Dellemotte, Jean [2009], « La “main invisible” d’Adam Smith : pour en finir avec les idées reçues », L’Économie politique, Vol. 44, p. 28-41.
Friedman, Milton [1969], « The Optimum Quantity of Money », in Friedman, Milton (éd.), The Optimum Quantity of Money and Other Essays, Chicago, Aldine Publishing, p. 1-50.
Hamou, Philippe [2009], « L’histoire des sciences naturalisée : Adam Smith, de l’histoire de l’astronomie aux sentiments moraux », in Bessone, Magali, & Biziou, Michaël (dir.), Adam Smith Philosophe : De la morale à l’économie ou philosophie du libéralisme, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 19-36.
Harsanyi, John [1953], « Cardinal Utility in Welfare Economics and the Theory of Risk-Taking », Journal of Political Economy, Vol. 61, No 5, p. 434-435.
Kaldor, Nicholas [1970], « The New Monetarism », Lloyds Bank Review, Vol. 97, p. 1-18.
Marx, Karl [1857], « Introduction à la critique de l’économie politique », in Marx, Karl, Contribution à la critique de l’économie politique, Paris, Éditions Sociales, 1972, p. 147-175.
Meek, Ronald L. [1971], « Smith, Turgot and the ‘Four Stages Theory’ », History of Political Economy, Vol. 3, No 1, p. 9-28.
Montes, Leonidas [2008], « Newton’s real influence on Adam Smith and its context », Cambridge Journal of Economics, Vol. 32, p. 555-576.
Pignol, Claire [2013], « Quel agent économique Robinson Crusoé incarne-t-il ? », Épistémocritique, Vol. 12.
Rawls, John [1971], A Theory of Justice, Cambridge (Mass.), The Belknap Press of Harvard University Press.
Reichart, Alexandre [2015], « A Reappraisal of the Friedman-Kaldor Debate 98in the Light of the Great Recession », Document de travail, Journées d’études de l’Association Charles Gide 2015.
Sabéran, Shirine [2002], L’économie politique peut-elle se passer de la morale ?, Thèse de doctorat en Économie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Shakespeare, William [1623], Macbeth, édité par Groom, Bernard, Oxford, Oxford University Press, 1939.
Smith, Adam [1795], « The history of astronomy », Essays on Philosophical Subjects, édités par Wightman, William P. D. & Bryce, John C., Oxford, Clarendon Press, p. 33-105, 1980.
1 Les textes présentés dans ce numéro spécial sont un sous-ensemble des contributions aux Journées d’études de l’Association Charles Gide 2015 sur le thème des « Fictions originelles, états hypothétiques et conjectures historiques dans la pensée économique » et organisées par le LED (Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis) et PHARE (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne). Ces Journées devaient avoir lieu les 13 et 14 novembre 2015. Suite aux événements du 13 novembre 2015, la deuxième journée a dû être suspendue, en raison de la fermeture de toutes les universités d’Ile de France. Aussi, le comité d’organisation de la manifestation a-t-il décidé le report de la date du 14 novembre 2015 au 25 mai 2016. Je voudrais donc tout particulièrement remercier l’ensemble des participants à ces deux journées. Je voudrais également exprimer ma reconnaissance à l’égard du Comité éditorial ainsi que les rapporteurs de la Revue d’histoire de la pensée économique. Enfin, je tiens à remercier Jean Dellemotte, André Lapidus et Philippe Poinsot pour leurs commentaires et leur aide dans la conception de la partie Symposium de ce numéro. Les erreurs et omissions restent de ma responsabilité.
2 Sur l’usage des fictions en philosophie, voir Binoche et Dumouchel (2013).
3 Sur les interactions de l‘économie avec la philosophie et littérature, à travers son usage des fictions, voir Chottin et Sultan (2016).
4 Voir l’article de Schmidt dans ce numéro.
5 Voir l’article de Chottin et Pignol dans ce numéro.
6 Pour une discussion sur l’influence de Newton sur Smith, voir par exemple Montes (2008) et Hamou (2009).
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN : 978-2-406-08068-8
- EAN : 9782406080688
- ISSN : 2495-8670
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08068-8.p.0091
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 08/06/2018
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français