Préface Quinze ans après : perspective sur les « perspectives »
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d’études proustiennes
2015 – 2, n° 2. Proust en perspectives : visions et révisions - Author: Leriche (Françoise)
- Pages: 13 to 17
- Journal: Journal of Proustian Studies
Préface
Quinze ans après :
perspective sur les « perspectives »
Près de quinze ans ont passé depuis ce mois d’avril ensoleillé où, en dehors de toute date anniversaire, des Proustiens nombreux venus de différents pays se réunissaient à Urbana-Champaign pour le colloque « Proust 2000 », célébrant un auteur qui, par son regard critique sur la négativité humaine et son appel au dépassement éthique et esthétique, est devenu l’un des phares de la culture du xxe siècle – et la bonne intelligence, les valeurs humanistes qui prévalaient dans ces débats semblaient de bon augure à l’aube du nouveau siècle, ainsi placé sous le signe des rencontres fructueuses et du partage.
Hommage à Philip Kolb (1907-1992), ce colloque marquait une nouvelle étape, importante, dans le développement des études proustiennes. Outre qu’il renouvelait la tradition des grands colloques proustiens internationaux en associant aux professeurs renommés des générations plus jeunes (trentenaires et jeunes « quadras »), il inaugurait la Kolb-Proust Archive for Research, un centre de recherche récemment fondé pour valoriser et mettre à la disposition de tous l’immense fonds de ressources proustiennes constitué par Kolb pendant près de cinquante ans.
Maintenant que la correspondance de Proust fait partie intégrante de l’œuvre, maintenant que son usage s’est banalisé, il est difficile de se rappeler (et, pour les plus jeunes, difficile d’imaginer) ce qu’étaient les études proustiennes dans les années soixante et soixante-dix, quand le corpus ne comprenait que le roman, les textes publiés par Proust de son vivant, et deux inédits fraîchement exhumés (Jean Santeuil, Contre Sainte-Beuve), le « reste » (les recueils de lettres non datées ni annotées publiés par les proches, les « souvenirs » sur Marcel Proust) étant rejeté comme des écrits mondains sans intérêt – des « ragots de vieille douairière » selon l’expression de Beckett. Dans ces années de
structuralisme intransigeant où l’épistolaire et le biographique n’avaient pas (ou plus) droit de cité dans les études littéraires, où la génétique des textes émergeait à peine, où les concepts d’intertextualité, interdiscursivité, voire intermédialité ne s’étaient pas encore imposés pour étudier l’ancrage d’une œuvre dans son contexte esthétique et idéologique et ses processus de transformation créatrice, Philip Kolb, indifférent aux modes intellectuelles, poursuivait patiemment le projet qu’il s’était assigné dès 1935 : rassembler, dater et éditer scientifiquement la correspondance de Proust, afin d’établir de façon fiable la biographie de l’écrivain et la genèse de son œuvre. Proust, en effet, ne datait pas ses lettres ! Et ces lettres étant souvent allusives, on les jugeait futiles ou sans intérêt, parce qu’on n’y comprenait rien. Mais Kolb, après des années de collecte, d’analyse, et d’investigation, parvint à les classer chronologiquement, les dater, en éclaircir les allusions, et à en restituer les enjeux (politiques, littéraires, artistiques, etc.). Et c’est ainsi que, de 1970 à 1993, chaque tome de la monumentale Correspondance vint apporter son lot de révélations, esquissant peu à peu le portrait d’un autre Proust, bien différent du mondain velléitaire voire désinvolte qu’on croyait : un Proust précoce, doté d’une curiosité inlassable et critique pour les productions intellectuelles et artistiques de son temps, désireux d’y trouver sa place mais vigilant et perfectionniste. Ayant ainsi renouvelé la vision que l’on pouvait avoir de Proust, Philip Kolb, longtemps moqué pour son entreprise philologique d’un autre âge, fut enfin dans ses dernières années reconnu comme un pionnier offrant de nouvelles perspectives de recherche – l’inter- puis bientôt l’hypertextualité, la critique génétique, les études de réception, la sociologie du champ littéraire, et bien d’autres courants critiques, étant venus renouveler l’approche de la littérature, et notamment revigorer l’histoire littéraire tant honnie dont Lanson, ou plutôt Sainte-Beuve, avait posé les bases. Quant à la réhabilitation de l’épistolaire comme pratique littéraire, il fallait encore attendre un peu, et Kolb ne put jouir de cette ultime justification de ses travaux… Mais de nos jours, l’œuvre épistolaire de Proust a ses lecteurs passionnés qui, bien loin de considérer ces vingt-et-un volumes comme un « fatras » d’érudition qui viendrait étouffer l’œuvre romanesque, trouvent au contraire dans les lettres des qualités de sensibilité, de fraîcheur, de drôlerie, d’émotion, parfois d’hypocrisie comique, qui en font une œuvre à part entière.
Du vivant de Philip Kolb, seules ses assistantes et quelques visiteurs privilégiés étaient admis au bureau 413 de la Bibliothèque universitaire de l’Université de l’Illinois qui, telle la caverne d’Ali Baba, contenait un trésor de ressources sur lesquelles il veillait jalousement. Outre les ouvrages de Proust, les fac-similés de ses cahiers de brouillon, de ses carnets, d’une grande partie de ses lettres, on y trouvait tous les livres des écrivains, philosophes, ou journalistes contemporains de Proust, ainsi que les dictionnaires, guides pratiques, bottins mondains, quotidiens et revues d’époque : une fois refermée la porte du bureau 413, l’air n’était plus le même, on était entré dans l’âge proustien… Et voici qu’en avril 2000, avec l’ouverture officielle du Kolb-Proust Archive, toutes ces richesses devenaient accessibles aux chercheurs, ainsi que l’immense fichier constitué par Kolb (environ quarante mille fiches chronologiques, biographiques, bibliographiques, etc.) et, non loin, les « Proustiana » de la Bibliothèque des Langues modernes : tous les ouvrages critiques publiés sur Proust. Un véritable paradis, où il n’y aurait qu’à tendre la main pour saisir la ressource rare dont, ailleurs, la localisation ou la communication eût demandé des heures, voire des jours.
En ce début de vingt-et-unième siècle, Urbana apparaissait comme l’Urbs, la capitale, de la recherche proustienne : car, en plus de l’accueil de chercheurs « en résidence », le directeur de la Bibliothèque, le Professeur Robert Wedgeworth, avait prévu un programme de numérisation massive des ressources du Kolb-Proust Archive.
En 2001 hélas – terrorisme, guerres de « croisade », coupes dans les budgets de l’éducation et de la recherche, menaces sécuritaires – le vingt-et-unième siècle s’ouvrait aux États-Unis dans un climat d’austérité et de restriction des séjours défavorable à ces ambitieux projets universitaires. Il a fallu attendre 2010 pour qu’Urbana réunisse de nouveau les Proustiens des deux rives (colloque « Proust and his Era » organisé par Lawrence Schehr †), tandis qu’en 2013 les nombreuses manifestations du Centenaire de Swann (Miami, New York, Harvard, Columbia, Yale) témoignaient, côté américain, de la reprise dynamique du dialogue transatlantique.
Publier aujourd’hui en français le colloque « Proust 2000 », c’est combler un manque créé par les circonstances, réparer un silence, et
aussi faire entendre au public français la voix de grands Proustiens américains qui, depuis, se sont tus.
Loin d’être obsolètes, ces « perspectives » constituent des chapitres ou des compléments à des ouvrages qui font désormais autorité, ou bien elles ouvrent des voies qui, novatrices à l’époque, se trouvent aujourd’hui au cœur de l’actualité de la recherche.
Anthony Pugh †, examinant la clôture donnée par Proust en 1913 à Du côté de chez Swann, nous offre l’un des derniers chapitres de sa monumentale étude The Growth of À la recherche du temps perdu […] from 1909 to 1914 (publiée de façon posthume en 2004) ; de même, la fine étude de la Miss Sacripant d’Elstir par Yoshikawa annonce Proust et l’art pictural (2010). Nathalie Mauriac Dyer, dans « La ruine de Venise », développe de façon approfondie un des aspects de l’inachèvement du roman dont elle est la spécialiste incontestée (voir Proust inachevé, 2005). Elisabeth Ladenson, déjà connue pour son Proust’s Lesbianism (1999 ; Proust lesbien, 2004), poursuit avec « Le geste indécent de Gilberte » l’investigation du texte proustien à partir de la perspective encore si nouvelle en France des queer studies.
D’autre part, Luc Fraisse pose ici à propos de Proust la question de la valeur génétique de la correspondance ; cette même question faisait parallèlement, au sein de l’Institut des textes et manuscrits modernes (ITEM-CNRS), l’objet d’une recherche collective à travers plusieurs correspondances d’écrivains, qui a été publiée en 2012 dans Genèse et correspondances (Alain Pagès et Françoise Leriche, éd.). La publication française de Proust en perspectives vient ainsi prendre toute sa place dans ce jeu d’échos.
L’importance de l’Affaire Dreyfus dans l’œuvre de Proust, que réactualisait subtilement Anguissola à partir d’une lecture éthique, se retrouve au cœur des travaux de Yuji Murakami dont la récente thèse de Doctorat sur l’Affaire Dreyfus dans Jean Santeuil paraîtra bientôt chez Champion, tandis que la question de la morale chez Proust a fait l’objet du cours d’Antoine Compagnon au Collège de France en 2008 et d’un ouvrage collectif, Morales de Proust (2010). De son côté, Diane Leonard souligne que l’année 2000 est le centenaire de la mort de Ruskin, et elle étudie la permanence chez Proust de l’influence ruskinienne, notamment dans son imaginaire de l’église médiévale ; quelques années plus tard, en 2009, se tenait à Lille un colloque sur la
« Postérité de John Ruskin » dans les textes littéraires et esthétiques, dont les actes parus en 2011 contiennent quelques contributions sur Ruskin et Proust qui confortent la thèse de Diane Leonard. Quant à l’imaginaire médiéval de Proust, il a par ailleurs fait l’objet d’un colloque à Reims et à Bordeaux en 2010-2011, dont les actes, Proust et les « Moyen Âge » (Sophie Duval et Miren Lacassagne, éd.), viennent de paraître. Je pourrais encore citer ma propre communication qui, écartant les apparentements du style proustien avec l’impressionnisme ou le cubisme, propose un rapprochement avec l’Art nouveau, dont Proust partage l’éthique et, partiellement, l’esthétique ; or le récent livre de Sophie Basch, Rastaquarium. Marcel Proust et le « modern style », poursuit la question de l’Art nouveau dans une perspective culturaliste, associant son discrédit au discours antisémite. Les dimensions éthique et politique sont, on le voit, celles qui suscitent aujourd’hui le plus d’intérêt critique.
Et précisément, en s’intéressant au lied de Schumann que fredonne Saint-Loup dans le Temps retrouvé, Jérôme Cornette †, à l’intersection de l’esthétique et du politique, ramenait déjà notre attention vers l’écriture de la Grande Guerre, que le phénomène du Centenaire a maintenant remise au cœur de tous. Ouvrage récent de Brigitte Mahuzier sur Proust et la guerre (2014), Temps retrouvé mis au programme de l’agrégation pour 2014-2016…, l’Histoire et la contextualisation du discours littéraire s’imposent – désormais – comme des évidences.
Ces « perspectives » de « Proust 2000 » se révèlent ainsi étonnamment en phase avec les lectures d’aujourd’hui. Quant aux perspectives d’hypertexte proustien qui, déjà esquissées il y a quinze ans par Joshua Gidding, étaient sans doute un peu trop « en avance » sur les possibilités matérielles de leur temps, gageons que les nouveaux outils éditoriaux en gestation vont permettre la production de nouveaux corpus (l’œuvre des manuscrits, et une numérisation des corpus déjà existants) afin de préparer les lectures de demain.
Françoise Leriche
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-8124-3847-9
- EAN: 9782812438479
- ISSN: 2430-8218
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-3847-9.p.0013
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 10-23-2015
- Periodicity: Biannual
- Language: French