Avant-propos
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Représentations de la souffrance
- Auteurs : Petey-Girard (Bruno), Sévérac (Pascal)
- Pages : 7 à 11
- Collection : Rencontres, n° 365
Article de collectif : 1/29 Suivant
Avant-propos
Que signifie « souffrir » ? La question est d’autant plus troublante qu’elle ne signifie peut-être, tout simplement, rien. Rien au sens où elle serait une expérience qui ne peut être enrôlée au service d’une fin ou d’un projet à réaliser ; rien au sens où elle serait l’épreuve d’un affaiblissement, d’une diminution de notre être auquel il y aurait certes à résister, mais duquel aucune leçon de vie ne pourrait être tirée.
Pour répondre à la question de savoir ce qu’est la souffrance, voire ce qu’elle peut bien signifier – peut-être rien par elle-même, mais beaucoup pour ceux qui décident d’y mettre du sens –, il faut d’abord prendre acte de la diversité des expériences de la souffrance : souffrances événementielles (deuil, échec, humiliation, peine…) ou structurelles (angoisse, phobie, traumas, mélancolie…), souffrances morales, psychiques (culpabilité, remords, mauvaise conscience…) ou physiques (pathologies mentales, douleurs corporelles, handicaps…), souffrances intimes ou politiques, souffrances en amour ou dans la guerre, souffrances à l’hôpital, à l’école, au travail, souffrances familiales, sociales, religieuses, nationales… La question se pose de savoir ce qu’il peut y avoir de commun à toutes ces formes de souffrance : comment embrasser cette constellation d’expériences affectives qui se disent sous le nom de « souffrance » ?
Pour le savoir, nous avons décidé d’approcher la question de la souffrance à partir de ses « représentations ». La souffrance en effet est réputée être une réalité difficile à saisir, comme si l’analyser, l’élaborer, l’exprimer, c’était déjà nécessairement la laisser échapper – le mutisme et la solitude, la coupure avec autrui et le repli sur soi étant les conditions les plus favorables d’une perpétuation de la souffrance. La souffrance semble donc s’éprouver en dehors de la mise en mots et en images, en dehors de la symbolisation, voire contre elle. Néanmoins – ou peut-être à cause justement de cette résistance au symbolique –, la souffrance enveloppe une multitude de représentations, chez ceux qui souffrent, qui observent la souffrance, qui la racontent, qui tentent d’y remédier. 8Dans ces représentations peut résider une logique de la souffrance, voire un sens, individuel ou collectif.
Il faut donc comprendre la souffrance à partir de ses propres représentations. Les multiples représentations de ce qui fait souffrir (la cause de la souffrance), de ce qui souffre (le sujet de la souffrance), de l’épreuve même de la souffrance (l’affect de souffrance), de ce qui permet de lutter contre la souffrance (le remède à la souffrance) – toutes ces représentations ne sont pas extérieures à la souffrance, mais en constituent la chair même, l’expérience à la fois la plus singulière, et la plus historiquement déterminée.
Approcher la souffrance, dans la multiplicité de ses aspects, implique donc que soient mises au jour ces représentations en rapport avec la souffrance, qui sont autant des représentations de la souffrance que des représentations dans la souffrance : c’est pourquoi nous proposons dans ce qui suit une approche interdisciplinaire et transséculaire de la souffrance, qui montre la nécessaire articulation des discours littéraires, philosophiques, psychanalytiques et médicaux pour cerner ce fait social et moral total qu’est l’expérience, vécue et vivante, de la souffrance.
Dans les échos que suscite leur rapprochement, les articles ici rassemblés proposent un panorama qui, des prescriptions rhétoriques antiques ou modernes à la photographie, des épopées homériques à des œuvres du xxie siècle, de la sagesse ou de la physiologie antiques à la psychiatrie ou à la médecine contemporaines, permet non pas tant d’esquisser une réponse globale à des questions lancinantes qui n’ont peut-être pas de réponse définitive, mais d’exposer la diversité qui au fil du temps caractérise en un mouvement cohérent la représentation de la souffrance. Les attitudes multiples que la souffrance subie ou provoquée suggère ne sont pas sans influence sur les formes de ses représentations. La représentation ne peut ainsi être réduite à une affaire de forme et, dans chacun des cas examinés, elle déploie plus ou moins nettement par la spécificité de son support (genres littéraires, discours scientifique, photographie) la volonté de celui qui la met en œuvre autant que les effets très variés qu’elle provoque.
Tandis que des maîtres de la rhétorique (Aristote, Érasme ou le moins célèbre Vossius) théorisent une exploitation de cette représentation propre à jouer sur ou avec les émotions des auditeurs ou des lecteurs – la parole 9ou l’écriture existent dans une visée qui dépasse parfois et souvent si ce n’est toujours la représentation de la souffrance pour elle-même –, la dimension intime de la souffrance en fait un objet et un sujet de la vie personnelle et spirituelle quand elle se met en mots ; elle occupe ainsi une place non négligeable dans les récits ou la poésie autobiographiques (de Thérèse d’Avila à Léopold Sédar Senghor ou Henry Bauchau) ; elle va jusqu’à donner sa forme à des textes qui tentent de la définir tout en permettant à leur auteur de tenir contre elle (Emily Dickinson) ; elle peut aussi être source d’un conflit que révèlent les tensions entre une écriture privée et une écriture rendue publique (Paul Valéry).
Dès l’aube de la littérature occidentale, la souffrance est représentée dans l’épopée homérique pour qu’en soit valorisée l’expression pathétique. Cette ancienneté permet de suivre sur le temps long les transformations et modulations des regards que l’on porte sur elle, entre un modèle de maîtrise virile du pathos et une approche chrétienne de la souffrance salvatrice mais aussi éducatrice – approche qui est largement celle que Thérèse d’Avila privilégie dans ses pages autobiographiques. Ces imaginaires contrastés qui, sans être radicalement opposés, en viennent à coexister – le second ne se substitue pas au premier avec l’essor du christianisme – ne peuvent être négligés : ils sont en effet, plus ou moins secrètement, à l’œuvre derrière chaque texte écrit, derrière chaque photographie prise.
On peut à cette lumière, parfois diffuse, observer la critique montaignienne de certaines pratiques judiciaires, le silence de son fin lecteur Blaise Pascal sur ce point ou le plaidoyer contre la torture que Cesare Beccaria rédige au siècle suivant. L’œuvre de Joseph de Maistre aborde la souffrance en s’efforçant de neutraliser le rationalisme hérité des Lumières. Les romanciers catholiques tels Bloy ou Barbey d’Aurevilly exaltent la fécondité de la souffrance si bien qu’elle devient une condition sine qua non d’une création qui réintroduit le sacré dans le monde tandis que Zola met en scène une cohorte de personnages souffrants dans La Joie de vivre, afin, comme il le dit, « que le livre fût grand ». Au prisme de ces quelques exemples, la souffrance se révèle un élément majeur, sinon absolument fondateur, de la culture occidentale.
L’Antiquité n’a pas uniquement donné place à la souffrance dans les arts du discours ou dans les récits épiques. Sénèque, sous les auspices mêlés de la médecine et de la philosophie, situe la notion de douleur 10au carrefour de phénomènes qui lui permettent de soulever le problème du rapport entre savoir scientifique et sagesse et ainsi de proposer de la vaincre par la meilleure connaissance qu’on peut en avoir. La représentation se veut action sur ce qu’elle met en scène. Et cette action peut être produite sur celui qui écrit son expérience. Ainsi, la souffrance engendrée par la première guerre mondiale est, une fois racontée par les romanciers qui l’ont vécue, génératrice d’une nouvelle souffrance, mais aussi possibilité de son dépassement.
La représentation de la souffrance n’est donc pas extérieure à la souffrance elle-même : tout l’enjeu, littéraire, mais aussi philosophique, psychanalytique et médical, est de savoir si la souffrance est moins intense lorsque la représentation s’efface, en même temps que la maîtrise du sujet sur lui-même, ou bien si une certaine forme de représentation est nécessaire pour la mettre à distance, mieux la supporter ou mieux se l’approprier. Que vaut-il mieux, pour le douloureux chronique : l’introspection, la représentation de soi dans la souffrance, ou bien le lâcher prise, la distance à soi et partant l’acceptation de ce qui pourtant est insupportable ? Une certaine phénoménologie, étayée par des études médicales, promeut une forme de subir, qui est un renoncement de la représentation en même temps qu’un retrait à l’égard de la souffrance. À l’opposé semble-t-il, la médecine et l’éthique dites narratives sollicitent le patient pour qu’il devienne, par le récit, l’agent de sa propre expérience, et pour que le philosophe élabore une nouvelle relation entre analyse conceptuelle et vécu subjectif, en première personne. Dès lors, se fait jour la nécessité d’un travail sur les causes ou bien extérieures, ou bien intérieures de la souffrance : en quel sens le sujet lui-même alimente-t-il ses propres affects d’angoisse ou de tristesse ? Que peut nous en apprendre la confrontation de deux penseurs de l’affectivité, Spinoza à l’âge classique, et Freud au siècle dernier ? L’ambition de cette enquête, toutefois, n’est pas toujours d’apprivoiser la souffrance : lorsque nous disons que l’enjeu est de savoir si la souffrance est plus ou moins intense avec ou sans représentation du sujet souffrant, ce n’est pas forcément parce qu’il s’agit de la diminuer – Sade nous faisant entrer dans un entrelacs de la représentation et de l’affect d’autant plus déroutant qu’il s’agit de mieux jouir en se représentant souffrir.
Quant à la représentation visuelle de la souffrance, elle ne peut ignorer les développements techniques rendant possibles de nouveaux modes 11d’expression. Largement prise en charge au fil des siècles par la peinture ou la sculpture, elle est fondamentalement renouvelée par l’apparition de la photographie. D’une manière assez différente des supports verbaux présentés dans ce volume – rhétoriciens, poètes ou romanciers, philosophes ou médecins exploitent la ressource infiniment riche du medium unique qu’est le langage –, la photographie semble mettre en question la représentation de la souffrance : elle ne peut être simplement considérée comme une fidèle image du réel ou sa simple mise en forme, mais comme un médium où les formes s’organisent, prises entre une technique, un art et des pratiques sociales dont certaines instituent des normes. À bien considérer les choses cependant, les interrogations que la photographie suscite ne sont que le déplacement spécifique d’un questionnement plus large qui les englobe ; et les réponses élaborées éclairent les autres formes de représentation.
Ce volume propose ainsi une manière de généalogie des représentations ou, si l’on préfère, de certaines des expressions possibles de la souffrance. Il révèle une généalogie complexe de la conception de la souffrance, généalogie qui est aussi celle des modes de représentation et des fonctions qui lui sont assignées.
Bruno Petey-Girard
et Pascal Sévérac
Université Paris-Est, UPEC,
EA 4395 « Lettres, Idées, Savoirs »
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-07439-7
- EAN : 9782406074397
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07439-7.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 11/12/2018
- Langue : Français