Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Repenser l'authenticité. Essai sur Charles Taylor et Charles Larmore
- Pages : 9 à 11
- Collection : Philosophies contemporaines, n° 18
Préface
L’idéal d’authenticité a revêtu à notre époque une importance décisive. On peut même conjecturer qu’il remplit pour nous un rôle comparable à celui que jouait la sagesse pour la culture antique. Oscar Wilde a été sans doute l’un des premiers à le remarquer : « “Connais-toi toi-même”, écrit-t-il, était gravé au frontispice du monde antique. Au frontispice du monde nouveau, on pourra lire : “Sois toi-même”1 ». Mais si ces deux idéaux remplissent une fonction comparable, ils possèdent néanmoins deux orientations opposées. La sagesse visait à imiter un modèle d’humanité idéal et surtout universel ; elle recommandait à l’individu de s’affranchir de sa propre particularité contingente et de s’universaliser sous la conduite du logos. La recherche d’authenticité contemporaine consiste plutôt à nous mettre à l’écoute de notre individualité, à nous conformer à une vérité située à l’intérieur de nous, à nous « étoffer de notre propre modèle2 », comme dit Montaigne. C’est pourquoi l’essor de l’authenticité personnelle est indissociable de l’avènement des sociétés individualistes. On aurait tort cependant de ne voir dans cet idéal qu’une norme sociale comme une autre, une expression de plus de l’individualisme contemporain, voire un sous-produit de notre « culture du narcissisme », pour reprendre le titre d’un ouvrage de Christopher Lasch. Plus que le symptôme d’une époque, plus qu’un simple mot d’ordre consumériste, un phantasme d’autonomie radicale ou une injonction managériale au sein du coaching d’entreprise, l’exigence de « réalisation de soi » est une question qui mérite toute l’attention du philosophe, et non sa condescendance comme cela a été longtemps la règle de l’école de Francfort à Michel Foucault, de René Girard à Pierre Bourdieu. C’est tout l’enjeu de l’ouvrage de Nicolas Voeltzel, neuf à plus d’un titre.
10D’abord, parce qu’en prenant pour fil conducteur de son questionnement deux « réhabilitations » contemporaines de l’authenticité, l’une centrée davantage sur les sources historiques de cette notion, celle de Charles Taylor, l’autre subordonnée à l’objectif d’une « ontologie du moi », chez Charles Larmore, Nicolas Voeltzel noue un dialogue toujours éclairant et nuancé entre deux figures majeures de la philosophie contemporaine, encore trop peu étudiées en France. Ensuite, parce que cette analyse prend au sérieux l’idéal d’authenticité, tout en restant attentive aux difficultés, voire aux apories qu’il soulève, mais sans jamais céder à la facilité d’une critique expéditive. L’effort de l’auteur est plutôt de montrer ce qui demeure valable dans cet idéal, en dépit de certaines de ses formulations insuffisantes, ce qui permet aussi de l’extraire du seul contexte des « existentialismes » dans lequel il a été longtemps confiné. Dans ce travail toujours mû par une parfaite probité intellectuelle et une grande acribie exégétique, Nicolas Voeltzel tire le meilleur des deux traditions dans lesquelles il s’inscrit, au même titre que les auteurs qu’il commente : analytique et « continentale ». Son ouvrage fait partie des meilleurs exemples de ce qu’il ne faudrait plus considérer désormais comme une greffe ou une hybridation, mais comme la manière la plus sérieuse et exigeante dont peut se déployer l’activité philosophique. Enfin, l’originalité de ce livre tient également au fait que le commentaire de ses auteurs de référence n’est jamais le dernier mot de l’enquête, et qu’il ouvre sur ce que l’auteur appelle dans sa dernière partie une « critique de l’expression », c’est-à-dire sur une approche renouvelée de ces questions qui intègre les apports de Taylor et de Larmore tout en cherchant à les unir en une synthèse originale. Ici, l’histoire de la philosophie côtoie sans cesse la philosophie elle-même.
Parce que l’idéal d’authenticité personnelle est un produit de nos sociétés individualistes, la question du même et de l’autre figure au centre de l’interrogation de l’auteur, comme elle l’est du reste des pensées de Taylor et de Larmore. On pourrait soutenir en effet que ces auteurs cherchent tous deux à surmonter les limitations des formulations romantiques de l’authenticité (ou de ce que le romantisme préfère appeler la « sincérité »), le premier en faisant droit à la dimension dialogique de toute entreprise de définition de soi, le second en refusant d’opposer authenticité et mimétisme social, et en prenant ainsi le contrepied du « mensonge romantique » dénoncé par Girard. Mais Nicolas Voeltzel pointe aussi – et c’est probablement sa plus importante contribution – les ambiguïtés et les limites de ces tentatives 11pour articuler le même et l’autre au sein de la « culture de soi ». Il montre que le dialogisme privilégié par Taylor reste encore en partie formel et ne permet pas tout à fait de rendre justice au rôle d’autrui dans l’accès de l’individu à une existence en propre. En juxtaposant deux définitions de l’authenticité, l’une qui met l’accent sur l’expression du moi dans ce qu’il a d’unique, l’autre qui fait de ce moi lui-même quelque chose qui se construit dans un dialogue avec ceux que Mead appelait les « autres qui comptent », Taylor laisse indéterminée la question de l’articulation entre ces deux définitions. Quant à Larmore, sa distinction entre deux authenticités, une authenticité irréfléchie (qu’il identifie au naturel de Stendhal et des moralistes classiques) et une authenticité réflexive, consistant à s’engager sur la base d’une réflexion pratique, semble laisser de côté la question de l’expression de soi et de l’originalité personnelle, au point de conduire à la conclusion qu’un « engagement » en faveur d’une conduite parfaitement conformiste n’est pas moins authentique qu’un autre à partir du moment où il découle de notre réflexion pratique. Larmore semble ainsi dissoudre ce qui constituait le point de départ des théories de l’authenticité, et donc vider ce concept d’une partie de son sens. C’est la raison pour laquelle ces deux tentatives pour circonscrire les contours de l’authenticité doivent se féconder mutuellement pour donner naissance à une troisième, celle que Nicolas Voeltzel appelle de ses vœux, qui, prolongeant l’intérêt de Taylor pour la tradition expressiviste, met en œuvre une « critique de l’expression » qui constitue le complément de la « critique de la réflexion » de Larmore.
Ce n’est pas le moindre des mérites de cet ouvrage que de restituer constamment aux débats contemporains leur profondeur historique, et de fournir de belles et fines analyses de certaines des figures tutélaires de notre aspiration contemporaine à « être nous-mêmes » : Goethe, Nietzsche, Emerson ou encore William James. L’auteur offre aussi à de nombreuses reprises et comme en passant des aperçus perspicaces sur des notions aussi centrales que le conformisme ou ce qu’il appelle « les expériences d’authenticité ». Gageons que la voix originale qui résonne dans ces pages s’imposera comme l’une des principales de la philosophie française à venir.
Claude Romano
Paris, 18 juin 2020
1 Oscar Wilde, The Soul of Man under Socialism, in Complete Works of Oscar Wilde, Glasgow, Harper-Collins, 1994, p. 1179. Une traduction française de ce texte a été publiée sous le titre L’Âme humaine, trad. de N. Vallée, Paris, Arléa, 2006.
2 Michel de Montaigne, Les Essais, éd. Villey-Saulnier, Paris, PUF, 2004, I, XXXVII, 229 c.
- Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN : 978-2-406-11483-3
- EAN : 9782406114833
- ISSN : 2427-8092
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11483-3.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 01/09/2021
- Langue : Français