Compte rendu
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Récits d’Ellis Island de Georges Perec et Robert Bober au miroir contemporain
2019 – 6 - Auteur : Brown (Llewellyn)
- Pages : 207 à 211
- Revue : La Revue des lettres modernes
- Série : Georges Perec, n° 1
Hermes Salceda, Clés pour La Disparition de Georges Perec. Brill / Rodopi, « Faux titre ; no 423 », 2018. xii + 223 p.
Dans La Disparition, Perec porta son attention sur l’élément minimal du langage – la lettre de l’alphabet – dans l’objectif d’« écrire le plus long lipogramme possible » (Perec cité p. 21). Ce dernier dépasse ainsi les genres brefs, acquérant une ampleur inédite. Loin d’être un cas isolé, ce projet singulier faisait partie de quatre champs gouvernant l’ambition littéraire de Perec, et dont chacun exprimait sa visée de variété et d’exhaustivité. Dans ce livre récent, Hermes Salceda1 développe avec clarté une présentation des paramètres formels de La Disparition de Perec, et nous offre les moyens d’en saisir les enjeux.
La première partie de cette étude traite de la potentialité de la contrainte, ses pouvoirs et ses limites. Au départ, la question se pose si la contrainte suffit pour engendrer un roman, puisque les règles de la littérature potentielle ne sont pas nécessairement liées à la pratique ou à la réalisation littéraire : la conception d’une contrainte est, en soi, son propre accomplissement. L’auteur explique que le lipogramme « ne suffit pas à engendrer des matériaux narratifs. Il pose une condition à remplir par le texte d’arrivée, mais ne fournit pas d’éléments susceptibles de faire surgir un univers de fiction » (p. 25). Dans La Disparition, les contraintes sont au nombre de quatre : le lipogramme (suppression de la lettre e), la longueur, le genre romanesque, enfin le choix de la suppression de la lettre composant la matière même du récit. Un autre choix se manifeste : soit l’auteur dissimule la contrainte (à la manière de Raymond Roussel), soit il l’exhibe, comme le fait Perec. La Disparition devient ainsi l’histoire « de l’écriture lipogrammatique construisant une histoire » (p. 29).
Si le risque existe que le livre soit congédié comme simple jeu littéraire, l’entreprise de Salceda vise à démontrer que « nombre de structures métatextuelles et des mécanismes de production de la contrainte ne 208peuvent être bien compris qu’en mettant en lumière les liens entre le plan fictionnel et le plan littéral » (p. 29).
Dans le chapitre suivant, Salceda affirme que les contraintes induisent certains types de langage, en sorte que Perec pousse l’écriture vers la recherche de nouvelles formulations humoristiques. Ainsi, il crée des listes paradigmatiques, de nature tautologique. L’hypotaxe est nécessairement exclue, au bénéfice de la parataxe et l’accumulation des mots pleins. Salceda développe les conséquences de l’exclusion d’une lettre de l’alphabet, qui concourt à dérégler et à « subvertir l’ordre courant des discours et des savoirs » (p. 43) : l’ablation d’une lettre a la capacité de susciter la réorganisation des catégories et des hiérarchies de la culture.
Ensuite, l’auteur démontre qu’il n’existe pas une seule contrainte, mais un ensemble : l’analyse de l’alphabet et de la position de la lettre interdite s’affirment, au fil du travail de composition, comme des contraintes supplémentaires. Les structures littérales et les matériaux narratifs sont étroitement imbriqués, en sorte que l’alphabet sert de déclencheur des effets de fiction, réglant les périples géographiques des personnages et les assassinats. C’est ainsi que « le livre s’organise, jusque dans ses moindres aspects, autour de cette lettre [e] » (p. 57), et « la fiction est à part entière générée et structurée par cette absence ».
C’est cet aspect que Salceda explore dans le chapitre suivant, montrant que l’écriture devient « seule responsable des événements » conduisant à la mort des personnages (p. 63). Il explore la tension qui existe entre « la potentialité de la contrainte qui pousse le texte vers l’excès et les exigences du genre romanesque d’ordonner logiquement la syntaxe narrative » (p. 65). L’écriture perecquienne du foisonnement accentue les ruptures : le défaut de liens entre certains personnages et les protagonistes, l’introduction de courtes fictions ou la prolifération de textes sans fonction précise. L’exclusion du temps verbal du présent nécessite de fréquents changements d’énonciateur et l’inflation d’analepses, qui représente la technique narrative dominante. La parataxe narrative est omniprésente, et l’atomisation des récits devient un thème, parce que les personnages sont coupés de leur origine.
L’auteur met ses analyses à l’épreuve en abordant le défi que représente la traduction de cette œuvre, révélant une tension entre « la productivité du lipogramme dans la langue d’arrivée, qui tend à engendrer un nouvel original dans cette langue, et une pensée pré-oulipienne, qui 209demande de traduire non la potentialité mais bien le texte d’un auteur et de rester fidèle à ses contenus » (p. 110).
La seconde partie du livre traite de « La lettre, le texte, la mémoire », et commence par la mise en évidence du choix du récit policier. Celui-ci réunit auteur et lecteur autour de la même pratique de la lecture d’indices. La lecture des traces se déroule sur un double plan : celui des événements relatés, et celui de la littéralité textuelle. Alors que dans la fiction, il ne saurait y avoir de réponse, l’interprétation sur le plan littéral résout effectivement l’énigme textuelle. Cet effet est renforcé par la mise en abyme de l’énonciation : le lecteur scrute ce que les personnages lisent dans le journal de Voyl, et les commentaires de ces derniers sont effectivement ceux de l’auteur. L’écriture et l’interprétation des textes deviennent moteur de la fiction, afin de problématiser les mécanismes de production et de construction du sens.
Cependant, Salceda note que l’impossibilité pour les personnages de dénouer le fil de leur biographie est plus importante que la difficulté d’éclaircir la disparition de Voyl, aspect qui n’occupe qu’une place limitée. Salceda reprend le concept, développé par Bernard Magné, d’“aencrage”, pour désigner des motifs qui sont récurrents, reliés à un fragment d’autobiographie, et forment un réseau textuel. Par ce biais, la mise en scène des difficultés rencontrées par les personnages à comprendre compense alors le manque de motivation narrative. L’exhibition des potentialités génératrices de la contrainte donne corps à un récit où la rupture des liens avec l’origine occupe une place centrale. Cette coupure sauve les personnages des foudres du père vengeur (le « Barbu d’Ankara »), mais les empêche aussi de comprendre leur présent. Comme pour la séparation de Perec avec sa mère – au moment de la déportation de cette dernière –, le changement d’identité est, paradoxalement, une voie de salut.
En effet, les “aencrages” impliquent la transformation d’éléments de biographie en principes d’écriture : la contrainte acquiert ainsi une motivation biographique, quitte à contredire le principe d’arbitraire énoncé par Oulipo. L’ablation d’une lettre de l’alphabet connote l’amputation de la mémoire, et la disparition violente et totale des personnages fait écho à l’annihilation sans trace des Juifs dans la Shoah, aussi bien que de la mère de Perec. Ainsi, la “disparition” s’entend simultanément comme la suppression d’une voyelle, la mort des personnages, la coupure d’avec les origines, et l’effacement de l’identité ou des souvenirs d’enfance.
210Enfin, Salceda explore le vocable blanc qui, avec ses variantes, donne corps à la suppression de la lettre interdite. Dans un fonctionnement paradoxal, le blanc devient la marque de la famille, reliant les personnages entre eux et « chacun à ses origines et à ce qu’elles signifient comme programme narratif de mort » (p. 168). Le parallélisme entre plan fictionnel et celui de la production, entre diégèse et narration, amène le lecteur à effectuer des allers-retours continuels. Les trois niveaux – intrigue policière, saga familiale et effets métatextuels – se révèlent être étroitement imbriqués.
L’analyse du roman est complétée par un chapitre intitulé « La Disparition raconté aux enfants », une table des matières détaillée, pour aider le lecteur à se retrouver dans ce roman, et des extraits (fac-simile et transcriptions) des manuscrits.
Cette excellente étude offre matière à réflexion. Selon une définition, la contrainte – qualifiée d’“arbitraire” – apparaît comme « le nom que se donne la règle lorsqu’elle a perdu sa prégnance culturelle2 », étant aussi « une rhétorique toujours en excès ». Salceda souligne qu’ainsi, la contrainte « arbitraire par nature tend, justement, à faire dysfonctionner tous les usages pragmatiques de la langue, qu’elle empêche souvent de devenir discours » (p. 19). Il explique que cette démarche met en cause le « caractère idéologique de la langue comme véhicule des valeurs établies et des catégories de pensée dominantes » (p. 44). En effet, l’on peut dire que l’unité imaginaire des discours s’en trouve ébranlée. En tant qu’opération relevant du symbolique pur, la contrainte est comparable au cadre théorisé par Alberti, dans son traité De Pictura3 : il pose les conditions de l’istoria, non le contenu narratif. L’extraction d’un élément – la lettre e – donne un cadre à l’ensemble.
Cependant, la réalisation de l’œuvre écrite résulte en une complexité accrue, qui produit un effet d’anamorphose. Perec précisait le sens de l’expression homme de lettres comme quelqu’un « dont le métier c’est les lettres de l’alphabet4 », ces dernières s’entendent comme un « en deçà du langage préalable à toute venue de discours ou de sens » (p. 3). On pourrait dire qu’il s’agit bien là de la lettre dans sa matérialité, selon son 211acception lacanienne ; c’est-à-dire – dans l’objet “petit a” par exemple –, comme ce qui marque l’échec de la signification et l’achoppement contre un impossible au cœur du langage. Par conséquent, elle opère le nouage des multiples niveaux détaillés dans cette étude, notamment la narration fictionnelle, le métatextuel et le biographique.
Dans La Disparition, il ne s’agit pas d’une contrainte quelconque, mais bien d’un effacement, qui « convoque dans l’histoire personnelle de l’auteur la difficile reconstruction de la mémoire à partir du manque essentiel que représente la mort des parents, l’adoption et l’errance » (p. 7). Alors, la lettre effacée acquiert une portée de jouissance5. C’est à ce titre que la lettre amputée est à la fois signe d’un arrachement, d’une suppression traumatisante, et ce qui génère la production textuelle comme marque d’un impossible. La construction écrite permet donc de mettre l’impossible et le symptôme au premier plan, où ils demeurent à la fois invisibles, et opérants dans la création. On a pu qualifier ce livre du « point le plus extrême, le plus incandescent, le plus vrai que la littérature pouvait atteindre pour transmettre quelque chose de cette impensable et irreprésentable disparition6 » que fut la Shoah. Ce livre de Hermes Salceda nous offre les moyens de réfléchir à cette construction.
Llewellyn Brown
1 L’auteur précise que le projet de cet ouvrage avait commencé en collaboration avec Mireille Ribière, et que le titre est dû à Marcel Bénabou (p. xi).
2 Christelle Reggiani, citée p. 12.
3 Voir Gérard Wajcman, Fenêtre : chroniques du regard et de l’intime, Lagrasse, Verdier, « Philia », 2004, p. 81 sq.
4 Perec, cité p. 3.
5 On notera le sentiment de jubilation éprouvé par Perec lors de l’écriture de ce livre (Perec cité p. 131).
6 Gérard Wajcman, L’Interdit [1986], Caen, Nous, 2016, Postface. À l’image du tableau Carré Noir de Mondrian, ce “roman” est entièrement composé de notes infrapaginales.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-09831-7
- EAN : 9782406098317
- ISSN : 0035-2136
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09831-7.p.0207
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 19/11/2019
- Périodicité : Mensuelle
- Langue : Français