Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Recherches arnaldiennes. Tome I. Théorie raisonnée des idées chez Antoine Arnauld : reprise et prolongement du projet cartésien
- Auteur : Peeters (Marc)
- Pages : 9 à 12
- Collection : Univers Port-Royal, n° 30
Préface
Si, en définitive, la philosophie est bien introspection et méditation – auto-analyse ou auto-décomposition désintégrative du Moi ou du Cogito – la vision intérieure propre à ce questionnement doit alors pratiquer une « abstraction isolante » des facultés ou des substances qui constituent l’esprit. En effet, l’esprit est donné, découvert et à réfléchir pour isoler en lui la multiplicité des activités et affections, des idées et des passions de l’âme. On ne peut faire l’abstraction de la raison. La question préliminaire du travail qu’on va lire semble donc être : à quelle abstraction avons-nous affaire et en quoi est-elle authentiquement philosophique ? Notons déjà que c’est en fonction des réponses à ces questions que l’on pourra trancher, ou du moins essayer de trancher, la difficile question d’une philosophie authentiquement arnaldienne. L’abstraction, indissociable de la réflexion et de la comparaison des « représentations » ou « des exemplar », est bien une abstraction réfléchissante de l’esprit en vue du concept ou de la notion, de l’idée ou de la « species ». Dirigée en vue du concept, à trouver, ou de l’idée, formelle et objective, à réfléchir, en nous pour Arnauld, en Dieu pour Malebranche, l’abstraction réfléchissante permet d’isoler, à partir de la substance pensante dont, en fin de compte, nous ne pourrons jamais faire l’abstraction, la typologie substantielle ; en l’occurrence la pensée ou l’étendue. La question de la réflexion des idées, au Premier Livre des Principes de la Philosophie de Descartes, doit nous permettre de penser clairement et distinctement la « séparation réelle » des substances, ou les diverses abstractions, modales, de raison raisonnée ou de raison raisonnante, qui constituent l’activité de l’esprit. Et Descartes est très clair : il récuse l’abstraction de raison raisonnante, le « flatus vocis » des médiévaux. Les substances, pensée et étendue, sont donc réellement « séparées » ou différenciées par la vision intérieure propre à la Méditation Métaphysique. Le temps de cette dernière, et sa temporalisation, sont autant de variations de l’activité de la raison isolée, du passé de l’erreur, dans la Première Méditation, à la certitude toujours 10déjà présente et inaliénable du Cogito, des idées confuses des sens à celle, claire et distincte, de Dieu. Mais si la pensée peut isoler la substance pensante de la substance étendue, « malgré une notable différence » dit Descartes, c’est bien par un processus d’abstraction de raison raisonnée. À ce titre, ce qui est abstrait est un « ens abstractum ac philosophicum », un « être philosophique abstrait » qui est comme une mise en suspens de l’objet téléologique, opératoire et constitutive, de la raison philosophique. Et celle-ci s’appuie sur la raison commune. Il y a cependant entre les deux un abyme que l’on pourrait qualifier d’esthétique comme les diverses et multiples « fables » qui émaillent le texte de Descartes. L’abstraction de raison raisonnée permet de penser les idées, confuses, ensuite claires et distinctes. On le voit, on ne peut séparer philosophiquement Méditation introspective et théorie des idées.
On pourrait tracer la narration extrêmement complexe de la notion d’abstraction de raison raisonnée. Et celle-ci en passerait certainement par Aristote, le fondateur, par Thomas d’Aquin et sa convertibilité des transcendantaux, l’étant, le quelque chose, l’autre quelque chose (aliud quid), le bien, l’âme et surtout l’un ; par la philosophie contemporaine, et plus particulièrement la phénoménologie et les logiques ou ontologies formelles. Bien entendu on ne confondra pas l’abstraction des langages logiques, et la philosophie arnaldienne du langage qui le différencie de Descartes. À ce titre, le xviie siècle nous offre un moment-clef dans cette narration. Avec Descartes et ses successeurs, pour nous ici Arnauld et Malebranche, avec Leibniz et ses épigones. Il n’y a cependant pas une frontière imperméable entre les métaphysiciens, logiciens, théologiens français et le grand philosophe allemand, inventeur de la Characeristica universalis et du calculus ratiocinator. Ainsi, Antoine Arnauld, qualifié de son vivant de « Grand Arnauld », traverse-t-il le siècle comme une figure emblématique, trop peu connue, de la philosophie classique. Il fut le correspondant de Descartes, ami de Pascal, des penseurs de Port-Royal, de Malebranche, de Leibniz, pour ne citer que les philosophes. Car, de Paris à l’exil bruxellois du philosophe, ce dernier ne cesse de croiser le fer avec les théologiens jésuites sévissant partout dans l’Europe catholique. Théologien de Port-Royal, il fut sans doute le lecteur le plus profond et judicieux de l’Augustinus de l’évêque d’Ypres, Jansénius. Or, ce travail immense de métaphysicien et de théologien laisse ouverte une question que tous les commentateurs de notre auteur n’ont pas manqué de relever : 11y a-t-il une philosophie authentiquement arnaldienne ? Question difficile qui masque peut-être l’originalité incontestable de sa théorie des idées et de sa philosophie du langage, d’abord dans la Logique dite de Port-Royal ensuite dans le Des vraies et fausses idées où Arnauld expose une théorie originale de la vérité et de l’erreur, et donc du jugement apophantique, lieu d’opérativité des idées.
L’ouvrage qu’on va lire interroge avec profondeur et érudition cette question en mettant en évidence deux aspects architectoniques des œuvres d’Arnauld et de Malebranche : la théorie de l’abstraction de raison raisonnée (et par là des idées) et la théorie de ce qui deviendra l’étendue intelligible infinie chez Malebranche, ou la vision des idées en Dieu. Il est incontestable, comme le dit Jaime Derenne, que les êtres philosophiques abstraits sont la pierre de touche imaginaire et fictionnelle qui oppose les deux grands cartésiens. L’auteur montre avec subtilité comment s’agencent les controverses, tellement prégnantes, de la pensée philosophique universelle en ce xviie siècle. Car penser l’étendue intelligible infinie, ce n’est rien d’autre que penser la possibilité ou l’impossibilité de l’espace vide de la raison, le célèbre Leerraum dont Kant montrera, après Lambert, qu’il est authentiquement un simulacre de la raison (simulacrum spatii et temporis), une subreption de l’espace et du temps dans la raison pure. À ce titre, la pensée de Malebranche repose également sur une vision originale de la théorie de l’abstraction et de la projection rétrojective de cette fiction heuristique dans l’idée de Dieu. Le fil conducteur du travail original que nous offre Jaime Derenne est ainsi une genèse possible, et l’évolution, qui se déploie en autant de chiliogones doctrinaux, de ce cartésianisme du xviie siècle tiraillé par les guerres de religion, la ruse et l’exil. Parce qu’Arnauld et Malebranche manifestent la fortune la plus connue de Descartes en France, il revient à Jaime Derenne de mettre en évidence une conception tout-à-fait originale d’aborder la difficile question du statut subjectif et objectif des idées dans l’âme humaine et en Dieu. Car, pour Arnauld, il faut sortir de l’idée – le langage en est le médium – et la connaissance en soi est tout-à-fait immanente : ce qui est peut-être une autre caractéristique de la philosophie se faisant. Ainsi, ce que nous appellerions la théorie de la connaissance et l’origine du péché, la théorie de la Grâce, la vérité, l’erreur et le salut des âmes, se mêlent-ils en un inextricable foyer problématique qui, me semble-t-il, est authentiquement original et philosophique. Car l’auteur de ce 12beau travail d’exégèse mobilise aussi ses incontestables connaissances en logique classique et standard ; un talent idoine pour la présentation pédagogique de problèmes éminemment complexes ; son style, jamais rhapsodique, repose avec talent les philosophies tourmentées de nos auteurs, authentiques « artistes de la raison » comme dirait le Kant de la Première Critique.
Marc Peeters
Chaire de Logique –
Université Libre de Bruxelles
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-05870-0
- EAN : 9782406058700
- ISSN : 2491-2530
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05870-0.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 06/10/2017
- Langue : Français