Préambule : en passant par la fiction

9 « Fingere enim est facere, formare et plasmare » (Isidore de Séville, Etymologiarum Liber, XX, 4, 2). « C'est la peinture de tous les pays coupés à chaque instant par des échappées sur ce doux pays de fantai- sie dont parle Montaigne, et otl s'attardent si volon- tiers les songeurs » (V. Hugo, Préface du Rhin).

PRÉAMBULE
EN PASSANT PAR LA FICTION...

Au coeur des Essais, dans l'Apologie de Raimond Sebond, Montai- gne déploie l'empire de la feinte et rapproche en une figure les artifices féminins de ceux de la science
[A] Tout ainsi que les femmes employent des dents d'ivoire otl les leurs naturelles leur manquent, et au lieu de leur vray teint en forgent un de quelque matiere estrangere :comme elles font des cuisses de drap et de feutre, et de l'embonpoint de coton, et au veu et sçeu d'un chacun, s'embellissent d'une beauté fauce et empruntée : ainsi faict la science [B] (et notre droict mesure a, dict-on, des fictions legitimes, sur lesquelles il fonde la vérité de sa justice) [A] elle nous donne en payement et en presupposition les choses qu'elle mesure nous aprend estre inventées :car ces epicycles, excentriques, concentriques, dequoy l'Astrologie s'aide à conduire le bransle de ses estoilles, elle nous les donne pour le mieux qu'elle ait sçeu inventer en ce subject : comme aussi au reste la philosophie nous presente non pas ce qui est, ou ce qu'elle croit, mais ce qu'elle forge ayant plus d'apparence et de gentillesse'.
10 On s'accommode mal d'une dentition irrégulière ou d'une silhouette efflanquée. Les « matieres estrangeres » viennent en supprimer les défauts, améliorant même la nature. Le simulacre est un ornement avoué, le détour un atour reconnu. Selon la compazaison, la science, ou la philosophie -sujet de la totalité du développement dans la première version -serait femme puisqu'elle nous présente des leurres, fabriquant des fondements donnés pour factices comme les épicycles par lesquels la cosmologie ptolémaïque expliquait le mouvement des planètes, et produisant des pis-aller, ce qu'elle «forge ayant plus d'appazence et de gentillesse ». Étranges subterfuges qui se désignent comme tels, « au veu et sçeu » de tous, à la manière des pharmaciens qui dorent les pilules avant de les prescrire. Curieux savoirs, construits sur l'artifice, et gouvernés semble-t-il paz une logique du vraisemblable. L'addition de 1588 enrôle le Droit dans la liste, paz parenthèse et paz ouï-dire, insistant sur le rapport qu'entre- tiennent discours de vérité et imaginaire. Les fictions légales des juristes, fictiones legis issues du droit romain, constituent à la fois une assise et un palliatif lorsque le réel vient à résister ;alors la chaîne des raisons doit consentir à l'extravagance pour assurer sa progression.
Si l'extrait s'appazente à un constat critique, on aurait tort d'affranchir les Essais de semblables mélanges. Montaigne ne répugne pas à passer paz les fictions, et tout particulièrement les fictions poétiques. La veine philosophique et morale dont il lui arrive de se réclamer l'y encourage :citations des poètes chez Plutazque, excursions paz le mythe chez Platon. De même que dans le Phèdre la déambula- tion pousse Socrate hors des murs d'Athènes, dans les pazages de l'Ilissos bruissant de légendes et de cigales, tandis que sa pazole s'aventure dans la description figurée de l'âme et l'histoire de Theuth, de même Montaigne emprunte en ses escapades les voies de l'imagi- naire. Toutefois, le cadre général de ses investigations et les résultats de celles-ci se sont démis très tôt du visage assuré des doctrines, comme des prétentions à la certitude. Dès le chapitre « De l'oisiveté »,
11 il marque le caractère précaire de l'ensemble des productions de son esprit, des émanations de sa « fantasie » privées de la garantie des systèmes philosophiques, ce que confirment ailleurs ces lignes de 1582
[A²] Je propose des fantasies informes et irrésolues, comme font ceux qui publient des questions doubteuses, à débame aux escoles Non pour establir la vérité, mais pour la chercher^Z.
Propos sérieux et graves, inventaires émerveillés et ludiques, récits des historiens ou des poètes sont à ranger sous la même bannière, en tant qu'éléments instables d'une recherche hors norme. Pour autant, ils n'ont pas tous le même statut et le même rôle dans l'entreprise. À sa façon, la fiction collabore à la quête mise en oeuvre et à la vérité qu'elle requiert, comme modalité particulière d'un mouvement cognitif foncièrement frappé de contingence. C'est à l'articulation de la notion globale et du produit spécifique que nous proposons de situer cette étude.