[Citations en exergue]
- Publication type: Book chapter
- Book: Proust, contre-enquête
- Pages: 129 to 129
- Collection: Proustian Library, n° 24
Une personnalité borderline ?
Récemment, dans un article publié sur Internet, une psychiatre américaine de l’Université de Columbia, Anne Éliane Bernstein, a qualifié Marcel Proust de « personnalité borderline », c’est-à-dire à la limite de la maladie mentale, entre névrose et psychose, selon les critères définis par la psychiatrie actuelle. Ce n’est pas la première fois qu’une telle question est posée, mettant en doute la normalité d’une personnalité aux troubles avérés1. L’approche psychopathologique de l’écrivain a été tentée plusieurs fois par des médecins ou des psychologues. Elle s’articule autour de l’asthme, maladie officielle revendiquée par Proust et sa famille, les troubles du sommeil – vers vingt ans Proust inverse le jour et la nuit –, la dyspepsie, l’addiction aux drogues censées soigner étouffements et insomnie, et divers symptômes tels que phobies, hyperesthésies, obsessions d’une personnalité hors normes.
La peur de l’indicible
Pourquoi l’image d’un être anormal revient-elle si souvent dans les témoignages de ceux qui l’ont connu, surtout dans sa jeunesse ? Car au fil des années, l’étrangeté s’estompe. Même si ce trait marquant semble n’intéresser personne, il laisse une trace, une empreinte, éclaire quelque chose de Proust resté intact jusqu’à nous.
Jacques-Émile Blanche, auquel on doit le célèbre portrait de Proust en jeune homme, écrit dans Mes modèles : « Quelqu’un qui, petit garçon, jouait avec lui, nous dit aujourd’hui qu’il était saisi d’effroi quand il 144sentait Marcel lui prendre la main, lui déclarer ses besoins d’une possession tyrannique et totale2. »
Fernand Gregh, disciple de Proust à Condorcet, malgré la condescendance qu’il met à évoquer son camarade, ne peut s’empêcher de voir derrière le « Marcel charmant que nous connaissions », « un vieil enfant malade et anormal », ajoutant plus loin, sans préciser en quoi : « Il était différent3. »
René Peter qui passa plusieurs semaines à Versailles près de lui nous décrit l’écrivain dans son livre, Une saison avec Marcel Proust, comme un « être extraordinaire » et se demande comment il a pu « ne pas être prodigieusement intimidé devant lui4 ». Peter ne précise pas en quoi consistait cet extraordinaire mais nous confie que Proust se décrivait lui-même comme un malade, un trouble-fête et un raté, trouvant qu’il ne méritait en aucun point l’attention dont il était l’objet. « C’est si gentil et si courageux de votre part, disait-il à son ami, de venir voir avec ce charmant dévouement la vieille horreur que l’on vous a dit que j’étais5. » Car sa vie sentimentale était une énigme et « l’abstinence de ce garçon étrange prêtait à des commentaires où l’imagination des parisiens se donnait libre cours6 ». « Il se posait comme quelqu’un de très vieux qui, par son expérience passée, connaissait la vie et ses dépravations jusque dans les recoins les plus secrets7. » L’homme avec qui ils faisaient des parties de billard, raconte Peter, « garda toujours de Marcel un peu l’impression d’un aimable fou ».
Le témoignage de Maurice Duplay8 renforce le trait : « À vingt ans, Proust évoquait un fantôme, le plus courtois, gentil, empressé des fantômes. […] C’était un clown shakespearien, dont les farces et les gambades ne m’abusaient pas sur sa tristesse intérieure, […] un radjha vêtu à l’européenne. » Il le compare à Nijinsky, ne nie pas son homosexualité.
La princesse Marthe Bibesco raconte qu’elle évita Proust au milieu d’un bal. Venu s’asseoir en face d’elle, sur une petite chaise dorée, « tel qu’il sortait du songe, avec sa pelisse de fourrure, son visage de 145douleur, et ses yeux qui voyaient la nuit », il réveillait en elle « la peur de l’indicible9 ».
Le livre de souvenirs qu’Élisabeth de Clermont-Tonnerre consacre à Robert de Montesquiou et à Proust10 – qu’elle connut très jeune – s’ouvre sur le mot « étonnée », très révélateur du sentiment que provoquait l’écrivain la première fois qu’on le rencontrait. Dans l’image qu’elle dessine de lui par petites touches précises, elle note de multiples détails qui attirent l’attention par leur singularité sur cet « aussi fantomatique personnage », tel que Proust se définissait lui-même, « élégant à contresens ».
En privé, Élisabeth de Clermont-Tonnerre se fait plus accusatrice quand elle avoue à Philippe Jullian : « Proust, charmant, mais pas de cœur ; il voyait les gens tous les jours pendant un mois et les rejetait après comme des citrons pressés11. » Accusation qu’on retrouve chez Cocteau : « Marcel est comme Anna de Noailles, il n’a aucun cœur. Les gens qu’il aime, il les oublie en cinq minutes12. » Lucien Corpechot ne dément pas : « Il était complimenteur, obséquieux, flatteur, hystérique, avait mauvais genre, mais un air de génie qui le faisait rechercher par ceux-là même auxquels il était antipathique13. »
Même dans la mort, il affirme sa différence. « Mais autour de lui régnait déjà la plus extraordinaire solitude », raconte Edmond Jaloux, le jour de sa mort. Face au cadavre dont les cheveux et la barbe noirs ressortent sur le visage et les draps blancs, l’impression tout à coup qu’il est si loin. « Profondément lointain, il l’a toujours été, déjà, toute sa vie. Parce que le monde de sensibilité et d’imagination où il avait vécu n’était pas le nôtre ; […] De même qu’il n’avait pas été un vivant comme les autres, il n’était pas un mort comme les autres14. »
Après la mort du grand écrivain, chacun apportera la petite pierre de son témoignage. Cocteau, Morand, Rivière dresseront des portraits 146dithyrambiques. L’éloge funèbre n’est pas le lieu des révélations fracassantes. Ce qui se dit sous le manteau résonne d’un autre son de cloche.
Les témoignages divergent selon le degré d’intimité. Certains, comme Reynaldo Hahn se montrent très discrets. Déposé à la Bibliothèque Nationale, son journal est toujours interdit de lecture. D’autres refuseront pendant longtemps de témoigner. Restée à son service de 1913 à 1922, Céleste Albaret ne confie ses souvenirs que cinquante ans après la mort de l’écrivain15. Proust change au fil de sa vie. Les témoins de sa jeunesse raconteront des choses, dresseront de lui un portrait que les autres, ceux qui le rencontrèrent tardivement, ne pouvaient pas connaître.
Quelque chose émerge pourtant de tous ces témoignages : Proust opérait sur les autres une sorte de gêne, de malaise, pouvant aller jusqu’à la répulsion ou l’effroi, et dont aucun contemporain n’a voulu analyser en profondeur les raisons. Sa belle-sœur Marthe qui ne l’aimait pas dira simplement de lui : « C’était un être bizarre16. »
La gloire littéraire de Proust ne cessant de croître pendant les trois dernières années de sa vie, ses contemporains hésitèrent de plus en plus à avouer leur antipathie et leur malaise. Des amis de jeunesse, des membres de la famille, il ne restait presque plus personne. Sa tante, la femme de l’oncle Georges, s’était assez mal comportée en affaires avec lui. Son frère Robert avait toujours été mutique, sa nièce était trop jeune, sa belle-sœur ne l’aimait pas. Après la mort de Robert elle hérita, hélas, de Marcel et faisant preuve d’une étrange piété familiale, brûla une grande partie de sa correspondance et beaucoup de documents. Meubles et objets furent vendus à un brocanteur et rachetés par Jacques Guérin, un collectionneur proustophile. De l’écrivain, beaucoup de choses furent dispersées17.
147Le travail de l’artiste
Proust hésite tout au long de la Recherche entre donner sa maladie au narrateur et l’en libérer complètement. On assiste bien à quelques étouffements et difficultés respiratoires, mais rien en comparaison du handicap que constitua pour l’écrivain cette maladie épuisante dont il ne cessait de parler dans ses lettres comme d’une chose vraiment au cœur de sa vie. Son narrateur se décrit surtout comme un nerveux hypersensible. Si sur de nombreux points importants Proust diffère de son héros – on a beaucoup glosé autour de cette question18 – je ne pense pas qu’il ait voulu cacher ses défauts, comme on l’a dit, dissimuler ce dont il aurait eu soi-disant honte. Son homosexualité, sa demi-judéité, sont-ce là des défauts, des tares ? Beaucoup ont souscrit à cette thèse. Je crois plutôt qu’il appliquait dans son œuvre sa théorie de l’art et de l’artiste, établissant une différence essentielle entre son moi profond et son moi superficiel.
L’art, selon Proust, doit permettre à l’artiste d’atteindre le premier – son moi profond – en se désintéressant du second – son moi social. Puisque l’artiste essaie de tirer la réalité vers une autre dimension, celle si caractéristique de l’art, vers une transfiguration, l’erreur consisterait à ramener l’art vers la vie, attitude qu’il critique chez Sainte-Beuve et retrouve chez Jacques-Emile Blanche : « Le défaut de Jacques Blanche critique, comme de Sainte-Beuve, c’est de refaire l’inverse du trajet qu’accomplit l’artiste pour se réaliser, c’est d’expliquer le Fantin ou le Manet véritables, celui que l’on ne trouve que dans leur œuvre, à l’aide de l’homme périssable, pareil à ses contemporains, pétri de défauts, auquel une âme originale était enchaînée, et contre lequel elle protestait, dont elle essayait de se séparer, de se délivrer par le travail19. » Le narrateur de la Recherche diffère de son auteur dans ce sens que, transcendé par l’art, placé en dehors du temps dans la matrice de l’œuvre, il est à moitié délivré. Il serait donc absurde de le faire revenir vers le Marcel Proust véritable, de le ramener à 148l’homosexuel, au Juif, à l’asthmatique, caractéristiques de son moi social dont il essaie justement de se délivrer par l’écriture.
« Ce travail de l’artiste, de chercher à apercevoir sous de la matière, sous de l’expérience, sous des mots quelque chose de différent, c’est exactement le travail inverse de celui que, à chaque minute quand nous vivons détourné de nous-même, l’amour-propre, la passion, l’intelligence, et l’habitude aussi accomplissent en nous, quand elles amassent au-dessus de nos impressions vraies, pour nous les cacher entièrement, les nomenclatures, les buts pratiques que nous appelons faussement la vie. » Proust oppose le vrai et le faux, la surface et la profondeur, le simple et le complexe, le connu et l’inconnu, le travail de l’intelligence abstraite et celui de l’art : « En somme, cet art si compliqué est justement le seul art vivant. Seul il exprime pour les autres et nous fait voir à nous-même notre propre vie, cette vie qui ne peut pas “s’observer”, dont les apparences qu’on observe ont besoin d’être traduites et souvent lues à rebours et péniblement déchiffrées. Ce travail qu’avaient fait notre amour-propre, notre passion, notre esprit d’imitation, notre intelligence abstraite, nos habitudes, c’est ce travail que l’art défera, c’est la marche en sens contraire, le retour aux profondeurs où ce qui a existé réellement gît inconnu de nous, qu’il nous fera suivre20. »
Que le décryptage de la réalité passe par son inversion, la suite du texte l’explicite clairement : « Certes ce que j’avais éprouvé dans ces heures d’amour tous les hommes l’éprouvent aussi. On éprouve, mais ce qu’on a éprouvé est pareil à certains clichés qui ne montrent que du noir tant qu’on ne les a pas mis près d’une lampe, et qu’eux aussi il faut regarder à l’envers ; on ne sait pas ce que c’est tant qu’on ne l’a pas approché de l’intelligence. Alors seulement quand elle l’a éclairé, quand elle l’a intellectualisé, on distingue, et avec quelle peine, la figure de ce qu’on a senti21. » Modèle d’inversion, on l’a vu, que suivra la mémoire involontaire, conduisant l’écrivain à cette question essentielle : qu’est-ce qui a existé réellement pour moi ? Quelles sont mes impressions vraies ? Qu’est-ce qui, de ce que charrie la vie commune à tous, a été vécu d’une manière totalement spécifique et originale par moi, qui n’appartient qu’à moi, que personne d’autre ne pouvait vivre, le véritable travail de l’artiste consistant à dégager la spécificité de son expérience ?
149Proust avoue que ce n’est pas si simple à définir. La vie ne peut pas « s’observer », le réalisme en littérature n’est pas la bonne voie pour atteindre la vérité qu’il recherche. L’écrivain doit traduire les apparences, les lire à rebours et les déchiffrer péniblement, dit-il, pour apercevoir ce quelque chose de différent qu’il juge essentiel.
Quelque chose de différent sous l’apparence de la vie, certes, mais différent de quoi ? Différent de ce que voient les autres. L’artiste est celui qui assume sa différence, faisant sécession par rapport à l’expérience ordinaire. Il doit ramener à la surface ce qui, dans sa façon d’avoir vécu, senti, compris les choses, le rend unique.
Par conséquent, l’art se trouve dans l’obligation de défaire ce qu’a construit notre moi social pour se plier aux exigences de la vie commune. Tout est codifié par la société, nos rapports avec nos parents et les autres en général, l’amour, le sexe, la santé, l’argent. On vit certains sentiments, certains états, mais on ne sait pas ce que c’est, on ne peut pas mettre de mots dessus. Plus tard, on interprètera notre vie selon les codes que l’éducation nous a enseignés. Mais ce n’est pas la vérité. L’art nous ramène vers elle en nous faisant remonter à rebours vers la spécificité, c’est-à-dire la vérité unique de notre expérience.
« La vraie vie, c’est la littérature »
Car deux moi coexistent dans l’homme : le moi tel que la vie m’a fait, la potentialité originelle de ce que je suis profondément – Proust l’appelle le moi profond –, et le moi tel que la vie m’a rendu, le moi social, dressé par l’éducation et la société. Les deux cheminent côte à côte, comme si nous menions une double vie. L’artiste en a une conscience aiguë et vit cette dualité sur un mode conflictuel car il veut réintégrer son moi profond, l’expurger des habitudes, des ajouts artificiels que la vie sociale a déposés en lui. Selon Proust, le moi profond de l’artiste est une âme captive que le travail artistique permettrait de rendre à son originalité première. Le temps retrouvé, c’est cette vie réellement vécue, la seule vraie, rendue à soi grâce au travail d’écriture. Comme l’écrit Proust : « La vraie vie, la vie enfin 150découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature22. »
Drôle d’aveu, qu’il faut pourtant prendre au pied de la lettre dans un double sens. Proust a commis un raccourci. Pour plus de clarté, il aurait dû écrire : « La vraie vie, c’est celle qui est enfin découverte et éclaircie par la littérature, c’est-à-dire par le travail qu’effectue l’écrivain pour trouver en elle ce qui est différent de sa vie ordinaire. » Mais dans son élan d’enthousiasme, il a outrepassé sa pensée. En écrivant, « La vraie vie, c’est la littérature » – où résonne l’écho des grands poètes, de Nerval : « Le rêve est une seconde vie23 », de Rimbaud : « La vraie vie est absente24 » –, il a rendu sa phrase plus énigmatique tout en l’ouvrant à de multiples interprétations.
La seule vie qui vaille, que j’ai vraiment l’impression de vivre, insinue-t-il, c’est celle que j’use à écrire des phrases. Elle seule m’intéresse, et c’est seulement quand je suis plongé dans l’écriture que j’ai vraiment l’impression de vivre, parce qu’alors je m’éloigne de la connaissance conventionnelle des choses et creuse la différence essentielle que recèle ma propre connaissance perdue, celle de mon moi profond. Elle ne saurait être retrouvée que grâce à cet acte, à ce travail d’écriture qui s’appelle la littérature. Dans un deuxième sens découlant du premier, et qui met en jeu d’autres mécanismes, de catharsis ou de guérison – on a vu comment l’épisode de la madeleine permettait d’inverser le traumatisme et, illusion ou pas, de le dépasser –, la vie racontée dans la Recherche devient la vraie vie, parce qu’à travers l’écriture s’y opère une transmutation. Cette question paraît abstraite, difficilement appréciable, mesurable, mais le fait même d’écrire opère une véritable action sur le corps et l’esprit de l’écrivain.
Cette action, évidemment, Proust la connaissait. Il a pu l’étudier et en ressentir les effets, de plus en plus manifestes et intenses à mesure qu’il ne faisait plus qu’écrire la nuit, dormant le jour, tout lien coupé avec l’existence ordinaire, conventionnelle. Proust bascula dans l’extraordinaire de l’écriture et sa vie, même s’il est considéré comme un agnostique – ce que je ne crois pas –, ne peut être comparée qu’à celle d’un saint qui, de façon similaire, bascule dans l’extraordinaire chrétien. Les deux existences, la vie incarnée et la vie désincarnée de l’écriture finirent par 151se rejoindre dans cette obsession et cette indifférence de la mort affichée par le narrateur et l’écrivain, soudain réunis dans cette phrase : « Cette idée de la mort s’installa définitivement en moi comme fait un amour25. »
Le corps malade
À vingt-deux ans, le jeune Proust perdit ses deux premières amours coup sur coup, un éphèbe anglais, Willie Heath, et un Suisse, jeune et séduisant, Edgar Aubert, fils d’un magistrat genevois. Celui-ci lui avait offert une photographie dédicacée avec cette citation : « Regarde mon visage : mon nom est Celui qui aurait pu être ; on m’appelle aussi Jamais plus, trop tard, adieu26. » Ces deux passions eurent une fin tragique : Edgard Aubert mourut d’une appendicite aiguë et William Heath de la typhoïde en octobre 1893. La photographie d’Edgar avec sa dédicace allait devenir pour l’écrivain un avertissement prémonitoire et le leitmotiv de sa vie : ce qui aurait pu être et n’a pas été27. La mort, en 1913, de son secrétaire et chauffeur Alfred Agostinelli, à qui Proust avait payé des cours de pilotage et envisagea même d’acheter un avion, raviva ces souffrances anciennes. Alors qu’il avait fui Paris pour retourner à Antibes, lors d’un vol, son avion s’abîma dans la mer et il se noya. Proust se sentait en partie responsable de cette mort, comme de celle de sa mère. Il la fit entrer dans la longue série des amours détruites. Une sorte de sortilège s’acharnait sur sa vie.
Rien d’étonnant si le corps malade, incarnation visible de sa difficulté de vivre et contrepoids masochiste à sa culpabilité, s’installa très tôt et durablement dans son quotidien, encombrant sa vie toujours davantage et rendant de plus en plus difficiles ses relations sociales. Rares sont les lettres sans allusion à la maladie, au corps détraqué. Sans être une pathologie parfaitement définie, asthme, rhume ou bronchite, elle est plutôt un régime général qui lui permet de s’excuser de ce qu’il est. Écoutons-le patiemment la décrire : elle a deux modes, un mode continu et un mode discontinu.
152Le mode continu, c’est l’état normal de fond : asthme avec étouffement, insomnie, hyperesthésie au bruit, à la lumière, aux odeurs et aux sensations tactiles, hypersensibilité au froid et aux variations de température, à la poussière, rhume des foins saisonnier, et difficulté de digestion accompagnée de diarrhées ou de constipation, selon les périodes de sa vie, le menant peu à peu à se méfier de tout ce qu’il avale au point de ne plus vouloir rien manger.
Le mode discontinu, c’est l’infection se surajoutant sur ce terrain miné : refroidissement entraînant la fièvre, grippe, rhume. S’il prévoit de sortir, il doit rester auparavant plusieurs jours allongé. S’il sort, il sait qu’il le paiera le lendemain par des étouffements et un alitement. Son rythme de sortie est très étudié, la plupart du temps il vit couché dans sa chambre, les volets clos, et cela depuis ses vingt ans, sans guère de rémission.
Comme un compagnon perfide, son corps ne le laisse jamais en repos. Une maladie chassant l’autre, le régime de la bonne santé est rarissime. L’état normal reste la maladie continue, l’état anormal, l’aggravation avec fièvre ou la rémission complète, un silence des organes assez exceptionnel pour qu’il le remarque et s’en inquiète aussi.
Ce mauvais état de santé, Proust l’associe à sa mère. Il est devenu très tôt le prix à payer pour obtenir sa tendresse. Dans une lettre il se plaint à elle de ne pouvoir obtenir à la fois santé et affection28.
Au moment où il se décide enfin à entrer dans un sanatorium pour y soigner son asthme, la perte de sa mère enterre sa résolution. Il passera plusieurs mois dans une clinique, davantage pour soigner sa dépression consécutive à la disparition de l’être qu’il chérissait le plus au monde et avec qui il était en contact télégraphique permanent, que dans l’idée de guérir. Il s’accuse alors d’avoir tué sa mère par les soucis que lui donnait sa mauvaise santé. On pourrait avancer l’hypothèse que le destin faisant coïncider les deux événements, la décision de se soigner et la mort de sa mère pour qui il entretenait sa maladie afin d’obtenir son affection, Proust renoncera définitivement à se soigner pour entretenir la mémoire de la chère disparue. Ses maux deviennent, après 1905, la métaphore tragique de l’amour pour un être qui n’existe plus que dans le souvenir et dont le chagrin lié à sa perte s’est logé dans ses viscères29.
153Quand Proust quelques années avant de mourir est reconnu comme un grand écrivain, sa façon excentrique de vivre n’étonne déjà plus personne. Dormir le jour, écrire la nuit, de longs mois couché dans une chambre aux volets clos ne provoquent plus qu’une indifférence amusée de la part de ses contemporains. Du rejet dont il a été longtemps la victime, c’est la forme la plus aboutie, raffinée et définitive.
« L’homme le plus compliqué de Paris »
Un autre sujet s’avère douloureux, celui des relations sociales. L’éditeur Grasset décrète Proust en 1913 « l’homme le plus compliqué de Paris » et il n’a pas tort. La correspondance dévoile un tissu complexe de méandres relationnels comme si Proust n’avait pas une personnalité définie une fois pour toutes mais développait auprès de son interlocuteur l’étendue de ses moi virtuels. Le déploiement de justifications et de complications révélé dans la correspondance donne l’impression que, de multiples moi se contredisant les uns les autres, il ne sait pas quelle attitude prendre face à son interlocuteur et tâtonne pour trouver le comportement adapté.
Mal à l’aise dans une relation duelle, il favorisera toute sa vie les relations triangulaires. Son rôle devient alors celui d’un confident, d’un entremetteur, d’un intrigant, parfois même d’un rival. Pour accéder à une personne, il a besoin d’un intermédiaire. Même si les figures changent, la même structure se répète. Pourtant avec l’âge, Proust finira par prendre de plus en plus d’assurance et acquerra au fil des expériences, un comportement presque normal.
Il adopte souvent la façon d’écrire de son destinataire, comme s’il n’avait pas d’autre alternative que d’imiter l’autre, se fondre en lui pour communiquer. C’est flagrant dans les lettres mais il a aussi, in vivo, un véritable don d’imitation dont raffolent ses amis tant qu’ils n’en sont pas les victimes.
C’est un excessif : excès de compliments qui le font soupçonner de flatterie, excès de repentirs, de marques de tendresse, de reconnaissance, auxquels personne ne croit. Lui qui reçoit toute sensation comme un 154trop-plein, pratique dans ses relations sociales une forme de trop. N’y a-t-il pas là une particularité psychologique dont il ne serait pas responsable ?
Ses contemporains ont souvent souligné l’étrangeté de sa manière de vivre, de ses habitudes insensées, de ses manies. Le best-seller d’Alain de Botton les recense avec humour30. Mais l’auteur ne cherche pas plus loin. L’approche comique empêche toute surprise et compassion. Aucune interrogation sur les causes de ces phobies. Le premier tome de la Recherche dans la collection Bouquins31passe en revue de la même manière les incongruités proustiennes, leitmotiv repris de livre en livre sans que jamais n’en soient recherchées les raisons, comme si la question du pourquoi ne se posait pas pour lui.
Proust est un phobique, un anxieux, un dépressif. Est-il physiquement aussi malade qu’il le dit ? Quelle est la part d’hypocondrie ? Ne se cache-t-il pas derrière ses pathologies pour fuir les relations sociales qui le perturbent et le fatiguent ? Il y a un peu de tout ça à la fois. Il est mort de ce que Brissaud avait prédit dans son ouvrage sur l’hygiène de l’asthmatique : cachexie.
Moins d’un mois avant sa mort, Reynaldo Hahn écrivit à Proust une très belle lettre témoignant de son amour pour lui et de l’inquiétude de son frère Robert au sujet de son état de santé32. Robert voulait que Reynaldo intervienne auprès de son ami pour le convaincre de se faire soigner. Or Reynaldo savait que Marcel n’en faisait qu’à sa tête. Il n’essaya pas de le raisonner. Il lui dit seulement à demi-mots que des gens tenaient à lui, qu’il était la personne qu’il avait le plus aimée. Aussi respectait-il sa liberté, se résignant à ne rien obtenir. Un mois plus tard, il dut annoncer au monde que Proust était mort.
Sans parler de suicide, il n’est pas exagéré de dire que Proust a refusé de se soigner, préférant abréger une vie de souffrances qui ne lui apportait plus aucune joie. Son état de délabrement physique était tel – celui d’un vieillard dénutri et anémié, constata son frère après son décès – que le pneumocoque l’a tué à cinquante-et-un ans.
1 L’hypothèse d’« état-limite » est avancée au sujet de Proust par Jean-François Viaud dans son ouvrage Marcel Proust, une douleur si intense, op. cit., p. 132-134 et p. 148.
2 Cité par Jean-Yves Tadié, Marcel Proust, op. cit., p. 65.
3 Fernand Gregh, Mon amitié avec Marcel Proust, op. cit., p. 85.
4 René Peter, Une saison avec Marcel Proust : Souvenirs, Paris, Gallimard, 2005, p. 32.
5 Ibid., p. 112.
6 Ibid., p. 109.
7 René Peter, Une saison avec Marcel Proust, op. cit., p. 117.
8 Maurice Duplay, Mon ami Marcel Proust : souvenirs intimes, Paris, Gallimard, 1972, p. 14.
9 Marthe Bibesco (Princesse), Au bal avec Marcel Proust (1928), Paris, Gallimard, L’Imaginaire, p. 8.
10 Élisabeth de Clermont-Tonnerre, Robert de Montesquiou et Marcel Proust, Paris, Flammarion, 1925.
11 Philippe Jullian, Journal intime, 15 juin 1941, cité par Ghislain de Diesbach, Proust, op. cit., p. ix.
12 Jean Cocteau, Le Passé défini, Paris, Gallimard, t. 1,p. 308.
13 Philippe Jullian, Journal intime 5 juin 1943, cité par Ghislain de Diesbach, Proust, op. cit., p. ix.
14 Edmond Jaloux, Avec Marcel Proust, Genève, La Palatine, p. 28.
15 Céleste Albaret, Monsieur Proust, Paris, Robert Laffont / Opera Mundi, 1973. Ces souvenirs ont été recueillis par le journaliste Georges Belmont.
16 Voir Lorenza Foschini, Le Manteaude Proust, Paris, Quai Voltaire / La Table Ronde, 2012, p. 119.
17 C’est le sujet même du livre de Lorenza Foschini, Le Manteau de Proust, op. cit.
18 Jean Recanati écrit très justement à ce sujet : « Jean Santeuil et le narrateur pouvaient être calqués ou non sur sa propre image. Proust a préféré le plus souvent se tourner le dos à lui-même. » Dans Profils Juifs de Marcel Proust, op. cit., p. 19.
19 CBS, p. 577.
20 RTP, IV, p. 474-475.
21 Ibid., loc. cit.
22 RTP,IV, p. 474.
23 Gérard de Nerval, Aurélia, dans Sylvie, Aurélia, Paris, Corti, 1964, p. 73.
24 Arthur Rimbaud, Une Saison en Enfer in Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,1963, p. 229.
25 RTP, IV, p. 619.
26 “Look at my face : my name is Might Have been ; I am also called No More, Too late, Farewell”, extrait du poème « Stillborn Love » de Dante Gabriel Rosetti.
27 Voir à ce propos Brassaï, Marcel Proust sous l’emprise de la photographie, Paris, Gallimard, 1997,p. 39-41.
28 Voir Correspondance, t. III, p. 191.
29 « Et les points de suture ont beau avoir été bien faits, on vit assez malaisément quand le regret d’un être est substitué aux viscères […], et quelle ambiguïté d’être obligé de penser une partie de son corps. » RTP, II, p. 418.
30 Alain de Botton, Comment Proust peut changer votre vie, Paris, Press Pocket, 1998, p. 68-91.
31 Marcel Proust, À la Recherche du temps perdu, t. 1, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1987, p. 66-71.
32 Correspondance, t. XXI, p. 513-514.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-06957-7
- EAN: 9782406069577
- ISSN: 2258-9058
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06957-7.p.0129
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-20-2018
- Language: French