Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Première leçon de philologie
- Auteur : Palumbo (Giovanni)
- Pages : 9 à 13
- Collection : Recherches littéraires médiévales, n° 24
Préface
Il est, en effet, assez évident que la philologie n’exerce aucune influence sur l’état général de la culture allemande ; alors que la faculté de théologie produit des prêtres et des conseillers consistoriaux, la Faculté de droit des juges et des avocats, celle de médecine des médecins, autant de citoyens qui nous sont utiles dans la pratique, la philologie ne produit jamais que des philologues qui ne sont purement et simplement utiles qu’à eux-mêmes. Comme on voit, les Brahmanes indiens n’occupaient pas un rang plus éminent, c’est pourquoi on peut bien attendre des philologues que, de temps à autre, ils nous délivrent une parole divine. Et en réalité nous attendons ceci : nous attendons qu’un homme sorte un jour de cette sphère merveilleuse et nous dise, sans se servir d’une langue de citations effroyables, ce que les initiés peuvent voir derrière le voile de recherches qui, pour les profanes que nous sommes, sont tellement incompréhensibles, et qu’il nous dise s’il vaut la peine d’entretenir une caste si coûteuse. Mais cela serait sûrement quelque chose de juste, de grand et de durablement formateur et non cet élégant tintement de grelots qu’on sert de temps en temps à un public mêlé venu assister à des cours appréciés. Mais cette chose grande et juste que nous attendons semble difficile à prononcer : il doit régner là une peur singulière, presque inquiétante, comme si l’on redoutait de devoir avouer que, sans tous les mystérieux attributs auxquels la philologie doit son importance, sans toutes les citations, les notes, les compliments en bonne et due forme que s’adressent entre eux les spécialistes confrères grands et petits, sans tous ces préliminaires, dévoilée dans son seul contenu, toute la science philologique s’avérerait être d’une pauvreté affligeante, et qu’on découvrît comment cette pauvreté est devenue sa qualité propre. Je peux m’imaginer que celui qui entreprendrait pareille chose ne pourrait rien faire d’autre que signifier sa sortie de la pure discipline philologique afin de vivifier le contenu stérile de celle-ci, en allant puiser aux sources de la connaissance humaine lesquelles, jusqu’alors, attendirent vainement d’être à nouveau drainées par la philologie.
Ce sont là les mots de Richard Wagner1. Nous sommes en 1872. Cette même année, Gaston Paris, fraîchement nommé professeur 10au Collège de France, publie la Vie de saint Alexis, édition critique qui marque une révolution dans la recherche philologique et qui consacre son auteur en tant que maître de la romanistique française naissante. La philologie s’affirme comme science. En même temps, le professeur ordinaire de philologie classique à l’Université de Bâle, Friedrich Nietzsche, publie la Naissance de la tragédie à partir de l’esprit de la musique, chef-d’œuvre qui ouvrira sa carrière philosophique, mais qui contribuera à ruiner sa brève carrière académique. Dès leur publication, les thèses et les hypothèses de Nietzsche sur la tragédie ancienne sont violemment critiquées par son confrère Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff, qui leur reproche un manque de rigueur historique et philologique dans un pamphlet titré, de façon éloquente, Zukunftsphilologie (La Philologie de l’avenir). Le débat autour du livre de Nietzsche fait immédiatement rage. Richard Wagner empoigne à son tour la plume et, par le biais d’une lettre ouverte, défend son ami contre les attaques de la caste des professionnels de la philologie, accusés d’être les custodes d’une érudition aussi cryptique qu’inutile, éloignée des sources véritables de la connaissance humaine, comme nous venons de le lire.
Si peu de personnes questionnent aujourd’hui la philologie avec la fougue de Wagner, c’est sans doute parce que pour la majorité d’entre elles, la question ne mérite même plus d’être soulevée : à leurs yeux, l’inutilité de la philologie, désormais également dépouillée de l’aura « de ses mystérieux attributs », apparaît tout simplement comme une évidence. Si l’on peut encore supporter l’existence d’une telle discipline, c’est à condition qu’elle accepte d’être oubliée parmi les vieilleries du fond du grenier des programmes universitaires, parfois déguisée sous des habits censés être plus attrayants, sans y occuper trop de place, bien sûr, et surtout sans engendrer de frais supplémentaires : l’une de ces vieilleries qu’on peut encore laisser traîner là, par paresse et inertie, dans l’attente que le prochain brocanteur de passage nous en débarrasse. Seule l’Italie, où la philologie continue à jouir d’un certain prestige, fait encore (mais pour combien de temps ?) partiellement exception.
Dans un tel contexte culturel, la réponse au souhait certes provocateur, mais tout à fait légitime, exprimé par Wagner – « qu’un homme sorte un jour de cette sphère merveilleuse et nous dise, sans se servir d’une langue de citations effroyables, ce que les initiés peuvent voir derrière le voile de recherches qui, pour les profanes que nous sommes, 11sont incompréhensibles » –, devient encore plus nécessaire et, en même temps, encore plus difficile à prononcer. Pour y répondre, il fallait un maître, et un coup de maître.
Un maître, Alberto Varvaro (Palerme, 1934-Naples, 2014) le fut assurément. Cadet de cette extraordinaire génération de philologues italiens qui se sont formés dans la période d’après-guerre, professeur de philologie romane à l’Université Federico II de Naples pendant quarante ans environ, Varvaro appartenait à l’élite des savants dotés de connaissances encyclopédiques et capables de maîtriser tout le vaste domaine de la romanistique, tant dans sa longitude disciplinaire (critique textuelle, linguistique, histoire de la littérature) que dans sa latitude linguistique (ancien occitan, ancien français, italien, espagnol). Nous lui devons des travaux fondamentaux dans chacun de ces domaines. Les lecteurs des éditions Classiques Garnier ont déjà eu l’occasion de découvrir sa monographie sur La Tragédie de l’Histoire. La dernière œuvre de Jean Froissart, publiée en 2011. Autre trait qui mérite d’être souligné : Varvaro ne s’est jamais retiré dans une tour d’ivoire, mais a toujours mis ses capacités au service de la vie des institutions, académiques et scientifiques. Il a assumé de multiples charges à responsabilité tant au sein de son Université que dans plusieurs sociétés savantes. Les nombreux honneurs qu’il a reçus, en Italie comme ailleurs, ont été la conséquence naturelle d’une carrière exceptionnelle2.
Un coup de maître, son livre l’est aussi assurément. La Première leçon de philologie a paru pour la première fois en italien, sous le titre de Prima lezione di filologia, en 2012. Elle doit son nom à la collection qui a accueilli la version originale. Ne serait-ce que par cette contrainte, le livre aurait aussi bien pu s’appeler : Qu’est-ce que la philologie ? ou : La philologie, pour quoi faire ? ou encore : Comment pratiquer la philologie ? Le lecteur se posant la première question pourra aborder la lecture selon l’ordre canonique, à partir du premier chapitre. Le lecteur plus sceptique et impatient, qui attend une réponse à la deuxième question pour savoir s’il vaut la peine de se poser les autres, pourra par contre commencer par jeter un coup d’œil sur le dernier chapitre. Entre ces deux chapitres, entre le début et la fin du livre, se trouve la réponse à la 12troisième question, articulée de façon à développer une sorte de manuel de la philologie (romane), agréable à lire et accessible aux novices, mais non pour autant dépourvu d’intérêt pour les spécialistes. Les enjeux de fond présentés tout au long de ce parcours ont été bien soulignés par Jean-Pierre Chambon et Yan Greub, traducteurs d’exception de cette version française : « Au total, la philologie est idéalement appelée, en perspective varvarienne, à passer de la marge ou des soubassements à la centralité, et ceci à plusieurs égards : (i) son organisation propre, en réunifiant établissement comme base et interprétation comme fin ; (ii) son espace, très considérablement élargi : la philologie doit être partout où il y a texte ; (iii) sa place dans les sciences sociales, auxquelles elle appartient par sa nature (davantage qu’aux sciences de l’Antiquité, à la médiévistique ou aux études littéraires) ; (iv) sa fonction critique dans la société3. » Au lieu d’une « pauvreté affligeante », la philologie, associée de façon indissoluble tant à l’histoire des textes qu’à l’herméneutique, révèle ainsi son énorme richesse. Et, qui plus est, le propos dévoilant cette richesse non seulement n’a pas recours à la « langue de citations effroyables » condamnée par Wagner, mais se sert d’un style narratif et simple, parfois presque oralisant, où les concepts les plus techniques sont toujours illustrés par des exemples éclairants, tirés de la littérature de langues et d’époques diverses, mais aussi parfois par des anecdotes de la vie quotidienne. Conteur né, Varvaro fut un orateur passionnant. Nous retrouvons ici son goût pour l’art de la conversation et pour le mélange de niveaux culturels différents. S’il est vrai que quelques exemples, choisis en fonction du public italien à qui le livre était originairement destiné, pourraient ne pas être immédiatement parlants pour le public francophone, celui-ci, aidé par les notes discrètes des traducteurs, tirera sans doute un plaisir supplémentaire de la lecture : la découverte y sera doublée d’un soupçon d’exotisme.
Le voile sur la philologie est donc levé. Les profanes, qu’ils soient étudiants ou simples amateurs, pourront aisément partager les mystères (et les délices) réservés aux initiés. Les spécialistes, quant à eux, trouveront certainement matière à réfléchir dans ce petit livre, qui condense les fruits longuement mûris de l’expérience de son auteur. Car les questions posées par la Première leçon de philologie « s’adressent non seulement au 13philologue et à sa pratique, mais aussi au linguiste et, plus largement, à la société quant à la place que la philologie doit y tenir4. » Ce livre nous rappelle également qu’à des degrés certes différents, la philologie est un événement, et un exercice, quotidien : elle ne préserve pas uniquement notre passé, mais est aussi garante de notre présent5.
Giovanni Palumbo
professeur à l’Université de Namur
membre de l’Académie royale
de Belgique
1 Querelle autour de « La naissance de la tragédie » : écrits et lettres de Friedrich Nietzsche, Friedrich Ritschl, Erwin Rohde, Ulrich von Wilamowitz-Möllendorff, Richard et Cosima Wagner, avant-propos de M. Cohen-Halimi ; trad. de M. Cohen-Halimi, H. Poitevin et M. Marcuzzi ; [éd. par M. Dixsaut], Paris, J. Vrin, 1995, p. 142.
2 Pour un aperçu de la carrière et de la production scientifique d’Alberto Varvaro, cf. L. Minervini-G. Palumbo « Alberto Varvaro (1934-2014) », Revue de linguistique romane, 78 (2014), p. 607-617, et le volume Studi sull’opera di Alberto Varvaro, tome monographique du Bollettino [del] Centro di studi filologici e linguistici siciliani, 26 (2015).
3 J.-P. Chambon et Y. Greub, « Un ensemble de postulats pour la philologie (romane) : la dernière leçon d’Alberto Varvaro », Revue de linguistique romane, 79 (2015), p. 629-638, à la p. 636.
4 Ibid.
5 Sur la philologie en tant qu’« evento quotidiano », cf. G. Contini, Filologia, ed. L. Leonardi, Bologna, il Mulino, 2014, p. 7. Sur son rôle dans la société contemporaine, voir aussi F. Duval, « À quoi sert encore la philologie ? », Laboratoire italien, 7 (2007), p. 17-40.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-06142-7
- EAN : 9782406061427
- ISSN : 2261-0367
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06142-7.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 17/07/2017
- Langue : Français