Introduction
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Poétique balzacienne des noms de personnages. « Faire concurrence à l’état civil »
- Pages : 187 à 189
- Collection : Études romantiques et dix-neuviémistes, n° 101
- Série : Balzac, n° 8
INtroduction
En 1835, dans son introduction aux Études de mœurs au xixe siècle, Félix Davin, porte-plume ou prête-nom de Balzac, souligne la difficulté à représenter la société contemporaine. Contrairement au romancier historique, qui dispose de personnages bien différenciés, « l’historien d’aujourd’hui » n’a devant ses yeux qu’une société uniforme, « où rien ne différencie les positions, où le pair de France et le négociant, où l’artiste et le bourgeois, où l’étudiant et le militaire ont un aspect en apparence uniforme, où rien n’est plus tranché, où les causes de comique et de tragique sont entièrement perdues, où les individualités disparaissent, où les types s’effacent » (I, 1153). Le roman change donc de nature avec l’Histoire et si « les types s’effacent », le rôle du romancier est d’en proposer de nouveaux, aptes à décrire l’individu dans la société révolutionnée. Balzac souligne de nouveau en 1839, dans sa préface à Une fille d’Ève, les difficultés que le romancier rencontre :
Autrefois tout était simplifié par les institutions monarchiques ; les caractères étaient tranchés : un bourgeois, marchand ou artisan, un noble entièrement libre, un paysan esclave, voilà l’ancienne société de l’Europe ; elle prêtait peu aux incidents du roman. Aussi voyez ce que fut le roman jusqu’au règne de Louis XV. Aujourd’hui, l’Égalité produit en France des nuances infinies. Jadis, la caste donnait à chacun une physionomie qui dominait l’individu ; aujourd’hui, l’individu ne tient sa physionomie que de lui-même. Les sociétés n’ont plus rien de pittoresque : il n’y a plus ni costumes, ni bannières ; il n’y a plus rien à conquérir, le champ social est à tous. Il n’y a plus d’originalité que dans les professions, de comique que dans les habitudes. (II, 263)
Avec la suppression des différences d’états, qui permettaient, sous l’Ancien Régime, une lecture immédiate et aisée des hiérarchies sociales, la Révolution française et la toute nouvelle Égalité ont créé des « nuances infinies ». Plus de costume ou de bannière pour rendre visibles les différences de castes : il faut désormais porter son attention sur les professions, 188les habitudes et toute une série de détails, signes ou indices1 inédits à déchiffrer minutieusement. L’activité herméneutique du romancier, qui se veut historien de son temps, est foisonnante. Dans la description réaliste, tout fait signe : la silhouette, le crâne2, les maisons, l’élégance des habits3, la démarche4.
Le nom propre appartient à cette série des nouveaux indices. Avec la fin des castes, ce n’est plus le titre qui importe mais le nom : il inscrit l’individu dans les nouvelles hiérarchies sociales. À une autre échelle, le nom assigne également à l’individu une place dans la famille. Le nom propre résiste à l’uniformisation de la société et les « nuances infinies » du système anthroponymique font apparaître des différences. S’appuyant en partie sur les travaux de Lévi-Strauss, Charles Grivel résume ainsi la fonction du nom propre :
Signifier, pour le nom propre, veut dire insérer le porteur dans ces hiérarchies et l’inscrire à la place qui lui revient. […] Le nom propre ne se rencontre qu’en relation avec d’autres noms propres. C’est en tant qu’élément d’un réseau nominatoire qu’il se comprend. C’est en vertu du découpage (de la hiérarchisation) que ce réseau propose qu’il signifie. […]Nommer signifie situer, conférer une place dans un système5.
Par son fonctionnement en réseau (noms de nobles vs noms de bourgeois, noms d’hommes vs noms de femmes, noms de Français vs noms d’étrangers…), le nom propre est un signe particulièrement efficace pour le déchiffrement de la société du premier xixe siècle.
Le nom propre se distingue toutefois des autres indices précédemment mentionnés. Il est d’abord un indice plus libre que la physionomie ou le crâne. Si le xixe siècle engage un contrôle policier des identités par l’État et la fixation des noms, la première moitié du siècle est une 189période de transition : l’usage prime encore le droit ; la licence et la liberté onomastique priment encore l’immutabilité du nom. On peut encore s’inventer un nom : cette plasticité du système anthroponymique fascine le romancier, même s’il la critique. Le nom est ensuite un indice de nature essentiellement littéraire : intangible, même si le nom peut s’inscrire sur des supports, le nom est un fragment de parole, de texte. Ces objets du monde sont des mots, que le romancier peut donc insérer dans ces textes : les noms propres sont, par leur nature même, le point de contact entre le texte et le réel et constituent des indices lisiblespropices à une herméneutique littéraire de la société.
Dans cette deuxième partie, il s’agit d’étudier les noms comme indices de l’herméneutique de la société du premier xixe siècle, en réunissant les commentaires que Balzac dissémine dans les textes. « Secrétaire » scrupuleux et attentif de la société française (I, 11), le romancier enregistre dans ses romans la minute des bouleversements juridiques et sociaux qui concernent les noms : presque tous les romans de La Comédie humaine comportent une remarque satirique sur une particule et l’intrigue de certaines œuvres repose sur l’histoire de noms. Pour Balzac, le système anthroponymique est d’abord la trace de l’histoire de France et des bouleversements en cours : les noms participent en un sens à la confusion et l’uniformité apparentes de la société française sous la Restauration mais, pour qui sait les déchiffrer, ils permettent d’observer la réorganisation en cours de la société et notamment les rapports problématiques entre noblesse et bourgeoisie [chapitre i]. Les noms permettent de plus d’observer la transition qui s’opère entre la Famille et l’Individu au xixe siècle [chapitre ii], et donnent à lire, par l’écho du nom dans le champ social et le glissement du régime de l’honneur à celui de la célébrité, la progression du « sentiment de l’individu6 » au xixe siècle [chapitre iii].
1 L’historien Carlo Ginzburg (Ginzburg, 2010) date l’émergence du paradigme de l’indice de la seconde moitié du xixe siècle, avec notamment la mise de la méthode Morelli d’attribution des œuvres d’art dans les années 1880. Le roman balzacien tient néanmoins une place essentielle dans la généalogie littéraire du paradigme indiciaire. Voir : Del Lungo, 2013.
2 L’influence de la physiognomonie et de la phrénologie dans les portraits des personnages a été bien étudiée. Voir : Le Yaouanc, 1959 ; Cabanès, 1991 ; Labouret-Grare, 2002.
3 Balzac, Traité de la vie élégante (XII, 211-257).
4 Balzac, Théorie de la démarche (XII, 259-302). Pour une liste des signes déchiffrés par le romancier dans La Comédie humaine, voir : Smaniotto, 2013.
5 Grivel, 1973, p. 130-131.
6 Corbin, 1987, p. 419.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-10017-1
- EAN : 9782406100171
- ISSN : 2258-4943
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10017-1.p.0187
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 22/04/2020
- Langue : Français