Présentation
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Philosophari. Usages romains des savoirs grecs sous la République et sous l’Empire
- Auteur : Vesperini (Pierre)
- Pages : 7 à 12
- Collection : Kaïnon - Anthropologie de la pensée ancienne, n° 8
- Série : Symposia
Article de collectif : 1/26 Suivant
présentation
Au moment de commencer à rédiger cette présentation, l’éditeur de ces actes doit confesser un moment de vertige. Il doit présenter un recueil de vingt études dont l’hétérogénéité résolue des objets, la complexité des arguments, la taille même parfois (car certaines de ces études constituent de véritables monographies) paraissent défier toute tentative de synthèse.
À cette sensation de vertige se mêle un lancinant morsus conscientiae. Il est en effet attendu aujourd’hui d’un organisateur de colloques, d’un éditeur d’actes, qu’il démontre l’unité profonde des différentes contributions, unité se déployant organiquement en un certain nombre de parties, qui sont autant de parties d’un programme ou d’une problématique. Le temps des « mélanges » est passé.
Le lecteur ne trouvera pas les contributions de ce volume organisées en parties. La raison n’en réside pas dans la nostalgie pour l’époque des « mélanges », mais dans l’idée qui a présidé à la réunion de ces travaux.
À l’automne 2009, je venais d’entrer à l’École française de Rome, et je finissais d’écrire une thèse portant sur les pratiques romaines de la philosophia à la fin de la République. « Pratiques romaines de la philosophia » et non « pratiques philosophiques romaines ». Pourquoi ? « Les hommes », dit Marc Bloch, « n’ont pas coutume de changer de vocabulaire chaque fois qu’ils changent de mœurs1 ». La « philosophie » pour nous est une chose relativement bien définie : elle s’enseigne dans nos lycées, dans nos universités. Elle se pratique dans nos centres de recherche. Elle a sa tradition de textes, de questions, de doctrines, d’institutions, de grandes figures. Il n’est pas jusqu’aux débats autour de sa définition et de ses frontières qui ne la constituent en une unité 8socialement identifiable. En un mot, c’est une discipline. Comme telle, elle est d’invention relativement récente. Comme les autres disciplines constituant le paysage académique moderne, elle ne remonte pas plus loin que le xixe siècle. Mais cette discipline a ceci de particulier que, tout en étant d’institution récente, elle prétend avoir existé depuis l’Antiquité. Ne parlait-on pas déjà de « philosophie » et de « philosophes » ? Faisant fi de l’avertissement de Marc Bloch, donc sans tenir compte des différences de pratiques, c’est-à-dire de sens, qui se cachent derrière les identités de vocabulaire, les « philosophes » anciens sont traités comme des collègues des philosophes modernes. Bien plus : lorsque les hommes du passé donnent le nom de « philosophes » à des personnages qui ne correspondent pas à ce qu’on entend aujourd’hui par « philosophie », ils sont tout simplement exclus de l’« histoire de la philosophie ». On n’y trouvera pas Galien ni Apulée ni Apollonius de Tyane. On n’y trouvera pas les alchimistes, tous qualifiés de philosophi (de là le nom de « pierre philosophale »). Inversement, des personnages peuvent être intégrés à l’histoire de la philosophie même s’ils ne se considéraient pas comme des philosophes, uniquement parce qu’ils correspondent à la définition moderne du philosophe : la plupart des « grandes figures » de ce qu’on appelle « philosophie médiévale » avaient le titre de « théologiens », non de « philosophes ». Machiavel, dont l’importance n’a cessé de grandir dans l’historiographie récente de la philosophie, ne se considérait nullement comme un philosophe. Il en va de même pour Freud, auteur incontournable du programme de philosophie.
Parler de philosophia, c’était donc tenter, d’entrée de jeu, de refuser l’illusion d’une identité entre « philosophes » antiques et philosophie moderne. C’était déclarer d’emblée que l’historien s’engageait à « recorder », comme on disait au temps des chroniqueurs, les différents personnages de l’Antiquité ayant porté le titre de « philosophes », ou les différents actes ayant été nommés « philosopher », sans se livrer à aucun tri, à aucune sélection, entre les uns et les autres.
Le terrain choisi, la Rome de la fin de la République, n’était pas anodin. C’était là en effet que, pour la première fois, selon le « grand récit » de l’histoire de la philosophie traditionnelle, la philosophie changeait de langue, passant du grec au latin. Ce passage sans heurt d’une langue à l’autre était à la fois gage de son universalité, et aussi l’étape indispensable à sa transmission à l’histoire européenne, selon l’image 9courante assimilant les Romains à des « passeurs ». Mais ici les savants divergeaient. Les uns réduisaient les Romains à de simples compilateurs sans originalité. Les autres s’attachaient au contraire à montrer la force conceptuelle de Lucrèce, de Cicéron, de Sénèque. Cette dernière tendance, profitant de la vogue nouvelle de la philosophie hellénistique, fait aujourd’hui autorité. Le temps n’est plus où l’on pouvait dire, avec Hannah Arendt, que le seul philosophe romain avait été saint Augustin.
À cette réhabilitation de la philosophie romaine, les historiens français ont apporté une contribution essentielle : que l’on songe à Pierre Boyancé, à Claude Nicolet, à Alain Michel, à Pierre Grimal, à Carlos Lévy, à Paul Veyne, à Claudia Moatti, ou encore à Jean-Pierre Cèbe, auteur d’une magnifique édition des Satires Ménippées de Varron. Ces différents auteurs ne constituaient pas une école, chacun étant mû par une quête singulière2 ; la cohérence de leurs travaux n’en est que plus frappante. On peut même se demander si cette défense de la « pensée romaine » n’était pas, profondément, une réponse de la France au mépris dans lequel la science allemande avait tenu les Romains, de Hegel à Heidegger. Dans cette deuxième moitié du siècle dernier, le mythe d’un parallèle entre Allemands et Grecs, d’un côté, entre Français et Latins, de l’autre, n’avait pas disparu des imaginaires savants. Beaucoup de ces historiens étaient liés à l’École française de Rome (EFR) : deux d’entre eux, Pierre Boyancé et Claude Nicolet, l’avaient même dirigée, et ce n’est donc pas un hasard si l’EFR organisa en 1990 un colloque intitulé « La langue latine, langue de la philosophie ».
En choisissant de renoncer à parler en termes de « philosophie », donc aussi en termes de « philosophie romaine », pour adopter une position strictement nominaliste, recherchant les différents sens et les différents actes auxquels s’attachaient le mot philosophia, ses dérivés (philosophus, philosophari) et ses synonymes (doctrina, sapientia), l’historien fait apparaître une multitude d’expériences de la philosophia, qui nécessite de faire appel à toutes les disciplines historiques : histoire des institutions, histoire politique, histoire sociale et anthropologique, histoire de l’art, histoire des savoirs, histoire du droit, histoire des religions, archéologie, 10épigraphie, papyrologie, philologie, numismatique, sans oublier bien sûr ce qu’on entend aujourd’hui par « histoire de la philosophie antique ».
Cette multiplicité d’expériences n’est évidemment pas saisissable dans le corps d’un ouvrage, aussi gros soit-il. Il faudrait plusieurs bibliothèques pour rendre compte de toute la richesse des expériences antiques de la philosophia. Le but de ce volume, par l’hétérogénéité des contributions, est simplement de donner une idée de cette richesse.
C’est aussi la raison pour laquelle je n’ai pas voulu les séparer à l’intérieur de « grandes parties ». Cette répartition aurait été arbitraire. Aussi diverses soient-elles, elles révèlent souvent de nombreux échos, et il faut laisser jouer ces échos. J’ai donc préféré les donner les unes à la suite des autres, en suivant un ordre chronologique. Si je devais cependant donner quelques repères pour s’orienter dans ce recueil, en plus des résumés qu’on trouvera à la fin du livre, je proposerais de distinguer trois grandes questions, qui me permettront de présenter les articles autrement que par un inventaire qui serait fastidieux. Mais je ne voudrais pas que ces articles soient réduits à ces trois questions.
Une première question est celle du rapport entre la vie politique romaine et les différents discours et comportements se réclamant de la philosophia. Plusieurs contributions affirment ou discutent l’idée selon laquelle certaines philosophies auraient influencé ou prétendu influencer la politique romaine : Michel Humm propose d’établir un lien entre certaines doctrines attribuées aux Pythagoriciens et les réformes politiques capitales introduites par Appius Claudius Caecus. Francesca Alesse revisite un discours historiographique « classique », celui d’une influence idéologique du stoïcisme dans les conflits politiques du iie siècle avant J.-C. Après « l’influence », l’« opposition » et la « dissidence » constituent une autre figure possible du rapport entre vie politique et philosophia. C’est celle qu’explorent Marco di Branco et Yann Rivière : le premier compare les différences de traitement par le pouvoir romain entre les écoles alexandrines et les écoles athéniennes, le second analyse la législation répressive autour des mages, ainsi que l’ensemble des témoignages concernant ce qu’on appelé « l’opposition stoïcienne ». Troisième figure : l’éloquence, car il n’est pas de vie politique romaine sans éloquence. Charles Guérin montre comment chez Cicéron le recours à la philosophia est de bout en bout oratoire, et n’est pas animé par la « recherche de la vérité ».
11Tous ceux qui connaissent un peu Rome le savent : à côté de la vie publique, il y a l’espace du loisir, celui de l’otium, qui se vit en privé, dans les maisons et les villas, comme en public, au théâtre et aux bains. Cet espace de l’otium est connoté « grec », et la philosophia y a donc toute sa place. Mais quel sens donner à cette présence d’un savoir pour nous réputé « sérieux » dans un espace voué au « jeu » et à la détente ? Les six contributions abordant cette question apportent trois réponses différentes : les uns estiment que l’espace du loisir offre l’occasion d’exprimer des convictions philosophiques intimes. C’est la position de Carlos Lévy, dans son étude des satires de Lucilius, et de Gilles Sauron, dans son analyse de différents décors privés et publics d’époque tardo-républicaine. Les autres croient au contraire que l’usage de la philosophia dans l’otium est purement ludique. C’est la lecture que font Éric Perrin-Saminadayar, dans son analyse des séjours de Romains à Athènes, Hélène Dessales, dans son étude de différents décors pompéiens, et Florence Dupont, qui examine le sens des discours philosophiques en contexte théâtral. Renée Koch-Piettre, à propos du rapport entre Lucrèce et Memmius, le dédicataire du de rerum natura, propose une troisième voie : les Romains auraient fini par se « prendre au jeu ».
Qui est philosophe ? Qu’est-ce qu’être philosophe ? Ce pourrait être la troisième question. Matthias Haake propose un examen de l’ensemble des sources épigraphiques où figure le mot philosophos, en montrant que son interprétation est rien moins qu’évidente. Richard Goulet pose la question à propos du Bas-Empire, en essayant de cerner, à partir de témoignages littéraires et juridiques, ce qui pouvait alors identifier un philosophe. Deux contributions prennent le parti d’étudier comment les non-philosophes voient les philosophes : c’est ce que font Michael Trapp, à partir d’une étude sur l’« apparence » du philosophe, et Ewen Bowie, à partir d’une étude exhaustive de la présence des philosophes dans les entretiens des Deipnosophistes. Certaines contributions examinent des figures qui nous sont familières : Angelo Giavatto étudie ce que signifiait « philosopher » pour Épictète, Alexandra Michalewski nous fait découvrir un Plotin pleinement inscrit dans la vie sociale. D’autres abordent des personnages qui étaient qualifiés de philosophes, mais sont ignorés par l’histoire de la philosophie traditionnelle : Elisa Romano étudie ainsi le sens de la philosophia de Varron (ainsi que son impact sur Vitruve), et Letizia Abbondanza explore en particulier les différentes 12facettes de la sophia d’Apollonius de Tyane. Ariel Lewin revient sur la présentation par Flavius Josèphe aux Romains des différents groupes juifs de son temps à des « écoles philosophiques ».
On le voit : en dehors de ce désir de faire apparaître une multiplicité d’expériences, cet ouvrage collectif n’est orienté par aucun « programme » particulier. Les objets, les méthodes, les lectures divergent d’une étude à l’autre. Mon rôle a été ici celui d’un éditeur, au sens le plus humble du mot.
Pierre Vesperini
Je souhaiterais remercier, pour toute l’aide qu’ils m’ont apportée, tous les auteurs de ce volume, ainsi que deux institutions qui ne m’ont pas ménagé leur soutien : l’École française de Rome, en particulier Michel Gras et Catherine Virlouvet, directeurs, Yann Rivière et Stéphane Bourdin, directeurs des études antiques, Richard Figuier, directeur des publications, Yannick Nexon, directeur de la bibliothèque ; le labex hastec, en particulier Philippe Hoffmann, président, Sylvain Pilon, coordinateur. Je souhaiterais remercier également, pour toute l’aide qu’ils m’ont apportée, Christian Jacob, de l’umr anhima, et mes amis de l’Institut de philosophie de l’université de Porto, en particulier son directeur, José Meirinhos, et ma collègue Joana Gomes. Je dois enfin un remerciement spécial à Hélène Prigent, qui a relu le volume et m’a apporté une aide inestimable dans l’édition du manuscrit.
1 Cf. M. Bloch, Apologie pour l’Histoire ou Métier d’historien, Paris, 1949 [1941], p. 57.
2 Cette singularité des différentes recherches est particulièrement visible dans les différences entre les élèves et les maîtres : entre Carlos Lévy et Pierre Grimal, entre Claudia Moatti et Claude Nicolet. Une même passion de la « pensée romaine » les unit, mais qui ne gomme pas la singularité des élèves dans l’orientation du travail et le style intellectuel.
- Thème CLIL : 3127 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie antique
- ISBN : 978-2-406-06127-4
- EAN : 9782406061274
- ISSN : 2428-713X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06127-4.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 27/05/2017
- Langue : Français