Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Perception et sociabilité. La communication des passions chez Descartes et Spinoza
- Auteur : Moreau (Pierre-François)
- Pages : 9 à 12
- Collection : Les Anciens et les Modernes - Études de philosophie, n° 17
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Préface
La longue histoire des doctrines des passions constitue un secteur-clef de l’histoire des idées : car elle a, depuis longtemps, le privilège de se trouver au carrefour de la métaphysique et de la mythologie, de la psychologie et de la médecine, du théâtre et de la politique. Elle a concentré longtemps les interrogations sur les conduites individuelles, mais aussi, plus récemment, les premiers pas des sciences sociales naissantes, en fournissant des motifs aux actions collectives des hommes.
Or au xviie siècle, cette problématique des passions subit deux révolutions. La première est l’effet de la Révolution scientifique : la physique et la cosmologie ont construit un modèle d’explication du monde, que le terme de mécanisme peut symboliser à défaut d’en donner un résumé réel. Il est donc tentant d’appliquer à la sphère des sentiments humains des méthodes analogues à celles qui ont permis d’éclairer les lois de l’étendue. Et d’abord de supposer que cette sphère de l’affectif possède des lois, elle aussi, et que celles-ci peuvent se ramener à quelques principes fondamentaux. C’est pourquoi, tout au long du siècle, on voit se multiplier les traités des passions, et chaque auteur entreprendre de ramener la multiplicité des affects à quelques passions originaires dont les autres découleraient avec rigueur selon des règles simples. Ainsi, à l’étude plus descriptive voire plus pratique qui était celle des ouvrages de morale ou des traités de rhétorique se substitue une approche démonstrative qui se soucie d’organiser plutôt une génétique des passions, où celles-ci sont appréhendées dans leurs connexions causales. Cette approche permet d’unifier et de systématiser de nombreuses réflexions jusque là dispersées : on passe en quelque sorte d’une pathétique restreinte à une pathétique générale.
La seconde révolution, liée principalement au nom de Spinoza, est celle qui assigne aux affects un second point de départ, irréductible à l’engendrement par une poignée de passions originairement ancrées dans l’individu. Lorsque la proposition 27 d’Éthique III introduit le
thème de l’affectuum imitatio, elle modifie profondément la structure de l’argumentation spinozienne et inaugure en même temps un nouveau chapitre de la pensée des affects. Le paradoxe est que Spinoza ne justifie guère qu’elliptiquement cette seconde fondation, après la tripartition désir/joie/tristesse, du monde des affects ; mais une fois introduite, elle remodèle l’ensemble de ce qui est dit sur la vie passionnelle humaine et interhumaine. Cependant l’idée d’imitation même se retrouve, implicitement ou explicitement, à d’autres endroits clefs de l’œuvre : au début du Traité de la Réforme de l’Entendement, pour désigner les contraintes qui s’imposent aux ambitieux ; dans l’interprétation de la Genèse aussi (Adam imite les animaux) ; et bien entendu dans les textes politiques, même si elle n’y est pas nommée. Il était donc nécessaire de faire le point sur cette notion discrètement centrale, et d’en repérer les conditions de possibilité comme les effets ; mais pour en mesurer le statut et la portée, il est nécessaire de remonter à l’horizon cartésien où elle a pu prendre son sens, et notamment au traité de L’homme. La première partie de l’ouvrage de Philippe Drieux porte donc sur ce traité, tout en s’appuyant également sur d’autres textes cartésiens, pour comprendre la conception cartésienne de la diffusion du comportement. La suite du travail examine d’abord la refonte spinoziste de la théorie cartésienne des modes passifs, puis étudie la construction des concepts spinozistes de perception, d’image et de représentation, pour montrer comment une disposition constitutive du corps humain peut se trouver projetée sur le mode de représentation des corps extérieurs ; elle analyse ensuite les ordres d’images – mémoire, langage, interprétation de l’expérience, puis le fonctionnement du mimétisme proprement dit ; enfin elle prend en vue la portée éthique de cette conception des relations interindividuelles et en particulier s’interroge sur ce que signifie l’imitation du sage – c’est-à-dire sur la façon dont l’imagination demeurée passive s’articule à la Raison.
Il s’agit donc de prendre au sérieux, dans la plus grande extension de son horizon, la proposition III 27, ou plutôt le jeu constitué par les propositions III 21 et III 27 (car du point que l’on considère comme le tournant véritable dépend l’interprétation ; c’est au fond ce qui sépare la lecture d’Alexandre Matheron de celle de Pierre Macherey). Philippe Drieux se livre d’abord à un soigneux état de la question ; il connaît les
solutions proposées par le commentaire et les difficultés que chacune présente. Tout l’effort de son livre consiste, en s’appuyant aussi au début sur les analyses de Christian Lazzeri, mais en y ajoutant une relecture d’ensemble originale, à inverser le regard sur le mimétisme : alors que le lecteur non prévenu y voit tout d’abord une exception surprenante dans le paysage des affects, il s’agit ici d’en faire la règle, et de montrer que « l’imitation est un paramètre de cette dynamique, au même titre que la mémoire, ou la disposition actuelle du corps » (p. 54). Cette normalité du mimétisme est formulée avec une belle fermeté p. 181 : il apparaît comme « une détermination originaire du désir humain » – il y manifeste au fond la dimension sociale qui y est toujours déjà présente ; « les règles mimétiques témoignent de la condition de l’homme passionné, de la “nature” de l’homme en tant qu’elle est plongée dans l’ordre commun de la nature : elles renvoient à l’indétermination du désir et à l’équilibre infantiles. Cette situation n’est pas réellement dépassée par la polarisation historique de nos désirs passifs. Nous cherchons à stabiliser notre propre constitution en empruntant un peu de l’affirmation collatérale de nos semblables ». L’affect mimétique nous renvoie donc à cette dépendance constitutive, modifiée mais non surmontée (sinon illusoirement) par la fixation localisée des désirs sur des corps extérieurs et l’aliénation qui en résulte. En somme, alors que notre perception spontanée du monde affectif – et aussi, il faut bien le dire, la démarche même d’Éthique III – nous fait croire que cette fixation est au premier plan, la méditation de l’affectuum imitatio doit nous rappeler qu’elle est une configuration contingente, provisoire, au milieu d’un océan de passivité. Un monde plus girardien que cartésien, donc. Il resterait à expliquer pourquoi Spinoza ne le dit pas aussi clairement – pourquoi il a néanmoins construit sa démonstration en conservant un plan analogue à ceux de Descartes ou de Hobbes.
Il reste aussi à se demander quelle est la signification historique de cette révolution. Il semble bien qu’elle ouvre la possibilité d’une anthropologie transindividuelle. Raisonner sur « une chose semblable à moi » – et non pas même « un homme » – revient de fait à centrer le processus d’élaboration des affects non sur l’individu, mais sur le procès lui-même, sans que l’être humain apparaisse comme une origine : ses propres passions spécifiées deviennent dès lors tout au plus une occasion pour la mise en marche du système ; mais le système lui-même, la circulation
des affects entre les individus, est toujours déjà-là. Les individus ne sont que les porteurs d’échanges qui les dépassent. Ils sont même dépassés deux fois : une première fois en amont, dans la mesure où les affects qui sont les leurs sont communs à tous les ingenia, la spécificité de chaque ingenium résidant dans la configuration particulière qu’une histoire déterminée à donnée pour chacun à ce matériau commun ; une seconde fois en aval, puisque les affects qui les animent dans la vie concrète, même s’ils peuvent s’expliquer en fin de compte par la triade originaire, sont le plus souvent des phénomènes de circulation, ce qui fait que l’origine ultime des passions d’un individu se trouve peut-être plus souvent hors de lui que chez lui. Ainsi, si le premier mouvement du spinozisme consiste à chercher dans l’individu et non dans l’objet (qu’il soit divin, humain, ou quelconque) le point de départ du mouvement affectif (avant d’être amour de quelque chose, l’amour est d’abord défini comme une joie, c’est-à-dire un accroissement de la puissance d’agir, et ce n’est qu’ensuite qu’il est caractérisé par un objet de cette joie ; idem pour la haine, l’espoir, la crainte et tous les autres affects), le second mouvement consiste non à contredire ou à relativiser le premier, mais à l’inscrire dans une circulation de ces affects grâce à l’imitation, qui aboutit à ce que l’individu ainsi jeté dans le cercle ne puisse se constituer en sujet au sens classique du terme. S’il faut assigner un sujet, c’est le procès même de circulation des affects qui en tient lieu. Autrement dit, il n’y a pas d’objet qui par lui-même attirerait ou repousserait l’individu, car c’est dans le fonctionnement même de l’individu que se forme l’orientation qui donnera son sens à sa relation à l’objet (premier mouvement) ; et il n’y a pas de sujet isolé qui serait à lui seul fondement et moteur de ses passions, car celles-ci sont prises dans un jeu perpétuel d’échanges qui s’imposent à l’individu avant qu’il n’ait achevé la formation de son moi (second mouvement). Bien plus tard, Victor Cousin et ses disciples élaboreront une théorie de la Raison impersonnelle ; Spinoza, quant à lui, fonde une théorie de la passion impersonnelle.
Pierre-François Moreau
- Thème CLIL : 3916 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Histoire de la philosophie
- ISBN : 978-2-8124-3206-4
- EAN : 9782812432064
- ISSN : 2260-8311
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3206-4.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 27/01/2015
- Langue : Français