Préface
- Publication type: Book chapter
- Book: Parochiæ Venetiarum. Les paroisses de Venise au Moyen Âge
- Author: Crouzet-Pavan (Élisabeth)
- Pages: 13 to 22
- Collection: Library of Medieval History, n° 20
Préface
Un peu d’historiographie s’impose au commencement de notre propos. Le mieux sans doute, pour mesurer les apports du livre de Pascal Vuillemin, est d’abord de porter le regard sur la grande histoire diachronique de l’Église vénitienne, parue sous le titre général de Contributi alla storia della chiesa veneziana. L’ensemble d’informations fourni est tout à fait imposant puisque cette enquête est articulée en dix copieux volumes, des origines de l’Église de Venise jusqu’au concile de Vatican II. Cette somme est de surcroît assez récente, puisque les trois premiers volumes, dédiés à l’histoire de l’Église vénitienne des premiers siècles au début de l’âge moderne, sont parus en 1987, 1988 et 19891. Surtout, l’entreprise est de qualité. Les meilleurs spécialistes ont contribué en effet à cette histoire collective. Une rapide lecture des tables des matières suffit pour découvrir les thématiques les plus souvent explorées. La question des origines de Venise, et donc de l’organisation ecclésiastique du duché des Vénitiens, retient en premier l’attention. On s’intéresse dans le même temps aux premiers établissements monastiques lagunaires puisqu’ils constituent des jalons importants pour l’histoire du peuplement. Inutile de dire que plusieurs articles sont consacrés aux saints honorés dans le bassin des lagunes, ceux de Torcello ou d’Eraclea avant bien sûr le saint patron, l’Évangéliste Marc. Monastères bénédictins, chanoines réguliers, évêques, voilà quelques thématiques abordées avant de passer à l’installation des nouveaux ordres mendiants à Rialto-Venise. On n’échappe pas, quoique de manière assez ponctuelle, à l’examen des rapports avec le pouvoir politique, surtout dans le contexte de la Quatrième croisade. Ce sont quelques grandes figures qui sont plutôt considérées au xve siècle, celles des humanistes dont la production concerna plus particulièrement la théologie ou le gouvernement de l’Église, qu’ils aient été des laïcs ou des 14ecclésiastiques, celles aussi des patriarches, à commencer par Lorenzo Giustiniani. L’important est en effet que le 8 octobre 1451, le patriarcat de Venise est fondé du fait de la fusion de l’ex-patriarcat de Grado et de l’ex-diocèse de Castello et qu’il se confond désormais avec l’ensemble du territoire de la cité vénitienne. Mais le volume centré sur le xve siècle s’intéresse aussi aux associations du clergé (neuf congrégations du clergé) ou à diverses communautés régulières particulièrement florissantes en cette fin du Moyen Âge.
Cette énumération est éclairante. Rien ou presque sur l’encadrement des fidèles, à l’exception d’un seul article. Et cette contribution, rédigée par une des meilleures spécialistes de l’histoire ecclésiastique de Venise aux premiers siècles, D. Rando2, s’ouvre par un constat bibliographique instructif3. L’auteur oppose en effet aux nombreuses recherches dédiées en Italie à la cura animarum, aux fidèles, au clergé séculier et de manière générale au cadre paroissial, les étonnantes lacunes de l’historiographie vénitienne. Autant de thèmes, souligne-t-elle, où les connaissances sont encore étroitement dépendantes de la tradition érudite du xviiie siècle. Autant de raisons pour se lancer dans l’étude de l’ordonnancement paroissial vénitien. Un appel toutefois resté jusqu’à la thèse de Pascal Vuillemin sans écho.
Avec ces premières remarques, notre bilan historiographique préliminaire est loin cependant d’être complet. On remarquera d’abord que ces Contributi alla storia della chiesa veneziana furent publiés par les éditions du Studium Cattolico veneziano et le fait mérite quelques commentaires. D’une part, après les travaux des érudits des xviiie et xixe siècles, le champ de l’histoire de l’Église vénitienne, dans le sens le plus large du terme, a été laissé longtemps comme en déshérence et la lecture des notes infrapaginales du livre de Pascal Vuillemin, ou celle de son abondante bibliographie, le montre de façon très nette. Rien d’étonnant à cela. Il faut ici répéter une donnée essentielle4. La recherche historique, pendant des décennies, a privilégié à Venise deux objets majeurs, d’une part l’étude des particularités du système institutionnel et de la vie 15politique de cette République, d’autre part celle des trafics maritimes et de l’aventure économique. Comment ne pas remarquer par exemple que la grande histoire de Venise de F. C. Lane, publiée en 1973 sous le titre éloquent, il est vrai, de Venice. A Maritime Republic5, ne comporte pas un seul chapitre (une seule ligne ?) sur l’Église ? Mais là n’est peut-être pas le plus notable. En 1997, la conjonction de l’anniversaire de la fameuse Serrata du Grand Conseil (1297) et de la chute de la République de Venise (1797), conduisait deux historiens américains spécialistes de Venise, J. Martin et D. Romano, à organiser un colloque international, en forme de bilan, à l’Université de Syracuse (États-Unis). Le propos était de prendre la mesure des mutations historiographiques survenues dans le champ de l’histoire vénitienne depuis deux à trois décennies, des mutations, à lire la belle présentation des organisateurs du colloque, considérables6. Or, à nouveau, dans le livre issu de cette rencontre, pas une seule contribution d’histoire religieuse, ce qui revenait tout de même à ignorer certains travaux récents qui s’étaient efforcés de réécrire l’histoire du saint patron vénitien ou de l’organisation ecclésiastique des premiers siècles. En somme, dans l’historiographie, il en est allé longtemps comme si les succès économiques, la complexité des équilibres sociaux, les richesses de la production artistique ou la profusion sémantique du mythe vénitien suffisaient à alimenter les enquêtes et leurs renouvellements.
L’histoire religieuse de Venise a donc longtemps constitué un secteur négligé, au mieux secondarisé, ce que Pascal Vuillemin souligne avec justesse dans son introduction : « L’historiographie vénitienne ne s’est que très épisodiquement ouverte à l’histoire religieuse, sinon pour exalter les grandes figures de la sainteté locale ou pour vanter l’architecture majestueuse de ses églises ». Quant à l’histoire des paroisses, elle constituait dans ce champ déjà peu fréquenté un véritable angle mort, un terrain quasiment vierge de toute recherche surtout pour la période prise en examen, celle des derniers siècles du Moyen Âge7.
16L’équipement paroissial avait pourtant été considérable : soixante-dix paroisses dès la fin du xiie siècle. Certes, d’autres villes italiennes, et pas seulement Rome, étaient dotées d’un maillage paroissial au moins aussi dense. Mais la configuration ecclésiastique singulière de Venise, une ville divisée, jusqu’à la fondation du patriarcat en 1451, en trois diocèses concurrents (évêché de Castello, patriarcat de Grado, chapelle privée de Saint-Marc), pouvait concourir à rendre l’étude plus encore suggestive. Il était toutefois répété, et cette assertion dans le milieu des « vénétianistes » n’avait souffert longtemps pas même le doute, que, faute de sources, l’étude systématique des paroisses vénitiennes dans les derniers siècles du Moyen Âge ne pouvait être menée. Il semblait donc impossible de tester à Venise certaines des problématiques les plus neuves et les plus intéressantes de l’histoire religieuse. Or, en 2003, les inventaires des archives de l’Archivio Storico del Patriarcato di Venezia avaient été achevés et de nouveaux trésors documentaires avaient été offerts à des historiens habitués jusqu’alors à concentrer leurs efforts sur les fonds conservés à l’Archivio di Stato di Venezia : l’énorme ensemble des archives publiques documentant la vie politique des conseils de la République ou l’action administrative ou judiciaire de dizaines de magistratures, les riches archives notariales, les fonds des ordres religieux qui permettaient de retracer l’histoire des nombreux établissements ecclésiastiques… Désormais, de nouveaux matériaux s’offraient à eux.
Ainsi s’explique la genèse de cette thèse, commencée en 2003, soutenue en 2009, d’où ce livre est issu. Cette recherche est née de la conviction, vite confirmée par la lecture des inventaires, qu’il existait un massif documentaire assez important pour faire sortir les paroisses médiévales de Venise de leur nuit historiographique à peu près complète. Et les espérances n’ont pas été déçues. Grâce aux archives du Patriarcat, une cinquantaine de paroisses sur les soixante-dix que comptaient Venise ont pu être étudiées dans le détail, en s’appuyant, et je cite Pascal Vuillemin, notamment sur des registres de possessions immobilières, sur la comptabilité des messes, ou encore sur de nombreux dossiers conflictuels à propos des droits paroissiaux. En outre, cette documentation a pu également être confrontée à celle de l’ordinaire, afin de 17préciser les questions bénéficiales, disciplinaires et judiciaires relatives aux communautés paroissiales. Mais l’apport des archives patriarcales a résidé aussi dans la présence de trente-deux coutumes paroissiales parfaitement conservées, grâce auxquelles il est devenu possible d’observer le fonctionnement des paroisses « de l’intérieur », et non plus seulement par le biais d’une documentation extérieure qui, à la manière des statuts synodaux, n’en donnait bien souvent qu’une vision déformée. La masse d’informations traitée avec une acribie jamais démentie est saisissante. Il faut en effet préciser que Pascal Vuillemin est un exceptionnel historien d’archives et un certain nombre de trouvailles documentaires contribuent à rendre son livre particulièrement précieux : statuts synodaux, visites pastorales… Autant de sources que sa recherche a mises au jour et dont on ignorait parfois même l’existence pour la Venise médiévale.
De même, comment ne pas souligner le caractère tout à fait remarquable des informations livrées par le manuscrit Gradenigo 176 de la bibliothèque du Museo Correr ? Aux non spécialistes de l’histoire de Venise, familiers d’autres réalités urbaines et de l’abondante bibliographie à disposition sur la prédication en Italie, le fait semblera assurément curieux. Pourtant, on ne savait rien ou presque de la prédication à Venise avant les décennies, celles du début du xvie siècle, qu’éclairent les Diaires de Marino Sanudo… Cet observateur exceptionnel décrit alors l’activité des grands prédicateurs, souvent mineurs de l’Observance ou Ermites de saint Augustin, mais il évoque aussi les figures, à côté de cette parole autorisé, comme dans d’autres villes d’Italie, d’ermites, pour la plupart itinérants, prêtres ou laïcs, parfois avec femme et enfants, vêtus de sacs, pieds nus, des branchages sur la tête à l’image de la couronne d’épines, ou tête nue, une chaîne autour du cou, un bâton à la main surmonté d’une croix, qui demandent l’aumône, prophétisent et martèlent que le temps de la colère de Dieu est venue8. Grâce à Pascal Vuillemin, on voit désormais apparaître un peu de la prédication des plébains, même si elle reste très difficile à saisir, et l’on découvre aussi les prédicateurs sollicités par les paroisses. À partir de la première moitié du xve siècle, le succès des Ermites de saint Augustin est grandissant. Il faut dire qu’ils avaient développé une technique qui, tout en intégrant les leçons du sermo modernus, utilisaient le modus antiquus, c’est-à-dire une tradition homilétique d’exégèse adapté à un public peu cultivé, un discours autour de l’Écriture 18qui était en conséquence accessible. Rien d’étonnant, nous dit Pascal Vuillemin, à ce qu’ils finissent par exercer un « quasi-monopole », qui n’empêcha toutefois pas les succès ponctuels sur les chaires paroissiales d’autres prédicateurs séculiers ou de Mendiants. Les prêches de Giovanni da Capestrano attirèrent ainsi des foules considérables. Dès le milieu du xve siècle, les prédicateurs prennent l’habitude de sortir des églises pour s’installer sous les portiques, puis sur les campi paroissiaux. Dans le même temps, leurs sermons tendent à s’accompagner de processions et de représentations sacrées… Or, sur toutes ces manifestations, avant le livre de Pascal Vuillemin, nos connaissances étaient nulles ou presque9.
Mais il n’y a pas que les trouvailles documentaires, et plus largement l’exploitation d’une quantité de matériaux jusqu’alors inédits, à avoir permis de formuler bien des analyses nouvelles. Pascal Vuillemin a aussi confronté des sources complexes, souvent fragmentaires ou lacunaires, pour parvenir à monter en un mécano complexe, des données éparses tirées de fonds divers. Un exemple suffit : il concerne l’histoire de la liturgie, étudiée surtout grâce aux coutumes des paroisses mais aussi des inventaires, angle mort s’il en était des études, car seules les cérémonies de la chapelle ducale, qui n’étaient pourtant en rien paradigmatiques, avaient été jusqu’alors jugées dignes de retenir l’attention. Ainsi, si la forme définitive de l’office divin est acquise à la fin du xve siècle, neuf paroisses présentent toutefois des écarts entre la norme fixée par le droit synodal et la pratique coutumière et l’on peut ainsi précisément mesurer à quel point la liturgie jouait un rôle essentiel dans l’expression des solidarités paroissiales. Les variations sont multiples d’une paroisse à une autre, de sorte, écrit Pascal Vuillemin, « que plus qu’une liturgie, ce sont bien de liturgies paroissiales dont il faudrait parler, sans oublier par ailleurs que la liturgie, bien qu’employée au singulier, recouvrait trois fonctions diverses ».
Cette recherche, et c’est l’un de ses très nombreux prix, repose donc sur un socle documentaire aussi imposant qu’original, des sources émanant de l’Archivio storico del Patriarcato, des archives paroissiales, de l’Archivio di Stato di Venezia (un échantillon de 2000 testaments par exemple), des bibliothèques vénitiennes mais aussi de l’Archivio segreto Vaticano, et le croisement de toutes ces ressources a permis une 19enquête totalement neuve ; une enquête qui réussit le tour de force de fournir à la communauté scientifique des interprétations convaincantes sur nombre de sujets complexes.
L’un de ses mérites est encore, grâce à la mobilisation d’une très abondante bibliographie, de rapprocher toujours le champ d’observation du reste de l’Italie mais aussi dans d’autres régions d’Europe bien étudiées dans ces dernières années. Longtemps, l’historiographie vénitienne, même la plus savante, a en effet cultivé le mythe de l’absolue singularité de cette ville et l’on devine que les particularités, réelles, de l’organisation ecclésiastique locale purent conduire à renforcer plus nettement ce type d’approche. J’avais remarqué il y a plus de vingt ans, et ma voix était alors bien isolée, que du fait de ce carcan analytique, une seule démarche devait être adoptée par qui entreprenait une large recherche d’histoire vénitienne, celle de recourir à une comparaison relativement large avec les autres situations documentées en Italie du Nord et du Centre mais aussi hors de la péninsule, afin de montrer que Venise était une ville comme une autre, moins d’ailleurs pour réduire la singularité lagunaire que pour replacer l’analyse dans un contexte général. C’était là le seul moyen pour que l’étude acquière une pertinence et pour cerner, en découvrant ce qui était irréductible à la confrontation, les originalités vénitiennes10. Pascal Vuillemin peut donc, grâce à cette lecture largement comparatiste, souligner à juste titre dans sa conclusion générale que « la situation des paroisses vénitiennes ne différait guère de celle de bien d’autres paroisses urbaines à la même époque, en Italie comme ailleurs. Bien sûr, l’équilibre des forces entre institutions civiles et institutions ecclésiastiques n’était pas partout le même, comme pouvait aussi varier la chronologie ou l’ampleur de certains phénomènes. Mais, dans l’ensemble, ce sont souvent des tensions identiques, des conflits comparables et surtout des enjeux similaires qui émergent, de Rodez à Grenoble ou encore de Genève à Nuremberg. Et ce sont surtout les mêmes instruments qui sont employés pour y faire face. »
Les premiers chapitres mettent au clair certains des dossiers les plus nébuleux de l’histoire de Venise. Une fois les droits de la cathédrale définis et la cohésion du diocèse établie de façon très claire, l’exposé en vient à l’épineuse question du rôle des matrices pour démonter un présupposé actif dans l’historiographie. Il est ainsi établi que les trois matrices vénitiennes, 20de création en fait tardive, ne furent pas les premières paroisses à avoir obtenu de la cathédrale le monopole paroissial, monopole qu’elles auraient ensuite transmis à leurs filiales. L’attention, dans toutes ces pages passionnantes, est donc portée sur la paroisse en tant qu’espace et dans ce cadre les rapports instaurés entre l’espace urbain et les espaces paroissiaux sont l’objet d’une attention particulière. Ces derniers sont considérés dans leur dynamisme, déterminé moins par des questions d’ordre juridique que par les fluctuations démographiques. On ne peut qu’approuver la démonstration qui, avec une grande clarté d’exposition, est menée de la progressive territorialisation des espaces paroissiaux et cette étude vient éclaircir une des particularités majeures de l’organisation administrative vénitienne : les cellules administratives des contrade vinrent ici se couler dans le dernier tiers du xiie siècle dans les territoires paroissiaux. On soulignera que l’un des apports les plus étonnants pour qui connaît les sources à disposition est, dans ces pages, l’essai de calcul systématique des densités, paroisse par paroisse, un essai qui n’avait jamais été tenté pour cette ville et qui est tout simplement impressionnant.
On soulignera aussi que Pascal Vuillemin, analysant la question des trois matrices vénitiennes manifeste une sensibilité très vive à la chronologie et ainsi parvient-il, sous la sédimentation des traditions, à individualiser des évolutions, voire des ruptures et à faire apparaître comment certaines des particularités de la situation vénitienne, loin d’être nées en même temps que l’organisation ecclésiastique, furent en fait le fruit de transformations de la fin du Moyen Âge. Sa méthode qui consiste souvent à partir de l’observatoire des derniers siècles du Moyen Âge pour tenter de retracer l’histoire de processus complexes et très féconde. Un autre exemple pourrait être l’analyse qui est conduite du juspatronat, dans la deuxième partie de l’ouvrage. Au xve siècle, dans toutes les paroisses qui n’étaient pas soumises à des communautés religieuses, et moins bien sûr la chapelle de San Marco, le choix du recteur procédait d’un vote conjoint des communautés de fidèles et des chapitres paroissiaux et cette pratique était interprétée comme une caractéristique en quelque sorte ontologique des paroisses vénitiennes. Or Pascal Vuillemin démontre comment ce droit d’élection du plébain, loin d’être actif dès l’origine, remplaça le droit de présentation au terme d’une évolution longue et complexe. La définition progressive, entre la moitié du xive siècle et la fin du xve siècle, de la major pars qui élisait 21le plébain, permit ainsi aux fidèles de s’insérer de manière plus active au sein du fonctionnement de la paroisse et de faire valoir leurs droits face aux clergés.
Bien d’autres sections de l’étude comportent aussi leur lot de clarifications historiographiques à l’instar, et il ne s’agit que d’un exemple significatif, de l’analyse dédiée aux dîmes vénitiennes. Mais avec le calcul des densités paroissiales, le lecteur était déjà passé de la clarification des dossiers obscurs aux apports d’une totale nouveauté et c’est dans cette catégorie qu’il faut par exemple ranger l’excellente étude des clergés paroissiaux. Sur tous les points abordés, et les notes en témoignent, bien peu de données jusqu’à cette thèse car c’est au clergé régulier que les historiens s’étaient en priorité intéressés. Ce vide est aujourd’hui magnifiquement comblé. Et une nouvelle fois, la thèse propose des chiffres, précise la composition des chapitres paroissiaux et surtout fait apparaître ce qui est sans doute le plus intéressant, cette énorme population cléricale flottante du fait d’une hausse des ordinations qui crée un prolétariat que le système bénéficial vénitien n’est pas capable d’absorber. De la sorte, ce livre offre aussi une très belle étude d’histoire sociale, une histoire sociale que la prosopographie des clercs paroissiaux vient enrichir. Mais rappelons aussi qu’on ne savait quasiment rien des fabriques dont ce livre propose désormais une histoire, ou bien peu de chose sur les confréries paroissiales dont la trajectoire, de leur rôle initial au cœur des solidarités paroissiales à la faillite que consacre leur nouvelle mixité géographique, vient enrichir une historiographie qui les avait ignorées. Quant à l’analyse qui est menée de la transformation des échanges paroissiaux, elle fait mieux qu’emporter l’adhésion. Une première évolution voit les fidèles intervenir plus directement dans l’économie paroissiale, qu’il s’agisse de négocier l’économie des sacrements et de gérer les patrimoines. Le deuxième mouvement en apparence contradictoire retrace une déprise et les nouvelles pratiques des fidèles et ce sont des pages qui retracent une unification sacrale qui est comme la tension même de l’histoire religieuse médiévale de la ville. Mais la crise des échanges paroissiaux est surmontée et l’on assiste à un véritable renouveau de l’institution paroissiale dans la deuxième moitié du xve siècles grâce à un mouvement de réforme que l’on suit au rythme des synodes, de la fixation des coutumes paroissiales, du processus de disciplinement des clercs ou du développement des visites pastorales.
22Importance des résultats, capacité de renouveau, volonté de toujours ouvrir l’analyse et de comparer, force de la démonstration, ampleur des thématiques traitées avec une constante finesse d’analyse, telles sont quelques-unes des qualités qui caractérisent ce livre écrit dans une langue claire et élégante, et dont il est impossible de rendre compte ici de façon exhaustive tant ses apports sont nombreux. On l’aura compris, le remarquable et magistral livre de Pascal Vuillemin est appelé à faire date, à faire date dans l’histoire de Venise comme dans le champ de l’histoire ecclésiastique et religieuse de l’Europe médiévale.
Élisabeth Crouzet-Pavan (Paris-Sorbonne)
11 Le origini della Chiesa di Venezia, éd. F. Tonon, Venise, 1987 ; La Chiesa di Venezia nei secoli XI-XII, éd. F. Tonon, Venise, 1988 ; La Chiesa di Venezia tra Medioevo ed Età Moderna, éd. G. Vian, Venise, 1989.
2 D. Rando, Una chiesa di frontiera. Le istituzioni ecclesiastiche veneziane nei secoli VI-XII, Bologne, 1994.
3 Id., « Aspetti dell’organizzazione della cura d’anime a Venezia nei secoli XI-XII », La Chiesa di Venezia nei secoli XI-XII, op. cit., p. 53-72 .
4 É. Crouzet-Pavan, Le Moyen Âge de Venise. Des eaux salées au miracle de pierre, Paris, Albin Michel, 2015.
5 F. C. Lane, Venice. A Maritime Republic, John Hopkins U. P. ; la traduction italienne (Turin, 1978) est parue sous le titre modifié de Storia di Venezia, alors que la traduction française (Paris, 1985) reprend le titre originel Venise, une république maritime.
6 J. Martin et D. Romano éd., Venice Reconsidered. The History and Civilization of an Italian City-State. 1297-1797, Baltimore-Londres, 2002.
7 La question des « privilèges de majorité » accordées à trois églises de Venise (« matrices ») en raison de leur ancienneté supposée avait été examinée par M. Rosada dans son édition consacrée à l’église de Santa Maria Formosa : Santa Maria Formosa, M. Rosada éd., Venise, 1972. Les interprétations de Rosada sont d’ailleurs remises en question par P. Vuillemin dans son analyse des « matrices » et de l’articulation territoriale du Patriarcat.
8 É. Crouzet-Pavan, Venise. Une invention de la ville, Seyssel, 1997, p. 297-298.
9 Si l’on excepte par exemple les quelques données dont on disposait pour les mystères joués lors de la fête des Marie.
10 É. Crouzet-Pavan, Le Moyen Âge de Venise, op. cit., p. 18-19.
- CLIL theme: 3386 -- HISTOIRE -- Moyen Age
- ISBN: 978-2-406-07179-2
- EAN: 9782406071792
- ISSN: 2264-4261
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-07179-2.p.0013
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 01-26-2018
- Language: French