[Lectures]
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Parlement[s] Revue d’histoire politique
2014 – 2, n° 22. Citoyenneté, république, démocratie en France de 1789 à 1899. Spécial concours - Études de documents - Auteurs : Tort (Olivier), Allorant (Pierre), Anceau (Éric), Dauphin (Noëlle)
- Pages : 201 à 215
- Revue : Parlement[s], Revue d’histoire politique
Article de revue : Précédent 23/23
Jean-Claude Caron, Les deux vies du général Foy (1775-1825), guerrier et législateur, Paris, Champ Vallon, 2014, 359 p.
Nul besoin de justifications théoriques pour légitimer l’écriture d’une biographie du général Foy, tant il est vrai que l’étude des acteurs de second ordre aide puissamment à la compréhension d’une époque, aussi sûrement qu’une histoire globalisante ou que la polarisation sur les seuls grands hommes.
Parmi les figures du premier xixe siècle injustement oubliées, Jean-Claude Caron exhume avec bonheur le souvenir de Maximilien Sébastien Foy, qui fut l’une des sommités de la gauche parlementaire sous la Restauration après avoir été général d’Empire, participant, d’une manière plus digne que d’autres, à la guerre d’Espagne de triste mémoire. L’empathie revendiquée du portrait proposé n’exclut pas une profonde honnêteté dans la restitution des diverses facettes du personnage, y compris dans les quelques éléments susceptibles d’écorner le prestige du grand homme, qui fut célébré par une gauche en effervescence au moment de son décès. Si l’on regrette un peu l’absence d’index des noms, un cahier iconographique illustre l’important volet mémoriel, qui permet de comprendre les ressorts de l’immédiate glorification post mortem de Foy.
L’objet d’étude se révèle d’autant plus intéressant que d’abondantes et trop confidentielles Notes journalières rédigées par Foy livrent un matériau particulièrement riche pour cerner en son for intérieur la personnalité de ce progressiste de combat, s’exprimant avec une crânerie assumée qui détonne parfois deux siècles plus tard ; à travers lui, c’est aussi un certain élitisme de gauche qui se dévoile.
Car cet orateur d’exception, qui défend avec ferveur à la tribune les valeurs libérales de la Révolution mais aussi le patriotisme militaire des armées napoléoniennes, résiste, à l’inverse, avec fermeté aux oukases modernistes de l’art contemporain romantique au nom du bon goût classique ; dans un autre ordre d’idées, son antisémitisme ordinaire, quoique discret, ne s’atténue qu’une fois initié, par Rothschild en personne, aux juteuses spéculations boursières, donnant ainsi à voir les liens troubles
entre la gauche, fût-elle contestataire, et le monde de l’argent. Mieux encore, sa profonde méfiance à l’égard des lubies démocratiques de son collègue Voyer d’Argenson témoigne à plaisir d’un rapport au peuple très emblématique des élites progressistes dont Foy est l’un des représentants éminents, avec un mélange de mépris craintif et d’instrumentalisation cynique comme aux meilleurs jours de 1789.
Alors que sa fidélité conjugale et son insertion dans les réseaux du Tout-Paris mondain se révèlent d’un honorable conformisme aux antipodes du provocateur syphilitique Manuel, l’un et l’autre finissent pourtant sous le même encensoir bruyant d’une gauche en délire à l’occasion de leurs funérailles au Père-Lachaise, transformées en gigantesques et volcaniques manifestations de défi au pouvoir oppresseur…
On lira donc avec profit cette étude qui montre, in concreto, le syncrétisme paradoxal entre bonapartisme et libéralisme par la grâce de la Restauration.
Olivier Tort
Emmanuel de Waresquiel, Fouché. Les silences de la pieuvre, Paris, Tallandier/Fayard, 2014, 830 p.
Rédiger une biographie de Fouché peut sembler un défi, tant le sulfureux Conventionnel et ministre de la Police de Napoléon et de Louis XVIII a alimenté la verve des historiens et des écrivains depuis deux siècles : chacun a en mémoire les formules ciselées de Balzac, de Dumas, de Zweig et bien entendu de Chateaubriand sur « le vice appuyé sur le bras du crime ». Précisément, Emmanuel de Waresquiel est un récidiviste en matière de biographies historiques qui ont fait date, son Talleyrand, « le prince immobile » ayant rencontré un succès mérité. Il ne pouvait résister au défi des « silences de la pieuvre », sous-titre emprunté au Hugo des Travailleurs de la mer, sans doute l’un des seuls choix contestables de l’ouvrage avec certains passages qui dérivent vers une psychologie rétrospective un peu hasardeuse, Fouché, inventeur de la police moderne, disposant de réseaux peu comparables à ceux de la moderne Camorra.
Dans son très convaincant avant-propos, l’auteur explique ses réticences à replonger dans l’exercice de style de la biographie, non seulement par lassitude envers les pièges et illusions du genre, mais aussi en souvenir du conseil de Jean Tulard au jeune historien : « N’écrivez jamais la biographie d’un homme que vous n’aimez pas ». Or, les motifs de ne pas aimer le glacial Fouché abondent, particulièrement dans la mémoire familiale d’Emmanuel de Waresquiel. Et cependant, le grand mérite de son livre est de nous faire découvrir un Fouché humain, « bon époux, bon père de famille », tel le modèle du citoyen de la République bourgeoise. Comment l’historien aurait-il pu résister à la tentation de fouiller dans l’aventure et dans les archives inédites, de l’un de ces rares personnages qui « inventent de nouvelles règles du jeu sans attendre la fin de la partie », entendez ici la fin de la décennie révolutionnaire, puis à nouveau lors de l’effondrement de l’Empire napoléonien et de son territoire européen ? De tels personnages traînent derrière eux une réputation sulfureuse, une légende noire tant auprès des héritiers que chez les contempteurs de la Révolution. Dans une atmosphère intermédiaire entre Une ténébreuse affaire et Le Souper, toute l’histoire et la puissance de l’instrument policier naissant se déploient autour du type et du mythe Fouché.
En plus des talents de biographe avérés de son auteur, cet ouvrage doit beaucoup de son caractère neuf à l’ampleur des sources inédites mobilisées grâce à la surrection miraculeuse du trésor de papiers et de documents familiaux spontanément livrés par les descendants d’un notaire de l’un des fils de Joseph Fouché. À côté de l’homme public, du Conventionnel puis du ministre survivant à tous les régimes, l’être privé, sensible et aimant, soucieux de l’avenir de ses enfants, abattu par leurs maladies ou leurs décès, apparaît. Les premiers chapitres tout particulièrement renouvellent le portrait de ce grand politique, éclairant son parcours par ses origines nantaises et son éducation religieuse : où l’on comprend que la Traite et l’Oratoire sont les deux matrices de la genèse de Fouché, le côté du négoce et le côté de l’éducateur zélé et du physicien, imprégné des idées des Lumières et passionné des récentes avancées de la science. Mais le collège oratorien fournit aussi, à Arras, l’opportunité de la rencontre et de l’intimité avec Robespierre et sa sœur Charlotte. Mais c’est à Nantes que Fouché revient faire son noviciat politique, à la Société des amis de la Constitution, où ses faiblesses oratoires sont masquées par une pensée républicaine charpentée. Désormais député de la Loire-Inférieure et allié par mariage à une vieille lignée de la noblesse de robe, l’homme nouveau de l’An I garde ses réseaux à l’Oratoire tout en devenant régicide, sorte de verso laid du beau recto Barère. De Nevers à Moulins puis à Lyon, le Montagnard en mission agit en proconsul de la Convention, s’appuyant localement sur les « apôtres de la régénération » des comités de surveillance, laissant habilement les sans-culottes départementaux se salir directement les mains, préférant être le metteur en scène des fêtes révolutionnaires. Mais à Lyon, ces fêtes prennent un tour tragique et sanglant, une « dimension sacramentelle et sacrificielle » qui lui vaut de devoir affronter Robespierre qui dénonce en lui l’un de ceux qui « ont embrassé la Révolution comme un métier et la République comme une proie ».
Après Thermidor, Fouché est décrété d’arrestation à l’été 1795, mais réussit à disparaître dans Paris jusqu’à l’abrogation de la mesure, capacité à se cacher qu’il utilise à nouveau en janvier 1799, en juillet 1810 et en mars 1815. En plus de ses talents pour rebondir dans sa carrière politique, le Directoire témoigne de ses qualités gestionnaires, mettant à profit les ventes de biens d’émigrés en Seine-et-Marne pour prendre de solides intérêts en guise de rémunération de son influence.
Les intrigues du remarquablement habile ministre de la Police pour survivre à chaque transition constitutionnelle, en faisant croire à chacun qu’il est indispensable à la bonne marche de l’État, sont sans doute davantage connues, mais ici subtilement éclairées et croisées avec les témoignages, souvent au vitriol, de ses meilleurs ennemis, anciens compagnons de route, de « l’imbécile » Carnot à Thibaudeau. Les longs chemins de l’exil et ses tentatives pathétiques de rentrer en grâce auprès de Louis XVIII renforcent l’humanisation de ce personnage de roman, qui réussit même à nous faire sentir que la mort à Trieste peut être aussi triste qu’une Mort à Venise. On referme à regret ce très beau portrait d’un grand politique, ce parcours si français qui en apprend beaucoup au lecteur sur la richesse de ce quart de siècle qui a bouleversé le monde et fondé la politique contemporaine.
Pierre Allorant
Olivier Tort, La Droite française. Aux origines de ses divisions 1814-1830, Paris, Éditions du CTHS, 2013, 352 p.
Avec cet ouvrage, Olivier Tort, actuellement maître de conférences à l’Université d’Artois, a su faire de sa monumentale thèse de doctorat soutenue à l’Université Paris-Sorbonne en 2007, une synthèse accessible à un large lectorat dans une édition impeccable sur le plan formel – quelle magnifique galerie de caricatures et de portraits qui n’oublie naturellement pas L’Ultra de Boilly –, sans faire de concession sur le fond et sans affaiblir sa démonstration.
C’est en effet une véritable thèse qu’il nous propose, une thèse à double détente puisqu’elle nous offre à la fois une nouvelle lecture de la Restauration bien loin des simplifications abusives trop longtemps véhiculées, mais aussi des clés pour comprendre la segmentation de la droite française, segmentation historique, segmentation qui perdure. L’auteur affiche en effet son désir d’éclairer notre présent par ces quinze ans d’histoire, non souvent sans malice – ah ce portrait de Villèle (p. 308-309) ! Il considère que la Restauration est le moment originel des déchirements de la droite qui exerce alors le pouvoir pour la première fois depuis sa création en 1789 et implose durablement à la suite, ce qui explique le sous-titre du livre.
Au passage il remet en cause la célèbre tripartition de la droite établie par René Rémond entre le légitimisme, l’orléanisme et le bonapartisme, d’abord parce que les deux derniers courants n’ont pas de moyens de s’exprimer entre 1814 et 1830, ensuite parce que la configuration de la droite sur le temps long est, selon lui, beaucoup plus triviale. Hier comme aujourd’hui, il y a bien une division en trois blocs, mais qui s’explique par le « jeu politique » (p. 15-16) : « un cœur majoritaire, qui se veut pragmatique, prend régulièrement la défense des valeurs de droite, mais sans vouloir trop se compromettre, surtout en actes : c’est la “droite modérée”, souple dans ses convictions rêvant – toujours en vain – de phagocyter l’ensemble de la droite, sans parvenir à jamais absorber les deux fractions qui l’entourent », à savoir, sur sa gauche, un centre droit qui « affiche des pudeurs virginales à l’égard de toute opinion bien tranchée » et, sur sa droite, une « extrême droite » qui s’érige en gardienne du temple et qui accuse le reste de la droite, « tel Judas, d’avoir trahi, par goût du pouvoir, les
valeurs et les intérêts communs ». Ici, Olivier Tort prolonge l’analyse de Mathias Bernard sur la « guerre des droites » en remontant le fil du xixe siècle.
L’auteur conduit méthodiquement sa démonstration en quatre temps qui renversent les perspectives habituelles et prennent le contrepied des travaux antérieurs de Jean-Jacques Oeschlin à Emmanuel de Waresquiel en passant par Gérard Gengembre et Antoine Compagnon. Il commence par délimiter les frontières de la droite dans les mots, dans les assemblées et dans les urnes. Il pèse son objet à travers les « vagues et les ressacs » du suffrage censitaire et propose une géographie électorale inédite qui permet d’en situer précisément les bastions. Il se livre ensuite à une anthropologie de l’homme de droite absolument remarquable. Par-delà le cliché du « Carabas » qui n’aurait « rien appris ni rien oublié », homme d’ordre attaché à l’élitisme social et exécrant l’anarchie et l’égalitarisme révolutionnaire se dégagent, en fait, non un mais plusieurs portraits, du géronte au jeune ambitieux, du pur à l’opportuniste, de l’héritier au parvenu, du grand seigneur au nobliau, ensemble dont émerge toutefois la figure d’« Alceste », que décrit magistralement l’auteur en un chapitre (p. 145 à 163) et qui voit tout en noir, mythifie le passé sans renoncer totalement à l’espoir messianique d’un retour à l’âge d’or. Olivier Tort passe ensuite au crible les lieux d’expression des divergences internes que sont la Cour, les cénacles intellectuels, les enceintes parlementaires et la presse. Il nous montre les factions s’entredéchirer et privilégier le combat fratricide au détriment de la lutte contre les adversaires communs. Enfin, à la lumière des dysfonctionnements structurels, des tensions sociologiques et des rapports interpersonnels, il aborde le contenu idéologique de ces divisions qui couvrent en fait tout le champ du politique de la place de la France dans le monde aux questions commerciales, en passant par les débats de société ou les rapports de l’Église et de l’État.
En nous donnant à voir la complexité des débats et la dynamique des événements, il nous aide à comprendre l’accumulation des haines entre ceux qui n’ont pas renoncé au projet initial de restauration d’un pouvoir politique susceptible de résister à l’offensive du capitalisme libéral et, plus largement, aux avatars de la modernité, et ceux qui s’en accommodent à des degrés divers. Indiscutablement, l’analyse est brillante, séduit et emporte l’adhésion. Cependant, elle ne nous semble
pas contredire fondamentalement celle de René Rémond, mais plutôt la compléter de façon décisive, en rendant plus précisément la complexité de la réalité historique et politique.
Éric Anceau
Frédéric Monier, Olivier Dard et Jens Ivo Engels, Patronage et corruptions politiques dans l’Europe contemporaine, 2. Les coulisses du politique à l’époque contemporaine. xixe-xxe siècles, Paris, Armand Colin, coll. Recherches, 2014, 281 p.
Issu d’un colloque sur « Faveurs et corruption » tenu à Metz en 2012, ce volume constitue le second volet d’une étude qui se propose de dévoiler les coulisses du politique contemporain, période où jeux d’influences et corruptions participent du processus de modernisation d’une vie politique marquée par le poids croissant des médias. En portant l’accent sur des phénomènes longtemps considérés comme marginaux, ces travaux, au carrefour des sciences sociales, mais impulsés par l’histoire comparée, souhaitent mettre en lumière les relations de pouvoir entre les citoyens d’en bas et les gouvernants.
À première vue, la structure de l’ouvrage est très classique : après une introduction méthodologique, indispensable et stimulante, sur « l’outillage comparatiste » de Frédéric Monier et Jens Ivo Engels (ce dernier curieusement oublié par la table des matières) les trois parties découpées chronologiquement (les deux moitiés du xixe puis le xxe siècle) déroutent toutefois par leur ampleur inégale, en dépit de la justification avancée pour ce découpage de la variation du « seuil de tolérance ». La diversité des thèmes, des auteurs et des terrains monographiques témoigne de l’ambition d’un ouvrage qui s’inscrit dans un programme européen de recherches, partant d’une comparaison franco-allemande mais sans s’y restreindre, au risque parfois de l’absence de continuité diachronique ou d’un aspect de mosaïque (Pourquoi l’Europe centrale, très présente dans les deux premières parties, disparaît-elle dans la troisième ?).
Sur le premier xixe siècle, Adeline Beaurepaire-Hernandez montre comment la prétention politique révolutionnaire de substituer la capacité et le mérite à la naissance et à la fortune ne résiste guère au tournant napoléonien. Les enjeux du clientélisme se manifestent à travers les « ambiguïtés des faveurs » dans le cursus honorum des notables. Le cas de François Tonduti de l’Escarene illustre le grand écart entre la posture publique affectée et les pensées intimes révélées au miroir de leur correspondance privée. Les attentes de l’administration centrale portent sur la capacité, la fortune et l’influence sur les concitoyens. La multiplication des tableaux statistiques préfectoraux offre au pouvoir
impérial un outil de sélection des hauts fonctionnaires adapté à la reconnaissance du capital social et symbolique conceptualisé par Bourdieu. L’étendue du réseau de sociabilité familial et relationnel est un gage de l’influence, du crédit local du notable qui rejaillira sur le régime. Le clientélisme, élément essentiel d’attribution des postes sous le Premier Empire, peut emprunter des cheminements complexes, voire paradoxaux, du fait de tensions entre notabilité locale et carrière nationale. La tentative de fidélisation politique des « masses de granit » au régime napoléonien échoue, son serviteur temporaire se reconvertissant ici aisément au profit de la Restauration puis du royaume de Piémont Sardaigne.
Sollicitation d’une faveur et recommandation sont également au cœur de la communication de Stéphane Soupiron. La correspondance de Lenoir, secrétaire particulier du maréchal Davout, permet de saisir de près les usages de la sollicitation de la recommandation d’un puissant protecteur, art d’obtenir des places qui subit un « procès en dénigrement » après 1815. La contribution de Nathalie Dompnier a le mérite d’aborder de front le cœur de la problématique de l’ouvrage, en se plaçant au moment-clé de l’acclimatation de la France au suffrage universel sous « la plus longue des Républiques » : à l’inverse des approches de droit électoral et de science politique, qui s’en tiennent à isoler la corruption électorale en la définissant normativement comme l’achat de suffrages contre argent ou avantages, elle défend une vision plus large de la domination électorale, poreuse à l’échange local, à la pression mutuelle, à des influences évolutives sous la IIIe République. Faveurs et corruption politiques, loin d’être des invariants anthropologiques, s’ancrent dans le tissu des relations sociales locales et les échanges festifs des campagnes électorales participent au processus de légitimation des élus à travers des dons collectifs perçus comme obligatoires.
Un louable souci comparatiste se traduit par une ouverture aux réalités européennes, anglaises, allemandes et même roumaines. On y apprend ainsi que la formation des partis roumains modernes, contemporaine de la République opportuniste, se fait sous l’angle du patronage, le clientélisme facilitant leur acceptation comme institutions d’encadrement des élections et de gouvernement. Comme en Corse, le clientélisme privé y est ressourcé par la distribution des postes publics, les alliances familiales locales sont prolongées par les affiliations partisanes nationales
mais, au contraire des caciques espagnols, sans s’opposer au réformisme modernisateur de l’État central.
De la Belle époque à l’entre-deux-guerres, Marnix Beyen nous ouvre les portes d’un lieu plein de vie de la politisation, au croisement du local et du national : la permanence parlementaire de deux grands élus parisiens, le mathématicien Paul Painlevé et l’avocat socialiste Marcel Sembat, à la faveur de leurs carnets de visiteurs. Bien que floue, cette « photo de groupe » des utilisateurs des réceptions parlementaires donne un aperçu inédit des motivations et des dynamiques politiques des transactions entre ces élus et leurs concitoyens d’en bas, ces petites gens de Paris venus au « marché des faveurs », mais aussi portant des revendications d’un groupe et s’appropriant un langage et des informations politiques.
La IIIe République est favorisée par le nombre d’éclairages, y compris en miroir : elle fait l’objet de la communication commune de Julie Bour et de Volker Koehler qui met en parallèle ses pratiques de recommandations et de clientélisme avec celles de la République de Weimar. L’article est l’occasion d’une mise au point historiographique comparée en matière de patronage. Des pistes sont ouvertes par la comparaison des pratiques de Jules Develle, secrétaire de Grévy puis sous-préfet, député, sénateur et ministre, et du maire de Cologne puis chancelier Adenauer. À partir d’héritages familiaux, des réseaux politiques se construisent et distribuent les « remerciements » à leur clientèle, républicaine dans la Meuse, catholique à Cologne.
Curieusement, les métamorphoses les plus contemporaines de la corruption ne rencontrent que des illustrations péninsulaires et méditerranéennes, de l’Espagne franquiste à l’Italie du Tangentopoli, la « cité des pots de vin » nettoyée à grandes eaux par « l’opération mains propres ». L’intérêt des trois contributions réunies n’est pas en cause, du rôle clé de l’architecte municipal dans la confusion des intérêts publics et privés au temps du boom immobilier espagnol, à l’approche cartographique très éclairante de la corruption urbaine, du caciquisme provincial du Levant et de l’Andalousie, et des mafias internationales au xxie siècle. Mais le passage sous silence de la France de 1940 à nos jours ne manquera pas de surprendre, comme si, de la République gaullienne aux reliefs de la dernière campagne présidentielle de 2012, les liaisons dangereuses de l’affairisme, du financement des partis et des campagnes électorales, mais aussi l’émergence des collectivités territoriales n’avaient pas profondément
scandé notre vie politique, comme en témoignent les travaux de Jean Garrigues…Sans doute encore la matière de manifestations scientifiques et d’ouvrages à venir.
À l’issue d’un ouvrage aussi riche, les trois pages de conclusion laisseront peut-être le lecteur sur sa faim, comme l’admet d’ailleurs Olivier Dard, mais elles ont le grand mérite d’ouvrir largement le champ à de nouvelles recherches, déjà utilement balisées par une mise au point bibliographique.
Pierre Allorant
Emmanuel Fureix (dir.), Iconoclasme et révolutions de 1789 à nos jours, Ceyzérieu, Champvallon, 2014, 310 p.
Actes d’un colloque réunissant à Paris les 13 et 14 décembre 2012 au Petit Palais « historiens, historiens de l’art, anthropologues, spécialistes d’aires culturelles et de périodes différentes, de la France à l’Afghanistan, de la Chine à l’Amérique latine, de la Russie à l’Espagne », cette publication examine le sens et la portée des gestes et actes de destruction ou de détournement de sens, en récusant la stigmatisation portée par le terme vandalisme.
En introduction, Emmanuel Fureix explicite les ambitions de la réflexion. Définir le terme iconoclasme (et ses variantes iconoclash, sémioclasme), qui désignait aux viie-ixe siècles la destruction des images pour préserver la transcendance du sacré avant de subir un renversement puisqu’il est actuellement employé au sens de désacralisation ou du moins de « recomposition de la sacralité ». Croiser les regards, l’approche comparatiste étant permise par l’articulation avec les moments révolutionnaires. Lancer des pistes plutôt qu’élaborer une impossible synthèse des interrogations formulées dans les contributions présentées selon un parti pris chronologique.
Après un préambule de Bertrand Tillier, Pierre Serna introduit la première partie : « Iconoclasme et régénération sous la Révolution française » en s’interrogeant sur les moyens de disqualifier l’Ancien régime pour fonder un ordre nouveau. Les six communications confirment le caractère inapproprié du mot vandalisme ; Yann Lignereux met l’accent sur les transferts de sens permis par le « désenchantement » d’images traditionnelles dont la puissance iconique a déjà été perdue, Lynn Hunt sur le rythme des épisodes iconoclastes accélérateurs de changement, Richard Clay et Serge Bianchi sur la validation ou la limitation des opérations par les pouvoirs, Guillaume Mazeau sur la construction d’un nouvel espace et d’une conscience sociale du patrimoine et Philippe Bordes sur l’élaboration d’une nouvelle esthétique.
La deuxième partie, « Iconoclasme, Révolution et Dé-Révolution du xixe siècle », regroupe sept communications. Grande époque de la guerre des signes et des images dès la Restauration, constate dans l’introduction Emmanuel Fureix qui note à la fois le réemploi de la symbolique révolutionnaire précédente, comme l’illustre « le fameux jeu
du trône » en février 1848, étudié par Rolf Reichardt, ou la barricade en 1870, élément central de l’imaginaire guerrier selon Éric Fournier, et l’apparition d’un nouveau répertoire. Les emprunts réciproques de signes en Europe ou au-delà se multiplient, mais tendent à affaiblir la puissance des images tandis que diminue la violence des épisodes. Au combat physique se substitue, à Lyon, une bataille d’icônes décrite par Vincent Robert, ou en Basse-Bretagne la manipulation des bulletins de vote observée par Laurent Le Gall. Le rapport au sacré évolue : en 1811, en Colombie bolivarienne, analysée par Clément Thibaud, les violences iconoclastes expulsaient le roi de sa place médiatrice entre Dieu et le Peuple pour fonder la souveraineté populaire sur un rapport direct avec Dieu. En 1849-1850, à Rome même, l’iconoclasme se laïcise : la Commission directrice des procès de la « dérévolution » étudiée par Catherine Brice requalifie les « sacrilèges » en délits de droit commun ; en 1871, la Commune de Paris évacue tout sacré, tout « numineux » par la dérision ou la destruction ; on passe là de l’anticléricalisme à l’antireligieux, remarque Quentin Deluermoz.
La troisième partie, « Iconoclasmes et instrumentalisations : le palimpseste des révolutions (xxe-xxie siècles) » est introduite par Johann Chapoutot. Omar Saghi reconnaît qu’en pays musulmans la religion redevient le vecteur de l’iconoclasme révolutionnaire contre les idoles anciennes et nouvelles, politiques et culturelles ; et Pierre Centlivres le confirme à propos des bouddhas de Bamiyan. Curieusement, la révolution culturelle chinoise, étudiée par Lucien Bianco, dans ses attaques comme dans sa xénophobie, rejoint l’iconoclasme taliban. Au contraire, dans la Russie de 1918-1920, François-Xavier Nérard décrit un dévoilement des reliques dans l’héritage de la Révolution française, tout comme, lors de la mise à mal du pouvoir soviétique en Hongrie en 1956 et en Russie en 1990-1991, la destruction des statues, sans connotation religieuse, mais avec une forte référence à un passé, celui de 1848 évoqué par Paul Gradvohl pour la Hongrie, ou celui de l’empire des tsars pour la Russie ; Irène Hermann soulignant l’ambivalence d’un iconoclasme somme toute tolérant à l’égard du passé et aboutissant à un « patchwork mémoriel et sentimental ». De même à Berlin, la chute du Mur, « icône négative », analysée par Thomas Serrier, montre « bricolage et syncrétisme » dans la destruction festive, puis « l’iconoclasme globalisé » récupéré par l’entreprise commerciale. L’objet disparu, ne subsiste que la mémoire du geste.
La conclusion par Annie Duprat et Emmanuel Fureix insiste sur la difficulté de l’exercice d’interprétation des faits et l’intérêt des études fines. L’étudiant non-chercheur, dérouté en début d’ouvrage par le foisonnement des questionnements, la multiplicité des disciplines convoquées et le vocabulaire propre à chacune d’elles, pourra y trouver un intéressant compte-rendu l’incitant à lire à son gré les différentes contributions. Il tirera aussi profit, comme le chercheur, des nombreuses notes et indications bibliographiques qui contribuent aux apports de cette stimulante confrontation des recherches.
Noëlle Dauphin
- Thème CLIL : 3284 -- SCIENCES POLITIQUES -- Histoire des idées politiques
- ISBN : 978-2-8124-4677-1
- EAN : 9782812446771
- ISSN : 1760-6233
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4677-1.p.0201
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 30/07/2015
- Périodicité : Quadrimestrielle
- Langue : Français