[Lectures]
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Parlement[s] Revue d’histoire politique
2014 – 1, n° 21. Un parlementarisme allemand ? - Auteurs : Guigo (Pierre-Emmanuel), Tricaud (Sabrina), Quillet (Renaud)
- Pages : 173 à 180
- Revue : Parlement[s], Revue d’histoire politique
Jacques Julliard, Les Gauches françaises. 1762-2012 : histoire, politique et imaginaire, Paris, Flammarion, 2013, 943 p.
On peut légitimement se demander quelle fut la réaction des historiens du politique en lisant La Droite en France (avant que l’ouvrage ne s’appelle Les droites en France, à partir de 1982) de René Rémond lorsqu’il parut.
On peut peut-être s’en faire une idée en lisant Les gauches françaises, ouvrage pionnier s’il en est. Pourtant, les ouvrages sur l’histoire de la gauche sont nombreux, bien plus que sur la droite. Mais rares sont ceux qui parviennent à une telle synthèse.
Écrit dans un style flamboyant, le livre de Jacques Julliard nous emporte, sans pour autant négliger la précision des analyses. Partant d’une définition à trois faces de la gauche (« Parti du progrès, parti de l’individu, parti du peuple », p. 31), il est construit de manière chronologique allant du xviiie siècle (anachronisme que l’auteur justifie d’ailleurs brillamment en montrant l’impact des idées de celui-ci sur la gauche et comment se cristallisent dès cette époque des éléments majeurs de l’histoire des gauches françaises), et de grands moments (« Le moment philosophique : le xviiie siècle », « Le moment fondateur : La Révolution française », « Le moment libéral : la monarchie censitaire », « Le moment républicain : 1848-1898 », « Le moment radical : 1898-1914 », « Le grand schisme : 1920-1939 », « Fin de la synthèse jaurésienne », « Mérites et limites de la formule mitterrandienne »). Au milieu de l’ouvrage s’intercalent deux chapitres thématiques qui constituent sans doute la clé du livre (« le système culturel : les quatre gauches » et « le système parlementaire et gouvernemental »). L’auteur y développe notamment une typologie (gauche libérale, gauche jacobine, gauche collectiviste, gauche libertaire) appelée à être discutée, questionnée et peut-être remise en cause. (Le socialisme français doit-il vraiment être classé dans la gauche collectiviste ou plutôt la gauche jacobine ? Est-ce que la gauche libérale et la gauche libertaire ne sont pas vouées à se rejoindre comme l’auteur semble l’indiquer à propos de la postérité de Mai 68 ?). Mais, pour le moment, elle s’avère d’une grande utilité, transcendant les partis pour mettre en valeur des cultures politiques et des imaginaires.
Les portraits croisés, à la manière de Plutarque, sont aussi l’une des forces majeures de l’ouvrage. Ils ponctuent chacun des chapitres. Le choix de ceux-ci peut parfois paraître curieux (on regrettera que le portrait croisé avec François Mitterrand ait privilégié Pierre Mendès France plutôt que Michel Rocard, ou encore la présence de Thiers face à Blanqui ou de Poincaré au lieu d’Herriot ou Daladier face à Briand, sans parler de Chateaubriand face à Constant).
Ainsi, il ne faut pas voir dans cette histoire des gauches une simple synthèse. L’auteur, en s’appuyant sur une bibliographie récente (on appréciera les références à des ouvrages, thèses de 2010, 2011 et même 2012) pointe des questions essentielles au sein de la recherche sur les gauches françaises. Il remet notamment en cause, sans le dire toutefois, l’idée d’un modèle républicain consensuel au sein de la IIIe République. Il montre ainsi que les gauches n’ont pas été absentes, bien au contraire, des réflexions qui ont vu émerger le cadre constitutionnel dans lequel nous vivons encore aujourd’hui. L’idée d’un exécutif faible par rapport à un parlementarisme tout puissant est, selon l’auteur, rejetée par une bonne part des grandes figures de la gauche sous la IIIe République, de Gambetta à Clemenceau, en passant par Ferry.
Plutôt qu’une histoire linéaire, Jacques Julliard s’appuie sur des grands moments de l’histoire de la gauche française. Sans entrer dans l’hagiographie classique, il met également en lumière des personnages ou des moments trop souvent négligés comme Lamartine, ce précurseur politique bien plus raillé qu’étudié, les socialistes dits « utopiques », les « quarante-huitards », ou encore Boulanger. Enfin, la conclusion qui pointe les nouveaux enjeux auxquels est confrontée la gauche (« libéralisme moral », « ingérence », « environnement », « contre le capitalisme prédateur ») permet de bien voir les problématiques actuelles qui restructurent la gauche depuis les années 1970.
Certes le livre est écrit avec un point de vue clairement exprimé. Si certains sont réhabilités d’autres sont clairement conspués avec peu de nuances comme Édouard Herriot, Maurice Thorez, et même, dans une certaine mesure, François Mitterrand. Le radicalisme et plus généralement le républicanisme version IIIe République sont aussi les bêtes noires de Jacques Julliard (« Pour mieux marquer leur pouvoir, députés et sénateurs vont ériger la médiocrité en critère de républicanisme et l’instabilité ministérielle en système de gouvernement », p. 372), et l’on ne peut s’empêcher
de penser en lisant sa dénonciation de la coupure entre « le personnel politique » et le « peuple » qu’engendra selon lui la IIIe République, sa dénonciation de la « politique professionnelle » (Jacques Julliard, Contre la politique professionnelle, Paris, Seuil, 1977) : « Si l’on considère, comme Sieyès, mais aussi comme les républicains gris de la IIIe, qu’une fois ses représentants désignés, l’électeur n’a plus qu’à se taire et à les écouter, alors le système se transforme nécessairement en un ghetto représentatif hors sol et hors peuple. » (p. 818) Enfin, le dernier chapitre de l’ouvrage consacré à la gauche sous et depuis François Mitterrand s’avère à notre avis plus faible. Le portrait de François Mitterrand est à la limite du caricatural et du règlement de comptes (« La figure patriarcale de Mitterrand, dernier buste d’une galerie de nobles vieillards qui jalonnent l’histoire de nos défaites et de nos reculs, est désormais tout entière tournée vers le passé de la République : elle ne préside à aucune innovation, elle n’invite à aucun changement dans les esprits », p. 816). Ce chapitre oublie les relations étroites de François Mitterrand avec le socialisme bien avant son adhésion en 1971, ainsi qu’un bilan de son double septennat qui ne peut être résumé à un « immobilisme de gauche ». Quant aux luttes de succession qu’il aurait engendrées, l’individualisme croissant et le jeu des compétitions personnelles, phénomènes plus généraux au sein de la vie politique française, semblent plus convaincants (sinon comme expliquer les luttes internes à la droite à la même période ?). À la manière de Plutarque, dont Jacques Julliard se revendique pour ses portraits croisés, l’historien s’avère parfois moraliste sans pour autant tomber dans la pure subjectivité. Enfin, l’on pourra regretter que les partis politiques – dont on connaît l’importance identitaire à gauche notamment pour le Socialisme et le Communisme – soient si négligés.
Ainsi, l’ouvrage de Jacques Julliard est appelé à faire partie des références dans l’historiographie de la gauche française. Il nourrira la recherche de nouvelles interrogations, mais ses analyses seront sans doute discutées. Par son style, par sa richesse, iconoclaste, à l’image de l’auteur, Les Gauches françaises sera, à notre avis, l’un des ouvrages maîtres de l’histoire politique française du xxie siècle.
Pierre-Emmanuel Guigo
Anne-Sarah Bouglé-Moalic, Le Vote des Françaises. Cent ans de débats (1848-1914), Rennes, PUR, 362 p.
Le livre d’Anne-Sarah Bouglé-Moalic est la version publiée de sa thèse consacrée au suffrage des Françaises, sous la direction de Michel Boivin, récompensée par le prix de thèse 2011 de l’Assemblée nationale en histoire parlementaire.
L’ouvrage de 362 pages a pleinement sa place dans la collection « Archives du Féminisme » des Presses universitaires de Rennes. Il s’agit, en effet, de la première synthèse publiée sur le sujet, sur une période dont les bornes sont aisément justifiées : 1848 avec l’avènement du suffrage universel masculin et 1944, date de l’octroi du droit de vote et de l’éligibilité aux femmes. Mais les mérites de cette étude ne tiennent pas seulement à l’œuvre de synthèse. Ayant parfaitement intégré les analyses les plus récentes sur l’histoire des féminismes, des genres, des politologues et historiens sur l’histoire du suffrage, Anne-Sarah Bouglé-Moalic questionne l’idée de suffrage féminin, dont elle explique qu’elle est indissociable de la République. Son objet n’est pas d’étudier les causes du « retard français » ou de dénoncer les blocages d’un système, mais de comprendre pourquoi et comment les Françaises ont obtenu les mêmes droits politiques que les hommes en 1944 : « c’est en s’inspirant de cette méthode, qui n’oublie pas que le contexte politique et social sans cesse mouvant de la France a eu des incidences sur le processus conduisant au vote des femmes, que nous voulons chercher à aborder le vaste sujet du rapport entre les Françaises et le suffrage universel ».
Le livre présente l’histoire de cette idée – le suffrage féminin – sur le temps long, ses développements dans la sphère politique (avec une étude très détaillée des débats parlementaires de la Troisième République), mais également – et c’est là l’une de ses grandes originalités – dans ce que Charles Maurras appelait le « pays réel » par opposition au « pays légal ». À travers le dépouillement systématique de la presse nationale et régionale, l’auteur montre les différentes modalités du débat dans le pays, et surtout sa perception auprès des Français, qu’ils soient suffragistes ou anti-suffragistes. Elle fait en quelque sorte sortir la question du vote des femmes du champ politique et des cénacles parisiens pour lui donner une âme dans le pays et en province. Elle relate des faits méconnus, comme les référendums de Fougères et Morlaix, en 1897,
qui ont couplé l’expérience référendaire, sur une question locale, au vote féminin. Elle montre également les évolutions des argumentaires suffragistes et anti-suffragistes du milieu du xixe siècle à la Libération, en les contextualisant de façon pertinente. Son approche se situe donc à la croisée de l’histoire du genre et de l’histoire politique, et justifie le découpage chronologique de l’étude.
La première période, 1848-1896, est celle de l’émergence du suffragisme, qui se développe lentement dans un contexte défavorable aux idées féministes et marqué par l’instabilité politique. La victoire des républicains dans les années 1880 et l’enracinement de la Troisième République permettent à l’idée suffragiste de s’imposer progressivement dans l’espace public au cours des années 1896-1919. Mais la question suffragiste devient un fait de société après la Première Guerre mondiale. Le droit de vote des femmes s’inscrit alors pleinement dans la réflexion plus générale sur la nature et la forme de la République et ses projets de révision. Elle conclut que, contrairement à nombre d’idées reçues, les obstacles au suffrage féminin ne furent pas tant les visions genrées des rapports de sexe que des facteurs proprement politiques. En 1944, « l’inversion est ainsi achevée : ce qui paraissait comme antinaturel en 1848 est devenu naturel, logique ».
On regrettera seulement que cette histoire « totale » du suffrage féminin n’ait pas davantage traité du vote familial, du vote des veuves ou encore des propositions de vote par étapes (accorder le droit de vote aux femmes aux élections municipales avant de leur accorder aux élections à caractère national). Bien qu’abordés dans le débat général sur le vote des femmes, ces projets sont souvent assimilés à des pis-aller conservateurs, à l’exception des années 1930 où ils s’intègrent aux projets de réforme de l’État.
L’auteur présente un inventaire méthodique et chronologique d’ouvrages imprimés – outre une riche bibliographie –, qui permettront de se replonger dans l’atmosphère de ces années de débats et de combats où les femmes étaient exclues de la vie politique.
Sabrina Tricaud
Jean-Philippe Dumas, Gambetta. Le commis voyageur de la République, Paris, Belin, coll. « Portraits », 2011, 170 p.
Le destin de Gambetta suscite une nouvelle curiosité chez les biographes depuis une quinzaine d’années, comme en témoignent la thèse restée curieusement inédite d’Odile Sassi, puis les ouvrages de Pierre Antonmattei, de Pierre Barral et enfin de Jean-Marie Mayeur. Voici un nouveau Gambetta dû à Jean-Philippe Dumas, archiviste-paléographe, docteur en Histoire et conservateur en chef du patrimoine du ministère des Affaires étrangères. Celui-ci salue le travail monumental, mais hélas toujours non traduit, de John Bury, l’ouvrage testamentaire de Vincent Wright sur « les préfets de Gambetta », ainsi que les livres de ses prédécesseurs.
La 4e de couverture fait de Gambetta la figure la plus marquante de la IIIe République naissante, cette place centrale étant due à son milieu d’origine, sa formation intellectuelle, sa vie sociale et sa pensée toujours pertinente. Pourtant, paradoxalement, l’auteur le juge aujourd’hui bien moins célèbre que Ferry, Clemenceau ou certains socialistes, victime de la coexistence d’une légende dorée et d’une légende noire, d’une position complexe dans une époque complexe, et de disciples qui ont entretenu son souvenir, mais ont délaissé son œuvre et ses combats. À ces égards, l’argumentation de M. Dumas laisse quelque peu insatisfait et semble assez tautologique.
En revanche, le milieu social et culturel dans lequel a grandi Gambetta est présenté de manière suggestive pour souligner son ouverture sur le monde. De même, les circonscriptions de Belleville et de Marseille – où il est élu en 1869 – font l’objet de courts mais frappants tableaux sociologiques.
Malgré la concision de l’ouvrage, Jean-Philippe Dumas s’attarde sur le procès Baudin, qui ouvre largement la voie à la carrière politique de Gambetta, ainsi que sur la vie sentimentale mouvementée de celui-ci.
Pour l’auteur, le verbe de Gambetta n’est pas sans défaut et ses raisonnements sont moins parfaits que ceux de Ferry, mais il a pour lui son sens de la vision et de la prescience. Il a ainsi entrevu les fortes institutions dont la République aurait besoin. Esprit curieux, il a été séduit un temps par Prévost-Paradol et peut-être même Proudhon. Il est
aussi très marqué par Comte et son slogan « Ordre et Progrès ». Mais s’il a été initié dans une loge marseillaise en 1869, la franc-maçonnerie a eu peu d’influence sur lui.
Le sens de l’État précoce et constant de Gambetta se retrouve dans son activité de presse : sans être journaliste, il stimule les collaborateurs de ses publications et les incite à écrire en futurs ministres.
Informé de l’historiographie récente, Jean-Philippe Dumas montre Gambetta radicalisant le conflit du 16 Mai pour pousser Mac Mahon à la faute. Il juge que par la suite, Gambetta se trouve dans une position fausse et inconfortable à la présidence de la Chambre, ce qui nous paraît prêter quelque peu à discussion. Il met en avant des positions bien connues de l’homme de gouvernement : expansion et mise en valeur coloniales, élection des députés au scrutin de liste. Il révèle une préoccupation moins notoire, celle des débouchés internationaux de l’économie allemande qui risque d’évincer la France en Orient et en Amérique. Il insiste aussi sur sa propension à l’intervention de l’État dans l’économie et son soutien à l’impôt sur le revenu. Son Grand Ministère est décrit à juste titre comme composé de « jeunes gens de qualité ». L’auteur fait notamment un sort au ministère des Arts qui est l’une des originalités de ce gouvernement, ministère des Beaux Arts, mais aussi des Arts et Métiers, c’est-à-dire préfiguration d’un ministère du Travail. Gambetta, toujours lucide, a pressenti la courte durée de son Ministère. Quelques mois plus tard, il provoque la chute du Cabinet Freycinet, son successeur et ancien collaborateur, bien décidé qu’il est à revenir aux affaires. Une santé dont la fragilité est soulignée dès 1869 en décidera autrement.
L’auteur ne cache pas certaines inclinations politiques : il est très hostile à la Commune, doute de la filiation revendiquée par Jean-Pierre Chevènement, et voit les héritiers de Gambetta dans la droite de gouvernement. Il est vrai que Philippe Séguin fut sans doute, de 1993 à 1997, le président de l’Assemblée nationale évoquant le plus la figure de celui-ci.
L’institution des sénateurs inamovibles n’est pas très clairement présentée. Des pistes restent non explorées : le rôle de « commis voyageur » figurant pourtant dans le titre, la primauté de la Constitution sur la loi… Enfin, quelques erreurs factuelles sont surprenantes.
L’appareil critique est réduit, mais intéressant : pas de notes, certes, mais de longues citations, une bibliographie commentée et des illustrations choisies.
Somme toute, dans un volume réduit, le Gambetta de Jean-Philippe Dumas est tout à fait honorable.
Renaud Quillet
- Thème CLIL : 3284 -- SCIENCES POLITIQUES -- Histoire des idées politiques
- ISBN : 978-2-8124-3004-6
- EAN : 9782812430046
- ISSN : 1760-6233
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3004-6.p.0173
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 29/11/2014
- Périodicité : Quadrimestrielle
- Langue : Français