Comptes rendus
- Publication type: Journal article
- Journal: Parade sauvage
2014, n° 25. Revue d’études rimbaldiennes - Authors: Nicolas (Candice), Bobillot (Jean-Pierre), Cavallaro (Adrien), Bourdelle (Édouard)
- Pages: 337 to 371
- Journal: Parade sauvage (Wild Parade)
Rimbaud « littéralement et dans tous les sens » – Hommage à Gérard Martin et Alain Tourneux, Rencontres 34, Classiques Garnier « Études dix-neuviémistes », 2012.
Ce volume-hommage regroupe vingt-deux articles consacrés au corpus entier de l’œuvre de Rimbaud, mais également aux travaux et efforts des conservateurs de la bibliothèque et du Musée Rimbaud à Charleville – Gérard Martin et Alain Tourneux – qui ont grandement contribué aux recherches de chacun. Couvrant de manière aléatoire des thèmes hétéroclites, le recueil s’adresse à un lectorat averti et curieux. Les différentes études couvrent pêle-mêle un très large spectre rimbaldien. De longueur et style bien différents, les contributions sont présentées dans l’ordre alphabétique de leur auteur avec pour toute introduction un message de Claudine Ledoux, Maire de Charleville-Mézières.
Michel Arouimi ouvre la marche avec « Le Dernier Rimbaud sous l’archet du Voyant » qui revient sur la poétique du Voyant et ses résonnances dans l’ultime aventure du Harar. Marie-Anne Bardey, petite-nièce d’Alfred Bardey, dernier employeur de Rimbaud à Aden, compose une petite note à l’adresse d’Alain Tourneux, illustre franc-comtois, le remerciant de sa contribution remarquable à la réédition de « Barr-Adjam : Souvenirs du patron de Rimbaud, Aden-Harar 1880-1887 » (2010). Si Christophe Bataillé propose une analyse critique et pointue de La Rivière de Cassis (33-49) qui fait écho à son précédent travail sur Les Corbeaux, Jacques Bienvenu partage une intéressante trouvaille accompagnée du fac-similé de la première lettre éditée de Rimbaud, jusqu’alors crue partiellement perdue (« L’édition de la lettre de Gênes », 51-55). Pierre Brunel s’émerveille devant « La valise de Rimbaud », exposée au musée de Charleville. Aurélia Cervoni et André Guyaux explorent le fonds Bardey de la médiathèque Voyelles, rebaptisée ainsi en 2008, qui contient entre autres des notes et photographies d’Alfred Bardey sur l’Abyssinie, mais surtout cinq lettres de Rimbaud et un témoignage de Blanche Bardey sur le poète (71-98). Bruno Claisse relie les deux Illuminations, Guerre et À une raison avant que David Ducoffre
ne s’attaque à l’aventure éditoriale de L’Orgie parisienne ou Paris se repeuple dont les manuscrits non localisés laissent encore planer quelques doutes quant aux lieu et date exacts de composition (109-126). Yann Frémy s’intéresse à la relation sensuel/spirituel dans la dualité du projet poétique rimbaldien qui cherche sa « Liberté dans le Salut » (127-139) tandis que Esa Christine Hartmann offre une lecture génétique des listes de vocabulaire allemand enrichissant la lecture des Illuminations (141-158). Entre Rimbaud, Marx et Robinson Crusoé, poésie et économie se rencontrent grâce à Manami Imura. Claude Jeancolas s’interroge : « À quoi nous sert donc Rimbaud ? » et nous répond, à la lumière de la relation de Patti Smith avec le poète, « À vivre ! » bien entendu. Samia Kassab-Charfi explore de manière captivante les songes et vertiges rimbaldiens qui ont influencé la poétique de l’auteur marocain Abdelkébir Khatibi. Jean-Jacques Lefrère propose quelques images du journal bruxellois Le Soir, qui publie la biographie illustrée de Rimbaud en vingt-quatre vignettes, de la rencontre des parents du poète à son propre mariage ! François Massut encense le travail de Tourneux et Martin qu’il qualifie de « passeurs de poèmes » : la « pollinisation » de l’œuvre rimbaldienne a grandement permis nombre d’échanges poétiques et artistiques. Stamos Metzidakis revisite la « Dyslexie rimbaldienne » entre harmonie, alchimie et délires linguistiques. Avec son article « La Modernité rétrograde d’une Ville », Steve Murphy nous dépeint le visage dystopique du cycle urbain du recueil en prose, cycle par lequel Rimbaud dénonce la ségrégation sociale née de la modernité industrielle (227-243). L’éternelle question de la datation de ce même recueil est à nouveau soulevée par Yves Reboul (245-261) et dans une étude minutieuse des « Accroupissements et [de] la poétique de la caricature », Philippe Rocher nous éclaire sur l’esthétique caricaturale rimbaldienne, entre difformités, métamorphoses des personnages et techniques de versification (261-280). Julien Salmon expose le mouvement rimbaldien : le continuel besoin de départ du poète, sa révolte, sa permanence et sa modernité, que l’on retrouve tous dans les pièces de mai-juin 1872. À son tour, Jean-Luc Steinmetz aborde les théories de l’auteur du « Livre nègre » et leur mise en pratique quelques années plus tard par le Rimbaud-Blanc, alors moins révolté par l’idéologie de ses aïeux (293-301). Finalement, Patrick Taliercio de clore le volume sur « Le Rêve de Bismarck », article pamphlétaire paru
dans le Progrès des Ardennes sous un pseudonyme et qu’il a lui-même découvert en mars 2008 (303-316).
Il est donc de noter que ce recueil fait manque de conclusion, comme il n’a d’ailleurs pas été présenté dans son projet éditorial, mais il semblerait que cela soit tout l’intérêt de cet ouvrage. Sa qualité ne peut s’évaluer dans son entièreté de par son hétérogénéité, alors que chaque article contribue de son côté, et dans des directions différentes, à apporter un complément d’analyse, une nouvelle perspective ou un regard neuf. Ce qu’apporte cela dit cette collaboration polyphonique, littéralement et dans tous les sens, est la mise en avant du travail des deux serviteurs de Rimbaud à laquelle il est dédié. Grâce à leur persévérance et dévouement, de nombreux chercheurs, étudiants, rimbaldiens en herbe ou en or, ont pu trouver des pistes, voire des réponses, qu’ils continuent d’explorer et de partager.
Candice Nicolas
Denis Saint-Amand, La Littérature à l’ombre. Sociologie du zutisme, Classiques Garnier. Janvier 2013.
La validité d’une démarche se mesure à ses résultats.
S’agissant de l’approche sociologique, encore si contestée (sur le mode : « On ne peut pas tout réduire à des stratégies1 »), tant d’une manière générale que dans le champ artistique et littéraire – mais surtout, poétique – en particulier, on ne saurait légitimement l’évaluer qu’à l’aune de l’apport cognitif et interprétatif qui lui est spécifique, relativement à un objet donné (ou construit). Tout objet relevant du domaine symbolique se caractérise par une plus ou moins grande complexité constitutive, une stratification et une imbrication telles de ses constituants, que toute approche en est a priori légitime, à condition de ne se vouloir ni dogmatique, ni exclusive.
Une certaine idéologie, traduisant de toute évidence telle ou telle position dans le champ certes point pacifié – mais, trop souvent, opacifié – du poétique, voudrait que celui-ci plus que tout autre répugnât au point de vue du sociologue (comme d’ailleurs à celui du psychanalyste, voire du généticien…), lequel ne s’y introduirait – par quelque effraction intellectuelle – et ne s’y comporterait, qu’à la manière du barbare et du profanateur : l’ouvrage à tous égards remarquable de Denis Saint-Amand prouve élégamment, et efficacement, le contraire.
Son bouquin refermé sur les noms de Rimbaud, Verlaine ou Charles Cros, le lecteur à n’en pas douter perçoit beaucoup plus clairement, non seulement ce qui rapproche (c’est plutôt l’objet des histoires littéraires, soucieuses surtout d’« influences » et d’« héritages »…), mais d’abord ce qui différencie cette étrange et éphémère « sociabilité » de poètes de tant d’autres qui l’ont précédée, qui lui ont été contemporaines ou qui l’ont suivie2 – y
retrouvât-on, en d’autres configurations, certains de ses participants : tel au premier chef (ce qu’il ne fut jamais !), Cros –, au point qu’on peut même se demander si le terme de sociabilité demeure, dans ce cas précis, approprié…
À n’en pas plus douter, il perçoit beaucoup plus clairement aussi ce qui différencie les poètes qu’ils furent et les poèmes qu’ils écrivirent, dans ce contexte, de ce qu’ils furent et écrivirent en dehors – avant ou après… voire, le cas échéant, pendant : « au sein de l’espace public, les Zutistes cachent leur jeu et certains, adaptant leurs comportement et discours à leurs interlocuteurs, continuent à côtoyer certains des Parnassiens dont ils se gaussent, aux dîners des Vilains Bonshommes notamment » (p. 82). Sans parler de ce qui les différencie les uns des autres, au sein de ce « simulacre de cénacle » (p. 21) : et justement, suggérons-le ici, l’un des traits qui différencient Rimbaud de tous ses camarades de l’Hôtel des Étrangers ne serait-il pas qu’il y fut si peu différent, tant par son attitude que par ses productions, de ce qu’il était déjà, à peine « [d]e Charleville s’arrivé », de ce qu’il pouvait être quand il n’y était pas, et de ce qu’il serait bientôt, ayant tourné la page, comme il devait en tourner d’autres ?
Toutes clarifications, auxquelles on mesurera le mérite de l’auteur, précédé qu’il fut, et de peu, par le copieux essai de Bernard Teyssèdre et le volume collectif (auquel il avait d’ailleurs contribué) conçu et dirigé par Seth Whidden3 – qu’il parvient à mettre, ainsi, en lumineuse perspective.
On se souvient, sans doute, du remarquable travail qu’Anna Boschetti avait consacré à Apollinaire4, et qui fait date : car, dans cette brillante défense et illustration de l’approche sociologique en matière de poésie, il s’agissait bien déjà, suivant le mot de Pascal Durand cité par Saint-Amand (p. 21), d’une « sociologie des textes mêmes », dont le présent essai constitue une nouvelle réussite (et une nouvelle validation). Nouvelle : non seulement parce que plus d’une décennie a passé, mais en ce qu’elle prend pour objet, cette fois, non point un poète – un poète renommé,
ayant déjà toute sa place dans l’histoire littéraire –, non point seulement, même, un groupement d’artistes (majoritairement des poètes), – mais un groupement, en tant que tel, encore largement ignoré, ou dédaigné (y retrouvât-on des auteurs, en tant que tels, aujourd’hui consacrés), par l’institution médiatico-universitaire marchande, qui persiste à hypostasier l’individu-Auteur (créateur de son Œuvre) dont elle avait pourtant proclamé « la mort », ou l’introuvable individu-Lecteur qu’elle lui substitue quelquefois, faute de mieux (dans le rôle du créateur), aux dépens de l’insertion desdits individus dans les contextes, plus ou moins ouverts, plus ou moins clos, favorables ou hostiles, « dominants » ou « dominés », où ils évoluent, ou non, à une époque donnée – et en particulier, de ces salons, cercles ou cénacles et autres réunions plus informelles (fréquentation des mêmes cafés) ou éphémères (invitation à tel banquet), où se confrontent et se modèlent leurs modes de vie et de pensée, où se forge et se joue leur destin d’auteurs, où se cristallisent les représentations qu’ils s’en font…
Nouvelle également, ceci étant la conséquence de cela, en ce que s’y voit remis en cause un article – un peu hâtivement posé et virant à l’article de foi – du corpus notionnel bourdieusien, que ledit objet, par son mode d’existence et sa structuration mêmes, ne laisse pas de mettre en échec : comment, en effet, une entreprise aussi résolument clandestine que « le Cercle » en question pourrait-elle relever avec quelque pertinence du concept de « positionnement » et du fonctionnement, censément général, de la loi – un peu hâtivement posée comme telle – de « course aux profits symboliques ou matériels offerts aux individus évoluant dans l’espace littéraire5 » ? Il est
bon qu’une recherche, fût-elle a priori bardée de concepts et de protocoles, sache, le cas échéant, les reconsidérer, à l’aune des caractéristiques, qu’elle contribue à mettre en évidence, de son objet : ce n’est pas autrement qu’elle avance, et se donne les moyens de le mieux approcher…
Ainsi, abordant la question des « liens particuliers » ayant existé préalablement entre les membres de la « clique », l’auteur pointe-t-il d’emblée (p. 54, je souligne) une lacune, ou du moins, une négligence fort répandue, par hypostase d’une prétendue objectivité scientifique, « dans l’étude de la formation des groupes littéraires […] : les relations amicales ou connexions particulières qu’ont pu nouer les agents » :
Pas nécessairement dégagées des préoccupations artistico-littéraires sans forcément se fonder sur celles-ci, elles impliquent un rapport privilégié entre les acteurs, dont l’origine ne remonte pas à des regroupements cénaculaires ou mondains.
Ce qui l’amène à mettre en perspective, de ce point de vue, les itinéraires des uns et des autres, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur de ces « lieux de sociabilité » plus ou moins décisifs, et très différents de l’un à l’autre, que furent les « salons nodaux » d’Antoine Cros et de Nina de Villard, et le groupe des « Vilains Bonshommes ». Itinéraires et lieux, certes, déjà bien connus, mais dont se trouvent ici plus nettement mises en avant les caractéristiques qui les différenciaient les uns des autres en même temps que les traits spécifiques qui en différencièrent, irrévocablement, le « Zutisme » qui cependant, pour une part au moins, en découle (p. 61) :
Plutôt qu’un héritier direct des réunions parnassophiles des Vilains Bonshommes, le Cercle en serait […] une forme de symptôme, développé par un contingent radicalisant, fatigué des sociabilités codifiées, avide de subversion et ouvert à ceux qui partageraient cette envie.
Et l’on pourrait, dès lors, envisager une véritable typologie (qui ne serait pas loin, quelquefois, d’une topologie) de ces « sociabilités », intégrant et croisant des critères d’évaluation aussi divers que : le coefficient de mondanité, plus ou moins affichée, le degré d’ouverture ou de clôture de ladite mondanité, qui en fait un « petit clan » ou, en termes bourdieusiens, un facteur d’« articulation entre les champs » (p. 58) ; le degré d’anti-mondanité aussi, réelle ou affichée ; le degré d’homogénéité ou de mixité sociales, professionnelles, culturelles, des membres d’un
même regroupement, les rapports hiérarchiques qui s’établissent entre eux – jusqu’à la présence d’un leader, faisant ou non l’unanimité, voire de leaders concurrents6 –, leur plus ou moins grande assiduité ; la plus ou moins grande fréquence et régularité des réunions, la solennité ou la simplicité de l’invitation à s’y rendre, ou le mode discrètement oral, voire tacite, de leur reconduction ; la tendance plus ou moins marquée à la cohésion ou à l’éclectisme, les critères de sélection, tant explicites qu’implicites, le prix symbolique à payer pour y être admis, etc.
Ainsi, le « talent » dont il suffira de faire état, en guise de droit d’entrée symbolique, pour être admis aux « Hydropathes » rappelle-t-il, par la modicité de son prix, le « sonnet » dont la production suffisait pour être reçu chez Nina ; pourtant, le club d’Émile Goudeau ne présente aucun des caractères de mondanité affichée propres aux salons, dont le tarif d’entrée ne laissait pas d’être plus élevé : la mixité y est potentiellement sans limite et il substitue, à tel lieu privé, des lieux publics – en l’occurrence, des cafés (avec le Chat Noir, ce sera le cabaret). À quoi il faudrait ajouter l’importance relative attribuée par les uns et les autres, en réunion, aux préoccupations et activités artistiques et intellectuelles d’un côté, et de l’autre, à la politique, aux conversations informelles, roulant sur tous les sujets ou sur aucun en particulier, et bien sûr… aux réjouissances dînatoires, bachiques et festives en tout genre !
Et, parmi lesdites activités artistiques, la présence ou l’absence de productions écrites, généralement sous la forme canonique de l’« album » (mais aussi, des invitations, des correspondances s’en faisant l’annonce ou l’écho, etc.), puis dans le premier cas, l’importance relative qui y est accordée, le rôle qu’il y joue, les caractéristiques, plus ou moins remarquables et différentielles, de son contenu. À cet égard, les analyses consacrées à l’Album zutique comme « réinvention d’un support bourgeois » et « détournement générique primordial, qui définit d’emblée les grandes lignes du mouvement » (p. 94) apparaissent comme le moment décisif de cette « sociologie des textes mêmes » dont se réclame et à laquelle se consacre l’auteur.
Quant aux productions non écrites, elles sont évidemment tout aussi diverses et dignes d’intérêt, mais en l’absence – et pour cause ! – d’enregistrement, elles ne peuvent nous être connues que fragmentairement, et indirectement, par les témoignages de ceux qui y participèrent, ou qui y eurent quelque éphémère accès. On se doute pourtant que la fonction et les formes de la récitation poétique, avec ou sans composante musicale (généralement pianistique), furent tout autres chez Goudeau qu’elles ne l’étaient chez Villard, ou chez les Bonshommes : c’est le critère, historiquement et médiopoétiquement capital, qui distingue le scénique du cénaculaire7. Qu’en fut-il au « Cercle » ? – J’ai, pour ma part, bien du mal à imaginer la moindre séance de lectures ou de récitations « dans la turne »… –
Et quant à la question du leader – que la revendication prêtée à Charles Cros, dans « Propos du Cercle », d’être à soi seul « l’autorité », le soit par antiphrase, m’a toujours paru évident –, la démonstration de Saint-Amand, démontant l’imprudente affirmation de Louis Forestier selon laquelle l’éphémère logeur de Rimbaud aurait effectivement tenu le rôle « de “président” de la clique », est sans appel (p. 76) ; mais, ne peut-on envisager que ladite antiphrase ait pu être le fait de Cros lui-même (et non de l’ironique et potachique duo auteur de ce sonnet), en vertu de cette règle de vie majeure du « bon Zutiste » que, de toute évidence, il était : « savoir rire […] de soi » (p. 84)8 ? Sans appel, également, l’argumentation par quoi – nuançant quelque peu, en l’occurrence, sa propre conception du « Cercle » comme « carnaval cénaculaire » (p. 54) – il se refuse à voir, dans l’extrême jeunesse de Rimbaud9, la raison
même qui l’aurait fait considérer, en lieu et place de l’aîné, comme le « maître » du lieu (p. 75-76) : par inversion carnavalesque des valeurs ayant cours dans tout cénacle qui se respecte. S’agissant enfin du rôle de cristallisateur affectif et charismatique que jouerait, nécessairement, le supposé leader – unique objet de tous les engouements, de toutes les convoitises, de toutes les rivalités aussi – dans la phase de « communauté émotionnelle » qui « apparaît toujours [?] au moment où un groupe vient de se former10 », il en conclut assez logiquement qu’un tel critère « ne semble pas s’appliquer au cas du Cercle » (p. 74)11…
Éviter de surévaluer le statut de Cros ou de Rimbaud dans le groupe ne revient pas, pour autant, à leur dénier un poids tout particulier, et un rôle décisif dans le processus qui mena à sa cristallisation. Le premier
n’apportait-il pas une expérience et un sens certains des aventures collectives (depuis, justement, les « Groupistes » de 1868, avec son frère Henry, et déjà, Malade et Vérat) ? Quant au second, il semblerait pour le moins hasardeux de soutenir que la commotion suscitée, chez les uns et les autres, par les premières comparutions cénaculaires de « ce môme dont l’imagination, pleine de puissances et de corruptions inouïes, a fasciné ou terrifié tous nos amis12 », n’ait eu aucune part dans l’alchimie sécessionnaire qui accoucha de l’étrange cohorte : et ne s’était-il pas suffisamment révélé, tant dans ses écrits que ses faits et gestes antérieurs, comme zutiste – notoirement peu soucieux de « sociabilité » – avant la lettre ?
Ce qui, dans son cas, relativise quelque peu le rôle de « laboratoire » qu’a pu jouer, diversement, pour ceux qui y participèrent, le Zutisme et, plus particulièrement, la rédaction de l’Album (p. 150) : Rimbaud en effet n’avait pas attendu les derniers mois de 1871 pour « savour[er] surtout les sombres choses » et pratiquer, dans ses œuvres, le surinvestissement polysémique et polémique à composantes politiques, scatologiques et sexuelles, y compris homosexuelles13 (et même, la double signature, dans « Ce qu’on dit au Poète… »), plus encore peut-être, curieusement, qu’il ne devait le faire ensuite14. Et ne pourrait-on hasarder que, dans les relations poético-amicales, à forte teneur stratégique (si l’on excepte Izambard), qu’il tenta successivement (mais sans grand succès) de nouer, il n’était pas loin de se comporter comme à l’intérieur d’« un collectif dont la faible durée de vie l’empêche de dépasser le stade de la communauté émotionnelle » ?
En tout état de cause, cette éphémère et indéfinissable phalange est donc bien « un lieu sans maître » (p. 74) : et c’est là, crucialement, ce qui
la distingue, tant des cénacles que des salons, et a fortiori des groupes d’avant-garde…
De tous ces points de vue, on ne s’en étonnera donc pas, le Cercle donne le sentiment de promouvoir, délibérément, une « conduite de vie » (p. 79) tout à fait atypique : au point qu’on se demande quelquefois s’il y a jamais eu à l’Hôtel des Étrangers – à l’exception, vraisemblablement, de la séance inaugurale (la « beuverie inaugurale », écrit plus brutalement Teyssèdre15, dont semble se faire l’écho le sonnet tout aussi inaugural de l’Album) et de quelques autres qui suivirent (mais le quatrain de Camille Pelletan, « Autres propos du Cercle », y apporte quasi sitôt un sombre correctif…) – d’autres « modes de réunions zutiques » (p. 70) que de hasardeuses rencontres d’individus plus ou moins désœuvrés qui se trouvaient à passer par là au même moment, jamais tout à fait sûrs d’y trouver le moindre camarade (« Jamais personne dans la turne ! », notait ainsi Valade, à l’incipit d’un quatrain raillant Cabaner, le 9 ou le 11 novembre, précise encore Teyssèdre) : pas même un Rimbaud mal réveillé de quelque excès de boisson, ou un Cabaner quelquefois las, ou excédé, d’attendre l’irruption de ceux à qui il servira quelque absinthe, et… de larbin, ou de souffre-douleur ! – Et s’il s’en trouvait, tout pouvait arriver… ou rien. – N’est-ce pas, outre « la permissivité implicite et collective à l’égard des comportements illégaux » qui y régnait (et qui fait critère, également), ce que laisserait entendre l’évocation qu’en fit Delahaye, tant directement qu’à travers les propos que lui avait tenus Rimbaud en personne (p. 81-82) ? S’opposant en tous points à tous les autres « lieux de sociabilité » auxquels elle pouvait se référer (et auxquels on peut la comparer dans son époque16), et à tout ce qui pourrait y ressembler dans les moindres détails de sa propre « conduite de vie », la « clique » n’est pas loin d’être un non-lieu de non-sociabilité.
Et l’on n’est pas loin, ici comme là, des nombreuses raisons plus ou moins occultes et plus ou moins déterminantes qui ont amené, tant à sa prompte et radicale cristallisation qu’à son irrévocable et prématurée dissolution…
On le voit : à rebours de toutes les épouvantes brandies naguère encore (et l’on souhaiterait que ce naguère fût aujourd’hui un déjà jadis…) par les dolents ou violents contempteurs d’une sociologie naïvement ou sournoisement confondue avec un caricatural sociologisme17, l’œuvre et son auteur, en l’occurrence l’œuvre collective et son auteur collectif, n’ont subi aucune réduction au minimum documentaire ou instrumental, suite à l’approche rigoureusement (mais point étroitement) sociologique tenue au fil serré de ces pages – dont, par ailleurs, la densité et la précision d’écriture font tout l’agrément. Mieux, ils y font l’objet d’une pointilleuse réévaluation qui les restitue, enfin, par différenciations successives, à la place qui leur a été longtemps refusée : cruciale.
Loin d’œuvrer sournoisement à la dissolution de tout critère d’évaluation esthétique, menant droit à l’indifférenciation « post-moderne » et au mépris des chefs-d’œuvre rudement ramenés au rang d’œuvrettes de circonstances, l’enquête sociologique telle que la mène Denis Saint-Amand (se réclamant, certes, moins massivement et moins exclusivement de Bourdieu que ne le faisait Anna Boschetti en son temps18) élabore tout au contraire, objet spécifique après objet spécifique (chacun donnant lieu, et titre, à un chapitre), une série convergente de critères dont le principal avantage est d’être immanents à l’objet global envisagé – c’est-à-dire, en l’occurrence, à un sous-sous-champ extrêmement différencié du champ poétique global, auquel on peut se demander s’il « appartient » encore effectivement – et, par là-même, cohérents avec les positions – ou les non-positions19 – qui lui sont propres.
D’où, cette résumante quasi-conclusion (p. 149) :
s’ils participent de la riche floraison du pastiche littéraire dans la seconde moitié du xixe siècle, le cénacle carnavalesque et son Album […] se distinguent à la fois, en amont, des parodies douces-amères d’un Parnassiculet contemporain
ironique sans être vraiment cinglant, et, en aval, des assemblées de la décennie suivante que seront les Hydropathes, les Je-m’en-foutistes et même les seconds Zutistes de 1883. Tous ceux-là constituent certainement autant de groupuscules annoncés nettement par le Cercle, mais il faut une bien grande cécité pour ne pas voir qu’ils s’inscrivent dans un contexte littéraire et politique qui, sans être guéri de l’épisode traumatique de la Commune, n’en est pas moins bien distinct de celui, houleux et nécessitant un urgent défouloir, dans lequel les Zutistes se rassemblent en 1871 […] – ce que comprendra rapidement Charles Cros, déçu, qui douze ans après les réunions de l’Hôtel des Étrangers sabordera ce qu’il croyait avoir ressuscité.
Si le « groupe hypogéen » a renoncé a priori à toute efficace dans le champ poétique comme dans le champ politique de son époque, il en trouve (au moins20) une, aussi inattendue que longtemps différée, dans le champ poéticien actuel – spécifiquement, dans le sous-champ des études consacrées aux « sociabilités littéraires » de tous temps, de tous lieux et de toutes espèces. Car, cette chaîne de différentiations élaborée à des fins d’analyse et de lecture, loin d’être importée et imposée de l’extérieur, n’a de cesse de se soutenir et de se légitimer du jeu des différenciations maximales auxquelles s’adonnait – poussant à l’extrême (voire, à l’extrémisme) son potentiel de négativité – « le Cercle », objet de ladite recherche et qui la pousse, en retour, dans ses extrêmes retranchements :
Plus que d’une position à occuper, le groupe traite en effet, de façon globale, des positions qu’il convient de ne pas occuper et généralise de cette façon son projet parodique en une logique oppositionnelle, l’étendant à tous ceux qu’il réfute et dont il se moque, qu’il s’agisse des Parnassiens ou de l’État et des ses dirigeants.
Jean-Pierre Bobillot
Michel Murat, L’art de Rimbaud, nouvelle édition revue et augmentée, Éditions Corti, « Les Essais », 2013.
L’art de Rimbaud, paru en 2002, a très vite pris rang parmi les classiques des études rimbaldiennes, renouvelant avec force l’approche de la production versifiée et des Illuminations. Parvenu au terme de l’ouvrage, le lecteur n’avait à regretter que l’absence d’une partie consacrée à Une Saison en enfer : Michel Murat faisait alors valoir que l’« espèce de prodigieuse autobiographie psychologique » « relevait d’un autre genre21 » que la poésie, à laquelle il entendait réserver ses analyses. Avec cette nouvelle édition revue et augmentée, l’étude de la prose rimbaldienne, entendons ce qui est « “de la prose” », et non seulement, comme les Illuminations, ce qui est « “en prose”22 », complète désormais cet imposant édifice critique, au sein d’une troisième partie dont il sera ici question23.
Trois chapitres l’organisent selon un resserrement progressif de la perspective d’ensemble, partant d’une tentative de caractérisation de la prose rimbaldienne en tant qu’objet littéraire pour aboutir, après un examen des procédés narratifs, à une investigation de la langue d’Une saison en enfer. Précisons sans tarder que Michel Murat porte presque exclusivement son attention sur Une saison en enfer et sur les brouillons, renvoyant, pour les proses scolaires, Un cœur sous une soutane, Les Déserts de l’amour et les proses dites évangéliques, à l’autorité d’études plus ou moins récentes. À bien considérer l’ambition de cette ultime section, un tel choix n’a pas de quoi surprendre : la lecture de Une saison en enfer, qui oscille avec une finesse qui fera l’unanimité entre micro-analyses et vues panoramiques sur les procédés narratifs et autres enjeux poético-existentiels, est elle-même la clé de voûte d’une pensée critique de l’œuvre entière, ainsi que de sa réception, soutenue par un constant recours à la langue même de Rimbaud.
Le premier chapitre, « “Mon sort dépend de ce livre” », propose une approche historique et générique de l’objet-prose, tel qu’il est mis à profit dans la Saison, pour finir par un premier examen de l’épineuse question
biographique au prisme d’« Alchimie du verbe ». Le choix de la prose engage le poète à un moment crucial de son parcours, où « [son] sort est […] lié à la réussite du prosateur24 », « autre du poète, et réciproquement25 ». Pour comprendre ce que pouvait représenter la prose aux yeux du poète, Michel Murat en appelle aux lectures opposées de Claudel et de Valéry, le premier ne voyant aucune solution de continuité entre les deux instances, le second distinguant sans réserve le poète. Ce passage par la réception permet d’ouvrir la réflexion à la contextualisation d’une prose qui se situe à l’écart du processus d’autonomisation de la prose littéraire enregistré au cours de la seconde moitié du xixe siècle, notamment autour de l’écriture artiste. Si la première réception symboliste a voulu mettre en relief les « bizarreries de style » de la langue poétique rimbaldienne, et si elle a tenté de l’annexer au processus historique amorcé par Flaubert, Rimbaud n’a cependant pas fait de son art de prosateur ce « laboratoire de la langue26 » que sont au contraire les poèmes versifiés ou les Illuminations. C’est la raison pour laquelle il est malaisé de la situer, d’autant qu’elle conserve pour une part l’héritage de la poésie, et prend des formes multiples. Dès ce premier sous-chapitre s’affirme ainsi une démarche critique particulièrement attentive à penser l’ancrage historique d’un objet fuyant, non seulement en amont, par rapport aux prédécesseurs et à la dynamique de l’histoire littéraire des premier et second xixe siècles, mais aussi, de façon très probante, en aval, à l’aune des grands textes de la réception. De ce point de vue, l’ajout de cette partie marque une étape importante dans l’histoire de la critique de réception, puisqu’elle s’inscrit dans une ère post-étiemblienne, qui ne sépare plus l’examen le plus exigeant de l’œuvre de ce qu’il faut bien continuer de placer sous l’autorité déclinante d’une lecture restrictive du mythe de Rimbaud.
La suite du chapitre s’essaie à retracer la formation d’une conscience stylistique du prosateur, dans trois directions : l’exercice scolaire, dont témoigne la Lettre de Charles d’Orléans à Louis XI, de rares modèles littéraires d’autre part, et pour finir l’épreuve personnelle des brouillons qui est capitale. S’agissant des modèles littéraires, Michel Murat avance deux rapprochements fort suggestifs, avec le travail hugolien du paragraphe
tel qu’il se donne à voir dans un roman comme Les Travailleurs de la mer, ainsi qu’avec la « vibration affective27 » du phrasé de Michelet. Le troisième aspect de la genèse de la prose est observable dans les brouillons, tout particulièrement à travers le « rôle de la ponctuation dans la réorganisation du rythme28 », ou encore dans la réorientation esthétique et idéologique sensible dans le passage à la version définitive.
Souvent débattue, absolument essentielle à toute conscience aiguë des enjeux d’Une saison en enfer, la question générique occupe une dernière sous-partie qui l’éclaire d’un jour nouveau. Une nouvelle fois, la réception offre un tremplin à la pensée critique : l’« espèce d’autobiographie », raccourci d’une formule bien connue de Verlaine, est examinée avec toute l’attention que requiert sa pertinence, pour être infléchie dans le sens d’une caractérisation proche, la « Vie de poète, écrite par lui-même, comme il y eut des vies de saints, et comme il s’est écrit, à la même époque, beaucoup de vies de héros29 ». Catégorie dont la justesse s’impose, dès lors qu’elle permet de penser une sorte d’androgynie du sujet, indissociablement empirique et fictionnel. Nous sommes là face à un « problème traditionnel » dont on ne mesure pas encore assez les conséquences dans l’histoire même de la poésie moderne, parce qu’il engage la lecture du parcours entier, et que ce parcours a déterminé pour une part, dès les années 1910, l’historiographie de cette poésie. Il faut néanmoins signaler que son approche a été renouvelée depuis une dizaine d’années, notamment par Steve Murphy, Michel Murat et Yoshikazu Nakaji30, et qu’elle compte probablement parmi les enjeux de toute première importance des études rimbaldiennes actuelles, avec pour figures de proue diverses lectures stimulantes d’« Alchimie du verbe31 ». Mais revenons à la considération de cette question générique
dans la nouvelle version de L’art de Rimbaud : Michel Murat l’étoffe en proposant, à côté du paradigme de la vie de poète, le paradigme du récit de crise, superposant « un modèle spirituel, celui de la conversion, et un modèle psycho-pathologique, celui du délire32 », dont les schèmes narratifs déterminent notamment la perspective temporelle de l’œuvre. Le troisième niveau générique, après l’autobiographie et le récit de crise, est la confession, sensible dès le Prologue. Une telle trinité générique permet de rendre compte de l’écart entre le projet d’« histoires atroces » annoncé à Delahaye dans la lettre de « Laïtou », dépourvues de configuration narrative d’ensemble, et Une saison en enfer.
Consacré à la narration, le deuxième chapitre s’engage dans une appréhension linéaire de l’œuvre inscrite dans la tradition des études d’envergure du carnet de damné, de Margaret Davies à Yann Frémy, en passant par Pierre Brunel et Yoshikazu Nakaji, même s’il se concentre uniquement sur le Prologue et sur « Alchimie du verbe ». C’est toujours le projet autobiographique d’ensemble qui oriente le choix de ce prisme de lecture : dans ces deux sections en effet, les modalités du récit, très différentes, permettent d’appréhender la saisie du sujet selon deux perspectives principales, l’« homme de constitution ordinaire » et le poète, coïncidant avec deux ancrages temporels, un passé reconfiguré par l’énonciation présente dans le Prologue, et un passé aoristique dans « Alchimie du verbe ».
L’étude du Prologue suit deux mouvements, en accord avec l’importance dévolue à la perspective temporelle. Ici Michel Murat offre au lecteur plusieurs micro-analyses remarquables, qui saisissent de l’intérieur, et au plus près, la dynamique de la prose rimbaldienne, sans jamais perdre de vue des enjeux existentiels auxquels elle contribue activement à donner corps. Un compte rendu n’est pas le lieu le plus opportun pour en livrer le détail ; indiquons simplement que le lecteur trouvera entre autres dans ces pages une analyse neuve du paragraphe des « bourreaux », au cœur d’un développement sur la scansion par paragraphes, « dont chacun forme une unité, correspondant à un moment à la fois de la diégèse et de l’acte de narration », selon une « composition [qui] procède par
consécution, par reformulation, par parallélisme simple ou complexe33 ». L’horizon interprétatif du texte reçoit, outre l’éclairage stylistique, un éclairage intertextuel biblique et lucrétien qui fait de l’expérience de la Beauté « amère » une « persona [de] l’idéalisation du désir », mise en rapport avec une autre énigme traditionnelle de la section, la « clé du festin ancien », la charité : démasquées, l’une comme l’autre perdent aux yeux du sujet leur puissance d’idéalisation, matrice du travail poétique.
La clé du festin fait l’objet du second volet de ce parcours du Prologue, correspondant à une interruption du récit qui laisse place à l’autre style principal de l’œuvre, le débat rhétorique. Celui-ci use, non plus de la métaphore, mais de l’ironie qui emporte avec voracité ce que le poète appellera, à la fin de « Génie », les « charités perdues ». À la suite de Yoshikazu Nakaji34, Michel Murat propose de la notion une exégèse aussi minutieuse que celle de la Beauté amère, étendue aux occurrences de « Vierge folle » et d’« Adieu ». La confession du compagnon d’enfer est grosse d’une conception « oblative » de la charité, dans le sillage du christianisme moderne, diamétralement opposée à la conception « tyrannique » de l’Époux35 ; l’ultime section donne quant à elle un congé définitif à la troisième vertu théologale.
Second volet de cette étude des modalités de la narration, l’exploration du récit de crise d’« Alchimie du verbe » reprend et retravaille un certain nombre de lignes de force que Michel Murat avait tracées en 2009 dans deux articles notables36. Il faut immédiatement préciser que les deux sous-chapitres centrés sur la section comptent parmi les pages les plus importantes de la partie ajoutée, pour les raisons que nous avons énoncées plus haut d’une part, mais aussi parce que l’analyse s’inscrit par définition dans une perspective d’ensemble dont elle renforce, en retour, la cohérence. Michel Murat part du constat que « la narration dans “Alchimie du verbe” a […] une double tâche, métapsychologique
et métapoétique37 ». Placée sous le signe du discours de la psychiatrie moderne, la première transforme la relation de l’entreprise poétique en « crise maniaque38 », aspect capital de la section qui avait déjà été mis en avant, notamment par Pierre Brunel39 ; mais l’attention portée à ce discours sert ici de soubassement à des remarques neuves sur l’hallucination simple et l’hallucination des mots. La seconde cristallise les réflexions les plus subtiles sur la problématique solidarité entre le récit et l’anthologie que comporte la section. Pour Michel Murat, ce sont les poèmes en vers qui déterminent toute la construction du récit : « L’expérience racontée n’explique pas, en les rapportant à des faits biographiques, les poèmes qui sont censés l’illustrer ; elle paraphrase ces poèmes et en tire une partie des éléments de la narration40. » D’où une reconfiguration chronologique du parcours, dont témoigne avec éclat la narrativisation de Voyelles, objet d’une analyse à nos yeux décisive. Le fil conducteur de la réflexion, on le voit, s’attache toujours à faire valoir un processus général de fictionnalisation du biographique, que les outils forgés dans ces pages permettent de penser dans toute son étendue.
La structure globale du texte, « évolution d’une crise poétique en crise psychique41 » passant d’un plan poétique à une « phase morale et existentielle42 », est ensuite envisagée de près. On retiendra notamment les commentaires relatifs aux brouillons, sur les paragraphes de l’« étincelle d’or », puis de l’« opéra fabuleux » : le passage à la version définitive entraîne des déplacements énonciatifs d’une grande complexité, qui doivent nous convaincre que le travail d’élaboration fictionnelle, qui à partir de données biographiques détermine la construction d’un parcours signifiant, a tout lieu de réclamer une attention critique soutenue. La conclusion de l’analyse du paragraphe de l’« étincelle d’or » (« la reconstruction de l’événement, son commentaire intellectuel, et le texte cité forment une construction tripolaire dont les rapports ont été redéfinis par le travail de la prose43 ») ressaisit bien l’horizon de la réflexion sur
« Alchimie du verbe », dont le second versant concerne les rapports entre le narrateur, l’auteur et la réception de l’œuvre, considérés sous trois angles. L’idée de rupture, tout d’abord, qui pour Michel Murat est avant tout fiction, projection du poète « dans sa légende44 ». Le remaniement des poèmes choisis pour former l’anthologie, ensuite, envisagé d’un point de vue métrique, qui nous invite dans l’ensemble à prêter attention à une « rupture du cadre monométrique45 », et thématique. Sur ce dernier point, l’analyse prend ses distances avec l’interprétation idéologique et subversive des poèmes de l’anthologie, et en particulier d’« À quatre heures du matin… », ouvrant l’interprétation à d’autres horizons qui, toutefois, ne sont pas précisément définis. Avec ce constant souci de démêler, sinon de trancher le nœud gordien biographique, le troisième développement s’interroge enfin sur la possibilité d’application à l’auteur des jugements esthétiques et moraux formulés par le narrateur, avec pour centre de gravité un examen du salut à la beauté, suivant une tradition dont l’Aragon des Chroniques du bel canto, relevant les ambiguïtés du brouillon, fait figure de porte-flambeau. Nul doute que la réflexion livrée dans ces pages sur ce qui est peut-être le texte le plus considérable du Rimbaud prosateur s’érige désormais en pôle critique majeur, dans la mesure où, à la suite de Steve Murphy, mais de façon plus nuancée, elle place au cœur du débat une problématique qui touche à l’interprétation de l’œuvre entière. On ne peut à cet égard qu’inviter les scoliastes futurs à poursuivre l’élaboration de ce baromètre de fictionnalité, significativement perfectionné depuis quelques années.
Le troisième chapitre, intitulé « La main à plume » choisit pour étendard une formule, ou plus exactement une demi-formule portée au pinacle par la génération surréaliste46, pour s’engager dans l’exploration des terres encore largement inconnues de la langue du prosateur. Forte des enseignements livrés par la perspective historique embrassée dans le premier chapitre, l’étude de détail est en effet située dans le vaste périmètre de la langue, non dans le périmètre plus circonscrit du style, ce qui reviendrait à évaluer le côté artiste d’une prose qui, tout au contraire, établit une équivalence sacrilège entre main à plume et main
à charrue. « La prose de Rimbaud […] ne se singularise pas en un style, et à la différence du poème en prose, elle n’a pas d’horizon autotélique. Les catégories qui l’organisent relèvent de l’usage le plus général de la langue47 […] », précise l’introduction du chapitre, qui annonce le passage en revue de quatre traits distinctifs.
La prose rimbaldienne est tout d’abord traversée par une tension entre ordre et désordre. Il faut rendre hommage, une fois de plus, à la pénétration d’une analyse dont les aperçus sur l’horlogerie de la prose mettent en lumière plusieurs types d’incertitudes, induites par l’ordre du discours ; elles résident dans la logique spécifique des enchaînements textuels, perturbés ponctuellement par une pratique fréquente de l’inversion et par la distribution des intensités, et dans l’emploi des démonstratifs. Ce « désordre de la prose […] crée des configurations qui reparaissent dans la suite du texte, faisant ressortir un ordre en profondeur48 », dont on trouvera un exemple saillant dans « Mauvais sang » I. L’isolement de « J’ai », dès la première phrase, puis « D’eux, j’ai » au troisième paragraphe font ainsi l’objet de remarques suggestives, qui distinguent cette mise en valeur des opérateurs de la langue par l’enchaînement linéaire de la prose d’un autre type de mise en valeur par « construction d’un paradigme49 », étudié dans le chapitre consacré aux Illuminations. On sera sensible dans ces pages à la charge conférée au rythme par de telles opérations : la prose isole certains groupes (comme « qui a fait ma langue perfide tellement ») qui « font saillie à la lecture, perturbant la hiérarchie des opérations », et faisant alors « prévaloir le rythme sur le sens50 ». Souvenons-nous de ce que pressentait Rivière – avec quelle oreille ! – dans ses articles de l’été 1914 : « La définition et l’activité ont pénétré jusqu’au cœur de la phrase et elles l’imprègnent si bien que parfois le rythme s’en présente à notre mémoire bien avant que nous ne retrouvions les mots qui la composent51. » Rivière pensait certes aux Illuminations, mais dans l’espoir de déceler un ordre latent derrière cette dispersion qu’il commentait amoureusement. Loin de tout impressionnisme critique, cette saisie intuitive de la phrase rimbaldienne,
de description et de conceptualisation difficiles, distingue autant qu’une lecture profonde du poète, une qualité d’écoute.
Participant toujours de cette tension entre ordre et désordre, le rôle des intensités, et spécialement des exclamations qui impatientaient un Valéry, ainsi que l’usage des démonstratifs dans une fonction qui n’est pas d’instauration, comme dans les poèmes en prose, mais plutôt d’anaphore syntaxique, est également passé au tamis dans ce premier sous-chapitre.
C’est à partir de deux autres formules frappantes, « Faiblesse ou force » (« Mauvais sang » V), et « l’heure nouvelle est au moins très sévère » (« Adieu »), qu’est poursuivie l’étude de la langue du prosateur. Thématique et stylistique, l’approche de la première offre l’occasion d’un beau commentaire du paragraphe du « cœur gelé », dans « Mauvais sang » V, dont l’alternative entre pour Michel Murat en résonance avec cette autre alternative essentielle de l’évasion et de l’explication, posée au seuil de « L’impossible » : à la « force » d’affirmation souveraine qui dote le verbe d’une puissance d’évasion, répond la « faiblesse » du cercle sans fin de l’explication. Dans le droit fil des tensions nées du désordre introduit dans l’ordre linéaire de la prose, cette antithèse, dont les termes sont toujours intimement liés, offre un autre biais interprétatif d’ensemble de l’œuvre.
« L’heure sévère » en revient à l’ambition, constante dans cette nouvelle partie, de fixer les vertiges linguistiques d’une prose rimbaldienne qui se tient à l’écart des entreprises artistes de son temps, mais sans pour autant en être « constitutionnellement » séparée (comme Rivière affirmait que Rimbaud était « séparé de nous d’une manière constitutionnelle52 »). « L’adjectif définit […] une éthique et une esthétique de la prose, qui se différencient des visées assignées à la poésie53 », sous trois rapports. La « sévérité » de la prose tient en bride une « tentation démiurgique54 » qu’atteste à l’opposé la phrase du poème en prose, et qui présenterait le danger d’une annexion au domaine de la grande période romantique. Elle garde par ailleurs ses distances avec la poésie comme genre, qu’elle ne dédaigne pas çà et là d’accueillir, mais sans se bercer d’illusions sur ses effets. Michel Murat en choisit notamment une illustration dans
le Prologue, avec la triple invocation aux « sorcières », aux « misères » et aux « haines », dont la progression métaphorique inversée contredit l’entraînement sonore, poétique, produit par la succession des trois groupes. L’emploi des épithètes qualifiantes à l’échelle de l’œuvre fournit un troisième champ d’investigation de cette « sévérité », qui s’exerce également – c’est sans doute l’aspect le plus original de ces pages – « par rapport aux potentialités de la prose elle-même55 », c’est-à-dire par rapport à la spontanéité de l’oral, très sensible dans certains passages des brouillons, ainsi qu’à une inclination au mimétisme. Or si la tentation du pastiche n’est pas absente d’Une saison en enfer, elle n’y joue pas de rôle structurant, en dépit des divers échos dont vibrent certaines sections comme « Nuit de l’enfer » ou « Vierge folle ».
L’ultime sous-chapitre de cette traversée de la prose, « Saluer la beauté » puise lui aussi à la source formulaire pour appréhender deux signatures rimbaldiennes sous le patronage d’une postérité qui a très tôt fait entrer la première au canon de la prose moderne, et d’une subjectivité assumée d’autre part : « la réception de certains fragments du texte, et la manière dont ils sont entrés dans la culture et parfois dans la langue commune56 », autrement dit, l’art rimbaldien de la formule dans le premier cas, et dans le second, ce qu’à la suite de Reverdy Michel Murat appelle « l’émotion poétique », jaillie d’images, elles aussi isolables du cours de la prose.
L’attention portée aux formules participe pleinement de l’inscription dans une ère post-étiemblienne de la critique de réception, parce qu’elle évalue une caractéristique essentielle de la prose à l’aune d’un processus de reconnaissance et de légitimation historique ; contre l’illusion autarcique d’approches stylistiques arides, elle saisit la langue de Rimbaud à la fois dans sa dynamique créatrice propre et dans le dialogue entretenu avec ses lecteurs, dont elle produit les conditions et programme en partie les effets. À ce titre, les pistes qui concluent cette partie n’ont rien d’une cerise sur le gâteau, et revêtent à nos yeux une importance égale aux précédentes. Différentes des « cristallisations momentanées de mots-outils », qui ne sont pas séparables d’un contexte, « syntaxiquement et sémantiquement autonome[s] », « les formules […] se caractérisent par leur capacité à sortir du livre, et à être réinvesties de sens multiples et parfois contradictoires57 ». La définition est
large, et permet d’accueillir, potentiellement, des segments de prose sans doute trop divers. Elle s’applique en tout état de cause aux formules les plus fameuses, qu’on trouve inlassablement propagées sous la plume des plus grands rimbaldiens du xxe siècle : « changer la vie », « la vraie vie est absente », « l’amour est à réinventer », ou encore « il faut être absolument moderne ». Le mot d’ordre d’« Adieu », que glose Michel Murat, permet de bien comprendre la nécessité de dissocier l’interprétation en contexte de l’interprétation, tout aussi féconde, et complémentaire (mais sur un autre plan, qui ne saurait être réduit à ces « erreurs » que nous sommes encore trop enclins, et non sans complaisance, à dénoncer) des dynamiques d’appropriation de la langue rimbaldienne par ses lecteurs les plus éminents. En d’autres termes, Henri Meschonnic pouvait, dans son article sur l’impératif de modernité58, proposer une importante mise au point, qui fait toujours autorité ; mais ses sarcasmes ne semblent plus aussi fondés que ses remarques sur la lettre du texte. N’y voyons, bien entendu, aucune profession de relativisme, mais bien une invitation à penser un trait de nature proprement poétique, défini, de façon concertée, par la prose rimbaldienne et dont la réception s’empare avec des fortunes inégales.
Or l’efficacité de ces formules, Michel Murat nous en donne l’illustration en acte, en les faisant lui-même circuler tout au long de cette partie dévolue à la prose. La langue de Rimbaud irrigue ces pages, dans une fonction non simplement ornementale, mais véritablement critique, parce que c’est elle qui offre le plus de ressources pour appeler son propre commentaire. Il semble à cet égard d’autant plus fécond d’en appeler aux grandes lectures du xxe siècle pour nourrir l’exégèse universitaire que celle-ci, en retour, fait pour partie sienne une méthodologie critique qu’elle tient habituellement en suspicion, mais qui trouve ici toute sa légitimité (sans compromettre en rien, cela va de soi, la scientificité des démonstrations).
L’autre versant de la beauté est au domaine visuel ce que les formules sont au domaine verbal : il s’agit d’images « dont il faut conserver la précieuse équivoque59 », et qui diffèrent des métaphores en « jet[ant] un pont entre le langage et la vision60 ». Deux d’entre elles sont attentivement
considérées, le paragraphe de la boue « rouge et noire » dans « Mauvais sang » V, et l’apparition de Jésus « au flanc d’une vague d’émeraude » dans « Nuit de l’enfer ». Ces images sont en puissance les peintures idiotes intimes de tous ceux dont Rimbaud contribue à rythmer la pulsation intérieure.
On aura compris que cette étude de la prose rimbaldienne n’est pas une de ces annexes qui servent parfois d’alibi aux rééditions d’ouvrages majeurs. Elle prend directement place parmi les grandes lectures d’Une saison en enfer, auxquelles elle est, nous l’avons trop peu souligné, bien évidemment en partie redevable d’un certain nombre d’interprétations. Elle définit surtout une pensée d’ensemble de l’œuvre, dans le prolongement des deux premières parties, et défend une ligne critique qui, tout en se situant bien après Étiemble, n’est pas sans rappeler, par certains côtés, l’approche d’un Jacques Rivière : l’impératif de l’étude à la « loupe » la plus rigoureuse est moins motivé par une prétention à l’objectivité descriptive que par un mode de fréquentation du texte qui ne craint pas de se dévoiler.
Adrien Cavallaro
Yann Frémy, « Te voilà, c’est la force ». Essai sur Une saison en enfer de Rimbaud, Classiques Garnier, « Études rimbaldiennes », 2009.
Yann Frémy propose un essai autant philologique que philosophique sur Une saison en enfer, avec une analyse complète de l’œuvre, ainsi que des avant-textes de la Saison – la lettre à Delahaye de mai 1873, les « Proses évangéliques », et les brouillons d’Une saison en enfer. La gageure du livre est de restituer une continuité dans l’œuvre rimbaldienne des « Lettres du Voyant » aux Illuminations, au prisme de la notion d’énergie : la Saison serait l’épreuve de la « voyance » et de sa redéfinition. Et les Illuminations seraient le « pendant coloré » à « l’œuvre sombre qu’était la Saison61 ».
Ces études fines et riches s’inscrivent dans une tradition critique de deux ordres, qui rendent l’ouvrage précieux : l’une est propre aux rimbaldiens, Yann Frémy dialoguant avec les ouvrages clés sur la Saison – à la tête desquels on citera l’étude de Yoshikazu Nakaji ou les travaux de Pierre Brunel, de Michel Murat et de Steve Murphy – pour discuter ou approfondir certaines hypothèses ; l’autre est d’ordre philosophique, et met en avant la pertinence d’une lecture « deleuzienne » de la Saison. Il ne s’agit pas de réduire cette lecture à une application systématique de concepts. À plusieurs reprises le vocabulaire de Deleuze condense des analyses fines, et ce vocabulaire qui a pour point de départ le texte de Rimbaud, est toujours défini préalablement afin de rendre la lecture claire.
L’ouvrage est composé de deux parties : l’étude des « avant-textes » et l’étude de la Saison elle-même. L’intérêt de ces deux parties n’est pas tant l’exhaustivité que l’archéologie d’une notion et du besoin d’écrire un livre qui sera l’unique publication de Rimbaud. Il y a une continuité d’ordre philologique entre les « Proses évangéliques », les brouillons et la Saison, évidente à tout lecteur. L’étude de la lettre de 1873 étonne plus par son ampleur, de prime abord : car si le texte mentionne effectivement « le livre nègre » qui assurément fait écho à la Saison, seuls quelques termes d’habitude retiennent l’attention. Ici la lettre entière est envisagée pour le contenu idéologique qu’elle suppose : et en ce sens elle forme le point de départ de la lecture de Frémy, qui y voit l’indice de la volonté poétique et existentielle qui va caractériser Une saison en enfer.
La thèse de Frémy est l’expérimentation par Rimbaud d’une poétique de la force dans la Saison, ou du rendu des intensités qui provoquent de la différence, qui refusent à une synthèse de la ressemblance. La lettre de mai 1873 serait un indice patent de cette volonté de se défaire d’un esprit rousseauiste de la dissolution du Moi dans le monde, d’une « indifférence ». Ainsi Rimbaud, selon Frémy, serait-il plus proche du xviiie siècle de Diderot que du romantisme rousseauiste. L’enjeu est donc de replacer Rimbaud dans une « tradition », de signaler contre quoi son texte s’érige. Pour paraphraser l’auteur, nous pourrions dire que l’enjeu est dans un premier temps « l’inscription dans l’Histoire (des idées) de l’énergie d’un “texte singulier62” ».
Une fois cette thèse posée et développée, l’auteur relève le souci de Rimbaud de se confronter à la figure du Christ dans la possession d’une vérité de parole, ainsi que la volonté de se défaire de toute représentation au sens théâtral du terme, c’est-à-dire du caractère « démonstratif » de la littérature. Ces enjeux seront vérifiés dans l’étude de la Saison, où la recherche des intensités prime, afin de retrouver une « présence » comme « coïncidence de la réalité avec soi » (Yves Bonnefoy)63.
De la deuxième partie, une phrase résume le propos, qui rend compte de l’échec d’une entreprise, confrontée à ses paradoxes, et à « l’Impossible » – pour reprendre le titre d’une section : « le fait de devoir avancer constitue l’enjeu central d’Une saison en enfer64 ». Il est impossible de rendre compte de l’intégralité de la lecture de Frémy, cependant un des points nets de sa lecture est bien cette avancée inéluctable du locuteur malgré des paradoxes qui ne cessent de s’amplifier entre un projet poétique et éthique de rupture avec l’Occident et sa défaite dans son état d’isolement dans l’« Enfer » ; un « combat spirituel » qui semble ne devenir qu’une « immense dérision ». Frémy montre un certain volontarisme du locuteur, par la création de lignes de fuites, par la reconnaissance de singularités qui échappent à l’Histoire (dans sa lecture de Mauvais sang) et qu’il s’agit de rétablir dans l’espoir d’une nouvelle communauté défaite de toute transcendance (dans Nuit de l’Enfer par exemple). Mais ce volontarisme n’a pas d’effet, comme le montrent l’Epoux infernal ou encore la « folie » que constitue Alchimie du Verbe :
car ces « folies » ne sont que celles de l’Enfer, et ne peuvent être efficaces dans le monde. Les premiers chapitres de la Saison rendraient compte d’un isolement du locuteur certes tout-puissant mais isolé, incapable de communiquer. À la fin de ceux-ci, c’est plutôt un « geste de défi vis-à-vis du choix poétique de l’enfer65 » qui est représenté. Certes, l’enfer est un choix poétique de force, mais il n’est que « cela » écrit Frémy66. Et le souhait du damné est bien d’en sortir.
L’étude des derniers chapitres tente de rendre compte de cet échec, ou plutôt de le « nuancer ». Frémy rend compte de la difficulté du locuteur à vouloir rompre avec une culture à laquelle il est inévitablement ramené, le christianisme étant inscrit en lui depuis l’enfance. Si Adieu condamne l’enfer, le damné ne revient pas docilement dans la société qui s’y oppose. Un nouveau territoire se dessine, moins excessif que l’enfer ; la réalité rugueuse est plus raisonnable, plus humble. La Saison a expérimenté un style de vie, celle d’une énergie positive érigée contre la négativité et la déliquescence occidentale, contre une modernité mortifiante qui n’a que « soi seul pour principe », et ne prend en compte qu’une réalité définie selon un prisme unique. Si l’expérience se solde par un épuisement du locuteur, qui en vain a parlé sans pouvoir « changer la vie », si la force n’est pas la solution, Frémy montre avec finesse qu’il ne s’agit pas d’être trop rapidement compris, réintégré.
Il est impossible d’échapper à l’Occident, Rimbaud l’a compris, mais cela n’est pas pour autant un triomphe de l’Occident. Aucune victoire, dans cette lutte entre le poète et le monde, n’est acquise. Mais une leçon : la positivité de l’enfer fut illusoire. Et il est possible de saisir la réalité dans son intensité, dans son infinité, et même dans ce qu’elle a d’indéfini : on ne pourra qu’être sensible à l’étude de l’emploi de l’article indéfini dans les dernières pages de l’ouvrage.
Rimbaud invitait le poète à être « voleur de feu », à agir avec violence ; cette violence n’avait pas de finalité, même si elle a tracé avec force une ligne de fuite que constitue la Saison. L’expérience de la voyance, si elle est un échec, a dessiné un nouveau territoire, dont la fin du texte rendrait compte : comme le dit Frémy, « l’ultime moment d’Une saison en enfer “est” non pas un fantasme, mais une réalité en
puissance, […] une réalité concrète67 ». Cette fin demeure une énigme, mais les perspectives de Frémy sont riches de sens, et proposent une interprétation féconde des Illuminations, à la lumière de cette réalité concrète et de cette vérité appropriée par le poète qui est « loisible » à la fin de la Saison.
Édouard Bourdelle
Michel Arouimi, Vivre Rimbaud selon C. F. Ramuz et Henri Bosco, Éditions Orizons, « Universités / Domaine littéraire », 2009.
Auteur de plusieurs travaux rimbaldiens68, Michel Arouimi se propose, à travers une vaste enquête intertextuelle et thématique, de montrer Charles-Ferdinand Ramuz et Henri Bosco, « chacun à [leur] manière, [en] vrais continuateurs de Rimbaud69 ». Le dessein même ne peut manquer d’intriguer, s’agissant de deux auteurs que les études de réception rimbaldiennes ont jusqu’ici négligés, et qui ne jouissent pas encore des plus hautes faveurs des universitaires français70.
Au long de huit copieuses parties, qui font alterner études ciblées de poèmes rimbaldiens et approches de Ramuz et Bosco, l’ouvrage s’attache ainsi à réunir les trois écrivains, sans prétendre toutefois enfermer les deux « continuateurs » dans le carcan d’une trop stricte intertextualité. Michel Arouimi se veut prudent, et parle le plus souvent d’« échos », de « réminiscences inconscientes » qui affleureraient, voire pulluleraient dans certains textes choisis pour soutenir une vision personnelle des notions rimbaldiennes de « Nombre » et d’« Harmonie », mentionnées dans la lettre du 15 mai 1871 : ce sont ces dernières, auxquelles l’auteur veut donner une extension maximale, qui constitueraient la clé de voûte d’une communauté spirituelle entre Rimbaud, Ramuz et Bosco.
La première partie, entièrement rimbaldienne, entend éclairer l’« Harmonie » par le commentaire de Michel et Christine et de Comédie de la soif. Le lecteur pourra toutefois rester dubitatif devant des développements qui sacrifient souvent aux généralités sur des notions que des décennies de critique rimbaldienne nous ont appris à manier avec la plus grande vigilance : évoquer le « voyant », l’« idéal alchimique », le « Nombre et l’Harmonie » sans les définir précisément paraît à tout le moins périlleux. Il n’est certes pas interdit aux critiques de décontextualiser sciemment
telle ou telle formule, et d’en faire la matrice interprétative de l’œuvre ; mais ici l’analyse ne permet pas de déduire quel contenu est précisément assigné aux notions qui soutiennent l’argumentaire, ce qui est d’autant plus dommageable que le commentaire se fonde lui-même sur des rapprochements internes qui peinent à emporter l’adhésion. Lorsqu’on lit au seuil du chapitre que « l’échec des aspirations du “voyant”, s’il se réfléchit dans la débâcle de l’“Esprit” du locuteur de Michel et Christine, semble déjà annoncé dans Le Dormeur, avant même que Rimbaud n’ait exprimé ses ambitions poétiques dans ses lettres dites du “voyant71” », on a tout lieu de redouter que le démon de l’analogie ne fasse obstacle à l’examen attentif des textes. On préférera donc relire les études de Pierre Brunel, d’Yves Reboul, de Michel Murat ou encore de Benoît de Cornulier pour un commentaire précis des deux poèmes de 1872. Ces réserves ne privent pas pour autant l’approche particulière ici proposée de tout intérêt, puisque son objectif est avant tout de faire dialoguer des œuvres. De ce point de vue, la posture de Michel Arouimi est plutôt celle d’un essayiste, comme le confirme la deuxième partie, consacrée au « Rimbaud de Ramuz ».
Les considérations de Ramuz sur l’homme aux semelles de vent, au gré notamment de conférences (en 1915, ou au moment du cinquantenaire de la mort de Rimbaud), rappelées avec à-propos, permettent d’étoffer nos vues sur l’histoire du rimbaldisme. Ce sont d’ailleurs ces témoignages tangibles d’une lecture de l’œuvre qui nous semblent l’apport le plus substantiel de l’ouvrage, comme la très belle phrase, en partie choisie pour épigraphe, que Ramuz a formulée en 1941 : « […] car il ne s’agit pas de le copier, mais de le vivre ou de le revivre : d’où naîtra, de proche en proche, enfin, quelque grand mouvement de libération72 ». Moins convaincants, en revanche, nous apparaissent les innombrables échos qu’une patiente lecture a fait entendre à Michel Arouimi dans la poésie et dans les romans de Ramuz. On pourra se montrer attentif à tel vers de Voyage romanesque, poème de jeunesse mis en parallèle avec Le Bateau ivre : « Je descendrais un fleuve au cours vert et lent », d’autant qu’en 1902, date de composition du poème, le souvenir d’un texte alors particulièrement admiré est tout à fait envisageable chez un jeune écrivain. On sera plus réservé sur « […] le fleuve vert, / le ciel bleu et les grands arbres sur les rives » dont la dette envers Mémoire, dans
le même poème, n’est pas pour s’imposer à l’oreille des rimbaldiens73. Or la majorité des recoupements intertextuels auxquels se risque Vivre Rimbaud sont du même ordre : des proximités lexicales ou sémantiques, tempérées il est vrai par moult précautions oratoires, valent arguments de filiation, au mépris parfois de toute précaution historique. Un poème de 1902, « Les Blanchisseuses », devenues en 1929 après quelques modifications « Les Lessiveuses », entrerait ainsi en résonance avec Les Mains de Jeanne-Marie, poème publié, on le sait, seulement en 191974. Mais à défaut de mener une étude des variantes, le critique s’en tient à des parentés lexicales, du reste assez peu probantes75. Il en va de même pour les deux romans dans lesquels Michel Arouimi veut trouver trace de souvenirs rimbaldiens, en particulier de la série « Enfance », Les Signes parmi nous (1919), et Présence de la mort (1922). Ce dernier pourrait même, selon l’auteur, être lu comme une « amplification de cette Illumination76 ». Que l’on soit ou non convaincu par ces propositions, on regrette en tout état de cause que leurs conclusions n’aient pas la densité de la nuée intertextuelle qui s’abat sur ces pages. Les annexes de cette partie, ambitionnant de faire sourdre des réminiscences de « Jeunesse I », « Veillées », « Vies » et Ma Bohême dans ces « romans catastrophiques » de Ramuz nous engagent aux mêmes réserves.
La troisième partie est quant à elle plus thématique. Elle aborde le motif ferroviaire dans les œuvres de Ramuz et Bosco au prisme du « railway » de Michel et Christine. Le parti-pris, dont la moelle rimbaldienne pourra sembler assez peu substantifique, est surtout l’occasion d’approfondir l’examen des deux romans de Ramuz privilégiés au chapitre précédent, et d’introduire à l’œuvre de Bosco, exclusivement envisagée dans les deux parties suivantes, de façon un peu plus concluante que celle de Ramuz. Les blandices de l’intertextualité emportent moins la plume de Michel Arouimi, qui nuance le lien tissé entre l’auteur de L’Âne Culotte et un aîné qu’il tenait en suspicion. Passons sur la production poétique de Bosco, dont la seule trace rimbaldienne probante se résume, comme pour Ramuz, à un souvenir du Bateau ivre77, pour
considérer sa production romanesque. Sont examinés un court roman de 1945, L’Enfant et la rivière, où se fait jour une esthétique, selon les mots de Michel Arouimi, de l’« “alchimie” végétale78 », puis, dans la partie suivante, Pierre Lampédouze (1924), qui intègre à la fiction plusieurs mentions explicites de l’œuvre du passant considérable. Si le concept forgé pour le premier roman ne doit à Rimbaud qu’une formule, ce dont l’auteur ne se cache pas, certains aspects des analyses de la cinquième partie méritent de retenir notre attention.
En effet, au moment où les surréalistes se sont déjà fait une bannière de la révolte rimbaldienne, le personnage éponyme de Pierre Lampédouze ouvre « sans plaisir » Une saison en enfer. Or, les insertions de l’œuvre dans un cadre fictionnel jouent un rôle non négligeable dans l’histoire du rimbaldisme ; souvent polémiques, comme ici, elles forment le socle de prises de position esthétiques dans le champ littéraire (pensons à l’Anicet d’Aragon, publié en 1921). À ce titre, la référence de Pierre Lampédouze, contextualisée par Michel Arouimi, peut contribuer à étoffer notre appréhension des débats sur l’avant-garde dans les années 1920, d’autant qu’un autre rapprochement, esquissé cette fois avec la lettre du 15 mai 1871, ne paraît pas infondé79. À l’inverse, les développements sur « visite des souvenirs » dans le reste de cette section invite à la plus grande prudence.
Il n’est pas nécessaire de s’arrêter trop longuement sur les trois dernières parties de l’ouvrage, dont les développements souffrent des limites aperçues dans les deux premières. Les considérations aventureuses sur l’œuvre rimbaldienne ne sont ainsi pas rares, à l’image de l’éclairage jeté sur les « deux sous de raison » de « L’Impossible » au début de la sixième partie, « L’Écriture visionnaire », dont le titre laisse par ailleurs deviner une tentation renévillienne à laquelle Michel Arouimi cède de loin en loin : « Le rapport sémantique de la mesure et du mot “raison” permet de voir dans ces “deux sous” le chiffre moqueur des pratiques poétiques auxquelles réfère le début de l’Illumination À une raison80 […] ». Les développements thématiques sur les œuvres de Bosco et Ramuz, tantôt sur la « violence de la monnaie81 », tantôt sur l’imitation (thème
qui fait l’objet de la septième partie), entretiennent pour leur part un rapport qu’on pourra qualifier de ténu avec la poésie de l’aîné. Presque entièrement dévolue à Bosco, la dernière partie s’attache enfin à retrouver la trace de Rimbaud dans Hyacinthe (1940) et Une ombre (1978).
Dans l’ensemble, on saura gré à Michel Arouimi d’inviter à la lecture de deux auteurs qu’au terme de l’ouvrage, on est cependant peu enclin à qualifier de rimbaldiens. Car si quelques références critiques et romanesques véritablement convaincantes chez Ramuz et Bosco permettent de garnir un peu plus les rayons immenses de la bibliothèque du rimbaldisme, on ne peut se défendre du sentiment que la majorité des réminiscences censées étayer la filiation des deux auteurs sont de pures projections critiques. À cet égard, la lecture de l’ouvrage engage surtout à une utile réflexion sur les méthodes d’investigation de la réception rimbaldienne, et sur les limites des approches trop exclusivement thématiques ou intertextuelles. Le relevé de proximités lexicales, quand bien même celles-ci seraient concluantes, ne saurait occulter une interprétation approfondie du dialogue ouvert entre deux textes, que les pages de Vivre Rimbaud ne prennent pas toujours le soin de proposer au lecteur. Sans doute eût-il été préférable de choisir un corpus plus resserré, et de payer un tribut plus conséquent à la critique rimbaldienne de ces dernières années : les analyses de l’œuvre de Rimbaud, comme les parentés décelées avec les deux romanciers, en auraient été plus fertiles.
Adrien Cavallaro
1 C’est le titre d’un ouvrage collectif paru, justement, il y a peu, faisant symptôme de la persistance de ce genre de préventions : Nicolas Schapiro, Dinah Ribard éd., PUF, 2013.
2 On n’en dira pas autant d’un autre volume, récemment paru, se présentant comme une vaste synthèse de la question : Anthony Glinoer, Vincent Laisney, L’âge des cénacles, Fayard, 2013. Prenant soin de donner, d’emblée, une définition circonstanciée de leur objet : le « cénacle » (p. 16-19) et de le distinguer d’autres « confraternités littéraires et artistiques » concurrentes, telles que : « salon, cercle, dîner, académie, café » (p. 11), les auteurs semblent quelquefois oublier leurs propres précautions liminaires, usant d’une terminologie fluctuante, étrangement accueillante aux confusions d’abord congédiées. Ainsi, à une page d’intervalle (p. 151-152), le « cénacle de Leconte de Lisle » se voit-il subrepticement requalifié en « salon », pour cause (implicitement) de reflux et de crispation idéologiques – mais, a-t-il jamais été « d’avant-garde » ? –, en flagrante contradiction avec l’un des traits différentiels opposant, structurellement, l’un à l’autre : le « poète installé » y demeure bien « l’invitant », non un « invité » (p. 253), fût-il de marque…
3 Voir mon compte-rendu dans un précédent numéro de la présente revue : Parade sauvage no 23, Classiques Garnier, 2012, p. 275-287.
4 La Poésie partout. Apollinaire, homme-époque (1898-1918), collection « Liber », Seuil, 2001. Voir mon compte-rendu (auquel j’emprunte un peu de ces préliminaires) dans Que vlo-ve ? 30e année, 4e série, no 18, Jambes [B], 2002, p. 57-62 (en ligne : http://www.wiu.edu/Apollinaire/Archives_Que_Vlo_Ve/Archives_Que_Vlo_Ve.html).
5 J’évoquais déjà, dans le compte-rendu mentionné plus haut, cette question d’une nécessaire remise en cause de certains points de l’orthodoxie bourdieusienne, d’autant moins pertinents qu’on s’éloigne davantage d’« une littérature […] consacrée », d’auteurs et de groupements « passés à la postérité » (p. 20) : PS no 23 p. 278-279 n. 1 & p. 285 n. 1. Au passage, Saint-Amand observe que les données propres à la notion de « groupe restreint » ou « primaire », proposée (entre autres) par Didier Anzieu et Jacques-Yves Martin, « ne permettent pas de distinguer cette sociabilité [le Cercle] des amitiés de cafés d’un Verlaine, voire d’une équipe sportive ou d’une patrouille de scouts » (n. 1 p. 70). Je ne suis pas sûr non plus que la catégorie, établie par Gisèle Sapiro, de « réseaux semi-institutionnalisés » puisse en toute pertinence accueillir un groupement, décidément très rétif à toute classification – et à toute espèce d’institutionnalisation –, qui a (remarque-t-il) « ceci de particulier qu’il se plaît à tourner la plupart de ces derniers en dérision » (p. 71). Ajoutons-le, enfin, puisque l’auteur nous y convie (p. 80) : outre son libertarisme communard, sa clandestinité et ses pratiques « perverses » en matière d’écriture rapprocheraient plutôt ce « contingent radicalisant […] avide de subversion » (p. 61) d’un solitaire comme Félix Fénéon, doté d’un solide sens du secret – et qui fut peut-être un groupe « anarchiste » à lui tout seul…
6 J’y ai abordé, également, cette question du leader, comme l’un des critères définitoires – avec un programme tant philosophique ou politique que, strictement, esthétique, des manifestes, etc. – de tout groupe d’avant-garde : ce que le Cercle ne fut pas (Ibid. p. 285). C’est également ce qui ressort de l’argumentation de Saint-Amand à propos du rôle de Cros et de Rimbaud en cette affaire (p. 76-77).
7 De ce point de vue, Glinoer et Laisney, s’ils ont raison de souligner la place de plus en plus restreinte accordée, dans les « cénacles fin de siècle », à « la lecture, en tant que pratique de partage », vont un peu vite en besogne et font preuve, une fois de plus, de confusionnisme, lorsqu’ils incluent indifféremment, parmi les « cadres spectaculaires plus conformes à son caractère performatif », les « “Cercles” zutique ou hydropathe » (que tout, structurellement, oppose) aussi bien que les « cabarets bohêmes » ou les « salons mondains » (que si peu de choses rapprochent) : op. cit. p. 321-322.
8 Autre exemple de l’humour de Cros, appliqué aux « sociabilités de poètes », l’article très pince-sans-rire de 1874 qu’il consacra à la fictive « Église des Totalistes », que mentionnent et reproduisent Glinoer/Laisney, ibid. p. 150, 682-685 : on n’est pas loin d’Alphonse Allais, son jeune compère des Hydropathes et du Chat Noir…
9 Qu’il ne faudrait, cependant, pas surévaluer outre-mesure : certes, il mentait effrontément, s’adressant au « cher Maître » Banville, lorsqu’il s’attribuait « presque dix-sept ans » puis, s’étant ravisé, « dix-sept ans » (sous-entendu, donc : révolus), alors qu’il venait de franchir le cap des 15 ½ (lettre du 24 mai 1870), et, toujours à Banville, lorsqu’il claironnait avoir « dix-huit ans », alors qu’il n’en avait guère plus de 16 ½ (lettre du 14 mai 1871) ; mais quelques mois plus tard, il ne mentait quasi plus du tout en se donnant de nouveau dix-sept ans, et c’est quelque peu jouer sur les nombres que de ne lui en attribuer, sans autre précision, que « seize » lorsqu’il « vient de débarquer à Paris » (p. 8), corroborant ainsi, implicitement, l’ironique exagération commise par Valade et Keck aux dépens du « vieillard » Cabaner suspecté d’entretenir « un sérail d’éphèbes de seize ans » (p. 40-41)… dont, bien évidemment, Rimbaud (ce « Satan adolescent ») qui n’en fêta (?) pas moins ses 17, le 20 octobre 1871, soit : très peu de temps après sa fracassante arrivée dans la capitale (vraisemblablement, dans la troisième semaine de septembre) et son intronisation aux Bonshommes (le 30 du même mois ; « un effrayant poète de moins de 18 ans », « un petit bonhomme de 17 ans », écrit successivement Valade à Blémont et à Claretie : voir Jean-Jacques Lefrère, Arthur Rimbaud, Fayard, 2001, p. 344), promptement suivie de l’inauguration du Cercle (plausiblement le 15 octobre, suivant les déductions chronologiques de Teyssèdre, op. cit. p. 131). C’est, à l’inverse, un peu imprudemment que notre auteur, rectifiant le tir, laisse entendre que les vingt contributions du « jeune entrant » à l’Album dateraient de « ses dix-sept ans fraîchement accomplis » (p. 75), quand au moins les neuf premières y ont probablement été inscrites avant le 20 octobre (toujours selon Teyssèdre, p. 506)…
10 Jean-Pierre Bertrand, Jacques Dubois, Pascal Durand, « Approche institutionnelle du premier surréalisme (1919-1924) », dans Pratiques no 38, 1983, cité par Saint-Amand (p. 74). Il semble quelque peu cavalier de conclure d’un péremptoire « toujours » l’étude de ce qui n’est qu’une occurrence particulière, historiquement située et diversement déterminée : n’y a-t-il pas, au même titre que des mariages, des communautés « de raison » – voire peut-être, pour celle qui nous occupe ici, de déraison ?
11 Est-ce à dire – s’il est vrai que « cette phase sociabilitaire », que ne parviendrait pas à dépasser le groupe, « ne manque pas de rappeler, en certains points, les premiers instants d’une relation amoureuse » – que le « bon Zutiste » serait au cénaclier ordinaire ce que le « pervers » plus ou moins « polymorphe », fixé à un stade pré-œdipien, est au sujet adulte « normal » ? D’où découlerait la réticence, voire le refus, de cette insaisissable et peut-être illusoire communauté, « secrètement cloisonnée » (p. 74), envers tout accomplissement dans le réel, en termes d’œuvre, d’engagement politique ou de capitalisation symbolique : elle s’en tiendrait, en termes freudiens, aux « satisfactions partielles », mais plurielles – aux « préliminaires ». Et c’est peu de dire que la représentation de la sexualité, qui émane de l’Album, ne se caractérise guère par l’orientation vers l’unique jouissance « génitale »…
12 Lettre de Léon Valade à Émile Blémont du 5 octobre 1871. Commotion, que notre auteur semble sous-estimer, lorsqu’il n’allègue que « l’effet d’un comportement qui amuse ou exaspère » (p. 76).
13 Ne rappelons ici, pour sa valeur particulièrement significative (par l’envoi qu’il en fit à Banville), que « Ce qu’on dit au Poète à propos de fleurs », où la baudruche censément poétique (« dans ton Vers ») des lys mensongers (« On n’en voit pas ! »), vénaux (« Pécheresses aux doux pas ») et réactionnaires (« monsieur de Kerdrel ») – hautement polysémiques, donc ! – se voyait sarcastiquement dégonflée aux dimensions de trois lettres du mot « clystère », préludant ainsi à leur inclusion dans les « clysopompes d’argent » de « Lys » (première contribution personnelle d’« A. R. » à l’Album)…
14 Mais bien sûr, on n’ira pas jusqu’à l’hypothèse fantaisiste de Michael Pakenham selon laquelle « la lettre dite “du Voyant” a[ura]it pu se lire comme un manifeste théorique ou comme un texte susceptible de donner une direction au groupe zutique dont il aurait pu prétendre au statut de chef de file » : hypothèse, à juste titre repoussée par Lionel Cuillé, « Album de table et coin zutique », La poésie jubilatoire, op. cit. p. 92.
15 Op. cit. p. 103 ; et ci-dessous, p. 409.
16 Ainsi le présentent d’abord, s’appuyant également sur le témoignage de Delahaye, Glinoer et Laisney, op. cit. p. 154 : « Le premier Cercle zutique (automne 1871) résiste à toute forme de classement, et constitue à ce titre une sorte d’exception dans l’histoire des sociabilités littéraires. » Ce qui ne les empêche pas de conclure, de ce que le sonnet liminaire fournit (avec quelque insistance) la dénomination du groupe et décline les noms de ses membres, « que ce cercle, qui se voulait le contraire d’un “groupe littéraire”, se pensait, peu ou prou, comme un cénacle » : ibid. p. 438.
17 Ainsi, de Danielle Sallenave à qui Pierre Bourdieu répondait sur ce point au seuil des Règles de l’Art ; ainsi, ajouterai-je, de Philippe Forest affirmant (non sans mépris) que le travail d’Anna Boschetti n’apportait rien de vraiment neuf sur le fond : « Poésie pure » (?), Art Press, déc. 2001.
18 Où l’on voit bien que nous sommes passés d’une époque, pourtant point si lointaine, où il s’agissait d’abord de faire face aux attaques anti-sociologistes, venues de l’extérieur et de partout (ainsi, au seuil de son essai, Boschetti s’attachait-elle à réfuter l’accusation assez générale de « réductionnisme » : op. cit. p. 19-21), à une époque (moins polémique ?) où il est loisible d’envisager, de l’intérieur, une sorte de droit d’inventaire de l’héritage bourdieusien : ce qui ne signifie pas pour autant qu’il soit, dans ses grandes lignes, accepté – ou du moins, toléré – partout…
19 Ou encore : « la position que ce groupe hypogéen occupe, sans vraiment l’occuper, dans le champ littéraire » (p. 23, je souligne).
20 Plus généralement, l’auteur le qualifie d’« [o]bjet fécond pour la sociocritique » (p. 150).
21 L’art de Rimbaud, Éditions Corti, « Les Essais », 2002 p. 7.
22 L’art de Rimbaud. Nouvelle édition revue et augmentée, Éditions Corti, « Les Essais », 2013 p. 371.
23 Les deux premières parties, comme l’explique Michel Murat dans son avant-propos, n’ont subi que des amendements de surface, et ont été quelque peu resserrées. On pourra donc se reporter au compte rendu qu’Éric Bordas en avait fait dans Parade sauvage no 20 (décembre 2004).
24 Op. cit., p. 373.
25 Ibid., p. 374.
26 Ibid., p. 378.
27 Ibid., p. 385.
28 Ibid., p. 386.
29 Ibid., p. 389.
30 Steve Murphy, « Une saison en enfer et “Derniers vers” : rupture ou continuité ? », Stratégies de Rimbaud, Honoré Champion, « Romantisme et modernités », 2004, p. 421-442 ; Michel Murat, voir infra ; Yoshikazu Nakaji, « Rimbaud autoportraitiste », Rimbaud à l’aube d’un nouveau siècle, Actes du colloque de Kyoto, sous la direction d’Hitoshi Usami, Klincksieck, 2006, p. 165-176.
31 De façon très symptomatique, le second « Délire » est le texte qui a été le plus étudié parmi les communications du dernier colloque rimbaldien en date, à Venise (Rimbaud poéticien, sous la direction d’Olivier Bivort, 28-29 novembre 2013, à paraître aux éditions Classiques Garnier en 2015). Yoshikazu Nakaji a proposé à cette occasion une lecture remarquable de la section, discutant les approches de Steve Murphy et de Michel Murat, lequel s’est essayé en réponse à une synthèse non moins stimulante des enjeux liés à l’ancrage du sujet rimbaldien dans la prose du récit de crise.
32 Op. cit., p. 392.
33 Ibid., p. 402.
34 Voir Yoshikazu Nakaji, « La “charité” dans Une saison en enfer », « Je m’évade ! Je m’explique. » Résistances d’“Une saison en enfer”, études réunies par Yann Frémy, Classiques Garnier, 2010, p. 145-158.
35 Op. cit., p. 410.
36 « L’histoire d’une de mes folies », Lectures des « Poésies » et d’« Une saison en enfer » de Rimbaud, sous la direction de Steve Murphy, Presses universitaires de Rennes, 2009, p. 305-316 ; « Les remaniements formels d’“Alchimie du verbe” », dans Rimbaud. Des Poésies à la « Saison », sous la direction d’André Guyaux, Classiques Garnier, 2009, p. 197-211.
37 Op. cit., p. 412.
38 Ibid., p. 411.
39 Voir « La folie dans Une saison en enfer ». Dix études sur « Une saison en enfer », recueillies par André Guyaux, Neuchatel, À la Baconnière, « Langages », p. 93-103.
40 Ibid., p. 412.
41 Ibid., p. 413.
42 Ibid., p. 414.
43 Ibid., p. 416.
44 Ibid., p. 420.
45 Ibid., p. 422.
46 C’est aussi le nom que s’est symboliquement donné le groupe de jeunes surréaliste orphelins de Breton pendant l’Occupation.
47 Op. cit., p. 429.
48 Ibid., p. 431.
49 Ibid., p. 432.
50 Ibid., p. 434.
51 Jacques Rivière, Rimbaud, Simon Kra, 1930, repris dans Rimbaud, dossier 1905-1925, éd. Roger Lefèvre, Gallimard, 1977, p. 176.
52 Jacques Rivière, Rimbaud, éd. cit., p. 95.
53 Op. cit., p. 440.
54 Idem.
55 Ibid., p. 444.
56 Ibid., p. 451.
57 Idem.
58 Voir « “Il faut être absolument moderne”, un slogan en moins pour la modernité », Modernité modernité [1988] Gallimard, « Folio-Essais », 1993, p. 123-127.
59 Ibid., p. 455.
60 Idem.
61 Ouvrage recensé, p. 467.
62 Op. cit. p. 384.
63 Op. cit. p. 144.
64 Op. cit., p. 196.
65 Op. cit. p. 346.
66 L’auteur fait référence à la dernière phrase d’Alchimie du Verbe : « cela s’est passé. Je sais aujourd’hui saluer la beauté ».
67 Op. cit. p. 462.
68 Citons « Les lettres d’Afrique de Rimbaud dans Le Pain dur de Claudel », Claudel Studies, XXIV, 1-2, 1997, p. 73-86, ou encore « La présence de l’anglais dans les poèmes de Rimbaud », Littérature, 121, mars 2001, p. 14-31.
69 Vivre Rimbaud selon C. F. Ramuz et Henri Bosco, Éditions Orizons, « Universités / Domaine littéraire », 2009, p. 10.
70 Même si la lecture des romans de Ramuz a été grandement facilitée par l’entrée de l’auteur vaudois à la Bibliothèque de la Pléiade en 2005, et que Bosco a récemment fait l’objet d’une étude approfondie de Robert Baudry (Henri Bosco et la tradition du merveilleux, Nizet, 2010).
71 Op. cit., p. 13.
72 Ibid., p. 36.
73 Ibid., p. 46-47
74 Au Sans pareil, « avec un portrait du poète par J.-L. Forain et une notice de Paterne Berrichon », en mai 1919, ainsi que dans Littérature, no 4, en juin 1919.
75 Ibid., p. 63-66.
76 Ibid., p. 128.
77 Dans un poème d’Îles et barques, « Au printemps l’amour se propage », où l’on trouve ce vers : « Des lactescences de l’amour » (ibid., p. 162).
78 Ibid., p. 180-183.
79 Ibid., p. 197.
80 Ibid., p. 205.
81 Ibid., p. 218-237.
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- ISBN: 978-2-8124-3675-8
- EAN: 9782812436758
- ISSN: 2262-2268
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-3675-8.p.0337
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 06-09-2015
- Periodicity: Annual
- Language: French