Présentation
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Observer et Décrire. Des insectes et des hommes
- Auteurs : Daniel (Yvan), Montandon (Alain)
- Pages : 7 à 11
- Collection : Carrefour des lettres modernes, n° 14
Article de collectif : 1/19 Suivant
Présentation
Pour prendre en considération l’éloignement entre l’humain et l’animal, et sans doute donc a fortiori l’animal quand il appartient aux différents ordres des insectes, la zoopoétique a cherché à remotiver ou à « déterritorialiser » son regard sur l’Autre et l’Ailleurs. Significativement, en ce sens, le titre du livre de Catherine Kerbrat-Orecchioni1 fait écho à l’essai de Tzvetan Todorov, Nous et les Autres2, quand l’essai d’Anne Simon en revient à Victor Segalen, le théoricien d’une « esthétique du Divers », pour évoquer un « exotisme3 » qui résume le sentiment de l’altérité face aux animaux et à leurs mondes. Il est possible d’émettre l’hypothèse que cette altérité se manifeste dans un sentiment d’étrangeté plus profond ou plus radical encore lorsqu’il surgit face aux mondes animaux de l’infime, quand la création littéraire doit investir des « microcosmos » fascinants – on songe ici à toutes les « petites bêtes » du film réalisé par Claude Nuridsany et Marie Pérennou en 1996, Microcosmos. Le Peuple de l’herbe –, et se confronter à l’infinie variété des morphologies et des comportements insectoïdes.
L’humain peut-il, en faisant appel à son sens de l’observation, à ses intuitions et à son imagination, dire l’insecte, le décrire avec pertinence, en faire le protagoniste ou l’élément majeur d’une fiction, ou même adopter son point de vue ?
Dans cette perspective, l’écriture scientifique semble d’abord la plus crédible, mais la zoopoétique engage constamment des échanges féconds avec les disciplines et les pratiques de l’écologie et des sciences de la nature, comme on le verra dans cet ouvrage, de sorte que pointer une forme de rivalité entre écriture scientifique et création littéraire 8semblerait aussi inutile que stérile. D’abord parce que, dans l’histoire des littératures, comme dans celle des sciences, on reconnaît plusieurs lignées importantes qui ont étroitement associé les approches scientifiques et littéraires, ensuite parce que les démarches de l’écrivain et du scientifique peuvent avoir en commun les mêmes centres d’intérêt, les mêmes activités et les mêmes pratiques, au premier rang desquelles celles, fondatrices et fondamentales, qui consistent à observer et décrire le monde. Or les insectes, parce que leurs petites tailles les font facilement échapper à l’attention, ou parce qu’ils provoquent souvent instinctivement la répulsion ou même un dégoût qui en détourne l’intérêt, apparaissent comme un défi au sens de l’observation et aux capacités de description. En se présentant sous la forme du tout petit, dans l’extrême variété de sa mobilité et de ses comportements, les insectes sollicitent tout spécialement les compétences de l’observateur, l’acuité de son regard, sa patience, sa force de concentration. Et, dans un second temps, ils mettent pareillement au défi les qualités de son écriture, sa capacité à exprimer le changement d’échelle, à formuler son intérêt ou sa sympathie à l’égard de l’animal, ils requièrent sa précision et son exactitude, en même temps que sa puissance évocatoire, en le plaçant cette fois devant des enjeux proprement littéraires, stylistiques. Car finalement, qu’il s’agisse du scientifique ou de l’écrivain, il s’agit toujours de mettre en discours l’expérience d’une rencontre avec l’animal, dont les prolongements restent toutefois à distinguer, bien qu’ils s’entremêlent souvent volontiers. Observer et décrire appellent en effet toujours d’autres activités, en suscitant différentes perspectives, dans l’optique de projets différents : pour le scientifique, l’observation et la description sont un préalable à l’expérimentation, à l’interprétation et à la théorisation, alors que chez l’écrivain, elles préparent et fondent la création imaginaire, la mise en fiction ou l’évocation poétique, la symbolisation et l’allégorisation, la fabulation…
L’observation des insectes est depuis les temps les plus anciens une activité pleine d’enseignements, où le désir d’accaparement et la curiosité se mêlent également à des frustrations. « La nature a indiqué aux premiers hommes l’unique méthode des découvertes, puisqu’elle les a mis dans la nécessité d’observer » (Condillac). C’est là un domaine riche pour l’exploration de la notion d’observation (observer des insectes et observer des étoiles sont des pratiques scientifiques à la fois semblables, 9mais aussi très différentes). Il était donc utile de considérer les différentes expériences, possibilités et méthodes d’observation.
Dans un premier temps, Alain Montandon insiste sur les requis nécessaires aussi bien culturels, scientifiques que linguistiques à toute observation aussi bien des insectes, à l’exemple de Fabre et de Bernardin de Saint-Pierre que de la société humaine, à l’exemple de Balzac, de Zola, de Proust et de Robbe-Grillet. Deux types d’observation, celle du flâneur qui interprète les signes de la vie urbaine et celle du voyeur dans La Jalousie, sont également opposés, entre désir de subjectivité et désir d’objectivité.
Apprendre à voir au microscope au xviiie siècle est en grande partie une affaire de langage : c’est en effet en décryptant, en décrivant, en discutant de la possibilité de s’accorder sur une observation mise en mots, que l’on oriente l’œil, que l’on apprend à chercher, et progressivement à comprendre ce que l’on voit. Nathalie Vuillemin examine ici ce lien entre voir et savoir sur le plan historique et théorique, tout en s’arrêtant ensuite sur le débat entre John Ellis et Carl von Linné sur l’identification des spores des champignons. Dans l’histoire de l’observation l’émergence d’une science de l’invisible est associée à la parution en 1665 de la Micrographia de Robert Hooke. Caroline Dauphin montre comment ce premier livre anglais à présenter des illustrations d’insectes observés au microscope dévoile sous un jour nouveau fourmis et puces. La puissance d’évocation de l’ouvrage, sa précision et sa poétique de l’enthousiasme qui recréent la scène d’observation témoignent que la rigueur scientifique n’est pas un obstacle à l’émerveillement.
Cependant les erreurs d’observation tiennent à de multiples facteurs tant dans le texte scientifique que dans le texte littéraire comme le rappelle Yvan Daniel : « manque d’examen » chez Aristote, Virgile ou Pline, obstacles épistémologiques comme chez Fabre ou approche subjective morbide comme dans Le Sphinx d’Edgar Allan Poe.
La figure de l’observateur-entomologiste, constate Lucien Derainne, renvoie à deux imaginaires opposés : l’objectivité d’un côté ; la sympathie de l’autre. De 1750 à 1850, les traités méthodologiques sur l’observation demandent à l’observateur d’entrer en sympathie avec l’objet qu’il observe. L’injonction à la pitié du naturaliste tout comme l’anthropomorphisme d’un Bernardin de Saint-Pierre disparaissent après 1850, tout en persistant dans la culture, comme on peut le voir avec L’Insecte de Jules Michelet.
10Les variations autour de la taille de l’insecte et la relativité des échelles de grandeur déterminent des images très différentes dont certains écrits de Chateaubriand ou de Hugo, mais aussi des films comme Microcosmos rendent compte. La question de la dimension et du repère interagit également d’après Philippe Antoine sur des questions morales et éthiques.
Concernant l’observation des insectes sociaux et des sociétés d’insectes, Bruno Corbara s’attache en scientifique à montrer à l’aide d’exemples comment on observe la division du travail social, la prise de décision collective réalisées entre autres chez l’abeille mellifère, et combien a été important le marquage individuel pour l’observation et la compréhension du fonctionnement des sociétés d’insectes.
Christiane Binet-Montandon, à la suite d’entretiens (compréhensifs et d’explicitation) sur la façon d’observer d’un entomologiste, pose les enjeux méthodologiques de telles approches. La méthode psycho-phénoménologique permet de comprendre combien observation et description sont tributaires des mots de la langue et des savoirs antérieurs, qui orientent le regard et qui parfois empêchent de voir. Cette corrélation entre observation et description est d’autant plus prégnante lorsqu’il s’agit d’une co-observation.
La question du langage de l’observateur est analysée par Frédéric Calas à l’exemple des écrits de Jean-Henri Fabre, entomologiste qui, grâce à des procédés comme la métaphore, les effets de liste, les présents syncrétiques, les présentatifs, crée une narration vivante à l’image même du vivant qu’il observe.
Cette recherche linguistique se retrouve chez ce grand écrivain plurilingue qu’était Vladimir Nabokov, lépidoptériste de renom qui se forma aux techniques de la recherche entomologique dans les grands musées d’histoire naturelle américains. En art comme en science, sa pratique et son écriture révèlent suivant Marie Bouchet son obsession pour le détail, dans la tentative de trouver des mots les plus en adéquation possible avec le monde riche et complexe des insectes et des hommes.
C’est aussi à travers le langage que Ramón Gómez de la Serna use de la « description-révélation » visant à aiguiser notre perception du réel pour aller vers plus de sens grâce aux aphorismes. Laurie-Anne Laget y dévoile comment l’observation de l’insecte au travers de ses Greguerías [Brouhahas] renouvelle les perspectives.
11Un autre éclairage est celui abordé par Sylvain Ledda à propos des insectes nécrophores dont l’observation fait l’objet au xixe siècle de nombreuses études érudites. Leurs représentations dans la littérature et les avancées scientifiques brisent un tabou concernant ces travailleurs de la mort.
C’est d’un autre point de vue, celui de l’enfance, examiné par Christiane Connan-Pintado, que la littérature de jeunesse conjugue documentaire et fiction pour approcher cet univers étrange grâce à l’intercession d’un médiateur informé recourant volontiers à l’anthropomorphisation. L’image soutient ou supplée la description en ouvrant le champ à l’interprétation artistique. L’exemple du peintre Eugène Delacroix témoigne, sous la plume de Marie-Christine Natta, du regard curieux, romantique, philosophe et mélancolique de l’artiste pour le petit monde des insectes dont la violence et la diversité n’ont cessé de le fasciner. Ce lien puissant avec la nature est partagé par Pierre Gascar, observateur exceptionnel des créatures les plus modestes, et dont l’œuvre écologiste originale est soulignée par Pierre Schoentjes.
Cet ouvrage de réflexion et d’analyse à partir des pratiques, méthodes et écrits entomologiques, d’un point de vue littéraire mais aussi épistémologique, a voulu examiner ce qu’observer et décrire veulent dire. Il s’inscrit dans le cadre d’une réflexion plus générale de sociopoétique sur les relations entre les êtres humains et les insectes et leurs représentations4.
Nous exprimons toute notre gratitude au CELIS et à sa directrice, Bénédicte Mathios, ainsi qu’au CÉRÉdI et à son directeur Sylvain Ledda, membre du conseil scientifique du séminaire et auteur, pour l’aide apportée à l’établissement du manuscrit.
Alain Montandon et Yvan Daniel
Université Clermont Auvergne, CELIS
1 Catherine Kerbrat-Orecchioni, Nous et les autres animaux, Paris, Labyrinthes, 2021.
2 Tzvetan Todorov, Nous et les Autres. La Réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Seuil, « La Couleurs des idées », 1989.
3 Anne Simon, Une Bête entre les lignes : essai de zoopoétique, Marseille, Wildproject, 2021, p. 16.
4 Le programme dirigé par Alain Montandon, Des insectes et des hommes comprend divers travaux sur les insectes dans la musique, en poésie, au théâtre, dans les arts (L’Insecte dans tous ses états, PUBP, 2022) et un dictionnaire culturel et littéraire de l’insecte.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-13107-6
- EAN : 9782406131076
- ISSN : 2494-7520
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13107-6.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 27/07/2022
- Langue : Français
- Mots-clés : Insecte, littérature pour la jeunesse, poésie, entomologie, R. Hooke, J. H. Fabre, microscope, échelle, écocritique