Préface
- Publication type: Article from a collective work
- Collective work: Mythe, histoire et littérature au Moyen Âge
- Author: Vincent (Catherine)
- Pages: 7 to 12
- Collection: Encounters, n° 282
- Series: Medieval civilization, n° 23
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Préface
Faire travailler ensemble historiens et historiens de la littérature est une aventure scientifique déjà maintes fois tentée, pour un profit qui n’est plus à démontrer. Mais les associer autour d’un sujet aussi riche, complexe et débattu que le mythe, qui plus est pour en étudier la place dans la littérature et l’histoire, était un pari d’une grande audace, lancé par deux groupes de recherche de l’Université Paris – Nanterre, le Centre des Sciences de la Littérature française (EA 1586) et le Centre d’Histoire sociale et culturelle de l’Occident (EA 1585). On saura gré à Jean-Pierre Bordier, professeur de littérature médiévale à l’Université Paris – Nanterre, d’avoir pris l’initiative de donner corps aux travaux de la journée d’étude ainsi organisée, sous la forme de ce volume.
Le lecteur averti ne manquera pas de se demander s’il y avait encore place pour une réflexion sur le mythe : en effet, la notion a donné lieu à de nombreuses études qui font autorité, dont l’œuvre marquante de Claude Lévi-Strauss. Il ne pourra plus en douter, après avoir pris connaissance des différentes contributions de cet ouvrage. Celles-ci proposent sur le sujet des réflexions foisonnantes, parfois discordantes – mais n’est-ce pas l’intérêt de tout échange ? – qui englobent un vaste champ thématique au sein de la production littéraire de l’Occident médiéval et confrontent des regards avant tout complémentaires. La spécificité de l’approche du mythe proposée en ces pages réside dans le fait que celle-ci se concentre sur le Moyen Âge et sur la circulation des différentes sources d’inspiration mythique au sein de la production littéraire de la période, production comprise en un large sens.
Substantielle introduction problématique à la thématique de la rencontre, la première contribution, due à Jean-Louis Backès, revient longuement sur la genèse du vocable même de « mythe », rappelant tout ce que celui-ci doit à la vision romantique et s’interrogeant sur le fait que le sens donné au mot, plus particulièrement dans son emploi de 8« mythe primitif », n’a pas eu cours au Moyen Âge qui avait recours à celui de « fable » : « mythe » n’apparaît dans le vocabulaire qu’à partir de 18031. Sur ce point comme sur d’autres, le lecteur ne peut manquer d’être frappé de la marque profonde apposée par le xixe siècle sur notre perception de la période médiévale et, en conséquence, sur la nécessité, à laquelle répond l’auteur, d’en prendre la pleine mesure pour en être le moins dupe possible. La distinction entre mythe et fable, qui est ici analysée, permet de mettre en valeur tout le travail critique dont les récits mythiques ont été l’objet, quelles qu’en soient les provenances, avant même le christianisme, mais encore plus abondamment et systématiquement sous son influence. Conscients de l’enjeu des débats théoriques, les auteurs suivants, tout spécialement Jean-Jacques Vincensini, posent au seuil de leur propos leur conception du mythe, pointant chacun à sa manière les principaux débats que suscitent les récits qualifiés de mythiques : la question de leur genèse, antérieure ou non à leur formalisation littéraire ; celle de la fonctionnalité socio-historique du discours mythique – est-il là pour « apprendre » quelque chose sur les origines de l’humanité, l’ordre du monde, la destinée de l’homme, vision récusée par Claude Lévi-Strauss, alors qu’elle est défendue par Paul Ricœur qui voit dans le mythe un « récit fondateur », un « récit instaurateur » ? – et celle, corrélative, de la part à accorder dans les récits mythiques, surtout littéraires, à la créativité gratuite, à l’imaginaire, au pur jeu poétique.
Dans un second temps, les différentes contributions appliquent ces débats théoriques à des domaines mythiques très variés. Suivant la traditionnelle répartition des « matières littéraires » établie par Jean Bodel dans son Prologue de la Chanson des Saxons, sont en effet abordées aussi bien la matière de Bretagne que celle de Rome, largement représentée, tandis que celle de France se fait plus discrète. Une étude est également consacrée à cette matière inclassable qu’est le cycle du Graal : faut-il reprendre à son propos la notion de « matière biblique », comme il a été récemment suggéré2 ? Une telle confrontation des sources mythiques d’inspiration dont usèrent les auteurs médiévaux permet 9aussi de s’interroger sur leurs possibles contaminations entre elles et sur la capacité inventive de la période à cet égard, soulignée notamment à propos du récit du Graal qui en est le fruit direct : Jean-René Valette y voit la naissance d’un authentique « mythe littéraire », à la jointure précisément du mythe, au sens ethnico-religieux, et de la littérature. La réappropriation peut aussi être l’occasion d’une véritable recréation, qu’éclaire le contexte dans lequel celle-ci a eu lieu. Le cas de Troie, abordé par Catherine Croizy-Naquet, est à ce titre très éclairant, puisque dans les romans médiévaux qui lui sont consacrés, la ville est envisagée, autour d’Hélène et Pâris, figures proprement mythiques, et avant de subir les malheurs que l’on connaît, comme le symbole d’un « paradis », tout autre que celui que dépeignent les auteurs chrétiens, lieu antithétique que caractérise le « primat de la jouissance », concurrençant par « son exemplarité et son aspect cyclique » la Cité de Dieu.
La perspective historique donnée à la problématique de la journée invitait sans doute les contributeurs à privilégier dans leur réflexion les divers modes d’appropriation des objets mythiques par les auteurs médiévaux. Les études sont en effet nombreuses à mettre en évidence la grande plasticité du discours relatif au mythe, sa recréation permanente et les phénomènes d’appropriations successives auxquels il a donné lieu. La démonstration est éloquente lorsque le discours s’applique à des héros de l’Antiquité qui, tel Alexandre, ont de leur vivant préparé l’amplification épique qu’ils souhaitaient voir s’élaborer à partir de leur propre histoire. En l’occurrence, il s’agit de premiers pas qui n’ont fait que lancer un processus d’écriture mythique aux développements continus et variables, en fonction des aspirations des générations successives, processus au fil duquel il est manifeste, comme l’expose Laurence Harf-Lancner, que mythe antique et mythe médiéval ne se recouvrent pas, sans parler des étapes ultérieures franchies par le héros aux époques moderne et contemporaine. Les phénomènes de captation et d’adaptation peuvent être aisément débusqués dans le contexte des productions de cour, comme il est démontré pour les Douze triomphes du roi Henry VII (1497). C’est ainsi que les premières années du règne du souverain anglais ont été rapportées, au prix de quelques contorsions, aux douze travaux d’Hercule, par la plume de Bernard André, bon représentant de ces auteurs « mercenaires » qui fleurissent à la fin du Moyen Âge et au début de la Renaissance, constituant une « petite 10troupe de flagorneurs internationaux », pour reprendre les formules percutantes de Gilles Lecuppre.
Guidé par une perspective qui n’est plus politique mais se rattache directement aux préoccupations doctrinales et pastorales du moment, Pierre Damien a, dans une démarche analogue décryptée par Marie-Anne Polo de Beaulieu, pris appui sur les récits légendaires et mythologiques qui courent depuis l’Antiquité à propos du lac Averne, situé près de Pouzzoles, en Campanie, pour forger une explication du devenir des âmes après la mort. Le contexte est ici celui des mutations qui s’opèrent en Occident dans la présentation de l’au-delà chrétien. La conception binaire de deux lieux étanches, Enfer/Paradis, cède peu à peu le pas à celle qui inclut une troisième voie, le Purgatoire, dont la parenté avec l’Enfer, pour ce qui est des souffrances endurées, ne doit pas faire oublier le changement radical qu’elle introduit : celui d’une porosité entre ce lieu et la demeure céleste des élus, ou plus exactement la succession de deux temps : celui de la purification, qui précède celui de la vision béatifique. Dit autrement, c’est la voie ouverte au triomphe de la miséricorde sur la rigueur de justice. Encore fallait-il faire comprendre ces « novelletés » et inculquer le principe de la solidarité de salut entre les fidèles. Cette dernière se manifeste par l’instauration, à l’initiative de Pierre Damien, dans son abbaye de Fonte Avellana, d’une prière spéciale pour les âmes en souffrance, le lundi matin, au moment où celles-ci retrouvent leur lieu de supplice après le répit du dimanche (le jour du Seigneur). Pour donner l’intelligence de réalités aussi complexes que déroutantes, le rigoureux réformateur a cru bon d’adapter les récits antiques et de suivre la présentation que ceux-ci opèrent des âmes sous forme de petits oiseaux noirs. Mais ce faisant, – et ce n’est pas le moindre intérêt du dossier – il semble qu’il n’ait pas emporté l’adhésion des autres personnalités ecclésiastiques qui en eurent connaissance, tel l’abbé Didier du Mont-Cassin ou Humbert de Moyenmoutier, chancelier et bibliothécaire de l’Église de Rome, également gagné aux idées réformatrices. Ceci n’a cependant pas empêché le récit de circuler, relayé au xiiie siècle par le Speculum historiale de Vincent de Beauvais ou quelques recueils d’exempla… mais aussi d’être concurrencé par d’autres récits moins marqués par les références antiques.
Dans l’aventure des captations mythiques, il y eut des tentatives plus ou moins heureuses ! Celle de la réorientation de la figure de 11Pygmalion, présentée par Marylène Possamaï-Perez, semble avoir connu une meilleure fortune. Revu selon une conception résolument chrétienne, le héros antique est devenu une figure christique ou plutôt une figure proprement divine, celle du Créateur, allant jusqu’à prendre la dimension trinitaire du Dieu chrétien. La démonstration rejoint ici, par un tout autre biais, les thèses récemment avancées par Caroline Bynum qui voit dans les derniers siècles du Moyen Âge un temps profondément marqué par la réflexion sur l’acte créateur et sur son fruit, la matière, que celle-ci soit corps humain ou corps animal, substance végétale ou substance minérale3.
Ce trop bref panorama laisse entrevoir, par delà la communauté méthodologique des approches, la diversité des sources mobilisées par les études qui composent cet ouvrage. Parmi des analyses qui font large place aux œuvres narratives et à la créativité dissimulée derrière la reprise de thèmes anciens, bien consciente qu’il ne saurait être question de tout embrasser en une seule journée, on ne peut cependant s’empêcher de penser que les sources hagiographiques auraient pu trouver leur place. Celles-ci – le fait a été brillamment démontré – offrent en effet de beaux exemples du processus de réécriture, qui auraient sans doute permis de s’interroger encore plus directement sur la notion, utilisée au fil de ces pages, de « mythe chrétien4 ». Si l’on peut sans peine démontrer en quoi le cycle du Graal relève de la création d’un « mythe » chrétien, il n’échappe pas que la vision du monde propre au christianisme est fondée sur une lecture avant tout historique et se diffuse à partir de récits qui sont ancrés dans des repères chronologiques précis (le recensement impérial, pour la naissance du Christ ; le gouvernement de Pilate, pour sa mort) et entendent, même quand l’affaire se révèle acrobatique, se rattacher à des personnes bien attestées. Pensons notamment à tous les récits de légendes de fondation qui se développent librement à partir d’une figure scripturaire, telle celle de Pierre, ou les traditions narratives qui illustrent telle personnalité charismatique, dont l’exemple de François d’Assise constitue pour la période médiévale l’un des plus suggestifs.
12Que soit de nouveau exprimée la vive gratitude des auditeurs de cette journée envers les organismes qui en ont rendu possibles la tenue et la publication, le Centre d’Histoire sociale et culturelle de l’Occident et le Centre des Sciences de la Littérature française, tous deux appartenant à l’université de Paris – Nanterre, ainsi que l’Institut universitaire de France.
Catherine Vincent
Université Paris – Nanterre (CHiSCO)
Institut universitaire de France
1 Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 1998, p. 2333.
2 « La notion de matière littéraire au Moyen Âge », colloque international organisé par le CELLAM-CETM (Université Rennes 2) et le CESCM (Université de Poitiers), avec le concours de l’Institut universitaire de France, les 12-13 mars 2015 et 21-22 mai 2015, par Catalina Girbea et Christine Ferlampin-Acher.
3 Bynum, Caroline Walker, Christian materiality: an essay on religion in Late Medieval Europe, New York, Zone Books, 2011.
4 Goullet, Monique, Écriture et réécriture hagiographiques. Essai sur les réécritures de Vies de saints dans l’Occident latin médiéval (viiie-xiiie siècle), Turnhout, Brepols, 2006.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-06381-0
- EAN: 9782406063810
- ISSN: 2261-1851
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06381-0.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 10-06-2017
- Language: French