Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Motivation et intentionnalité. Sur un présupposé de la phénoménologie d’Edmund Husserl
- Auteur : Tengelyi (László)
- Pages : 7 à 11
- Collection : Philosophies contemporaines, n° 6
Chapitre d’ouvrage : 1/15 Suivant
Préface
Dans le présent ouvrage, Bernard Barsotti s’efforce d’accomplir une tâche qui, depuis longtemps, n’a cessé d’inquiéter la nouvelle phénoménologie en France. Pour faire comprendre cette tâche, il convient de jeter un coup d’œil sur l’histoire du mouvement phénoménologique. À cette fin, il nous suffit d’en distinguer trois étapes majeures.
1o Dans les deux premières décennies du vingtième siècle, Husserl avait développé une phénoménologie transcendantale fondée entièrement sur l’idée d’une donation de sens par la conscience intentionnelle. En peu de temps, cette idée fondamentale devait provoquer des protestations et des critiques. Dès les années vingt, Heidegger s’était attaqué à la fondation husserlienne de la phénoménologie en lui opposant la notion d’une transcendance ontologique qu’il tenait indissociable de ce qu’il nommait l’être-au-monde.
2o Il était pourtant réservé à des phénoménologues français comme Merleau-Ponty, Ricœur, Henry et Lévinas de découvrir et de décrire des phénomènes concrets qui se soustrayaient au régime d’une donation de sens par la conscience intentionnelle. Déjà, dans la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty envisageait un « sens spontané » qui ne se laissait pas réduire à une activité consciente de l’ego. Au début des années soixante, Ricœur se consacrait à l’étude des symboles qui, loin d’être de simples produits de la conscience, étaient censés lui « donner à penser » (Symbolique du mal, Seuil, Paris, 1960, « Conclusion »). En même temps, dans son premier grand ouvrage, Henry a opposé l’affectivité comme auto-révélation de la vie incarnée à toute manifestation extatique par la conscience intentionnelle. Finalement, Lévinas a décrit l’épiphanie du visage comme un événement qui opère « une “inversion” de l’intentionnalité » (Totalité et infini, M. Nijhoff, La Haye, 1961, p. 61). Une caractéristique de toutes ces tentatives était pourtant qu’elles ne portaient que sur des phénomènes particuliers et fort paradoxaux, 8voire sur des hyperphénomènes et des non-phénomènes, qui, comme tels, ne pouvaient aucunement être considérés comme des modèles des phénomènes normaux.
3o C’est à ce point que la phénoménologie française des deux dernières décennies se distingue de ces tentatives plus anciennes. Les démarches contemporaines, aussi divergentes soient-elles, ont ceci de commun qu’elles ne visent plus simplement à exposer des phénomènes paradoxes, des hyperphénomènes ou des non-phénomènes, mais qu’elles sont bien plutôt destinées à faire apparaître la forme normale des phénomènes sous un nouveau jour. Les phénoménologues contemporains ont bien évidemment recours aux analyses de la génération précédente, mais ils s’attachent à en tirer des conséquences qui ne concernent rien de moins que le concept général du phénomène comme tel. C’est ainsi que, dans ses Méditations phénoménologiques, Marc Richir s’appuie sur Merleau-Ponty pour faire voir le phénomène en tant que tel, dans sa forme normale, comme un « sens se faisant ». Il n’est pas difficile de voir qu’un sens se faisant représente un défi à l’idée d’une donation de sens par la conscience intentionnelle. D’une façon similaire, Jean-Luc Marion recourt à Henry, Lévinas et Ricœur pour rassembler dans une esquisse systématique les phénomènes les plus paradoxaux, mais, à l’opposé de ces penseurs, il interprète ces phénomènes singuliers comme des modèles qui « établi[ssent] à la fin la vérité de toute phénoménalité » (Étant donné, P. U. F, Paris, 1997, p. 317). Ce n’est pas dans l’intentionnalité constituant tout sens qu’il découvre cette « vérité de toute phénoménalité », mais bien plutôt dans une « contre-intentionnalité », c’est-à-dire dans une « inversion » de l’intentionnalité, qui permet à un « effet de sens » de s’établir « en soi et par soi » (cf. Étant donné, op. cit., p. 74).
C’est cette rupture avec l’idée d’une donation de sens par la conscience intentionnelle qui sert d’arrière-plan à toute l’entreprise de Bernard Barsotti. C’est surtout l’idée d’une « inversion » de l’intentionnalité qu’on doit avoir en vue pour comprendre la fin principale qui est poursuivie dans le présent ouvrage. L’auteur essaie de montrer que, déjà chez Husserl lui-même, il y a « une deuxième instance, autre que l’intentionnalité, au sein de la corrélation intentionnelle » (p. 23). Cette « deuxième instance » n’est rien d’autre que la motivation, une notion que Husserl utilise environ cinq mille fois dans son œuvre publié 9(cf. p. 21 etc.), sans en faire pourtant, à l’exception d’un petit nombre de textes, l’objet d’une considération thématique. Mais bien qu’elle reste, la plupart du temps, un simple « concept opératoire » chez Husserl, la motivation est, selon l’auteur, une notion tout aussi fondamentale que l’intentionnalité elle-même. En effet, elle « exprime la courbure immanente de l’espace intentionnel », qui interdit de concevoir l’intentionnalité « comme unique clef de voûte de la phénoménologie » (p. 67). B. Barsotti découvre dans la notion de motivation « une contre-catégorie de l’intentionnalité » (voir p. 23) ou même une « anti-intentionnalité » (p. 59), qui est pourtant en même temps la « condition de possibilité » de toute intentionnalité (cf. p. 61) ou même « la source de la vie intentionnelle » (p. 77).
C’est cette thèse principale que l’ouvrage est destiné à démontrer. À cette fin, une enquête lucide et pénétrante est mise en œuvre. Les recherches portent sur des régions aussi différentes que le langage, la corporéité, la psychologie, l’intersubjectivité, la vie de l’esprit et l’histoire. Il est montré que la notion de motivation reste une et la même dans toutes ces régions. B. Barsotti entreprend de définir cette notion générale de motivation en montrant qu’il s’agit d’un « genre de causalité » (p. 17) qui, contrairement à l’avis de Dilthey, « ne se limite pas au domaine de l’autonomie spirituelle, psychologique, voire somatique de l’homme » (p. 17-18), mais s’étend à toutes les régions mentionnées. Une analyse du débat de Husserl avec Dilthey met en évidence que la motivation peut être considérée comme une « affaire de causalité phénoménologique » (p. 17) ; son extension est donc aussi large que celle de la phénoménologie elle-même.
Pour faire ressortir les traits principaux de ce genre particulier de causalité, l’auteur se penche sur la corrélation intentionnelle, ainsi qu’elle a été analysée par Husserl. Il y fait voir « un flux de motivation qui parcourt la corrélation en sens inverse, des noèmes aux noèses » (p. 63). Selon lui, il faut « justifier l’autonomie réelle du noématique » pour mettre « la phénoménologie à l’abri du reproche d’idéalisme subjectif » (p. 155).
Cette idée d’une motivation noématique est élucidée par des considérations qui portent, d’une part, sur l’intersubjectivité et, d’autre part, sur la vie de l’esprit. En ce qui concerne l’intersubjectivité, elle est interprétée comme un rapport « inter-noématique » ; mais c’est surtout 10la vie de l’esprit, la culture collective, ainsi qu’elle est analysée dans la troisième partie des Idées directrices… II, qui acquiert une importance majeure dans l’argumentation de B. Barsotti. Nous lisons en effet dans un passage remarquable du présent ouvrage : « La corrélation noético-noématique des Ideen I reste une abstraction transcendantale, tant que l’on n’introduit pas en elle les analyses sur la motivation des Idées directrices… II, qui en font la corrélation universelle concrète, “grande énigme des temps modernes” dont Husserl a fait “le travail de toute [sa] vie” » (p. 173). Il est ajouté que « la motivation noématique oppose [au parallélisme noético-noématique commandé par les “complexes noétiques”] une orientation anti-intentionnelle, inscrite au cœur de la vie intentionnelle : les complexes noématiques rétro-agissent sur la sphère noétique » (p. 173).
L’ouvrage présent ne laisse aucun doute sur la nécessité de réviser l’image traditionnelle qu’on s’est formée de la phénoménologie husserlienne. B. Barsotti révèle, dans les considérations husserliennes sur la motivation, quelques éléments de pensée qui sont de nature à apporter des altérations fondamentales à la corrélation noético-noématique et qui remettent en question l’idée d’une constitution de sens par la conscience intentionnelle. Pourtant, ces altérations, aussi profondes que soient-elles, ne touchent pas aux convictions philosophiques les plus fondamentales de Husserl. Il appert surtout du dernier chapitre de l’ouvrage que B. Barsotti adhère sans hésitation à l’idée husserlienne d’une philosophie de la raison. C’est le problème de l’histoire qui est considéré dans ce chapitre. L’histoire apparaît ici comme le processus d’une formation spontanée de sens culturel. Même s’il prend ses distances par rapport au schéma téléologique appliqué par Husserl à ce processus, B. Barsotti est très loin de réduire l’histoire, par exemple avec Ludwig Landgrebe, à une pure et simple facticité. Il essaie bien plutôt d’y faire ressortir un processus de « générativité », qui témoigne de la « puissance d’auto-engendrement du sens » (p. 240). C’est « l’événement temporel de la recréation rationnelle du sens » qu’il met au centre de ces réflexions sur l’histoire (p. 259).
Ces réflexions amènent le lecteur à s’apercevoir d’un chemin qui ne peut plus être parcouru dans le présent ouvrage. Pour indiquer ce chemin, B. Barsotti s’appuie sur une distinction entre « motivation empirique (Erfahrungsmotivation) » et « motivation transcendantale ». 11Les termes employés dans cette distinction peuvent aisément induire en erreur, parce qu’ils suggèrent une opposition de principe entre ce qui est empirique et ce qui est transcendantal. En réalité, ce n’est pas en principe que la motivation empirique se distingue de la motivation transcendantale ; elle en constitue simplement l’application à des régions particulières. En ce sens, c’est seulement la motivation empirique qui est étudiée dans le présent ouvrage ; l’« essence transcendantale » de la motivation reste encore à considérer. Pour y parvenir, il faut soumettre la temporalité et la subjectivité à une nouvelle analyse. Cette tâche est pourtant réservée à un nouvel ouvrage, qui s’inscrira dans le prolongement des recherches actuelles.
Mais la fonction de la présente étude ne se réduit nullement à une simple préparation à l’enquête sur la motivation transcendantale. Au contraire, les régions particulières, qui font l’objet d’une analyse pertinente dans le présent ouvrage, méritent d’être considérées pour elles-mêmes. Elles sont toutes d’une grande richesse et complexité ; et ensemble elles permettent à l’auteur de donner une vue presque panoramique de la phénoménologie. Elles sont donc excellemment choisies pour éveiller un nouvel intérêt pour la notion difficile, mais extrêmement féconde, de motivation.
László Tengelyi1
1 László Tengelyi, né en Hongrie en 1954, mort en 2014, fut Professeur à la Bergische Universität de Wuppertal, Professeur-invité des Universités de Poitiers, de Nice, et de Paris-I-Sorbonne, ainsi que Président de la Société allemande pour la recherche phénoménologique. Il est l’auteur notamment de L’histoire d’une vie et sa région sauvage (J. Millon, 2005) et de Monde et infinité : Le problème d’une métaphysique phénoménologique (Welt und Unendlichkeit : Zum Problem phänomenologischer Metaphysik, Karl Aber, 2014).
- Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN : 978-2-406-07301-7
- EAN : 9782406073017
- ISSN : 2427-8092
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07301-7.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 05/04/2018
- Langue : Français