À propos de cette édition
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Lettres écrites des rives de l’Ohio
- Pages : 69 à 73
- Collection : Bibliothèque du xviiie siècle, n° 41
- Série : Americana, n° 2
À PROPOS DE CETTE ÉDITION
« Ces lettres, ayant été arrêtées par la police, sont très rares » note Joseph-Marie Quérard en 1833 au sujet des Lettres écrites des rives de l’Ohio de Claude-François-Adrien de Lezay-Marnésia (1735-18001). Elles le sont demeurées jusqu’à nos jours puisque la présente édition est la première à paraître depuis 18002. Quelles furent les circonstances de leur publication originale et pourquoi subirent-elles les foudres de la censure ? À son retour en France après un périple de vingt-deux mois aux États-Unis, Lezay-Marnésia séjourne à Paris entre le 20 juin et le 16 septembre 1792. C’est à cette période qu’il confie à Prault le manuscrit des Lettres écrites des rives de l’Ohio, avec les suites qu’il décrit dans un texte publié l’année de sa mort : « Les circonstances n’ont pas permis qu’on en laissât paraître trois [lettres], imprimées comme essais, chez Prault en 1792. Alors régnait la Gironde. À la Gironde d’autres factions ont succédé et la liberté de la presse n’a plus été que celle de courir tous les risques3 ».
La proscription des Lettres par le parti Girondin peut surprendre dans la mesure où son chef de file, Jacques-Pierre Brissot, s’était exprimé en faveur de l’émigration française aux États-Unis. Brissot regardait les solitudes américaines comme le lieu rêvé pour se débarrasser d’une plèbe menaçante tandis que les colonies imaginées par ses compatriotes dans le Nouveau Monde promettaient à la France des partenariats commerciaux fructueux4. Un an après l’interdiction des Lettres, les Girondins avaient toujours les yeux tournés vers l’Amérique comme le prouve la mission 70qu’ils confièrent à Edmond-Charles Genêt : lever une armée aux États-Unis afin de gagner à la cause de la République la Louisiane, la Floride et le Canada, alors sous domination espagnole et britannique5. « Les Girondins avaient pour objectif de créer des républiques-sœurs partageant les “intérêts économiques et politiques” de la France et des États-Unis » observe Suzanne Desan6. Leurs intérêts et ceux de Lezay-Marnésia ne pouvaient-ils pas converger dans la mesure où le marquis souhaitait la création d’une colonie française dans le Territoire du Nord-Ouest7 ? Deux prises de position politiques distinguent toutefois les projets de Lezay-Marnésia de ceux des Girondins.
D’une part, les Lettres décrivent une colonie ayant coupé tous liens diplomatiques et commerciaux avec la patrie de ses fondateurs. En signe d’affection, Lezay-Marnésia ne prévoyait d’apporter à cette dernière qu’un tribut d’arbres du Nouveau Monde : sans doute Brissot et ses alliés espéraient-ils des avantages plus substantiels de leurs futurs établissements en Amérique8. En outre, les Lettres appellent outre-Atlantique les mécontents et les victimes de la Révolution : aristocrates, prêtres, moines, religieuses, magistrats, militaires, négociants et artistes sont invités par Lezay-Marnésia à le rejoindre au plus tôt. Certes, son œuvre ne préconise pas la formation d’un noyau de population française en Amérique dont les membres se prépareraient à retourner chez eux les armes à la main. Mais en exhortant leurs lecteurs à quitter la France pour fonder outre-Atlantique une colonie édifiée sur les principes politiques des Monarchiens9, il n’est pas étonnant que les Lettres aient excité la mauvaise humeur des Girondins. Ces diverses raisons – auxquelles on pourrait ajouter la réputation d’aristocrate réactionnaire qu’avait acquise Lezay-Marnésia en émigrant pour le Scioto, réputation à laquelle Brissot 71n’avait aucun intérêt à s’associer10 – expliquent la censure qui frappa son recueil épistolaire en 1792.
Pour des raisons différentes, le deuxième rendez-vous des Lettres écrites des rives de l’Ohio avec le public fut également manqué. Lors de leur réédition en 1800, elles ne rencontrèrent pas le succès que leur mérite intrinsèque pouvait leur valoir. Œuvre d’un Encyclopédiste, elles appartiennent à la littérature des Lumières par la reprise d’un thème omniprésent au dix-huitième siècle – l’utopie – tandis que leur tonalité pastorale s’inspire autant de La Nouvelle Héloïse (1761) que des Lettres d’un cultivateur américain (1784, 2 vol. ; 1787, 3 vol.) de Saint-John de Crèvecœur. Malheureusement pour ces lettres d’Ohio, quelques mois à peine après leur deuxième publication, parut une « sorte de poème, moitié descriptif, moitié dramatique » : Atala (180111). Le récit de Chateaubriand suscita chez ses lecteurs un frisson nouveau et imposa son tableau à la fois chatoyant et mélancolique comme un modèle d’après lequel former leurs représentations ultérieures de l’Amérique du Nord12. Réapparues trop tard dans un monde changé, les Lettres écrites des rives de l’Ohio peuvent être lues comme le dernier texte d’une tradition que Chateaubriand vint clore pour inaugurer la sienne.
En 1800, Lezay-Marnésia avait néanmoins bon espoir de connaître le succès. Dans une note de la seconde édition du Plan de lecture pour une jeune dame, il annonce qu’il se tient prêt à enrichir son recueil d’autres missives rédigées outre-Atlantique. Cette note permet d’éclairer une importante caractéristique formelle des Lettres écrites des rives de l’Ohio : Lezay-Marnésia ne les concevait pas comme un espace définitivement clos mais comme une collection promise à s’agrandir au cas où le public réserverait un accueil favorable à des textes qu’il ne lui présentait qu’à titre d’essai. Il évoque un « recueil considérable de lettres écrites de l’Amérique septentrionale » qui, quoiqu’il ait été largement détruit au cours de la Révolution, était suffisamment long pour « composer un volume13 ». Nous avons donc accès à un ouvrage que Lezay-Marnésia 72regardait comme le premier essai d’un livre à compléter progressivement, sur le modèle, peut-être, des Letters from an American Farmer de Saint-John de Crèvecœur qui n’avait cessé d’amplifier son œuvre entre 1782 et 1787.
Cette ouverture constitutive des Lettres de Lezay-Marnésia a inspiré certains de mes choix éditoriaux. Aux côtés des trois missives publiées sous le titre Lettres écrites des rives de l’Ohio, d’autres textes où Lezay-Marnésia évoque les États-Unis ont été reproduits dans les annexes. Si je n’ai pas inclus des extraits de sa correspondance privée – de nombreux fragments de cette dernière ont été publiés par Élisabeth Bourget-Besnier – c’est parce que j’ai voulu privilégier les textes qui, diffusés auprès de ses contemporains, ont contribué à modeler leur représentation imaginaire de l’Amérique et influencé la décision prise par certains d’entre eux de s’y rendre à leur tour. J’ai donc reproduit les lettres de Lezay-Marnésia que la Compagnie du Scioto publia en 1791 dans son Nouveau prospectus ainsi que sa « Lettre à M. Audrain », parue dans la seconde édition du Plan de lecture pour une jeune dame (1800). En outre, dans le souci d’éclairer de jours mutliples l’aventure américaine de Lezay-Marnésia, je fais figurer dans les annexes les fragments de textes où le marquis apparaît comme personnage : la traduction d’un extrait du roman de Hugh Henry Brackenridge, Modern Chivalry (1792-1815), où Lezay-Marnésia est décrit à l’époque où il vivait non loin de Pittsburgh, ainsi qu’un long passage des Souvenirs14 du fils cadet de Lezay-Marnésia où ce dernier raconte son voyage en Amérique aux côtés de son père, parfois pour contredire et souvent pour compléter les Lettres écrites des rives de l’Ohio. Si les textes de Brackenridge et d’Albert de Lezay-Marnésia ne sont pas dépourvus d’inexactitudes occasionnelles (Brackenridge attribue au marquis un rôle dans la contre-Révolution que celui-ci n’a pas joué tandis qu’il arrive au fils de Lezay-Marnésia d’errer dans la chronologie de leur périple), ils n’en permettent pas moins de combler certaines lacunes des Lettres, de faire surgir des doutes au sujet de la véracité de plusieurs scènes qu’elles décrivent et de comprendre plus en profondeur les projets et le caractère d’un homme dont les échecs successifs et le manque de sens pratique sont parfois prétexte à des caricatures faciles15. 73Loin d’être – ou d’être seulement – cet aristocrate obtus, rétrograde et rêveur que l’on est parfois tenté de railler, Lezay-Marnésia est aussi un contempteur des abus de la monarchie absolue, un réformiste, un théoricien et un praticien de la philanthropie ainsi qu’un penseur utopique dont l’œuvre dialogue avec les écrits de Fénelon, Montesquieu, Prévost, Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre.
C’est l’édition de 1800 des Lettres écrites des rives de l’Ohio qui est publiée ici. J’ai modernisé la ponctuation et normalisé l’orthographe dans le texte de Lezay-Marnésia comme dans les annexes. Sauf mention contraire, les notes sont les miennes. Elles sont précédées de la mention [Note de l’auteur] lorsqu’elles sont de la main de Lezay-Marnésia. Dans le cas d’un commentaire portant sur l’une des notes de Lezay-Marnésia, celui-ci est placé entre crochets. J’ai traduit les citations d’ouvrages et d’articles rédigés en anglais à moins qu’une mention contraire ne précise autrement.
Je tiens à remercier la Beinecke Library de l’université de Yale ainsi que la fondation Whiting pour les bourses de recherche qu’elles m’ont généreusement accordées. Je souhaite également exprimer ma reconnaissance au département de Français de l’université de Yale ainsi qu’au département de Français et d’Italien d’Ohio State University pour leur appui au cours de mon travail. Toute ma gratitude va à celles et ceux qui ont accompagné les diverses étapes de la préparation de cette édition : Guillaume Ansart, Michel Delon, Suzanne Desan, Pierre Frantz, Thomas M. Kavanagh, Christopher L. Miller, Catriona Seth, Alan J. Singerman, Caleb Smith et Charles Walton.
1 J.-M. Quérard, La France littéraire, Paris, Firmin Didot frères, 1833, t. 5, p. 287.
2 C. F. A. de Lezay-Marnésia, Lettres écrites des rives de l’Ohio, Paris, chez Prault, 1800. L’édition Prault est datée de l’an IX (23 septembre 1800-22 septembre 1801). Dans certaines bibliographies, les Lettres sont datées de l’année 1801 plutôt que de 1800.
3 C. F. A. de Lezay-Marnésia, « Lettre à M. Audrain », dans Plan de lecture pour une jeune dame, éd. citée, p. 205. Ce texte est reproduit dans les annexes, p. 241.
4 Sur Brissot et l’émigration française en Amérique du Nord, voir l’introduction, p. 19-21 supra.
5 Sur la mission d’Edmond-Charles Genêt aux États-Unis, voir H. Ammon, The Genêt Mission, New York, W. W. Norton, 1973 ; et F. Furstenberg, When the United States Spoke French, op. cit., p. 44-53.
6 S. Desan, « Transatlantic Spaces of Revolution », art. cité, p. 502.
7 Le Territoire du Nord-Ouest est une région créée en 1787 par les États-Unis, où l’esclavage était interdit. L’ordonnance du Nord-Ouest en définissait les règles d’administration et fixait les modalités d’admission des parties qui le composaient au sein des États-Unis. Le Territoire du Nord-Ouest comprenait les actuels états d’Ohio, Indiana, Illinois, Michigan et Wisconsin et disparut en 1803 lorsque sa partie sud-est fut admise dans l’Union comme l’état d’Ohio.
8 Lettres écrites des rives de l’Ohio, p. 125, note 54 infra.
9 Sur cette question, voir Lettres écrites des rives de l’Ohio, p. 110-111 infra.
10 Sur cette question, voir l’introduction, p. 19-21 supra.
11 F. R. de Chateaubriand, « Préface d’Atala », éd. citée, p. 18.
12 Sur la postérité littéraire du modèle chateaubrianesque dans les récits de voyage en Amérique, voir D. Jullien, Récits du Nouveau Monde. Les voyageurs français en Amérique de Chateaubriand à nos jours, Paris, Nathan Université, 1992.
13 C. F. A. de Lezay-Marnésia, « Lettre à M. Audrain », dans Plan de lecture pour une jeune dame, éd. citée, p. 205. Ce texte est reproduit dans les annexes, p. 241 infra.
14 A. de Lezay-Marnésia, Mes souvenirs, annexes, p. 249-269 infra.
15 C’est notamment le cas avec André Beaunier, qui présente un peu rapidement Lezay-Marnésia en ces termes : « Poète, philanthrope et toqué » (La Jeunesse de Joseph Joubert, Paris, Perrin, 1918, p. 283).
- Thème CLIL : 3439 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moderne (<1799)
- ISBN : 978-2-406-07827-2
- EAN : 9782406078272
- ISSN : 2258-3556
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07827-2.p.0069
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 11/03/2019
- Langue : Français