Avant-propos
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Les Héritages littéraires dans la littérature française (xvie-xxe siècle)
- Auteur : Meier (Franziska)
- Pages : 7 à 16
- Collection : Rencontres, n° 83
- Série : Civilisation médiévale, n° 10
Article de collectif : 1/21 Suivant
Avant-propos
« Un métier bien appris vaut mieux qu’un gros héritage. » – ceci n’est qu’un des nombreux proverbes de la langue française qui mettent en garde contre les risques courus par les jeunes qui ont grandi dans l’attente d’un héritage. Celle-ci pourrait les pousser à la passivité, ce qui mène souvent au vice et au gaspillage, à la perte de soi. Il est vrai que le proverbe s’entend dans une perspective plutôt bourgeoise vu qu’il se concentre sur le bien matériel et le rôle dévolu au propriétaire. Mais, pour autant, il n’est pas si différent de l’approche aristocratique telle qu’elle se reflète par exemple dans les débats médiévaux où l’on se demandait ce qui dans la définition de la noblesse était déterminant, de l’appartenance à un lignage ou du mérite personnel, en d’autres termes si l’individu se définit par ce qui lui vient du passé ou par ce qu’il est, ce qu’il a fait par lui-même. Quelque marquées que soient les différences entre le proverbe cité et les débats sur la noblesse, une tension similaire s’y manifeste. Selon les cas c’est tantôt le point de vue de l’individu vivant, tantôt celui des pères ou des ancêtres, qui lui dictent leur volonté, qui est privilégié.
De cette tension, quoique avec des nuances diverses, témoignent aussi d’autres adages qui mettent l’accent sur la discorde que l’attente d’un héritage sème au cœur des familles. Dans ce sens le moraliste Jean de la Bruyère retient que « Les enfants peut-être seraient plus chers à leurs parents, et réciproquement les pères à leurs enfants, sans le titre d’héritiers1 ». De fait, l’idée de l’héritage rappelle les uns et les autres à la loi du temps : les enfants s’impatientent de recevoir ce qui leur semble dû, le patriarche doit se résigner à l’idée de sa propre finitude, de l’inévitabilité de transmettre ses biens. Si nous ajoutons foi aux proverbes et aux observations moralistes, il en découle qu’une civilisation
fortement basée sur le respect inconditionnel envers les traditions et les biens matériels ou spirituels accumulés par les ancêtres peut avoir aussi un impact fâcheux sur la formation des jeunes ou même sur le présent en général : que l’héritage, qui commande le passage d’une génération à l’autre, et à ce titre le fonctionnement de la société, est toujours perçu avec ses obligations et ses risques.
Si notre volume « Les héritages littéraires » entend contribuer à l’exploration du phénomène d’héritage qui n’a pas cessé de caractériser fortement notre civilisation jusqu’à nos jours, il le fait en déplaçant l’accent. Celui-ci ne sera plus mis sur les pratiques de transmission respectivement en vigueur mais sur l’héritier et le rôle qu’il peut jouer dans la succession des biens matériels et spirituels établie d’avance. Bref, nous abordons la culture de l’héritage par le côté de celui qui reçoit. Nous voulons porter l’intérêt sur la gamme de réactions possibles qui varient selon les époques et se placent entre les deux extrêmes : accepter l’héritage sans condition ou le refuser catégoriquement. Nous entendons réfléchir sur les différents procédés et degrés d’adoption de l’héritage ou même de son appropriation par le sujet. Le phénomène d’héritage étant considéré sous cet angle, les articles réunis visent à apporter du nouveau aux recherches anthropologiques et historiques à propos des façons de penser et de pratiquer l’héritage.
Contrairement aux historiens et anthropologues qui se consacrent aux pratiques juridiques et sociales, ce volume prend comme point de départ la littérature française en tant que miroir réfléchissant avec une remarquable acuité les façons de penser et de traiter l’héritage. À travers une sélection de textes qui vont du xvie au xxe siècle nous poserons quelques jalons concernant l’évolution des attitudes assumées par l’héritier tout au long des siècles, tout en mettant en relief le changement profond qui se prépare au cours du xviiie siècle et la coupure majeure que représente la Révolution française. Cela dit, les articles entendent contribuer indirectement au débat en cours sur l’héritage et le patrimoine. Et ceci nous paraît d’autant plus urgent que de nos jours le concept d’héritage, sous l’effet des progrès accomplis par la médecine génétique, semble de nouveau être sur le point de basculer et de se transformer2.
Le regard vers le passé pourrait apporter des connaissances utiles pour nous réorienter au milieu de la crise dans laquelle notre rapport avec le passé aussi bien que notre vision de nous-mêmes en tant qu’individus – libres ou prédéterminés – nous ont précipités.
De prime abord, et surtout d’un point de vue anthropologique et psychologique, l’intérêt que nous portons au « comment recevoir » ou plus précisément : « comment penser la réception de l’héritage au fil des siècles » pourrait sembler peu prometteur. Ne s’agit-il pas d’un phénomène quasi intemporel dont l’issue est prévisible ? De fait, dès le début de la civilisation, c’est-à-dire dès le moment où les hommes ont commencé à produire plus qu’il ne leur fallait pour satisfaire leurs besoins et à léguer ce surplus à leurs enfants, il y eut des héritiers et parmi eux, bien sûr, il y en eut quelques-uns qui refusèrent le don de leurs pères. Toutefois, en regardant les modalités de réception de plus près, on se rend bientôt compte qu’il y a des nuances et des différences qui méritent d’être approfondies. En fait, il nous semble que grâce à elles on peut retracer un développement complémentaire à l’évolution du concept d’héritage. Si on prend l’exemple du refus d’héritage, la qualité de ce geste radical varie selon qu’il se produit avant ou après le xviiie siècle. Le refus d’un héritage au Moyen Âge était le plus souvent l’effet d’une conversion. Il s’agissait d’un passage des richesses du monde à la pauvreté évangélique, tel que l’illustre l’anecdote de François d’Assise ôtant tous les somptueux vêtements donnés par son père pour se réfugier nu auprès de l’évêque qui le couvre de sa cape. À la Réforme, les cas de refus de l’héritage sont encore plus nombreux. En faisant abstraction des particularités et détails, le refus d’un héritage s’appuie alors sur le recours à un autre héritage : par exemple, l’héritage religieux plutôt que l’héritage séculier ou bien l’héritage des Écritures (sola scriptura) plutôt que celui de la tradition. Malgré son intérêt nous avons renoncé à faire place à l’aspect religieux de l’héritage qui fait déjà l’objet de très nombreuses études spécifiques dans le cadre des disciplines concernées.
Dans une telle vision du monde le rôle d’héritier est inextricablement ancré dans le respect du passé et dans la succession des biens matériels ou spirituels. En effet, on a du mal à distinguer la notion d’héritage de celle de tradition. Certes, dès la Renaissance il se dessine aussi, et de façon de plus en plus marquée, une reprise critique des traditions, toutefois il faut attendre le xviiie siècle pour que la signification d’héritage
commence à s’en écarter et à se modifier d’une façon plus évidente. Tout en craignant les simplifications terribles pour employer le terme de Jacob Burckhardt, nous aimerions suivre la piste de recherche ouverte par l’Allemand Günter Oesterle. D’après lui les modifications sémantiques du terme « héritage » ne pouvaient surgir tant que la société considérait ses traditions comme allant de soi3. Au moment où celles-ci devenaient fragiles et incertaines, le phénomène d’héritage se compliquait. Dès lors le terme ne désignait plus une pratique juridique ou spirituelle quelconque qui sanctionnait la volonté des pères, mais se convertissait en notion problématique signalant une crise concernant la façon de penser le rapport aux traditions4. Désormais ce n’est plus celui qui lègue qui se trouve au centre de l’attention, mais celui qui hérite et qui remet en question ce qui lui est transmis, ou bien : celui qui attire bruyamment notre attention sur son geste. C’est maintenant à l’héritier de décider de quelle manière il entend pratiquer la transmission des biens matériels, spirituels ainsi que celle des traditions. Au cours du xviiie siècle il est pour ainsi dire élevé du statut d’objet à celui de sujet dont, comme cela arrive souvent, l’arbitraire se trouve bientôt limité. Par conséquent, ce qui dans une culture d’héritage auto-évidente a l’air d’une thématique gratuite s’impose en problématique manifeste à la fin du xviiie siècle lorsque l’Occident, en particulier la France révolutionnaire, commence à se glorifier d’avoir rompu avec le passé5. Par ailleurs, en 1790 déjà
Edmund Burke, dans sa critique de la Révolution française, s’en est aperçu. Pour autant il exhorte les Français à ne pas s’éloigner de la transmission naturelle de l’héritage parce que tout ce que nous possédons nous vient des ancêtres. Sa formulation, toutefois, laisse transparaître qu’il ne s’agit plus que d’un souhait6. Les révolutionnaires français, dans l’espoir de pouvoir créer de nouvelles formes politiques et sociales plus justes, avaient délibérément refusé le monde reçu en héritage et par là déclenché un processus incontrôlable.
Si nous appliquons la problématique d’héritage à des textes littéraires d’avant le xviiie siècle, c’est pour préciser la différence quelque nuancée qu’elle soit qui sépare la façon de penser l’héritage dans les temps prérévolutionnaires de celle spécifique à la modernité. Avant le xviiie siècle l’individu-héritier n’avait pas de grandes marges d’action, d’autant plus qu’il se gardait bien de les afficher. Dans le champ de la littérature d’ailleurs, des limites assez étroites restreignaient les ambitions des auteurs d’adapter ou même de repousser les traditions selon leurs besoins. Toutefois dès la Renaissance cette ambition se fait voir. Les articles dédiés à la littérature prérévolutionnaire entendent nous faire prendre conscience des marges dans lesquelles un héritier pouvait agir. Enrica Zanin élabore quelques procédés subtils d’adaptation et d’appropriation de la poétique aristotélicienne par les théoriciens et dramaturges français au xvie siècle. Francine Wild analyse quelques ouvrages dramatiques écrits dans la première moitié du xviie siècle qui, en calquant des modèles espagnols, mettent en scène des conflits entre un père roi et son ou ses fils et, par-là, les facettes multiples qu’un refus de l’héritage peut revêtir. Le refus émerge ici comme condition préliminaire pour trouver sa place dans une succession dynastique perçue comme corrompue et, pour cela, requiert un renouvellement moral. De plus, au niveau des drames eux-mêmes se manifeste un procédé raffiné d’adaptation des pièces espagnoles de la part des dramaturges français. Marie-Gabrielle Lallemand, enfin, choisit les histoires insérées comme
fil rouge dans les longs romans pour retracer la transformation que ces histoires conçues comme « héritage » subissent au cours du xviie siècle, jusqu’à leur fonctionnalisation tout à fait différente dans La Princesse de Clèves.
Sans aucun doute le siècle des Lumières aurait mérité beaucoup plus d’attention dans un volume qui s’attache au processus de changement concernant les options de comportement de la part des héritiers. Si le nombre d’articles sur cette époque est limité, c’est qu’il en aurait fallu beaucoup plus et, de surcroît, dans le cadre d’un travail résolument interdisciplinaire et centré sur le xviiie siècle pour être à la hauteur de la tâche. Dans le contexte d’héritage la signification des Lumières n’a pas encore été envisagée à fond. Il faudrait relire les écrits des philosophes en ce sens qu’ils incitent à reconsidérer d’une manière critique et à revaloriser des traditions, des façons de penser reçues. Par là on pourrait saisir dans quelle mesure tout ce qui vient du passé commence à être considéré comme un héritage que l’homme est appelé à évaluer, trier et rejeter. Une autre piste de recherche devrait explorer la part dévolue dans ce changement à la nouvelle manière de penser la mort. Au cours du xviiie siècle le statut du mort ainsi que celui de sa dernière volonté commencent à évoluer. Ce n’est plus le mort qui s’empare du vivant, mais le vivant qui s’arroge le droit de réduire l’arbitraire d’un testament en légiférant sur la part obligatoire à laquelle les enfants légitimes ont droit. Tocqueville, plus tard, percevra quasi comme un scandale le fait que la France prérévolutionnaire avait déjà cessé de respecter le testament du défunt. Finalement on pourrait même se demander si l’évolution du concept d’héritage n’accompagne pas un autre processus, intérieur celui-là, à savoir l’émergence d’une conscience de l’individualité qui amène le sujet autonome à se détacher des traditions et à vouloir vivre pleinement sa singularité et, ne l’oublions pas, à l’exhiber.
Nous avons préféré n’accueillir que deux articles qui traitent la problématique de l’héritage au xviiie siècle. Fanny Maillet s’en approche par le biais en analysant la relation épineuse aux fabliaux, c’est-à-dire à un aspect très particulier du Moyen Âge dont la Bibliothèque Universelle des Romans s’était faite l’héritière par un acte de reconstruction. La contribution de Claire Gaspard pénètre immédiatement dans le tourbillon des transformations qui s’effectuent à la Révolution en donnant une vue panoramique des débats sur l’héritage et des mesures législatives prises à
son égard. Elle sonde la cassure, l’expérience de la destruction sans frein des monuments du passé qui pousse les révolutionnaires à reconsidérer le passé en tant qu’héritage esthétique, voire patrimoine culturel, et à déployer des stratégies pour le conserver – expérience qui a été vécue d’une manière traumatisante au cours de la Révolution française et plus tard, de nouveau, pendant la seconde guerre mondiale. Pour autant il n’est pas surprenant que l’Unesco s’inspire des travaux conceptuels et juridiques de la commission présidée par l’Abbé Grégoire en 1793. La volonté de conserver le patrimoine part du vécu de ce qu’on appelle vandalisme et entend remettre la civilisation sur des bases solides. L’élargissement du sens de patrimoine va de pair avec une nouvelle conscience de la mort et avec le désir de retenir du passé ce qu’on considère comme valable et qu’on aimerait placer d’une certaine manière en dehors du temps et du contexte originel politique ou social. L’article de Claire Gaspard pose les bases sur lesquelles une grande partie des articles suivants développeront les options dont le nouvel homo hereditans jouit dès lors et met en évidence le degré de liberté dont dispose un auteur dans le domaine de la littérature des xixe et xxe siècles. C’est dans ces deux siècles que le volume retrouve pleinement toute la gamme des réactions possibles par rapport à l’héritage.
Il n’y a pas de doute qu’à la suite de la rupture majeure que la Révolution représente, les contemporains – bon gré mal gré – se sentaient coupés des traditions et de leur propre passé. Ils se voyaient appelés à reprendre des facettes du passé et à en justifier la reprise jusqu’au point de devoir les rassembler dans un cadre tout nouveau propre à leur présent et à la société postrévolutionnaire. Parmi les facettes du passé que la Révolution avait délibérément abolies figurent les titres nobiliaires, considérés à l’époque comme résidus fâcheux des abus de l’Ancien Régime. En conséquence le fait d’être issu d’une famille noble et d’ancienne date s’était transformé en héritage problématique qui nécessitait une réflexion et une prise de position de la part des héritiers. Franziska Meier choisit les cas des aristocrates libéraux, François-René de Chateaubriand et son neveu par alliance Alexis de Tocqueville, pour retracer la gamme d’attitudes assumées par eux envers leur naissance certes noble, mais dont la noblesse avait été abolie par décret. Les deux autres articles qui suivent mettent en perspective l’émergence de ce qu’on pourrait appeler l’héritage contre-révolutionnaire, c’est-à-dire les
aspects d’une vision du monde qui rêvait le rétablissement d’un monde disparu sous les coups de la Révolution. Gérard Gengembre part d’une analyse du roman Le médecin de campagne, paru en 1833, pour y retracer les positions contre-révolutionnaires auxquelles Balzac s’était converti en 1831 et montrer à travers le personnage du docteur Benassis le travail de l’auteur afin d’adapter cet héritage contesté aux circonstances actuelles des années trente. Julie Anselmini se penche sur Jules Barbey d’Aurevilly et sa conversion radicale au monarchisme et au catholicisme. Des romans de ce dernier elle fait surgir une réflexion sur les manières de gérer l’héritage contre-révolutionnaire dans la seconde moitié du xixe siècle. Face à une société et un présent qui le dégoûtent, Barbey se décide à reprendre un monde jugé et condamné à la disparition depuis longtemps et à l’ériger en patrimoine. Cependant il était convaincu du fait qu’il était impossible de transmettre un héritage quelconque à des successeurs, en d’autres termes : qu’il ne lui était plus possible de diriger et d’assurer la succession. L’héritage contre-révolutionnaire ne pouvait survivre et garder sa présence fascinante dans le monde moderne dominé par l’homo hereditans qu’à travers le pouvoir de l’imagination et de l’écriture littéraire.
Au xixe siècle la rupture que les Révolutionnaires avaient proclamée incite les héritiers déshérités de leur plein gré à s’imaginer en « pères » de nouvelles traditions ou à s’inventer de nouvelles filiations. À partir de la lettre adressée au grand écrivain – forme très répandue à l’époque du Romantisme – Brigitte Diaz se demande comment les écrivains du siècle ont répondu à cette injonction qu’Hugo adressait à ses contemporains et qui se résume en cette antithèse : ne rien continuer et tout refaire ? Son analyse de lettres écrites de la main de jeunes poètes à un maître qu’ils se sont choisi comme tel met en lumière l’ambiguïté des auteurs romantiques qui refusent tout héritage. Virginie Leclerc prend l’exemple du grotesque qui avait surgi dans l’art de la Renaissance à la fin du xve siècle et qui prend son essor dans la révolution romantique de 1830. Sur le fond des controverses entre les humanistes à propos de la peinture murale découverte dans la domus aurea elle met en relief l’ambition de Victor Hugo de forger un programme esthétique et y fait voir quelques spécificités de l’héritier postrévolutionnaire qui entend expérimenter, trier, choisir les traditions pour en construire un héritage à lui et, par surcroît, propre au monde moderne. Dans le géant du romantisme, toutefois, se dessinent
les contours de l’individu postrévolutionnaire modèle qui, après avoir rompu avec la transmission des biens culturels et revendiqué son autonomie, se jette dans l’élaboration d’un héritage à lui. En contre-point, l’article de Richard Trachsler qui suit nous plonge dans les méandres des interprétations et reconstructions spéculatives du Moyen Âge issues de la plume des médiévistes à partir de la fin du xixe siècle. À travers l’exemple de la naissance du genre romanesque les mécanismes, sinon les raisonnements circulaires qui régissent l’approche des médiévistes d’alors, sont mis à nu. Les chercheurs, du fait de leurs conceptions de la littérature, avaient tendance à concevoir Chrétien de Troyes comme un auteur au sens moderne, c’est-à-dire comme le créateur ex nihilo d’un genre, sans pour autant soupçonner d’autres fils de transmission. De plus ils se plaisaient à établir Chrétien comme le père d’un genre fortuné transmis au fil des époques comme un héritage toujours vivant.
C’est en particulier au cours du xxe siècle que les auteurs tout en demandant une indépendance absolue par rapport aux traditions et en proclamant leur volonté de faire tabula rasa se rendent compte que leur arbitraire est limité, que le refus de l’héritage risque de n’être qu’un geste futile. Il n’est pas surprenant qu’une partie des articles réunis dans notre volume soient proches de la thématique des auteurs d’avant-garde dont la rupture radicale avec le passé a déjà été mise en question. Le décalage entre proclamation et réalité s’enrichit d’autres aspects si on s’en approche du point de vue de notre problématique. J. P. Rogues suit les tentatives sinueuses et vaines d’Alain-Fournier pour s’émanciper des traditions qu’il ressent comme pesantes ; de plus il met en relief l’enjeu de l’héritage sur le plan de la réception qui pendant et après la première guerre mondiale s’acharne à encadrer l’homme et l’œuvre, à l’insérer dans une transmission d’héritage souvent de couleur nationaliste. Marie-Paule Berranger analyse l’œuvre de l’auteur suisse, naturalisé français, Blaise Cendrars dont les maintes relations avec le milieu d’avant-garde – dada et surréalisme – sont connues. Le choix du pseudonyme qui fait allusion aux braises et aux cendres et par là à la renaissance cyclique du phénix, contient déjà un programme de détachement par rapport au passé et de renouvellement. Contrairement aux surréalistes, Cendrars est bien conscient de la nécessité de se choisir une lignée. L’article de Gérard Poulouin est dédié à Charles-Ferdinand Ramuz dont il situe l’œuvre entre deux traditions, celle de ses origines dans la Suisse romande
et celle de la culture française acquise par l’éducation et nourrie par l’amour de l’Antiquité. Bien que lui aussi essaye de se constituer en héritier de lui-même, l’analyse fait apparaître clairement la manière dont l’œuvre prend racine dans une recherche continue et difficile du moyen de conjuguer les deux héritages.
Les deux derniers articles sondent comment au xxe siècle l’histoire vécue est considérée comme un héritage qu’il faut assumer et gérer et dont le présent ne cesse de ressentir l’impact traumatisant. Chez Claude Simon dont Marie Hartmann étudie Le jardin des plantes, la seconde guerre mondiale est au premier plan. À travers un travail linguistique et sémantique Simon vise à garder, à faire revivre l’authenticité du vécu et, de plus, à en assurer la mémoire. Ici la thématique de l’héritage se joue à la fois sur l’idée d’une écriture littéraire destinée à gérer et à conserver un héritage douloureux qui concerne tout un chacun et sur le refus des genres traditionnels, des mémoires ou de l’historiographie dans lesquels l’individu transmet normalement son vécu personnel ou bien l’Histoire. À la fin du volume le lecteur se déplace vers l’outre-mer. L’article de Dominique Diard nous fait comprendre le dilemme des écrivains caraïbes devant une tradition héritée qui, à leurs yeux, n’en est pas une. D’une tout autre manière ils souffrent des limites posées à l’arbitraire du sujet qui entend se définir et déterminer son rapport au passé. Non seulement la possibilité de choisir leur héritage leur est refusée ; mais ils sont en outre victimes d’une histoire traumatisante qui leur est transmise comme un héritage non-voulu et, cependant, incontournable. Paradoxalement un siècle et demi après que l’individu s’est libéré à la Révolution, il se trouve désemparé par son arbitraire. Il subit de plus en plus les traditions multiples et l’histoire de son pays comme un héritage qui pèse sur le présent. Il n’est pas surprenant qu’aujourd’hui les difficultés dans lesquelles l’homo hereditans s’est enlisé au cours des xixe et xxe siècles ouvrent la voie au concept d’un patrimoine génétique qui, bien qu’il ne cesse d’être contesté, prédétermine en fin de compte chacun de nous.
Franziska Meier
Université de Göttingen
1 Dans Les Caractères, « Des biens de fortune », 67 (1688), éd. Louis Van Delft, Imprimerie nationale, 1998, p. 242.
2 Cf. l‘introduction des éditeurs Stefan Willer, Sigrid Weigel et Bernhard Jussen à Erbe. Übertragungskonzepte zwischen Natur und Kultur. Frankfurt : Suhrkamp Verlag 2013, p. 30-36.
3 Cf. « Zur Historisierung des Erbebegriffs », in Bernd Thum (éd.) : Gegenwart als kulturelles Erbe. Ein Beitrag der Germanistik zur Kulturwissenschaft deutschsprachiger Länder. Indicium Verlag München 1985, p. 411-439, en particulier p. 411.
4 Selon Willer, Weigel et Jussen l’année 1800 est un tournant dans l’évolution de la notion « Erbe » qui, en allemand signifie héritage et patrimoine en même temps, op. cit. p. 14-17.
5 C’est Marc Fumaroli qui, en 1997, a proposé des jalons pour une histoire littéraire du patrimoine. Les jalons qu’il pose font entrevoir un processus d’élargissement sémantique continu qui commence au Moyen Âge, lorsque le mot latin a été repris pour désigner les biens du Prince, d’une famille de premier plan ou les propriétés de l’Église, et passe par le xvie siècle, lorsque le concept établi commence à englober d’autres strates sociales, surtout la bourgeoisie émergente. En témoigne la définition de « patrimoine » que Furetière donne : « Bien ancien dans la famille, ou du moins qu’on a hérité du père ». Le processus culmine au xviiie siècle au cours duquel le patrimoine commence à être conçu comme bien national et à être réclamé par le peuple comme propriété et responsabilité qui lui sont dues. Pendant la Révolution cette réorientation du terme se reflète entre autres dans l’établissement de plusieurs musées nationaux qui seront le lieu de préférence pour colloquer le patrimoine. Au xixe siècle, toujours d’après Fumaroli, une politique du patrimoine en découle qui finira par apprécier toutes les phases du passé pour elles-mêmes et aboutira au programme de l’Unesco en charge de préserver le patrimoine mondial. Il n’y a rien à dire contre les jalons posés par Fumaroli, sauf qu’ils supposent un processus continu d’élargissement sémantique et, par là, ne prennent pas en compte l’avènement d’une césure. Voir « Jalons pour une histoire littéraire du patrimoine », in Pierre Nora (éd.) : Science et conscience du patrimoine, Fayard, Paris 1997, p. 101-116.
6 Edmund Burke : Reflections on the Revolution in France. London, Everyman’s Library 1967, p. 29.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-8124-2926-2
- EAN : 9782812429262
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-2926-2.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 01/11/2014
- Langue : Français