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LÉON BLUM ET LA DÉMOCRATIE

Par Serge Berstein
Article tiré de l'ouvrage collectif La Méditerranée en passion

La vie et la carrière politique de Léon Blum sont structurées par le problème permanent de la conciliation entre socialisme et démocratie. Bien avant de se dire socialiste, c’est-à-dire vers sa vingtième année, Léon Blum est, par naissance et tradition familiale, attaché à la forme française de la démocratie libérale que constitue le modèle républicain. Issu d’une famille juive originaire d’Alsace, il vise à une intégration totale à la culture républicaine et vouera toute sa vie une passion sans réserve à la France des Droits de l’Homme, de l’abbé Grégoire, de l’émancipation des juifs et se sentira solidaire des principes de la Révolution française comme des hommes qui, au nom du droit et de la justice, ont lutté pour la révision du procès Dreyfus. C’est d’ailleurs à cette occasion que, jeune auditeur au Conseil d’État depuis 1895, il fait sa première expérience du combat politique.

Mais, à ce moment, il est devenu socialiste sous l’influence de Lucien Herr, bibliothécaire de l’École normale supérieure, où il a fait un bref séjour avant d’en être exclu. La définition qu’il donne alors du socialisme, et sur laquelle il ne reviendra jamais, est sans aucune ambiguïté : le socialisme, c’est pour lui la modification du régime juridique de la propriété, qui substituera la propriété collective à la propriété individuelle. Cette acception du socialisme est-elle compatible avec la démocratie politique et la défense des droits naturels de l’individu ? Léon Blum veut s’en persuader, et il ne va cesser d’affirmer que le socialisme tel qu’il le perçoit est tout simplement l’aboutissement et le complément de l’héritage révolutionnaire que la France de la IIIᵉ République a réalisé sur le plan politique, mais sans aller jusqu’à ses conséquences sociales ultimes qu’il appartient au socialisme d’inscrire dans les faits.

Aussi adhère-t-il d’enthousiasme au socialisme jauressien dans lequel il retrouve l’inspiration humaniste et démocratique à laquelle il aspire. Il se range résolument derrière celui-ci, critiquant sans ménagement dans ses œuvres de jeunesse la philosophie de Marx qu’il juge faible, sa doctrine économique qui lui paraît démentie chaque jour par les faits et il rejette la vision du socialisme selon Jules Guesde, qu’il considère comme sclérosée et sectaire. À ses yeux, le socialisme triomphera non par la haine, la violence, les barricades, l’effusion de sang mais par l’éducation qui finira par convaincre la majorité de l’opinion des vertus de la société collectiviste, si bien que celle-ci l’adoptera dans l’enthousiasme sans que la moindre contrainte soit nécessaire. On comprend qu’après l’unification socialiste de 1905 qui s’opère sur des bases marxistes et guesdistes, le démocrate Léon Blum ait été déçu et, tout en adhérant au nouveau parti, n’ait guère eu jusqu’en 1914 d’activité militante.

La déclaration de guerre de 1914 ramène Blum à la politique puisqu’il devient le directeur de cabinet du ministre socialiste des travaux publics, Marcel Sembat, et l’interlocuteur des parlementaires socialistes dont il s’efforce d’obtenir le soutien au gouvernement. Après le départ de Sembat du gouvernement, fin 1916, il décide, pour des raisons complexes où se mêlent des problèmes de vie privée, une certaine insatisfaction de sa double carrière de juriste et de critique et la volonté de poursuivre l’œuvre de Jaurès assassiné en 1914, de se consacrer désormais à la politique. Principal rédacteur du programme socialiste en vue des élections de novembre 1919, élu député à cette date, désigné comme secrétaire du groupe parlementaire socialiste, il doit à nouveau affronter le problème de la compatibilité entre socialisme et démocratie, mais, cette fois comme responsable de haut niveau du parti socialiste SFIO.

D’une part, dans la ligne de Jaurès, il entend préparer les socialistes à l’exercice des fonctions gouvernementales dans un cadre démocratique. Il publie en 1918 un ouvrage, les Lettres sur la réforme gouvernementale, dans lequel il expose ses vues pour rendre plus efficaces la formation et l’action d’un gouvernement parlementaire. Il demande aux députés de son parti de se spécialiser chacun dans un domaine des affaires publiques et d’élaborer des contre-projets à opposer aux projets de lois gouvernementaux. Mais, d’autre part, il se montre soucieux de préserver l’unité de la SFIO dont la majorité, autour du secrétaire général Paul Faure, est totalement hostile à la participation à un gouvernement « bourgeois » et campe sur des positions intransigeantes fondées sur la lecture guesdiste du marxisme. Léon Blum va alors se livrer durant une quinzaine d’années à un jeu de bascule délicat, refusant toute participation des socialistes au pouvoir pour ne pas briser un parti divisé sur la question, se disant lui-même marxiste, tout en menant une politique de petits pas pour rapprocher la SFIO des responsabilités gouvernementales.

Après la victoire électorale en 1924 du Cartel des gauches associant radicaux, républicains-socialistes et socialistes SFIO, il refuse l’entrée des socialistes au gouvernement, promettant au gouvernement radical un « soutien sans participation », c’est-à-dire l’apport des voix socialistes à la Chambre, pour autant que le gouvernement mène une politique qui les satisfasse. C’est, pour le parti socialiste, une forme de pouvoir par procuration puisque, sans exercer aucune responsabilité, il peut censurer, infléchir, inspirer la politique gouvernementale. Mais c’est aussi mettre en place le mécanisme qui va faire échouer les gouvernements de gauche de 1924-1926 et de 1932-1934, pris entre la nécessité de trouver des ressources financières qui supposent la confiance des milieux d’affaires et les surenchères socialistes.

Pour Léon Blum, le danger est évident dès 1925. À solliciter le suffrage des électeurs pour camper sur l’Aventin et refuser de participer au pouvoir, ne risque-t-on pas d’asphyxier la démocratie elle-même, en précipitant le régime dans la crise ? D’autant qu’au sein de la SFIO la pression d’une aile droite participationniste se fait de plus en plus forte. Aussi dès 1925 lance-t-il l’idée que, si un socialiste dirigeait le gouvernement, la participation au pouvoir deviendrait possible. En janvier 1926, il affine sa position en estimant que si le parti socialiste devenait la principale force d’une majorité de gauche, sans toutefois posséder à lui seul la majorité absolue, il devrait, pour respecter les règles de la démocratie parlementaire, accepter d’exercer le pouvoir dans le cadre du régime capitaliste à la double condition que le Président du Conseil soit socialiste et que l’exercice du pouvoir comporte des mesures qui, sans être du socialisme, constitueraient cependant une étape préparatoire au socialisme, par exemple les nationalisations.

Mais, au moment où elle est faite, cette proposition apparaît purement théorique, tant les suffrages socialistes paraissent loin de pouvoir réaliser l’hypothèse formulée. Le but paraît surtout de rassurer la majorité du parti en renvoyant le problème aux calendes grecques, tout en faisant aux participationnistes une concession de pure forme. On le voit bien lorsqu’en 1933 se développe le mouvement néo-socialiste qui associe des partisans d’une révision du marxisme pour l’adapter aux temps nouveaux, autour de Marcel Déat, et des parlementaires qui jugent que les socialistes ne peuvent rester les bras croisés, à l’écart du pouvoir, quand une crise économique de grande ampleur frappe le pays et que l’arrivée au pouvoir de Hitler le menace aux frontières. Cette fois Blum intervient pour combattre durement les « néos » et les exclure du parti, refusant toute remise en cause du marxisme et rejetant toute idée de participation pour résoudre la crise dans un cadre national et toute alliance de classe entre prolétariat et classes moyennes. Aux « néos » qui invoquent l’intérêt général, Blum répond sans ambages que celui-ci ne saurait être le but d’un parti prolétarien. La priorité donnée à l’unité du parti reste évidente en 1933.

Moins de trois ans plus tard, le tableau a totalement changé. L’émeute du 6 février 1934, analysée par la gauche française comme un coup d’État fasciste, l’initiative du parti communiste de créer un Front populaire réunissant toute la gauche contre le fascisme permet à celle-ci de remporter les élections de 1936 et à Léon Blum d’accéder le 4 juin suivant à la présidence du Conseil. En fait, le cas de figure de 1936 réalise l’hypothèse dessinée en 1926 de l’exercice du pouvoir en régime capitaliste. L’expérience Blum débute comme une tentative de solution de la crise par une politique sociale favorable au monde ouvrier. Les Accords Matignon du 8 juin 1936 donnent aux ouvriers de fortes augmentations de salaires, des droits syndicaux, des contrats collectifs. Des lois diminuent la durée de la semaine hebdomadaire de travail, accordent deux semaines de congés payés. En faveur des paysans, un Office du blé est créé qui garantit les prix des céréales. Il s’agit en fait de résoudre la crise par l’augmentation du pouvoir d’achat des masses et le partage du travail. Mais aucune de ces mesures ne se réclame du socialisme, pas même la modification du statut de la Banque de France pour élargir le droit de vote à l’ensemble des actionnaires, ni la nationalisation des industries de guerre, mesure destinée à empêcher les « marchands de canons » de pousser à un nouveau conflit. En revanche, la politique suivie apparaît à une large partie de l’opinion comme une politique de classe et va provoquer une mobilisation de la classe moyenne qui conduit en juin 1937 à la chute de Léon Blum, renversé par les sénateurs avec l’accord tacite des députés radicaux.

Il n’est pas douteux que l’échec du gouvernement de Front populaire ait provoqué chez Léon Blum une réflexion sur son expérience du pouvoir et sur les nécessités d’un gouvernement démocratique représentatif de l’intérêt national et non des seuls intérêts de la classe ouvrière. On en a la preuve par le programme du second gouvernement Blum de 1938. S’il ne parvient pas à former le gouvernement d’union nationale qu’il souhaite mettre en place pour résister à Hitler, en raison du refus de la droite d’y consentir, du moins s’efforce-t-il de relancer l’économie en s’appuyant sur le réarmement nécessaire face au danger hitlérien et, sur le plan social, sans remettre en cause les avantages consentis aux ouvriers en juin 1936, envisage des mesures en faveur de ceux qui n’ont pas bénéficié de ceux-ci : vieux travailleurs, petit patronat, paysans victimes des calamités agricoles. L’homme de parti est devenu homme d'État et considère que la démocratie exige la prise en compte de l’intérêt général et non celui des seuls prolétaires.

Mais le véritable examen de conscience aura lieu durant la guerre. Arrêté par le gouvernement de Vichy, emprisonné, avant d’être enlevé par les Allemands et déporté à Buchenwald, Blum réfléchit à la fois sur sa carrière politique et sur les raisons de la défaite française. Il y voit la preuve de l’épuisement de la classe bourgeoise qui n’a pas su se montrer à la hauteur d’une classe dirigeante, mais il incrimine aussi une profonde crise morale qui a atteint toutes les couches de la société, y compris la classe ouvrière. Aussi sans remettre en cause le socialisme en quoi il voit toujours l’avenir de l’humanité entend-il, non pas renier, mais dépasser le marxisme. Il affirme en effet que la libération économique que celui-ci préconise ne saurait être un but en soi, mais tout au plus un moyen au service de l’épanouissement de la personne humaine tout entière. Et c’est pourquoi il préconise, pour refonder la démocratie française, une réforme intellectuelle et morale dont il attend que le parti socialiste, reconstitué dans la clandestinité par Daniel Mayer et épuré de ses éléments vichystes et collaborateurs, soit le fer de lance. Sur ce point, son attente sera déçue. L’humanisme personnaliste qu’il défend désormais semble une langue étrangère aux oreilles des militants de la SFIO, restés fidèles au marxisme guesdiste. Le congrès de 1946 du parti socialiste refuse la rénovation proposée par Léon Blum, met en minorité le secrétaire général Daniel Mayer, et, sous la direction de Guy Mollet, revient aux pratiques du passé : la rigueur marxiste et révolutionnaire pour les discours et les motions de congrès, une pratique réformiste et parfois opportuniste dans l’exercice du pouvoir. Si Blum a tenté (et en partie réussi) à conduire son parti vers une évolution conforme à sa place dans la démocratie parlementaire française, il a échoué dans sa tentative d’en faire un parti humaniste et ouvert à tous les courants démocratiques. Et surtout, sa fidélité à l’acception du socialisme comme indissociable du collectivisme, a durablement marqué le socialisme français, qui, au moins sur le plan théorique et jusque dans les dernières années du XXᵉ siècle, s’est voulu un parti révolutionnaire, porteur d’un projet de société alternatif à celui du capitalisme libéral fondé sur l’économie de marché.