Avant-propos
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Le Verbe et la Voix. Vingt-cinq études en hommage à Paul Claudel
- Pages : 9 à 12
- Collection : Confluences, n° 3
AVANT-PROPOS
En cette année 2018 nous célébrons le cent-cinquantième anniversaire de la naissance de Paul Claudel. Il est venu au monde le 6 août 1868, jour de la Transfiguration, ce dont il n’était pas peu fier, la même année que d’autres écrivains de renom : André Gide, André Suarès, Francis Jammes, qu’il a connus, avec qui il a entretenu liens d’amitié (ou de desengaño), et correspondance. Bon cru que cette année 1868, dont le centenaire hélas fut d’une autre tonalité : on connaît les incidents, tristes ou burlesques, qui marquèrent les tentatives de célébration. Claudel avait mieux vécu, si l’on peut dire, sa mort en 1955 : les hommage s’étaient succédé et l’unanimité s’était faite sur l’originalité profonde de la voix qui venait de s’éteindre. Cette disparition connut à son tour son cinquantenaire, en 2005, et ce fut l’occasion de plusieurs manifestations et publications, en France et à l’étranger1, ainsi que du baptême académique de Tête d’Or propulsé au programme d’agrégation. Depuis, Claudel se porte plutôt bien : il est fréquemment joué, ses œuvres sont traduites (notamment en Russie, où le réveil claudélien est spectaculaire) et rééditées ; il suscite un intérêt constant auprès des étudiants, qui pressentent bien que cette grande voix a quelque chose à dire à l’époque vide et troublée qui est la nôtre.
Nous avions déjà, en 2005, rassemblé une vingtaine d’articles que nous lui avions consacrés2. Il ne nous a pas semblé inutile de poursuivre cette entreprise pour le présent anniversaire : si la juxtaposition fait 10inévitablement apparaître quelques redites, elle a aussi le mérite de mettre en lumière la cohérence d’une approche, fût-elle, à la différence d’un livre d’un seul tenant, dispersée au gré des occasions, colloques, conférences, commandes. À l’exception de la première, consacrée à Claudel et Dante et publiée en 2001, toutes les études qui suivent sont postérieures à 2005 et s’inscrivent donc dans la continuité du précédent recueil. Nous n’avons pas choisi de les présenter suivant l’ordre chronologique de leur parution, mais avons recomposé l’ensemble selon trois rubriques principales : tout d’abord les rencontres, celles témoignant de l’admiration de Claudel pour ses aînés (Dante, Bossuet), ses relations avec ses contemporains, l’ami et complice Francis Jammes, les protestants Jahier et Schlumberger, et enfin les rapports in absentia avec ceux qu’il n’a pas (ou à peine) côtoyés de visu, mais qui l’ont admiré : le grand théologien Hans Urs von Balthasar, les poètes belge Henry Bauchau et franco-chinois François Cheng. Nous essayons enfin de le situer, à la suite de la publication de sa correspondance avec les ecclésiastiques de son temps3, au sein des diverses familles spirituelles du catholicisme.
Une deuxième section est consacrée au théâtre, plus spécialement à trois drames, Tête d’Or, extraordinaire matrice de l’œuvre à venir, et ces deux chefs d’œuvre que sont L’Annonce faite à Marie, qui a révélé Claudel à la scène, et Le Soulier de Satin, sa consécration. Ces drames sont aussi, et peut-être avant tout, de l’aveu même de Claudel, des « poëmes » : c’est la voix du poëte que nous y étudions, dans ses sources d’inspiration, antiques ou liturgiques, dans ses subtilités métaphoriques, dans la contradiction féconde où elle se trouve prise, entre murmure intérieur et vocifération scénique.
Enfin, nous voudrions montrer à quel point questions rhétoriques, esthétiques et herméneutiques sont étroitement liées dans l’écriture claudélienne. Claudel appartient à une génération qui, si elle rejette une rhétorique de façade (et notamment l’éloquence politique et religieuse contemporaine) n’en a pas moins été formée à une solide étude des Anciens ; la grande prose claudélienne se ressent de ce patron latin qui la sous-tend ; mais, souple, inventive, curieuse, elle s’enrichit de modèles autres, fruits des méditations bibliques du poète, et de son expérience de diplomate : le Japon en particulier, après la Chine qu’il réactive, fournit 11à l’« attention » claudélienne – qualité apprise auprès de Mallarmé – un foisonnement de formes neuves auxquelles il sait adapter sa voix et la langue française ; ce sont aussi d’autres formes d’art, la peinture, voire, plus secrète, la tapisserie, qui lui inspirent de profondes méditations analogiques sur le sens de sa propre création.
La voix claudélienne est en effet indissociable du Verbe divin. Il les conçoit lui-même dans un étroit rapport de révérence et de participation. La voix du poète se modèle sur le Verbe de Dieu créateur, à travers la présence constante du Verbe incarné, qui lui fournit son épaisseur charnelle (le sens littéral, si l’on veut, et toutes ses variations dans le « style bas ») tout en garantissant sa portée spirituelle. C’est Claudel lui-même qui nous a inspiré ce titre, par son usage propre de l’association allitérée des deux mots : « ce qui était la voix est devenu le verbe4 ». Il s’agit toujours de transfiguration, de rapt de la nature par la surnature, de la puissante aspiration de l’au-delà qui informe, si nous le voulons bien, notre vie ici-bas. Ainsi la voix poétique de Jammes se trouve-t-elle mystérieusement transformée après sa « conversion » en 1905 « parce que derrière lui se trouvent les régions éternelles5 ». Ainsi encore la parole liturgique du Jeu vu à Prague transfigure-t-elle la voix teintée de réalisme paysan de La Jeune Fille Violaine en celle, mystique et tout arrimée au Verbe fait chair, souffrant et ressuscité, de L’Annonce faite à Marie. C’est d’ailleurs ce double plan, non seulement de la pensée, mais de la langue de Claudel, reposant sur la vision figurative du monde et sa transcription en polyphonie métaphorique, qui fascine ses lecteurs acattolici, Schlumberger et Jahier6, même si le désaccord subsiste sur l’économie de la vie morale.
Ce Verbe claudélien est largement redevable aux leçons reçues auprès de Mallarmé, réinterprétées à la lumière de l’Écriture Sainte et de sa lecture attentive : la formule du vers mallarméen, « qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire7 » est la matrice de ce qui deviendra, aux yeux d’un Claudel fasciné, « cartouche » ou « coagulation » dans le texte biblique – à cette différence près que Mallarmé voguait dans l’utopie, tandis que 12Claudel croit toucher, dans la langue de Dieu, le modèle existant et pourtant inaccessible, dans sa plénitude, du verbe poétique. C’est vrai de l’élocution, ce l’est aussi du rythme : on voit ainsi comment l’ode biblique infuse son sublime théophanique, en amont, dans la lecture claudélienne de Pindare, en aval dans sa propre écriture du genre de l’ode ou du cantique.
Enfin, l’Orient claudélien est à interpréter dans la même perspective, qu’il s’agisse, justement, de la condensation de la forme brève, dans le haïku ou le dodoïtzu, ou de l’imitation bien comprise de la nature, in sua operatione, dans la peinture chinoise sur laquelle, après Claudel, François Cheng nous éclaire puissamment, tout en rejoignant les premières intuitions du poëte, consignées dans « Çà et Là » puis développées dans Art poétique.
Admirable est la constance de Claudel dans l’approfondissement de ce mystère du langage humain qui l’habitait, non point dans l’angoisse, mais dans la joie toujours renouvelée d’une quête patiente, attentive, ouverte à toutes les sollicitations de l’inconnu, de l’originalité et de la beauté, pourvu qu’il y décelât des germes de sens. C’est aimanté par ce sens qu’il ne cesse d’écouter le Verbe à travers sa propre vocation de poète, dans sa propre voix.
Paris, le 27 juin 2017.
1 Notamment au Japon, en Grèce, au Canada. Parmi ces publications (parfois parues plus tard, mais toutes liées à la célébration de 2005) : Mémoires de Paul Claudel, éd. P. et D. Alexandre, Revue des sciences humaines, no 279, 3/2005 ; Paul Claudel, maître spirituel pour notre temps, Parole et Silence, 2005 ; Claudel et la création, Cahiers de philosophie et de littérature, Institut catholique de Rennes, no 18, 2006 ; Claudel et le Japon, éd. S. Chujo et T. Hasekura, Tokyo, Shichigatsu-dô, 2006 ; Paul Claudel 2005, Perspectives critiques, éd. S. Villani, Legas, Toronto, 2008 ; Hommage à Paul Claudel, Université nationale et capodistrienne d’Athènes, 2008.
2 Dominique Millet-Gérard, La Prose transfigurée. Études en hommage à Paul Claudel, Presses Universitaires de Paris-Sorbonne, 2005.
3 Le Sacrement du monde et l’Intention de Gloire, éd. D. Millet-Gérard, 3 volumes, Champion, 2005 et 2008.
4 Infra p. 32.
5 Infra p. 54.
6 Voir infra p. 89 et 108.
7 Mallarmé, « Avant-dire » au Traité du Verbe de René Ghil [Paris, Giraud, 1886].
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-08176-0
- EAN : 9782406081760
- ISSN : 2800-535X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08176-0.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 11/12/2018
- Langue : Français