Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Le Torrent et la Foudre. Cicéron et Démosthène à la Renaissance et à l’Âge Classique
- Pages : 9 à 12
- Collection : Renaissance latine, n° 5
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Que doit la rigueur scientifique à l’émotion ?
Au moment de livrer définitivement cet ouvrage au lecteur, nous ne pouvons songer à autre chose qu’à cette question qui dépasse largement les limites imposées par le sujet.
Si le philologue se doit de soumettre inlassablement ses hypothèses de travail à l’épreuve des témoins, en s’efforçant de les considérer avec objectivité, il est vrai que ce que nous sommes et le parcours qui nous a portés influent malgré tout sur nos choix : essentiels à la compréhension de la démarche, ils s’imbriquent dans ce processus de distanciation nécessaire par lequel toute enquête devient scientifique. Pas de science sans émoi : c’est pourquoi il nous a semblé bon de revenir sur ces moments où ces choix se sont imposés de manière d’autant plus nécessaire, qu’ils s’inscrivent dans un parcours personnel de connaissance de soi.
Mais, pour comprendre notre étude, il est d’autant plus nécessaire de le replacer dans sa genèse que cette enquête se concentre sur un concept (le sublime) qui interroge avant tout l’individu dans son unicité silencieuse.
Si l’Introduction du présent ouvrage débute par un large extrait de l’étude de Francesco Donadi sur Longino ceci ne tient pas seulement à la justesse des propos relatés par le chercheur. C’est que ce passage, dans lequel Donadi relate les liceali nozioni d’astronomia que le texte de Longin lui fait remémorer, a fait surgir dans notre esprit quelque chose de l’émoi qui nous a, à notre tour, saisie lorsque nous nous sommes à notre tour apprêtée à débuter notre enquête sur la réception de Longin. La mélancolie et la distance qui transparaissent des paroles de Donadi relatant cette stella distante milioni di anni luce qu’est le texte de Longin ont fait écho à l’effroi éprouvé face à l’énormité de la tâche qui nous incombait. Le chercheur que nous sommes s’est alors à l’improviste retrouvé plongé dans les dispositions du lycéen d’autrefois, se confrontant 10inerme à la puissance énigmatique du verbe homérique. Plus qu’une étoile sidérale, le Περὶ ὕψους est alors apparu comme un immense iceberg insaisissable. Telles des falaises de glace, les parois abruptes de ses ramifications conceptuelles occupaient silencieusement mais implacablement l’espace de la pensée.
De ce sentiment étrange de submersion face à l’immensité d’une tâche sans aucun doute trop grande pour nos forces a peut-être surgi une disposition qui s’est révélée par la suite essentielle : une certaine disponibilité à la prise de risque qui ne peut qu’aller de pair avec une certaine mise en jeu, comme si affronter un sujet tel que la réception du Περὶ ὕψους ne pouvait se faire qu’au prix d’une véritable mise en danger : l’ébranlement personnel. L’urgence de nous frayer un chemin dans ces aspérités abyssales est alors apparue comme intimement liée à la capacité d’adhérer à nos propres difficultés avant même de construire des convictions. Espérons que ces prises de risque aient été toujours raisonnables, c’est-à-dire réalisées consciemment dans les limites de références reconnues et solides.
Nous avons dans un premier temps privilégié l’image qui paraissait la plus efficace, celle du parallèle grâce auquel Longin fixe définitivement la représentation des deux orateurs (Cicéron et Démosthène) : le torrent et la foudre. Nous avions naïvement commencé notre enquête par une tentative de recensement des textes reprenant ce parallèle : de la lecture des prælectiones, orationes, exercitationes qui tirent parti des discours de nos deux orateurs ne demeurent que quelques lignes dans la bibliographie finale. Aucune conclusion tangible n’est venue de ce premier état de notre essai pourtant assez conséquent, si ce n’est la conviction qu’il fallait rechercher des pistes de travail ailleurs, dans la mesure où cette démarche impliquait de fait, de la manière même dont elle avait été envisagée, que l’apport de Plutarque soit imbriqué dans celui de Longin. Mais pouvait-il en être autrement ?
La première lecture du Περὶ ὕψους a fait émerger l’impression d’un texte très codifié, bien qu’assez surprenant dans sa démarche, un traité finalement assez classique, répondant à une organisation plutôt usuelle de la matière. Cette première impression s’est imposée assez rapidement comme une donnée intéressante, quoiqu’essentiellement épidermique. Dans cette phase d’exploration, trois études essentielles se sont imposées assez vite, tels des interlocuteurs privilégiés : le Fiat Lux que Baldine 11Saint Girons consacre à la phénoménologie du sublime, la Langue du ciel où Sophie Hache étudie la manière dont le traité de Longin est reçu en France au xviie siècle et le « pseudo-sublime de Longin » que Francis Goyet consacre à la fortune de Longin, ou plutôt à son infortune attribuée essentiellement à sa banalité.
Les conclusions auxquelles ces trois chercheurs sont parvenus ont cependant suscité à leur tour des questionnements à l’origine d’une volonté de nous orienter vers de nouvelles recherches.
Cette genèse par réaction a donné sans doute une certaine assise à ce travail pensé avant tout comme une contre-investigation, une enquête qui essaie avant tout de répondre aux doutes surgis de ce qui avait été écrit sur Longin. À la charge de cette préoccupation argumentative prégnante vient probablement une certaine monopolisation de la discussion essentiellement recentrée autour de la question de l’entité du ὕψος et de la fortune du Περὶ ὕψους.
Dans ce voyage aux allures archéologiques l’Essai sur les mutations de la théorie du style à l’époque hellénistique, que Pierre Chiron consacre au Περὶ ἑρμηνείας de Démétrios s’est révélé fondateur. Nous sommes particulièrement redevable aux chapitres qu’il dédie à l’étude de l’histoire de l’évolution des χαρακτῆρες, qui a permis de comprendre que non seulement le texte de Longin s’insère dans une tradition préexistante qui a ses codes, mais que cette appartenance est d’autant plus problématique que cette tradition est complexe et hétéroclite.
Le premier élément sur lequel notre attention s’est concentrée est le cadre philosophique, voire esthétique de la question, tel qu’il a été évoqué par Saint Girons, qui n’est pas exempt de retombées du point de vue de la réception. La philosophe part essentiellement de deux postulats : le premier consiste à faire du ὕψος longinien l’expression de la pulsion vers la marge, la faille, qui imprègne notre époque. Le deuxième se résout en l’inventaire des « occultations », voire des « négations » dont le sublime aurait fait l’objet, ce qui aurait engendré sa négation et enfin son éradication pure et simple. Cette dernière se serait opérée pendant des siècles par deux moyens : l’affadissement du sublime jusqu’à une simple catégorie stylistique, insérée dans la tradition des genera dicendi ; sa réduction au superlatif de beau, le merveilleux dont parlera Nicolas Boileau.
Dans cette perspective, les efforts de Longin pour rétablir la vérité seraient restés vains. Sa volonté de rendre au sublime son statut aurait 12été contrée par les tentatives opérées par ses lecteurs de le ramener dans la recta uia, vers la catégorie rhétorique bien plus codifiée et respectable du beau. Longin lui-même serait éternellement soumis aux contresens, lu uniquement pour être mal interprété, nié dans sa propre originalité.
Cet aveuglement trouverait une confirmation dans les premières traductions latines du traité qui remontent à la Renaissance. Toutes reproduiraient le même malentendu, la même incompréhension, attestant un rapprochement très marqué entre le sublime et la théorie des genera dicendi. Elles seraient même à l’origine du renouvellement de cette méprise dont souffre le texte de Longin, renforçant la confusion entre style sublime et sublime.
L’équivoque est-elle à l’instar de ce que l’on décrit ? Les humanistes se seraient-ils laissés prendre à ce jeu subtil ? Auraient-ils de ce fait occulté cette nouvelle entité esthétique que Longin s’efforce d’établir ? Ce sont autant de questions auxquelles nous avons voulu répondre. Revenir sur le texte de Longin pour comprendre ce qu’est véritablement le ὕψος s’est alors imposé comme un préalable à notre enquête sur la fortune de ce texte énigmatique que l’Antiquité semble ignorer.
Nous avons voulu en savoir davantage.
Notre gratitude va à Mme le professeur Florence Vuilleumier Laurens à qui nous devons l’aboutissement de cet ouvrage. Nos remerciements vont à Mme le professeur Hélène Casanova-Robin qui a permis sa publication. Nous remercions également MM. les professeurs Pierre Chiron, Carlos Lévy, Frank La Brasca, et MM. Pierre Laurens, membre de l’Institut, Sébastien Arfouilloux ainsi que Mme Véronique Reb.
1 Sauf mention contraire, les traductions sont de l’auteur.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-09712-9
- EAN : 9782406097129
- ISSN : 2271-698X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09712-9.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 07/01/2020
- Langue : Français