Avant-propos La Métaphore à l’épreuve du temps littéraire
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Le Parcours du comparant. Pour une histoire littéraire des métaphores
- Auteur : Bonnier (Xavier)
- Pages : 7 à 24
- Collection : Rencontres, n° 101
Article de collectif : 1/29 Suivant
Avant-propos
La Métaphore à l’épreuve du temps littéraire
« Peut-être l’histoire universelle n’est-elle que l’histoire des diverses intonations de quelques métaphores. »
J.-L. Borges, « La sphère de Pascal », dans Enquêtes (1937-1952), Paris, Gallimard, 1957.
« Si le talens, et doncques le Sçavoir, consistent a relier des Notions eloignez et treuver des Ressemblances en des choses dissemblantes, la Metaphore, d’entre les Figures la plus aiguë et singuliere, est la seule capable de produire Merveille, d’où nait le Plaisant, comme des changemens des scenes au theastre. Et si le Plaisant que nous apportent les Figures est celuy d’apprendre des choses nouvelles sans peine et moult choses en un petit volume, voyla que la Metaphore, transportant au vol nostre esprit d’un Genre à l’aultre, nous fay entre veoir en un seul Mot plus d’un Object. »
Umberto Eco, L’Île du jour d’avant, Paris, LGF, 1996, ch. 9.
Saturé de questionnements de toutes sortes, anciens ou récents, ici sur les frontières de la littérarité, là sur la notion de genre, ailleurs encore sur les conflits interprétatifs ou les liens avec les autres arts, le champ des études littéraires laisse pourtant paraître au fil des ans un manque incontestable, et quelque peu paradoxal : alors que la métaphore y a toujours occupé une place de choix, motrice et transversale,
suscitant d’innombrables travaux théoriques sur son statut esthétique et cognitif, et même au second degré sur sa théorisation complexe et mouvementée, et que d’autre part se sont multipliées les études diachroniques de thèmes, de figures fictionnelles, de genres littéraires, de formules sentencieuses et de schèmes narratologiques, il n’existe pas à ce jour d’histoire littéraire des métaphores. Dès lors que le fait d’associer, selon diverses modalités, un thème donné à un phore ou comparant, paraît aussi ancien que le langage lui-même, il serait pourtant grandement instructif de pouvoir suivre le trajet d’une métaphore donnée, voire du plus grand nombre de métaphores possible, avec la précision d’une documentation universitaire. Car il y a bien une tradition et une transmission, durable et multiforme, de ce transfert de dénomination que Cicéron puis Quintilien dénommaient translatio, et c’est pourquoi il faudrait parler, en utilisant successivement deux sens du mot latin, d’une translatio translationis, sur le modèle de la translatio studii humaniste : des métaphores aussi communes que celles de la flamme, ou du renard, ou du roseau, remontent à la plus haute Antiquité, et semblent avoir traversé les siècles sans solution de continuité ni changement sémantique, dans une très grande variété de contextes. Mais il est loin d’en aller de même de tous les comparants : le « coup de foudre », déjà figural mais négatif chez Racine, devient positif et sentimental à la fin du xviiie siècle ; si le corbeau renvoie, dans l’Antiquité, à une insouciance de jouisseur comme à l’espérance, car son cri, « cras, cras », reporte tout au lendemain, il faut attendre le xxe siècle pour qu’il désigne, après des siècles de dégradation de son image, un auteur de lettres anonymes ; de manière plus fine encore, le comparant du lait, si fréquent pour louer la blancheur de la peau dans la poésie érotique gréco-romaine, devient beaucoup plus rare après la Renaissance, alors que la société est encore largement agraire, et que le lait n’a évidemment pas changé de couleur ni la blancheur de prestige. Des évolutions se dessinent donc, qu’il n’est pas toujours aisé d’expliquer.
Il serait certes injuste d’oublier quelques ébauches et travaux ponctuels, dont les fruits n’ont d’ailleurs pas été pour rien dans l’élaboration de celui-ci : Curtius, dont l’apport est décisif même s’il tend parfois à surestimer la continuité des valeurs1, J. Berchtold, qui a si bien étudié l’évolution au
long cours d’un motif animal2, tout comme S. Ballestra-Puech3, P. Galand-Hallyn, qui a suivi les effets métaphoriques spéculaires de la description sur le programme poétique d’Homère à Claude Simon4, et récemment M. Fumaroli dans son Livre des Métaphores5, qui, nonobstant la pertinence de son classement thématique et l’éclectisme souriant de ses références, n’a pas prétendu rendre compte des facteurs évolutifs et des aires de diffusion des expressions imagées. Dans les plus stimulants de ces travaux, et dans le meilleur des cas, un motif analogique apparu dans l’Antiquité, généralement très riche de valeurs sémantiques, et dont les modalités de traitement sont elles aussi étudiées, depuis la simple comparaison jusqu’à la métaphore in absentia6, fait l’objet d’une enquête diachronique selon le postulat d’une réécriture topique soumise aux changements de goût et plus globalement aux transformations de ce qu’il faut bien appeler, faute de mieux, l’univers de représentation dominant de chaque époque considérée. Mais il n’avait jusqu’à présent pas encore été question de solliciter auprès d’une communauté de chercheurs un ensemble significatif d’études inédites de ce type, spécifiquement conçues selon les mêmes principes méthodologiques – moyennant une relative liberté d’adaptation suivant le sujet –, et susceptible de combler la lacune heuristique en fournissant le socle prototypique, ou l’archétype exemplaire, d’une histoire littéraire des métaphores. Pour expliquer ce manque, quatre réserves, diversement fondées, doivent semble-t-il être rappelées, car il a fallu les lever pour mener à bien ce projet, dont elles éclairent dialectiquement le risque :
Premièrement, l’effet déconcertant d’un travail au second degré. Les modes exploratoires – et peut-être, à leur horizon, les enjeux – d’une telle recherche sont moins évidents, ou directs, que ceux dont relève une enquête d’histoire littéraire « classique » : la métaphore étant à la fois détour et détournement, sa détection différée ou indirecte requiert une prudence et une acuité qui montrent qu’il est toujours plus facile de retracer
l’évolution d’une chose de l’univers matériel, d’un personnage illustre ou d’un sentiment, dont la dénomination va de soi, que celle de sa qualification discursive, jusque sur le plan strictement technique de l’incidence sémantique (à moins de réduire celle-ci à la désignation substantivale propre, auquel cas ce sont prioritairement les lexicographes, les historiens de la langue, les philologues, qui documentent le tracé diachronique).
Deuxièmement, la crainte de sortir de sa spécialité. Bien compréhensible dans son origine, qui fut la nécessité de déjouer l’inflation bibliographique en opérant la moins mauvaise partition : antiquisants, médiévistes, seiziémistes, etc., la subdivision séculaire et générique des études universitaires dans le domaine des Lettres a eu de fâcheuses contreparties, qui pourraient se résumer dans ce noli me tangere à l’envers de la sempiternelle objection « ce n’est pas mon domaine ». Mais s’il ne s’agit pas là d’une excusatio propter infirmitatem de pure forme – c’est-à-dire imperturbablement suivie d’un discours fort savant qui en démontre vite la pure coquetterie –, pourquoi s’échiner dans le même temps à détecter, chacun pour « son » siècle, « son » mouvement esthétique ou « son » genre, les sources d’une formule poétique chez Valéry, l’Arioste ou Shakespeare ? Pourquoi miser d’un côté sur les enseignements d’une continuité intertextuelle aussi fièrement étalée que fiévreusement cherchée, tout en rechignant de l’autre à l’excursion historique systématique et assumée ? Cette frilosité presque réflexe, dont il est si malaisé de se déprendre, il faut pourtant tâcher de la surmonter, ne serait-ce que parce que les Muses sont filles de Mémoire, et font résonner depuis des siècles une instrumentation analogique du plus haut intérêt dès lors qu’elle harmonise intention de l’inuentio et tension de l’elocutio. Ce qui est possible pour les langages de spécialité, qu’il s’agisse de marine, de vénerie, d’imprimerie ou d’argot, doit pouvoir l’être, et de façon sans doute moins inerte, plus dynamique, s’agissant des métaphores. Pour une raison qui est à la fois contrainte et avantage supplémentaire : confronter les emplois successifs d’une même métaphore amène à examiner non seulement le contexte historique, mais aussi, et de très près, le détail du texte – et accessoirement à s’apercevoir que les reprises littérales non parodiques sont rares, et qu’ainsi le mot fameux prêté à Nerval « le premier qui a comparé la femme à une rose était un poète, le second était un imbécile », ne résiste pas à une exploration scrupuleuse de la chair même du texte, donc de l’univers de représentation d’un auteur.
Troisièmement, la subjectivité du repérage, qui fait redouter une certaine fragilité méthodologique : comment décréter à coup sûr que telle formule est métaphorique ? Malgré son apparente évidence, l’argument est un peu spécieux, au moins parce qu’une très grande majorité de lecteurs s’accorde de facto sur la perceptibilité d’un comparant, même quand il est implicite et ne se laisse dépister qu’à la faveur d’une nuance adjectivale ou d’un emploi verbal porteur de certaines connotations (pour prendre les cas les plus fréquents). En réalité, le lecteur apprend toujours à lire un texte littéraire, exactement de la même manière que l’amateur d’art apprend et réapprend à déchiffrer le message d’un tableau de maître, se familiarisant avec une grammaire des apparences qui ne laisse pas grand-chose au hasard, ce que savait par exemple montrer Daniel Arasse lorsqu’il rendait compte de la présence incongrue d’un escargot au premier plan – ou plutôt sur le bord inférieur – d’une Annonciation du Quattrocento7. La plupart du temps, le « suffisant lecteur », même s’il est passé à côté du détail significatif que lui en révèle un autre, admet a posteriori cette ingéniosité à double sens, dès lors du moins que ce qu’elle induit est compatible avec le reste de l’œuvre. L’objection suivant laquelle on ne peut jamais être sûr que l’auteur « ait vraiment pensé » telle chose, « ait vraiment voulu dire » telle autre, est moins puérile que de fort mauvaise foi : à dix mètres d’un archer qui le viserait lui, Zénon persisterait peut-être à nier le mouvement, mais en fuyant à toutes jambes… En d’autres termes, si le relevé d’occurrences métaphoriques fluctue fatalement au gré d’une culture et d’une sensibilité donnée, il n’y a ni obligation à l’indiscutabilité pour obtenir quelques résultats, ni plus grande fragilité en ce domaine précis que dans d’autres tâches de repérage.
Quatrièmement et enfin, le caractère virtuellement indéfini du relevé, qui effarouche la modestie des chercheurs et met à rude épreuve leur bénédictine propension à l’exhaustivité. Or, c’est là la rançon de toute entreprise de collecte et de classement d’éléments simples, de repérage et de hiérarchisation d’effets, de détection et de réorganisation des signaux en fonction de leurs homologies ; les botanistes le savent bien, qui se livrent à de continuelles refontes des ordres et familles8, tout comme les
astrophysiciens, qui reclassifient étoiles et planètes en fonction de leurs évolutions définitionnelles, elles-mêmes motivées par l’apparition de nouveaux corps célestes et une connaissance toujours plus fine des propriétés de l’ensemble9 : loin de renoncer au catalogue raisonné sous prétexte qu’il serait indéfiniment condamné au work in progress, ils en font délibérément évoluer le contenu et les cloisonnements. S’agissant de la recherche sur le devenir au long cours de métaphores, le but de l’entreprise ne réside pas dans l’établissement d’une collection de comparants valable pour elle-même, stable et sanctuarisée, mais dans celui d’un premier état, à un moment donné des connaissances disponibles et en restant ouvert à la complémentation, de l’évolution diachronique de quelques-uns d’entre eux, soit, eu égard aux obstacles qui font partie intégrante de la constitution de ce tracé, de tenter un « parcours du comparant ».
À partir de ce constat, et forts du soutien à distance de Sénèque, indulgent pour les observations pionnières des Anciens car « nulla res consummata est, dum incipit10 », la décision a donc été prise, en 2010, de tenir un séminaire11 qui tenterait, sur deux années universitaires, durée suffisante pour tester la plausibilité du chantier, l’expérience de quelques « parcours » métaphoriques élémentaires, en faisant collaborer prioritairement deux laboratoires de recherche de l’université de Rouen, le CÉRÉdI12 et l’ÉRIAC13, idéalement complémentaires en la circonstance. L’objectif immédiat était d’étudier l’histoire de quelques comparants très anciens, devenus pour la plupart des « clichés », mais en restreignant le corpus à de la poésie amoureuse, depuis l’Antiquité jusqu’aux Lumières, sans que soit pour autant proscrit
a priori le prolongement de l’enquête jusqu’à l’époque contemporaine – il semblait simplement légitime de s’autoriser l’arrêt de l’enquête en deçà des ruptures postclassiques, romantique et surréaliste notamment, qui changent considérablement la donne en matière d’évaluation esthétique, à l’unisson de sociétés travaillées par l’incroyance, la marchandisation industrielle et le primat croissant de la conscience individuelle. Mais l’objectif à moyen terme, lui, était de préparer les conditions d’un colloque qui se voulait tout aussi « séminal », mais à une échelle moins expérimentale et plus significative, plus formelle aussi, en élargissant à la fois l’éventail des spécialités représentées, l’empan diachronique, et l’aire géographique des chercheurs mis à contribution14. D’où la présence, à ce colloque, par souci minimal d’élargissement des approches, d’un philosophe du langage, d’un psychanalyste, et d’un grand écrivain qui a sinon l’apanage, du moins la particularité remarquable, de conjuguer un art d’écrire éminemment métaphorique, une expérience de l’édition d’un autre auteur15, et celle d’une réflexion d’authentique rhétoricien et d’essayiste sur ce même fait de discours16. Quant à l’objectif à long terme, et que le présent volume est destiné à favoriser, il se devine aisément : élargir encore cette histoire en cours d’écriture, et en approfondir le détail en la nourrissant de toutes les mises en perspective que peuvent susciter aussi bien la découverte de nouvelles occurrences dans un champ déjà exploré, l’affinement des connaissances notionnelles et conceptuelles d’une aire culturelle donnée, et surtout la confrontation des approches disciplinaires. Tel est l’objectif qui se dessine désormais, à la lumière des fruits qu’ont successivement apportés le séminaire et son prolongement formel, le colloque.
Il ne sera pas immodeste de souligner le succès de ce dernier, car le mérite en revient aux orateurs qui se montrèrent tous franchement engagés au service d’une aventure qui leur parut aussi séduisante que risquée, et dont les communications furent denses, minutieuses et toujours passionnantes, instructives à bien des titres – bien plus que s’il s’était agi d’un colloque « classique », centré sur un seul auteur, une seule tendance esthétique ou une thématique précise – et c’était là l’heureuse rançon
du risque de la pluralité des spécialités ; bien rapidement, et à la faveur des échanges de vues qui s’ensuivirent, s’imposa la décision de publier l’ensemble, séminaire et colloque, en opérant toutefois une sélection qualitative, et selon une architecture évidemment rétrospective, tenant compte de l’hétérogénéité inhérente à ce concours inaugural et inédit de communications. C’est de cette architecture, moins expérimentale que les éléments qu’elle dispose, qu’il s’agit maintenant de rendre compte en quelques mots, sans priver le lecteur des agréments de sa découverte, ni révéler le fin mot de ses plus inquiétants recoins.
Une première partie devait être consacrée à quelques points de vue proprement théoriques sur la spécificité de l’énoncé métaphorique, moins pour rouvrir l’interminable et trop conflictuel dossier de la définition la plus rigoureuse possible de la métaphore – certains chercheurs préconisent, et non sans arguments, l’abandon pur et simple de cet effort, au profit par exemple d’une typologie17 – que pour l’envisager selon les implications psychiques et sociales de sa pratique effective. Or, les enjeux culturels de celle-ci apparaissent le plus nettement dans ses marges, dans ses manifestations les plus excentriques et les moins consciemment littéraires, qu’il s’agisse d’image créée ex abrupto par un locuteur dans son approche quotidienne des choses, du voisinage avec d’autres tropes qui en sont les menaçantes limites, ou encore d’une dotation implicite de compétence théorétique et spéculative, voire, selon une autre marginalité, d’une référence analogique aussi ancienne que parfaitement fausse, bref, d’une erreur métaphorique étrangement partagée.
C’est ce qui permet à Pascal Quignard, dans sa magistrale ouverture du colloque, de situer la métaphore en dehors d’un simple (ou complexe, pour le coup peu importe) « cryptage » de l’énoncé, et d’en retenir le mouvement quasi physique d’extériorisation et de surcroît sémantique plutôt que d’échange ou de substitution – mais l’écrivain étant ici à l’œuvre, il serait malséant de le paraphraser. Ce caractère non seulement intime et viscéral, mais aussi indissociablement créatif et virtuellement subversif de l’énoncé métaphorique n’est d’ailleurs pas du ressort de la seule littérature, puisque, comme l’explique ensuite le psychanalyste Jacques Cheneau à la lueur de sa longue expérience clinique, il engage un
jeu de dupes en dissimulant, sous l’avers le plus souvent pittoresque ou superficiellement incohérent d’une formule verbale analogique obsédante repérée et travaillée dans le cadre de la cure, l’envers inéchangeable de l’appropriation par le sujet d’une locution figurale héritée tout autant que refusée durant la phase d’apprentissage du langage, du récit et de l’altérité ; d’où de nouveaux arguments contre l’ambition d’une fixation parfaitement sûre du sens des métaphores, en tant qu’elles font l’objet d’une articulation structurante avec le destin de chacun.
Mais les métaphores sont aussi en rapport avec la perception, plus ou moins subjective, d’une frontière entre sens propre et sens figuré, dichotomie suspecte envisagée par Christophe Laudou, philosophe du langage, sous un angle à la fois historique et logico-analytique, à partir d’une énigmatique formule de Heidegger, « habiter le langage » : mettant en évidence le lien entre théorie rhétorique de l’écart et empire pluriséculaire de la métaphysique, et rappelant les confusions présupposées entre propriété et caractère originel, il se risque à diagnostiquer dans le fonctionnement d’une autre figure voisine, la catachrèse, une appropriation fondamentale de la langue et un préalable virtuel aux figures de connexion, d’inclusion et d’assimilation qui, de fait, semblent en découler. Si bien que, tant qu’elle est repérée en tant que figure, la métaphore est en fait une catachrèse en devenir qui n’a pas atteint son point d’achèvement, et ne s’est pas résolue, ou dissoute, dans l’indétectabilité de son inscription en langue.
Se pose dès lors une autre question théorique, celle précisément de l’apport cognitif spécifique de la métaphore littéraire dans une situation de communication donnée, et c’est de manière originale qu’après avoir distingué divers degrés de recevabilité prédicative en fonction de l’extension des « parties utiles » du comparant, Laurent Jenny se concentre sur le traitement métaphorique des émotions dans une œuvre de N. Sarraute : l’auteur de Martereau restitue les relations intersubjectives selon une saisie figurale à deux niveaux complémentaires, celui d’une métaphorisation de la posture physique majoritairement liée de près ou de loin à l’agression, et celui, beaucoup plus fin et nuancé, de scénarisations agonistiques rendant le détail d’une plasticité émotionnelle en perpétuelle évolution, au plus près des sensations de flux et de passage qui adviennent confusément à la conscience ; l’apport cognitif singulier des métaphores (souvent verbales) chez Sarraute tient donc du mixte entre métaphore proprement dite et métamorphose.
La pertinence d’une métaphore ne dépend toutefois pas uniquement de la recevabilité sémantique du détournement de la désignation (qui tient grosso modo à la perceptibilité d’une communauté sémique), mais aussi, à certaines époques du moins, d’une bienséance et d’un decorum, donc d’une recevabilité d’ordre esthétique et contextuel. C’est de cette autre contrainte, trop rarement prise en compte, que traite Nathalie Dauvois en évoquant le débat des lettrés de la Renaissance humaniste sur le discours métaphorique métapoétique : si certains prétendus gardiens du Temple horatien, comme Aneau ou Grifoli, contestent l’usage de métaphores dans les ouvrages de poétique, d’autres, comme Denores, Lovisini, Pedemonte, ainsi que les partisans de Marot dans la querelle avec Sagon, puis Du Bellay, s’estiment plus fidèles à l’héritage de l’Épître aux Pisons en pratiquant à la fois la métaphore théorisante et la réécriture humoristique dans les styles bas et moyen.
Un autre type d’usage marginal de la métaphore, et de démarche critique à première vue étrangère aux options méthodologiques du « parcours du comparant », mais qui les consolide de l’extérieur, est mis à l’épreuve dans la minutieuse enquête de Georges Kliebenstein : le motif analogique du « vaisseau Argo », outre sa trompeuse familiarité, qui tient de l’erreur universellement partagée, joue un rôle de premier plan tout au long de l’œuvre de Roland Barthes, et s’inscrit dans une chaîne signifiante complexe et retorse qui lui confère un statut aussi bien littéralement que littérairement vital : sa reprise, ses conditions précises de surgissement, les valeurs qui lui sont affectées jusque dans le fameux Roland Barthes par lui-même, dessinent à la fois une motivation textuelle indifférente à son fondement mythographique objectif, et, au-delà d’une polysémie déjà singulièrement étoffée, un concentré de déterminations destinales.
Au comparant « polythémique » du vaisseau Argo répond le comparant « amphidoxal » de la nudité à la Renaissance tel que l’étudie Cathy Yandell, dans le contexte des récits de voyages aux Amériques : aux frontières indécises de la métaphore, du symbole et de la projection fantasmatique collective, le corps dépourvu de vêtements donne lieu à deux lectures diamétralement opposées, notamment chez André Thevet, qui l’associe à la barbarie des mœurs, et chez Jean de Léry, qui y voit au contraire une preuve tangible d’innocence et de pureté désormais inaccessibles aux Européens ; mais la valeur cognitive de cette caractéristique s’accentue dès lors qu’il rapproche délibérément cet usage de nudité de la pureté des Protestants persécutés, humiliés et massacrés
alors qu’ils détiennent une vérité sans fard et une louable simplicité de manières, simplicité sur laquelle il avoue d’ailleurs régler son style – et voilà revenue la valeur métapoétique du comparant.
Une deuxième partie regroupe cinq études préalablement présentées lors du séminaire Translatio translationis, et qui par conséquent s’efforcent de respecter le cadrage historique et méthodologique, soit la très longue durée, de l’Antiquité reculée jusqu’au moins la première modernité renaissante (globalement deux millénaires de littérature), et le commentaire des étapes du devenir d’une métaphore donnée, généralement (mais non exclusivement) observée en poésie amoureuse. Il s’agit donc de parcours en quelque sorte prototypiques, avec ce qu’ils supposent de sollicitation, au moins pour garantir l’exactitude des textes mobilisés, de spécialistes de périodes et de genres qui excèdent les compétences de principe des chercheurs, et avec la tonalité souvent interrogative ou perplexe qui sied à un travail sur de tels ensembles, notamment sur les motifs envisageables d’un changement de polarité ou même de signifié d’un comparant18.
Étant à l’origine de l’ensemble du projet depuis des recherches sur l’intertexte analogique de Maurice Scève, et soucieux d’éprouver la possibilité d’une telle démarche, j’ai tâché de dessiner le parcours historique de la métaphore du « chant du cygne », encore bien vivace aujourd’hui. Il en ressort essentiellement qu’en dépit d’une division d’opinion tenace de l’encyclopédie antique sur la réalité du phénomène zoologique, l’idéalisme platonicien informe progressivement la représentation que le poète lyrique se donne de lui-même en en faisant un comparant supposé admis, dans une posture qui elle-même évolue de la glorification triomphante à la victimisation sacrificielle, jusqu’au xixe siècle ; et, ce qui compte peut-être autant, ce motif du chant du cygne est un excellent indice de la manière dont certains poètes de la Renaissance contournent délibérément les bestiaires médiévaux et le pessimisme chrétien pour se ressourcer dans l’imaginaire gréco-latin.
Collectant ses occurrences sur la même vaste période, Catherine Langlois-Pézeret remarque que la métaphore de la vigne « amoureuse » s’enlaçant le plus souvent autour de l’ormeau, et qui provient de la littérature agronomique, se rencontre abondamment dans une double et
a priori discordante tradition générique, celle de l’épithalame et celle de l’éloge funèbre ; de Catulle à Lamartine, en passant par Ronsard et Jean Second, l’union des deux végétaux prend sens dans la recréation d’une complémentarité nuptiale, tandis que, de Stace à Victor Hugo en passant par le roman médiéval, des discours beaucoup plus sombres la mettent à profit pour chanter la persistance du lien au-delà de la mort ou de l’accablement sénile, mais selon des variantes dont le point commun, aussi convaincant qu’inattendu, explique l’ambivalence virtuelle du comparant.
C’est à une autre incohérence apparente, assez voisine dans l’esprit, que s’intéresse Hubert Heckmann, celle de l’usage de la formule « lumen de lumine », « lumière de la lumière », aussi bien dans un cadre théologique des plus sévères (la mystérieuse génération divine énoncée dans le Credo) que dans un cadre bassement charnel (le nomadisme sexuel). Le caractère métaphorique même de la formule divise longtemps les théologiens, notamment du fait de l’absence de verbe au sein du polyptote, qui invite aux interprétations risquées, et a partie liée avec l’image de la flamme transmise d’une torche à l’autre, donc du don sans déperdition, comparant de la générosité et du partage des savoirs comme de la pluralité amoureuse vantée par Ovide. De la synthèse philosophique accomplie par Philon, qui prépare l’ingénieuse procession trinitaire, aux poètes contemporains, en passant par les éloges médiévaux d’Alexandre et les Élisabéthains, la formule devient parfaitement logique dès lors qu’elle n’est plus réduite à l’ornatus analogique.
Remarquant de son côté que les métaphores du cerf et de la biche sont dès l’Antiquité doublement ambivalentes (en polarité appréciative, la fidélité amoureuse ou le rut débridé, comme en attitude dynamique, chassé ou chasseur), Sandra Provini montre que le Moyen Âge, sans oublier tout à fait cette dualité incarnée par la Didon virgilienne – biche blessée poursuivant Énée –, complexifie le comparant en y ajoutant les valeurs chrétiennes de pureté sans tache et de soif de Dieu, ce qui fera le succès du motif du cerf blanc, conforté par l’évolution de la chasse aristocratique. Celle-ci alimente d’ailleurs la codification d’une « chasse amoureuse » aux étapes précises, qui renouvelle l’usage chrétien de la paronomase ceruus / seruus ; la Renaissance italienne et française, quant à elle, développera la métaphore du cerf en amant blessé, avant que les modernes ne prosaïsent le cerf en cocu et la biche en femme entretenue.
Isabelle Gassino clôt cette section prototypique en invitant le lecteur à revoir de plus près, et au prix de réjouissantes surprises, le syntagme figé
devenu trivial des « paroles ailées » dont est parsemée l’Iliade, mais qui est en réalité antérieure à Homère, et surtout dont la signification et la valeur réelles originelles ont progressivement été oubliées au profit de leur contraire lorsque les paroles sont censées « s’envoler » alors que les écrits « restent » : le parcours du comparant est ainsi suivi depuis le phore implicite de la flèche (et non de l’oiseau), puis de la blessure, et s’éclaire des valorisations récurrentes de la parole vivante, orale, au détriment du texte écrit, aussi bien chez Socrate et Euripide que chez Horace puis Rabelais, jusqu’à donner à l’envol de l’une et à l’immobilité de l’autre une polarité diamétralement opposée à celle qui leur est affectée aujourd’hui – sans que tous les doutes soient levés sur le moment décisif de cette inversion appréciative.
Exclusivement issues du colloque, et parfois amendées au regard de leur réception collégiale, douze études constituent la troisième partie, qui marque avec un peu plus d’acuité que la précédente la singularité de traitements métaphoriques chez certains auteurs à partir de ce qu’il faudrait nommer des « figures imposées », autrement dit des formulations analogiques devenues banales, voire fortement attendues, en certains contextes. Mais toutes s’efforcent de tracer, en les expliquant, ces fameux parcours qu’elles connaissent au long des siècles. Un premier groupe de trois communications s’intéresse au sol, à la terre ferme, dans ce qu’elle présente aux yeux, ce qu’elle recèle et ce qu’elle inspire aux poètes et prosateurs.
En prenant soin de rappeler que l’Antiquité gréco-latine abonde en notations descriptives sur les prairies qui resplendissent, voire qui « rient » d’un éclat triomphal et divin, selon un topos encore vivace au Moyen Âge, Daniel Ménager s’interroge sur le relais que prend, aux siècles classiques, et surtout chez le Rousseau des Rêveries, le motif un peu différent du « riant » : appliqué à un paysage globalement pastoral bien clos, rassurant et accueillant, mais au fond assez flou, il se substitue inexorablement au « prata rident » antique, et apparaît, dans un contexte de valorisation du sensible, comme une projection du cœur solitaire sur un décor censé en apaiser les tourments, comme le montre sa reprise chez Hölderlin. Mais surtout, en un curieux renversement des choses, il semble bien que le « cliché » si honni des maîtres de style contemporains, par son imprécision même qui menace le critère de substitution, soit tout aussi nécessaire à l’expression poétique que la métaphore spectaculaire.
Les fondamentaux de la pastorale se retrouvent, mais pour de tout autres raisons, dans le travail que Caroline Andriot-Saillant consacre
aux comparants implicites que le « Je » poétique emprunte depuis la Renaissance à l’enracinement et à la croissance du végétal, arbre ou fleur, pour se les appliquer à lui-même : de Marot à René Char et Yves Bonnefoy, en passant par le Racan des Bergeries, le comparant évolue d’une logique de déracinement douloureux, telle que la restitue l’exilé, à celle d’un embranchement imaginaire universel résolument anti-pastoral et peu soucieux de bien délimiter un comparé rassurant, avec pour étape intermédiaire la recherche fiévreuse d’une réduction de l’altérité de l’ancrage et de la provenance. Le regard que porte l’imaginaire occidental sur l’appartenance à un sol semble donc épouser, d’une certaine façon, l’évolution de celui dont fait l’objet le verbe poétique en tant que tel.
Une fort contingent d’occurrences antiques, tant grecques que latines, est ensuite mobilisé par Francesca Romana Berno pour rendre compte des métaphores minérales et métalliques de l’insensibilité, dont l’oscillation est double : entre le domaine héroïque et le domaine amoureux d’une part, entre polarité positive et dépréciation d’autre part ; parmi les découvertes, il apparaît que l’opposition a priori univoque du « durus » et du « mollis » dépasse celle de la pierre et du cœur, que par ailleurs la pétrification métaphorique caractérise aussi bien l’excès de passion que son défaut, ou encore que l’insensibilité du Sage stoïcien aux coups du sort, tout comme la stupidité, ont pu également fournir des comparés originaux au fil du temps, avant que l’époque moderne ne simplifie considérablement, et de façon quasi manichéenne, les assignations analogiques.
Associant ensuite un scrupuleux esprit d’enquête philologique au souci de prendre en compte l’histoire des sciences et de l’univers matériel, Isabelle Bétemps retrace le parcours complexe et inattendu de la métaphore du diamant, comparant classique du domaine amoureux parfois confondu avec la pierre d’aimant à la faveur d’une proximité morphologique, et tantôt associé à l’insensibilité de la Dame, tantôt au contraire à sa constance et sa fermeté ; mais elle montre aussi que l’évolution des techniques de taille, de la fin de Moyen Âge au xixe siècle, entraîne celle du signifié privilégié, la lumière supplantant progressivement la dureté, tandis que la fréquence d’emploi de la métaphore marque curieusement le pas aux siècles classiques, avant un regain de faveur chez les Parnassiens : si donc le signifié ne doit certes pas être confondu avec le référent, celui-ci, dans sa métamorphose historique, socialisée et intériorisée par le langage, peut néanmoins influer sur la délimitation de celui-là.
Il arrive également que la métaphore la plus rebattue prenne une valeur originale et extrêmement « transitive » selon le contexte, bien au-delà du simple ornatus ; c’est ce qui ressort de l’étude qu’Alfredo Casamento consacre au comparant du lion, largement exploité depuis Homère pour évoquer l’ardeur au combat et pris comme exemple de trope analogique par les rhétoriciens, mais cette fois dans la Pharsale de Lucain : à l’image épique valorisante de la bravoure succède ici celle de la férocité bestiale et de la cruauté gratuite appliquée à César après sa victoire sur Pompée, selon un jeu de connotations et une manipulation chronologique subtils susceptibles d’en garantir la dénonciation, et en une inflexion négative qui semble se retrouver chez le Sénèque des tragédies. Par ailleurs, le phore de l’animal cruel fera également florès lors d’évocations mystiques de la Mort, depuis les premiers écrits chrétiens jusqu’aux poèmes spirituels médiévaux.
Le thème de l’inhumaine cruauté se retrouve dans un autre motif analogique, celui du repaire de bêtes féroces, très vite associé à la « caverne de brigands », suivi au fil des siècles par Christophe Imbert. Depuis les imprécations de Jérémie jusqu’à la patristique en passant par les évangiles, le motif fustige ceux qui souillent le lieu sacré par leurs agissements impurs. Mais le Moyen Âge et la Renaissance en font aussi grand usage, en France comme en Italie et en Angleterre, dès lors que l’ordre monarchique est menacé par des factions ou que l’harmonie de la Cité sombre dans l’anarchie d’une ville prostituée. Une continuité se dessine donc dans les dénonciations enflammées de Jérusalem, Rome ou Paris, en attendant celles de la Révolution française et de la Commune ; pourtant, dans un ultime mouvement, il apparaît que c’est en fait à un lieu mental, psychique, que renvoie le comparant, qui y trouve ainsi sa plus limpide et synthétique justification.
Une autre mise au point, qui illustre l’intérêt de la confrontation historique des variantes métaphoriques, est fournie par Tony Gheeraert au sujet de la métaphore des nuages : contre la conviction fort répandue mais un peu rapide que ce comparant ne se défait d’une valeur négative qu’avec le Romantisme littéraire et pictural, qui le mettront ostensiblement à l’honneur, il suit le parcours de ces « nuées du fantasme » depuis saint Augustin jusqu’aux Messieurs de Port-Royal, et observe qu’à l’idéal platonicien d’un grand midi de la vérité divine qui dissiperait les nuées s’ajoute la tradition de l’accommodatio, qui fait du nuage le voile charitablement interposé par la divinité devant les mortels afin de leur éviter l’aveuglement : le fameux « Dieu caché » ne l’est que pour
épargner à la frêle humanité l’éblouissement fatal, jusqu’au point où le nuage figure le Verbe divin lui-même, à travers messages poétiques et prophéties, comme s’il recouvrait la métaphore en tant que telle.
C’est à une lumière divine assez voisine que s’intéresse ensuite Pascale Chiron, puisqu’elle étudie en diachronie le motif du soleil qui traverse le verre sans le briser, utilisé depuis les Pères de l’Église pour expliquer l’Incarnation, mais qui appelle une justification technique, le lecteur moderne admettant sans peine un phénomène physique qui paraissait prodigieux aux médiévaux. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que ce phore reflète au fil du temps non seulement les évolutions techniques, avec la précision chromatique et spatiale du vitrail de l’art ogival, mais aussi la désacralisation progressive de ses comparés et de ses modalisations, en devenant élément de narration ou de description profane, quand il ne s’agit pas d’évoquer l’inspiration poétique ou le fatal innamoramento. De Chrétien de Troyes à Guibert et Manchette, en passant par Marot, Balzac, Proust ou Céline, le motif de cette invasion lumineuse offre une singulière diaprure, qui demande au lecteur le concours de son propre rapport à la lumière.
Hautement significative du subtil travail de réécriture auquel se livrent les clercs du Moyen Âge sur l’épopée antique, la métaphore de la flèche est ensuite examinée, à titre d’exemple, par Michèle Guéret-Laferté ; une étude précise des occurrences montre que, loin de s’abstenir franchement du procédé métaphorique, comme pourraient le faire penser une confrontation ligne à ligne du texte vernaculaire à son modèle latin ainsi que les préventions bien réelles des rhétoriciens chrétiens contre l’analogie faiblement motivée, les premiers romanciers de langue d’oïl en déplacent la survenue, en élargissent et en complexifient les modalités, passant aussi bien par le proverbe et le trait plaisant que par d’étonnants ekphraseis, multipliant les morceaux de bravoure descriptifs aux endroits les moins attendus, et surtout valorisant progressivement la littéralité du comparant, fusionnant ainsi blessure guerrière et blessure amoureuse, ou rendant quasi indissociables sens propre et sens figuré.
C’est un parcours également assez surprenant que retrace Hélène Casanova-Robin dans son étude du comparant de la neige depuis la Rome antique, avec Ovide au premier plan, jusqu’aux poètes néo-latins de la Renaissance italienne. Assignée quasi exclusivement au départ à l’éclatante blancheur du lait ou de la peau, jusqu’à devenir un identifiant générique exclusivement positif, la métaphore se charge au fil des
siècles d’une sémantèse de plus en plus complexe, et parfois d’apparence paradoxale, qu’elle soit associée à l’ivoire par exemple, ou bien à des cheveux qui n’ont rien de ceux d’un vieillard, ou encore employée dans un contexte politique encomiastique. Au temps des Médicis, sous la plume aussi érudite qu’ingénieuse des Landino, Naldi ou Pontano, la neige figurale fait l’objet de iuncturæ singulières et enrichies, qui s’éclairent par de fines analyses de métrique et de prosodie, et qui attestent du potentiel de remotivation et de plasticité des métaphores lexicalisées.
La métaphore de la bulle d’air qui éclate sitôt apparue à la surface de l’eau, comparant bien familier de la faiblesse humaine, remonte elle aussi en droite ligne à l’Antiquité gréco-latine, puisque Lucien de Samosate, Varron puis Pétrone l’emploient volontiers avec force variantes et filages. John Nassichuk montre néanmoins comment cette stabilité de principe s’accompagne d’évolutions très instructives dans le traitement concret du motif : si la parénèse clunisienne l’associe à d’autres comparants pour constituer une topique analogique particulièrement puissante au service du contemptus mundi, la Renaissance humaniste, chez un Béroalde, un Nicolas Bourbon ou le moins illustre Nicolas Brizard par exemple, la paraphrase et l’amplifie à loisir, lui multiplie les comparés, ou encore en fait la matière d’une fable métamorphique moins subjective, plus universaliste, et dépassant la seule analogie emblématique, jusque dans les poésies militantes du dernier xvie siècle.
L’intérêt d’une mise en perspective historique, au sens le plus large du terme, d’un comparant donné, apparaît enfin dans la contribution de David Cowling, qui remarque à la fois l’ancienneté de la métaphore de l’emprunt économique appliquée à l’importation de mots étrangers, et surtout le lien quasi mécanique qui relie son emploi au contexte politique, culturel ou économique : depuis le refus calviniste de l’affectation langagière jusqu’au repoussoir fantasmatique de la mendicité, véhiculé notamment par Du Bellay et Henri Estienne, c’est tout un imaginaire patriotique de la dépendance humiliante, prospérant sur fond de crise économique et de risque de banqueroute, qui se donne à lire ; et même la production métalinguistique contemporaine, qu’elle soit inquiète chez Étiemble ou plus sereine chez Henriette Walter, reconduit imperturbablement, et peut-être inconsciemment, ce cadre analogique et ces notions prégnantes de « richesse », de « dette » et d’« héritage ».
Ces aperçus synthétiques ne peuvent certes donner qu’une faible idée du nombre d’informations et de précisions, voire de rectifications plus ou moins inattendues qui parsème l’ensemble des communications, mais surtout, comme il n’est pas question d’être juge et partie, et que c’est au lecteur d’en estimer le profit, ils ne font que laisser entrevoir les points de rencontre de beaucoup d’entre elles, qui sont autant de motifs sérieux pour prolonger l’entreprise ; s’il n’en fallait citer que trois, ce serait au minimum la confirmation d’une spécificité du traitement médiéval des métaphores, notamment dès qu’il s’est agi de moraliser la fable antique, l’influence souvent étonnante des modifications de l’univers matériel et de l’industrie humaine sur leur assignation, et bien entendu l’effet de trompe-l’œil de certains des comparants parmi les plus usés, qui recèlent sous leur apparente univocité une aptitude à la polysémie dont seule l’approche précise des textes permettait de mesurer l’ampleur, et qui est une invite à en explorer de nouveaux dans les années qui viennent. Tant de métaphores restent en effet à suivre dans leur mutation au long cours, qui n’ont même pas été envisagées ici, et qui font pourtant partie des plus fréquentes, qu’il s’agisse de tout ce qui a trait à la maladie, à l’architecture, à l’animal domestique ou encore aux « météores », comme disaient les Anciens pour désigner tout ce qui s’anime dans le ciel… Telle est non seulement la possibilité offerte à qui se trouverait inspiré par tel ou tel de ces parcours, mais aussi, et d’un unanime aveu, le souhait le plus cher de ceux qui les ont patiemment tracés.
Que soient enfin ici remerciés, pour leur soutien financier, technique et humain, le Conseil Régional de Haute-Normandie, Jean-Claude Arnould, directeur du CEREdI, Laurence Villard, vice-présidente du Conseil scientifique de l’université de Rouen, Anne Vial-Logeay, qui a su au nom de l’ERIAC mobiliser plusieurs des contributeurs, et notre ingénieur de recherche, Hélène Hôte, pour son infatigable dévouement.
Xavier Bonnier
Université de Rouen –
Centre d’études et de recherche éditer/interpréter (CEREdI)
1 E. R. Curtius, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin [1948], Paris, PUF, 1956.
2 J. Berchtold, Des rats et des ratières : anamorphoses d’un champ métaphorique de saint Augustin à Jean Racine, Genève, Droz, 1992.
3 S. Ballestra-Puech, Métamorphoses d’Arachné. L’Artiste en araignée dans la littérature occidentale, Genève, Droz, 2006.
4 P. Galand-Hallyn, Le Reflet des fleurs. Description et métalangage poétique d’Homère à la Renaissance, Genève, Droz, 1994.
5 M. Fumaroli, Le Livre des métaphores. Essai sur la mémoire de la langue française, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2012.
6 Voir le tableau proposé par G. Genette dans « La rhétorique restreinte », Communications, no 16, Paris, Seuil, 1970, p. 165.
7 D. Arasse, « Secrets de peintres », dans Histoires de peintures, Paris, Denoël/France Culture, 2004, p. 79-81.
8 Comme en témoigne, récemment, le changement de distribution des plantes laurales entre la classification de Cronquist (1981) et la classification phylogénétique actuelle (« APG III », 2009). Voir le Botanical Journal of Linnean Society, 2009, 161, p. 105-121. Mais il y a encore plus simple, à vrai dire, puisque fort nombreux sont ceux qui rangent encore les champignons parmi les végétaux, alors que les Fungi forment un règne à part entière, intermédiaire entre l’animal et le végétal.
9 Rappelons que depuis 2006, l’IAU (Union Astronomique Internationale) ne reconnaît plus que huit « vraies » planètes dans le système solaire, Pluton ayant été requalifiée en « planète naine » (« dwarf planet ») en raison de divers critères mesurables. Ce qui veut dire très exactement que le sens scientifique d’un mot aussi important et ancien que « planète » vient de changer. Voir le compte rendu des résolutions B5 et B6 (disponible en pdf) sur le site internet de l’IAU.
10 « Rien n’est parfait, en son début » (Questions naturelles, VI, 5).
11 Intitulé, en jouant sur le double sens de transmission et de transfert de sens métaphorique, « Translatio translationis, la transmission des motifs analogiques dans la poésie amoureuse de l’Antiquité aux Lumières », et dirigé par Xavier Bonnier (CÉRÉdI) et Anne Vial-Logeay (ÉRIAC), il a donné lieu à une dizaine de communications formelles inédites.
12 Centre d’Études et de Recherche Éditer / Interpréter (EA 3229), dir. J.-C. Arnould.
13 Équipe de Recherche Interdisciplinaire sur les Aires Culturelles (EA 4705), dir. M. Martinez et M. Olmos.
14 Ce colloque s’est intitulé « Le Parcours du Comparant : vers une histoire littéraire des métaphores » (Université de Rouen, 21-23 juin 2012, organisation conjointe Xavier Bonnier (CÉRÉdI) – Anne Vial-Logeay (ÉRIAC)).
15 Pascal Quignard a fourni la première édition vraiment satisfaisante des Œuvres complètes, de Maurice Scève (Paris, Mercure de France, 1974).
16 Voir par exemple sa Rhétorique spéculative (Paris, Calmann-Lévy, 1995).
17 Voir par exemple P. Schulz, « Le Caractère relatif de la métaphore », Langue française, no 134, Paris, Larousse, mai 2002, p. 27, et M. Prandi, « La Métaphore : de la définition à la typologie », id., p. 9.
18 À quoi il faudrait ajouter la liberté de citations très étendues, parfois jusqu’à l’intégralité d’un long poème, ce que justifie l’impératif de contextualisation optimale, mais dont s’abstiennent généralement les intervenants du colloque pour des raisons chronométriques.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-8124-3374-0
- EAN : 9782812433740
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3374-0.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 02/03/2015
- Langue : Français