Introduction
- Publication type: Book chapter
- Book: Le Moment américain du roman français (1945-1950)
- Pages: 365 to 369
- Collection: Classiques Jaunes (The 'Yellow' Collection), n° 708
- Series: Essais, n° 16
Introduction
Le second temps de notre travail nous a permis de comprendre que les auteurs « responsables » qui furent attirés ou fascinés par les romanciers américains, ne parvinrent pas à intégrer de manière satisfaisante les éléments américains d’innovation scripturale à leurs romans. Le « nouveau départ » américain n’eut pas lieu et mena de nombreux écrivains dans une impasse romanesque. Si le point de commencement fut le même pour les auteurs de romans policiers français, la trajectoire qu’ils empruntèrent à partir de ces origines fut différente et eut des résultats plus convaincants. Confrontés à un incontournable héritage américain, ces écrivains mirent en place des processus originaux d’appréhension et d’imitation. La fascination pour les auteurs américains est beaucoup moins marquée, et même parfois absente ; il arrive souvent que ceux-ci soient tournés en dérision. Si le modèle américain est reconnu sans détours, il n’engendre pas une inflexible volonté d’allégeance à des romanciers considérés comme révolutionnaires par d’autres. L’attitude plus distanciée des auteurs français de roman policier face à un archétype pourtant en vogue a plusieurs conséquences. Dans un premier temps, une pratique de l’imitation « brute » assumée se développe. Elle a pour but une écriture « à l’américaine », exercée dans une optique essentiellement alimentaire. Néanmoins, survient très tôt un goût pour le pastiche, que ces écrivains orchestrent avec virtuosité. Cette position décomplexée leur permet de créer un nouveau genre, le roman policier noir français. Ces écrivains transforment détachement et nonchalance en pragmatisme scriptural, puis en véritable moteur de création.
Un rapprochement entre ces deux types de romans – « sérieux » et « divertissant » – est fécond car la crise identifiée comme celle du roman « responsable » toucherait aussi en France le roman policier, affecté d’une maladie1 conduisant à la sclérose, au déclin inéluctable du genre :
366[Le roman policier] est un genre bien défini, et soumis à des lois, ce qui implique un nombre limité de combinaisons. Comme la tragédie classique, le roman policier périra-t-il un jour, lorsque tous les thèmes et toutes les permutations auront été employés, et qu’au moindre ressort que l’auteur tentera de faire jouer, le lecteur blasé s’écriera : « connu ! » ? […] Tout cela est vrai du roman policier pur, qui n’est qu’un problème de mots croisés romancés ; cela n’est pas moins vrai du thriller, de ces récits puérils et vides qui méritent que Claudel les traite de « production stercoraire » ; mais ce n’est plus vrai du roman policier tel qu’il est en train d’évoluer, tels que le conçoivent des écrivains qui regardent plus du côté de Raskolnikov que du côté de Rocambole2.
Lui aussi aurait besoin d’un profond renouvellement qui pourrait se réaliser grâce à une transfusion de sang neuf. Plusieurs questions se posent alors : les auteurs policiers ont-ils fait les mêmes efforts que les romanciers « responsables » pour permettre la survie de ce type de littérature ? Se sont-ils eux aussi inspirés des Américains et de leurs innovations ? Les ont-ils imités aveuglément, confirmant ainsi une américanisation grandissante de la littérature ? Même si les réflexions théoriques des écrivains français de policiers sont moins ostensiblement exposées que celles des romanciers « sérieux », l’interrogation qui sous-tend leur écriture sont alors identique : faut-il changer radicalement de voie ou défendre la tradition d’un roman policier français classique et, par conséquent, refuser les influences extérieures ? Les auteurs de romans policiers français, expérimentés ou novices, ont choisi l’option du changement, qu’il soit respectueux de certaines fondations du genre, progressif ou radical. Quelle que soit la solution adoptée, elle est le reflet d’un positionnement face à l’influence américaine. Même Simenon, dont la carrière est déjà très avancée avant la guerre, a été confronté à l’arrivée du hard-boiled. Il déclarait déjà en 1932 : « […] Vous n’ignorez pas qu’il n’y a pour ainsi dire plus de romanciers en France. Et bien, je veux montrer à tous les gens de lettres qu’on peut parfaitement écrire un roman, recréer un genre qui agonise3 ».
À partir de la fin des années 1930, il est manifeste que les auteurs qui choisissent la voie policière ne restent pas sourds aux sirènes américaines, 367promesses de renouvellement et d’innovation4. Le recours à ce modèle s’accroît pendant la Seconde Guerre mondiale qui sert de « catalyseur5 » à l’émergence du roman policier noir en France :
Ce qui donne toute son ampleur à ce nouveau « continent littéraire » est la fascination des Français pour l’Amérique, dans ce qu’elle offre de rêve mais aussi de réalisme brut et nouveau, entre la sauvagerie, le sordide, la violence et l’érotisme, formes symboliques extrêmes d’une effective « libération6 ».
Le roman policier noir français pourrait bien être le lieu privilégié de l’épanouissement de l’influence américaine. On retrouve dans ces textes de nombreuses caractéristiques du nouveau roman américain : behaviourism ; pessimisme7 ; modernité d’une langue brute et audacieuse. Ce mécanisme de transfert peut être confirmé par les attaques contre ce nouveau genre : il fut pris pour cible en tant que simple ersatz des œuvres américaines, mais surtout en tant que représentant de la culture populaire d’outre-Atlantique auprès du lectorat français. Selon les partisans d’un anti-américanisme grandissant à l’approche de la Guerre Froide, le roman policier noir français portait dans ses gènes toutes les tares de son ancêtre américain. Si l’avènement d’un roman policier français profondément repensé, remanié et retravaillé, témoignait d’un renouveau romanesque, la reconnaissance de cette avancée demeurait très laborieuse, en particulier à cause des affinités du genre avec son homologue américain. De plus, le roman policier noir français reste, comme le roman policier classique, considéré comme appartenant au roman populaire. Il est par conséquent marginalisé et regardé avec scepticisme en tant que « littérature – pour ne pas dire sous-littérature – d’évasion sans aucun prolongement8 » :
368En adoptant les formules déjà bien épuisées de l’histoire de détective, le roman noir ne semble rien offrir de plus que des intrigues pulp, motivées par des besoins de consommation et destinées à des lecteurs moins perspicaces. Les collections bon marché, comme la Série Noire de la maison Gallimard, en sont arrivées à symboliser la réputation du roman noir : celle d’histoires criminelles salaces pour faire frémir les sens et défier la morale établie9.
Le roman noir français est rapidement considéré, à l’instar de son inspirateur américain, comme doublement criminel : sur le plan littéraire, il est coupable de favoriser une lecture de divertissement ; sur le plan moral, il est responsable d’une dangereuse corruption des mœurs. On ne peut nier que les écrivains policiers français se soient appropriés volontairement, et non sans un certain contentement, les provocations et la violence du hard-boiled : « Dans l’esprit d’un vaste public, il a ruiné le préjugé du « bien écrire » et a contribué à créer un style nouveau, qui a cessé de faire écran entre l’écrivain et la vie crue10 ». Un des effets de la libération impulsée par les romanciers américains est le franchissement de frontières bien établies dans le roman français : les mauvaises mœurs ressurgissent de manière plus provocante que jamais et le roman retrouve, après une longue accalmie, son statut d’enfant terrible de la littérature, avec la mise en scène brutale de meurtres, de viols, de scènes de rapports sexuels, de délits en tous genres. Les écrivains policiers français offrent au lecteur une littérature du « malaise11 », qui défie tabous et limites. Les auteurs de romans policiers influencés par la littérature américaine côtoient les extrêmes et acceptent le défi à demi-relevé par les romanciers « responsables », toujours retenus par les us et coutumes de l’écriture romanesque française. La réception du roman policier noir français connaît sur notre période d’étude une réception très divisée et génératrice de nombreuses polémiques, ce qui témoigne également de la vivacité et du succès d’un genre qui dérange parce qu’il fait bouger 369les lignes. L’étude de la presse de l’époque, qui est, à de rares exceptions près, la seule ressource pour évaluer la manière dont les contemporains accueillirent ces romans, aboutit à une dernière interrogation : une fausse perception de cette mise au ban ne s’est-elle pas développée a posteriori ? Celle-ci serait le résultat de prismes de lecture plus tardifs puisque les avis critiques des années 1945-1950 étaient parfois nuancés, voire élogieux. Aurait-on oublié une solide acceptation initiale du roman policier noir français, perçu comme un genre repoussant les limites et insufflant une dynamique nouvelle ?
1 « Ce n’est pas le roman qui se meurt. Ce sont les véritables romanciers qui commencent à nous manquer » (Georges Simenon, À quoi bon jurer ?[1979, dicté de juin à juillet 1977], repris dans Tout Simenon, Mémoires II [tome 27], Paris, Presses de la cité, collection Omnibus, 1993, p. 53).
2 François Fosca, Histoire et technique du roman policier, op. cit., p. 202.
3 Nous soulignons. Citation de Simenon publiée dans Odette Pannetier, « Georges Simenon, candidat explorateur », Candide, 16 juin 1932, citée dans Danielle Bajomée, Simenon, une légende du xxe siècle, Tournai, La Renaissance du Livre, collection « Les Beaux livres du patrimoine », 2003, p. 62.
4 Rappelons néanmoins la mise en garde faite par Jean-Paul Schweighaeuser : « On ne peut pas nier que le “coup d’envoi” du roman noir français est dû à une nostalgie de l’Amérique, mais cela ne doit pas faire oublier les origines typiquement françaises du genre » (Le Roman noir français, P.U.F., collection Que sais-je ?, no 2145, 1984, p. 5-6).
5 Ibid., p. 15.
6 Frank Lhomeau, « Le roman “noir” à l’américaine », Temps noir. La Revue des Littératures Policières, Nantes, Joseph K., no 4, 2e semestre 2000, p. 5-6.
7 « […][D]ans le roman noir, il n’y a plus de possibilité d’optimisme et c’est l’esprit de dérision – d’auto-dérision, dans la plupart des cas – qui domine. Roman désabusé, le roman noir français est tout de même né des désillusions de la guerre », ibid., p. 1-4.
8 Jean-Paul Schweighaeuser, Le Roman noir français, op. cit., 1984, p. 1-4. Simenon lui-même parlait de « semi-littérature » pour désigner la série des Maigret et l’écriture de romans policiers en général.
9 “By conforming to the well-worn formulas of detective fiction, the roman noir seems to offer little more than consumer-driven pulp fiction aimed at less discerning readers. Cheap paperback collections, such as Gallimard’s Série Noire, have come to epitomize the roman noir’s reputation as salacious crime stories to thrill senses and defy conventional morality” (Claire Gorrara, The Roman Noir in Post-War French Culture, op. cit., p. 1 [nous traduisons].
10 Boileau-Narcejac, Le Roman policier, op. cit., p. 87).
11 Jean-Paul Schweighaeuser, Le Roman noir français, op. cit., p. 1-4.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-09967-3
- EAN: 9782406099673
- ISSN: 2417-6400
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09967-3.p.0369
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 11-09-2020
- Language: French