Préface Les marchés en question
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Le Marché autrement. Marchés réels et marché fantasmé
- Auteur : Roche (Daniel)
- Pages : 9 à 24
- Collection : Bibliothèque de l'économiste, n° 8
- Série : 1, n° 7
Préface
Les marchés en question
En janvier 2014, Laurence Fontaine publiait Le Marché, histoire et usages d’une conquête sociale. Un groupe de socioéconomistes et d’anthropologues de l’économie se rassemblent pour lui répondre avec un recueil d’analyses et de réflexions nourries visant à comprendre Le Marché autrement, Marchés réels et Marché fantasmé. Présenter le débat ouvert par ces deux ouvrages mobilisant des connaissances relevant de multiples disciplines ne manque pas d’intérêt à l’heure où les Universités s’enfoncent dans l’anomie, où les institutions de recherche se figent dans les difficultés de tous ordres et où la concurrence et la culture des projets sont invitées à régler les problèmes du marché intellectuel. Le risque est cependant de voir le conflit des Facultés obscurcir la rencontre. L’enjeu ne peut laisser personne totalement indifférent, car il s’agit de comprendre l’usage des mots et des choses, voir leur impact sur les réalités. La réfutation du Marché oppresseur, instrument de la mondialisation et de l’accroissement des inégalités ne date pas d’aujourd’hui, elle est née avec le Marché lui-même, le développement et ses limites. Son éloge a pu suivre dans la pensée et la politique un cheminement comparable mettant l’accent sur les effets sociaux positifs et l’optimisme enclenché. Dès lors, la confrontation du Marché et des marchés, de la croissance des richesses et en même temps, de la dégradation de la situation des classes inférieures des sociétés, à l’échelle mondiale, exige une pluralité de questionnaires dont celui des historiens, même si leur apport et leur mode d’enquête diffèrent, peut être mis à l’épreuve des formes de vie et des contestations présentes.
On peut donc lire de deux façons les textes interrogés par les uns et les autres. La première est de voir dans la description historique du Marché, l’occasion d’une apologie (sic). À lire le Marché, peut-on réellement admettre que son auteur est dogmatique (sic) et totalement partisan d’un actuel Marché universel et de ses illusions comme de ses fétiches ? Je
ne pense pas que Laurence Fontaine croit que les riches fassent le bonheur de tous, pour parler comme Zygmunt Bauman, même si une de ses préoccupations est de comprendre l’action du ruissellement des richesses. C’est un autre argumentaire qu’impose l’Histoire et pour lequel il faut tenter de saisir, avec l’apport des autres disciplines (ici tout ce qui peut éclairer, questionner), une évolution économique et sociale antérieure à la naissance affirmée du Marché et de son identification définitive au xixe siècle avec un type d’économie. Avant le capitalisme triomphant, l’Ancien Régime économique et social était confronté comme aujourd’hui le libéralisme à la diversité des marchés et des échanges. L’encadrement des économies s’y construisait à des échelles multiples, au cœur du quotidien et impliquant la confrontation de l’offre et de la demande non seulement dans la formation des prix, mais à tout moment du fonctionnement social. Alors dans Le Marché, il s’agit de retrouver autrement une réalité entrevue dans l’Économie morale (2008). De l’un à l’autre ouvrage, il est difficile de lire une trahison, ou la volonté de défendre Hayek à travers l’histoire d’un système d’oppression sous-jacent. L’Histoire des formes marchandes d’autrefois comme celles de pratiques qui échappent à la marchandisation, où se glissent dans ses interstices, peut alors aider à saisir la liaison globale entre accès aux structures diverses du marché et mobilisation politique, à la fois les obstacles et les secours des mouvements d’éveil des peuples, à partir des tentatives bégayantes et des initiatives d’espoir réussies ou non. Que le Marché renvoie à une logique abstraite d’aliénation n’interdit pas que ses pratiques ont pu être parfois porteuses d’une volonté émancipatrice sans que s’y cache toujours un économisme dominant et l’identification absolue du capitalisme et du Marché.
Mauvais élève sans conteste, je n’ai, hélas, pas lu les trois quarts des ouvrages récents que propose la bibliographie du présent ouvrage. Mes lacunes suscitent toutefois l’idée de mieux faire sentir l’intérêt de confronter les hypothèses de l’économie solidaire, pour dire vite, et de rassembler les leçons du Marché autrement. Maîtres des pratiques de terrain, les sociologues et les anthropologues convient les historiens, dont je suis, à étendre leurs savoirs, donc parfois à modifier leurs pratiques pour tenir compte de leurs ambitions théoriques. À l’inverse, il n’est pas interdit aux historiens qui ont aussi le souci des recherches concrètes, de la richesse culturelle et intellectuelle du passé et du présent, de proposer
aux autres, un état des questions et des hypothèses à vérifier à partir des modèles établis sur des expériences contrastées et variées, en des temps différents. Dans cet aller et retour, l’échange entre les disciplines autonomes s’enrichit par le respect du passé comme par l’ouverture aux incitations du présent. Les logiques d’abstraction de l’analyse sociale et économique et les logiques de situation dans le temps des études historiques, ne me paraissent pas totalement contradictoires, elles encadrent l’invention intellectuelle de tous. Retrouver la position de chacun permet de percevoir la lecture du Marché comme appropriation et outil dont les effets ne sont pas séparables des contextes sociaux, culturels, économiques et de leur incitation particulière au changement.
La mise en place historique des Marchés
Les travaux de L. Fontaine, de l’Économie morale (2008) au Marché invitent à comprendre cette capacité de la novation à l’œuvre dans les sociétés traditionnelles. On les définira par la prédominance du statut des privilèges qui leur sont liés, dans un univers social holistique qui n’a pas rompu avec ses finalités religieuses. On admettra aussi que replacer à l’échelle de l’Europe et du monde les classes sociales dans une société globale, doit tenir compte de leur dépendance à des cultures particulières, les mêmes classes – comme l’a fait remarquer Louis Dumont dans Homo aequalis – n’ont pas exactement les mêmes relations en Allemagne, en Angleterre et en France. La force corrosive du Marché n’a donc pas agi partout aux mêmes rythmes et avec des effets identiques. C’est pourquoi les marchés de la société traditionnelle peuvent apparaître comme l’expression d’une hiérarchie et aussi d’une capacité émancipatrice. Avant d’être instrument à l’échelle mondiale d’une intégration parfois destructrice, quelquefois libératrice, ils ont joué leur rôle entre communauté et société, entre novation et tradition. L’Église a, en ce domaine, tenu un rôle essentiel par sa réflexion proportionnée à l’essor des transactions, à l’urbanisation et à la confrontation aux pouvoirs temporels.
Jusqu’au xixe siècle, elle a détenu à la fois la clef des autorisations du profit, la capacité à rediffuser une part importante de la production
dans des circuits spécifiques de consommation et le rôle spirituel et temporel de l’encadrement des pauvres dans ses institutions. Le Marché, avec ses lieux spécifiques, impose un horizon de libération, avec une adaptation éthique différente, des valeurs nouvelles, pour le travail et le profit, le contournement des interdits et finalement l’adoption des valeurs générales d’un développement conciliant le présent et le salut, dont l’exemple est donné aussi par les Églises et les fidèles des Réformes autorisant une affirmation de liberté de responsabilité individuelle. Avec les rencontres locales, avec les foires, avec l’élargissement du grand commerce s’imposent les normes de la mobilité et le triomphe des marchés urbains. Les réseaux marchands fonctionnent alors comme une chaine d’intérêts portés par les migrants avec des réussites différenciées, des villages aux centres urbains majeurs, bientôt de l’Europe au monde. À chaque étape, pour chaque espace, l’économie marchande apparaît comme un agent d’un autre rapport aux choses et entre les hommes. Le Marché historique, ou les marchés des sociétés anciennes, présentent tous des espaces d’activités où régnaient les échanges reliés entre eux par des réseaux plus ou moins cohérents et denses, et enserrés dans un ensemble où l’emportaient les formes traditionnelles fondées sur la réciprocité et la redistribution, et ou encore, la circulation des biens reste limitée comme l’ont montré Polanyi et Braudel. Le triomphe de l’échange va caractériser la modernité à travers des processus souvent pénibles pour les contemporains transformant les sociétés et les cultures (Philippe J. Bernard). Ce triomphe n’a pas oublié la politique directement mobilisée par les façons d’influencer la prospérité générale. Il suscite entre les niveaux d’organisations braudéliens une interpénétration qui réduit en partie les écarts et qui généralise des formes novatrices de rationalité avec la monnaie, les pratiques de comptes, les règlements, enjeux entre les groupes sociaux, et des besoins irrationnels dont l’économie vestimentaire et la Culture des apparences rendent compte en France, en Angleterre et en Hollande.
C’est pourquoi le développement des échanges va mobiliser des catégories sociales originales, la Famille instrument de l’Industrious Revolution que défend Jan de Vries, l’individu agent de la proto-industrialisation conquérante de l’espace rural, mais également les pauvres et les femmes. Les premiers n’ont pas dû au marché l’extinction du paupérisme dont rêve encore Louis Napoléon Bonaparte à l’époque de
Marx, mais l’ouverture de quelques possibilités d’amélioration qui ont contribué à réduire partiellement les écarts géographiques et parfois les différences sociales. Elle repose sur l’appel à des réseaux de solidarités de la famille aux milieux villageois, elle suppose la multiplicité des tâches, donc une vie laborieuse, difficile et précaire, elle entraine la diversité des choix de consommation et un rôle essentiel du crédit que les gouvernements ont su utiliser. On peut douter qu’il y ait eu grâce à ces instrumentations nouvelles, la monnaie, les prêts, une « libération générale ». On peut admettre qu’elles aient pu cependant autoriser le succès de quelques-uns, les exemples à l’échelle de l’Europe ancienne l’illustrent plus largement, la transformation des comportements et à long terme celle de la nature des liens sociaux et de la communication. On peut en prendre conscience au début du xixe siècle dans les enquêtes des préfets de Napoléon 1er pour toute l’Europe.
Les femmes ont à leur façon été sinon bénéficiaires, du moins transformées par le mouvement. Jan de Vries et Maxine Berg ont montré comment leur mobilisation a autorisé, à l’échelle la plus large de l’Europe occidentale, une autre organisation du travail et de la consommation. Les travaux féminins au-delà du secteur agricole où ils ont toujours été fondamentaux, la montée de la famille nucléaire, une autre manière d’envisager la consommation, encadrent une évolution du rapport à l’autorité. L’accès des femmes au marché que met en valeur L. Fontaine, agit alors sur l’évolution du cycle de vie, transforme les sociétés patriarcales, contribue à travers des expériences très variées à faire penser autrement les rapports des hommes aux choses. Il débouche sur une fragile émancipation et pas sur l’égalité des droits. On conçoit alors pourquoi l’historien a intérêt dans ces deux domaines, la pauvreté et la condition féminine, à regarder et à réfléchir sur les exemples offerts par le monde actuel et la transformation des sociétés contemporaines. Il ne s’agit pas d’y trouver des analogies, mais des incitations à comprendre des correspondances fonctionnelles entre des formations sociales différentes. C’est en ce sens que le travail sur le Marché peut justement s’achever sur une invitation à relire Adam Smith replacé dans le contexte intellectuel des Lumières anglaises et européennes et, à en tirer si possible une leçon de dynamisme démocratique. Cet appel optimiste se place dans l’optique de la pensée qui vise à réconcilier le couple difficilement conciliable de l’individualisme et de la justice sociale. À l’exemple de
Jean-Pierre Dupuy et d’Amartya Sen, c’est une invitation à imaginer et à construire le marché comme un instrument, pour trouver des solidarités perdues, voire pour intensifier des pratiques de politique de contrôle et de réglementation neuves. On peut se douter que la relecture comparée de la Richesse des nations et de la Théorie des sentiments moraux ne peut que proposer un modèle pour un autre progrès basé sur des droits égaux. Prenons-le comme une invitation à la prise de conscience.
Le Marché autrement
La tragédie des marchés
Le propos du comparatisme sociologique et économique est double : d’une part, il interroge la multiplicité des expériences contemporaines par rapport à une évolution pluriséculaire, une lente transformation du Moyen Age à l’époque industrielle et le triomphe de l’économie marchande ; d’autre part, il procède à un changement d’échelle puisqu’il confronte le passé et le présent européen à l’évolution du monde et de ses transformations en cours. Au-delà de la réaction critique, il s’agit ainsi de montrer les principes d’une interprétation fondée non plus sur la représentation homogène ou homogénéisable du monde, mais sur sa diversification fondamentale due aux pratiques, replacées dans des situations économiques, sociales et culturelles plurielles. Si l’historien fonde son analyse sur la leçon critique des archives et des textes, l’économiste anthropologue, le sociologue des économies mondes, se réclament d’une responsabilité générale reposant sur l’observation des pratiques de la vie. Le pluralisme que le développement des conditions de réception de l’ordre marchand et de ses rationalités formelles dictent, s’impose bien au-delà de l’unité, et plus encore dans la capacité libératrice prêtée à la modernité. Elle est fortement dépendante des structures en place et de l’entrelacement du développement et du sous-développement.
Les résultats des enquêtes et des analyses rassemblées ici même présentent de l’image du Marché unifié et universel une vision infiniment plus diversifiée et qui ne correspond guère à l’idéal social suggéré par les transformations qui ont pu en partie modifier les structures
traditionnelles de l’économie de l’âge moderne. Plus encore, la domination de l’échange et de la monnaie, la montée de l’individualisme, l’atomisation des sociétés repliées sur les individus et la famille, l’utilitarisme des idéologies dominantes n’ont point assuré la disparition du sens du social. Le marché vorace qui transforme tout en marchandise et rejette les contrôles des États et de leurs lois n’a certainement pas conquis l’universalité émancipatrice qu’on lui prête. À l’aube du xxie siècle ses dangers financiers ont éclaté brutalement. Trois points de vue vont nourrir cette approche par la préférence sociale confrontée à l’égalité et à la liberté utilitariste.
Au premier rang, on découvre l’interrogation posée quant au succès, aux échecs, des expériences dont l’histoire suggérait l’intérêt libérateur. Ainsi, le microcrédit joue dans le monde des pauvres citadins et ruraux de l’Ancien Régime un rôle essentiel mettant en jeu des réseaux de solidarité, une monétarisation de l’économie moderne caractéristiques, mais qui ne sont jamais neutres. Dans les marchés contemporains, l’essor parfois massif des institutions de microfinance sans intervention publique a pu diminuer le coût des services financiers, favoriser l’investissement et l’initiative personnelle, mais sans modifier fondamentalement l’organisation spatiale de la production et l’inégalité de l’offre. Pour Jean-Michel Servet, ici, comme dans Le Grand Renversement (2010), c’est même un piège ouvert aux populations dépendantes, un nouveau moyen d’exploitation. La généralisation d’un point de vue micro-économique du succès de la microfinance est contestable « notamment en matière de participation des populations ou de plus grande autonomie des femmes ». Elle ne remet pas en cause les différences de statut, les inégalités structurelles consolidées par l’Histoire, ainsi dans l’Argentine déchirée par la crise de 2001-2002. Le système des trueques et des creditos, sa gestion telle qu’elle apparaît dans l’analyse des budgets familiaux, confirme un modèle de contrôle familial partagé avec la hiérarchie patriarcale, et les profits des catégories déjà favorisées. Un monde temporaire des marchés de la place publique ne renverse pas l’ordre des inégalités marchandes et de la division traditionnelle des tâches. Le marché ainsi construit par une monétarisation spécifique et une pratique de la concurrence élargie ne vient pas à bout d’une inégalité essentielle alors même qu’il multiplie échanges et mobilités, capacité à de multiples petits profits et libération partielle de catégories sexuelles ou sociales jusque là défavorisées.
La leçon s’impose aux historiens sur deux plans, le premier concerne les moyens de mesure et d’évaluation d’un espace à un autre du changement, le second renvoie à la temporalité des opérations. Le postulat de la microfinance s’est développé après l’apogée productive des grandes puissances industrielles, avec une phase de globalisation et pour de nombreux économistes comme Muhammad Prahalad, d’adaptation du Marché aux marchés qu’on souhaitait contrôler et dont le développement est conçu comme hypothèse progressiste. La mesure du succès du crédit est alors perçue dans l’amélioration du niveau de vie et les modifications afférentes des consommations. C’est, au total, l’enjeu d’une interaction supposée novatrice avec les structures et les pratiques existantes. Au Maroc, comme au Mexique, elles conditionnent l’efficacité du crédit informel qui s’autonomise difficilement par rapport aux habitudes et aux contraintes antérieures, et plus largement, renvoient au rôle de l’État garant des transactions et du développement, ce qu’avait entrevu Adam Smith dans la Richesse des nations.
De la même façon, l’étude de l’histoire des Associations corporatives de l’Ancien Régime et des Solidarités philanthropiques du xixe siècle renvoie à des contradictions identiques quant à la capacité émancipatrice et démocratique du marché. En 1775 et en 1791, la solidarité et l’entraide sont rejetées et les manifestations de résistance à la suppression des corporations comme les revendications associatives des travailleurs poursuivies. L’absence des communautés, la disparition des compagnonnages sous leurs formes anciennes, d’ailleurs, rappelons-le, illégales sous l’Ancien Régime, n’ont pas autorisé la confrontation libre de l’offre et de la demande, et elles ont déclenché la défense d’institutions trop longtemps jugées oppressives et obsolètes. Avec Steve Kaplan et Serge Epstein, on sait aujourd’hui ce que vaut ce jugement et ce qu’a été le compromis fonctionnel des corps qui ne s’opposaient pas plus en France qu’en Angleterre ou ailleurs aux garanties que ce compromis autorisait. Le renforcement opéré par Necker et les réorganisations qu’il imposait pouvait en tout cas accentuer le contrôle par l’État, faciliter le travail dominant des innovateurs qui n’étaient pas à l’écart de ce mouvement. « Laissez-nous libres et protégez-nous » disaient, dans le Nord industriel, les réformateurs de la production. La suppression révolutionnaire qui n’était pas totalement souhaitée par les Cahiers de doléances s’attaquait moins à la défense des libertés que les règlements n’entravaient plus
totalement, qu’à la liberté de réunion et d’association, des conditions que n’ignore pas Adam Smith.
Cette fin des corps réglementés et des capacités défensives des travailleurs transforme le marché et le tissu social. Elle autorise l’écrasement des défavorisés et repose autrement qu’avec l’Économie morale, le rapport des pauvres aux marchés, le potentiel de régulation par le lien marchand et l’innovation sociale. Ces changements ont accompagné la transformation de l’ancienne société du privilège en société de l’échange dont on ne doit pas ignorer les conflictualités et les significations politiques contenues dans la confusion de l’économie et du Marché comme épanouissement spontané. La prise en compte de l’associationnisme ouvrier européen et des tentatives d’économie populaire au xixe siècle en prouve la vivacité par ses réussites comme par ses difficultés. En France comme en Angleterre, on y lit un appel à l’esprit égalitaire et fraternel opposé à celui des contrôles et des contraintes, il débouche sur le droit syndical et la liberté de réunion. En Amérique du Sud, un même esprit guide les acteurs d’une économie des petits ateliers et des petites exploitations pour organiser la production et la vente de façon différente comme pour veiller à la mutualisation du crédit et de la protection. Ces expériences s’opposent à la vision unique du Marché libérateur et elles retrouvent dans l’actualité une force non négligeable qui oblige à lire autrement les réalités économiques du rez-de-chaussée des sociétés, qu’une adaptation, réussie ou ratée, des mécanismes de l’économie marchande mondialisée, ainsi dans le microcrédit et plus largement l’idéologie du social business. Le profit se justifie par l’amélioration de la vie de la masse des plus pauvres. On peut y relire l’adaptation au xxie siècle de l’esprit d’une philanthropie éclairée expérimentée en France et en Europe. On peut y comprendre une manière dont la privatisation des questions sociales ronge l’action de l’État providence et les mobilisations de la diversité des actions repérées dans l’économie sociale et solidaire, mais rabattues dans des activités qui sont plus collectives qu’individuelles, plus efficaces et plus complexes que ne le voient les tenants du Marché universel.
La relecture qui nous est proposée se déploie encore dans les exemples qui visent à mettre en valeur deux catégories d’exclus, deux façons de voir les modalités d’exclusion qui ont été centrales dans l’analyse des transformations vécues en Europe sous l’Ancien Régime : les femmes et les pauvres. Le second sexe ne peut être définitivement conçu comme
l’espace privilégié de l’oppression imposée par ses rôles, dans la sphère familiale subordonnée au marché. Leur émancipation entraine toutefois une transformation de cette structure oppressive et des rapports de genre. La revalorisation apparaît d’autant plus nécessaire que la lecture actuelle du mouvement de l’Industrious Revolution confère aux structures familiales à l’action du travail, du salaire des femmes et des enfants une place majeure dans l’évolution historique. Les conditions d’accès des femmes au marché dans le monde contemporain permettent d’interroger les modalités admises et discutées en Angleterre et en France. Ainsi les marchés boliviens voient les femmes jouer un rôle déterminant, mais à travers des vicissitudes multiples liées aux modalités d’expansion de l’économie de marchés à long et à court terme. Il est directement intégré dans l’action des réseaux sociaux où concurrence, réciprocité, solidarité et redistribution s’articulent de façon complexe. L’accès des femmes y est resté plus inégal que celui des hommes, mais leur action par l’obtention de revenus propres a été créatrice d’une autonomie somme toute fragile, précaire et productrice d’un risque d’exploitation et de reproduction du système patriarcal et postcolonial.
Ces leçons tirées de la compréhension autorisée par l’analyse interactive des forces politiques, sociales et économiques diversifiées sont analogues dans l’Argentine du trueque. L’évolution de la place des femmes se conclut par une émancipation limitée, mais essentielle dans l’organisation budgétaire des foyers et dans la suspension momentanée des appartenances de genre comme de celles de classe dans l’organisation des ferias (marchés locaux et centraux). Le contournement matriarcal du monopole paternaliste des revenus est ainsi renforcé par le trueque comme par les circuits financiers féminins spécifiques qu’on pouvait entrevoir dans le commerce de revente des villes d’Ancien Régime. La remise en cause de l’inégalité par la rationalité monétaire est alors un facteur décisif. Des conditions d’accès identiques des femmes aux marchés sont visibles dans les modes de régulation et de segmentation sociale des marchés de l’Inde du Sud, du Maroc, du Mexique. Le rôle émancipateur des opérations d’échange comme de l’instauration du crédit n’est pas séparable dans les contextes locaux de l’accès aux ressources, de l’appartenance de genre et plus encore des inégalités de castes. La garantie du succès dépend de la solidité des réseaux qui permettent la vente à tempérament et la fidélisation du clientélisme. Les consommateurs et les vendeurs ne jouissent
pas d’une égalité de statut et les luttes décrites en Inde tendent à un but, entrevu au cours du xviiie et du xixe siècle dans le marché citadin du regrat alimentaire ou de la fripe vestimentaire : réduire la vie fragile.
Ces différents exemples confèrent à l’imbrication des facteurs un rôle déterminant, et l’on conçoit qu’il en va de même avec la pauvreté. On se doute qu’aucune définition universelle satisfaisante n’a ici de sens même si la fraction mondiale de ceux qui sont contraints de vivre avec moins de un ou deux dollars journaliers s’accroît. L’important est moins dans l’évaluation variable selon les enquêtes, les lieux, les critères relatifs ou non, que dans la réponse nuancée apportée à la question, les marchés dans le Marché font-ils reculer l’exclusion et la pauvreté ? Le sous-développement dans le développement apparaît comme une conséquence redoutable de l’ouverture au marché mondial, en particulier les aspects écologiques, les conséquences de l’urbanisation excessive en dépit d’incitations positives pour les uns et très limitées pour une majorité vivant en zone rurale. Elles sont difficiles à mobiliser par la modernisation du crédit, par l’acculturation technique, par la régulation politique des échanges, accélérant la circulation des biens indispensables, lesquels ne sont pas définis partout de façon identique. La qualification des produits dans les populations pauvres n’est pas universelle, l’éradication de la pauvreté passe moins par la diffusion de biens et de services jugés nécessaires pour tous que par les choix autorisés dans le contexte culturel de l’échange modifié par la création de nouveaux besoins comme par les logiques locales modifiées par l’intégration économique. On le voit clairement dans l’exemple proposé à partir du besoin d’eau potable en Bangladesh. Les principes de concurrence, la propriété privée, le mode de distribution aboutissent à la pollution, conséquence de l’échec technique et économique des institutions de crédit – la Grameen Bank – et des entreprises de transformation – Veolia. La libération des pauvres n’a pas coïncidé avec l’élargissement du marché et la modernisation, ce qui pour les auteurs du Marché Autrement renvoie à une interrogation double, l’une visant l’action collective, politique, citoyenne, l’autre rappelant le rôle des pouvoirs publics et les possibilités de la démocratie. L’enjeu aboutit à une définition des biens communs en termes de hiérarchie des droits d’usage et de solidarité comme ce fut le cas en Bolivie, à partir de 1977, avec une centrale de coopératives pour les producteurs de cacao. En Inde du Sud, l’accès au marché, le développement du microcrédit,
transforment d’abord la consommation et en même temps consolident le pouvoir des catégories dominantes comme hiérarchies préexistantes faute d’une action collective organisée généralisée. Le Maroc et le Mexique montrent d’une même manière le déplacement, voire la consolidation des liens de dépendance. Les marchés comme fait social contraignent et libèrent partiellement les pauvres, mais leur crédit gagné, à la dure, n’est toutefois pas un facteur négligeable comme on pouvait déjà l’entrevoir dans la révolution des Choses banales, de Paris en province au xviiie siècle, l’endettement et l’accroissement des consommations nouvelles y sont liées.
La dernière dimension suivie recoupe l’ensemble des questions entrevues jusqu’ici, mais en les confrontant de façon originale à un cheminement intellectuel et politique inverse. Qu’en va-t-il de l’évolution des pratiques et des interrogations quand on passe sinon du Socialisme réel, du moins de l’économie dirigée et planifiée contrôlée par l’État avec plus ou moins de rigueur, à une économie plus ou moins libérée, plus ou moins ouverte à l’action des marchés, plus ou moins touchée par le Marché, la globalisation, l’internationalisation. En Géorgie où la rupture est examinée pour le secteur agricole seulement, on peut conclure à la stagnation de la production et aux difficultés provoquées par la dissociation de l’union instaurée du temps de l’URSS entre activités à visée commerciale et productions par le marché. Les divisions entre partisans du libéralisme et défenseurs de la coopération sont particulièrement néfastes pour les petits agriculteurs. On voit réapparaître des situations quasi féodales, la dépendance des faibles par rapport aux puissants propriétaires ressurgis avec la précarité des conditions de vie et la fuite des bras vers le secteur urbain. Le monde géorgien est alors confronté aux séquelles de l’économie dirigée, à l’échec du néolibéralisme améliorateur, à un recul affirmé de la représentation qui pourrait favoriser le Marché autrement solidaire.
L’expérience cubaine est encore plus marquante. Le projet révolutionnaire, son fonctionnement dans un espace clos avait provoqué la démarchandisation de l’accès aux biens, aux services, de l’emploi et de la reproduction sociale avec, au total, un recul des inégalités de classe, de genre, de statut racial. Une société de hiérarchisation médiocre cumulait les effets de contrôle et les besoins d’une respiration libre et non officielle des échanges. Le retour progressif du marché, légalisé et amplifié dans des espaces spécifiques, économie internationale, soutien au tourisme,
convertibilité de la monnaie, ouverture aux investissements étrangers, progrès des échanges privés et de la production agricole paysanne, provoquent une amélioration des revenus et de la consommation des individus et des groupes qui ont les moyens, c’est-à-dire qui participent de la transformation libérale. Il en résulte un premier brouillage des repères et des critères, l’incertitude pèse sur les approvisionnements comme sur les qualités. L’économie est tiraillée entre le dirigisme légal et l’expérience des aventuriers du profit à tous niveaux. L’accès aux biens recherchés devient inégalitaire. Une sphère de pauvreté aux ressources dépendantes s’élargit. La précarité menace souvent ceux qui tentent de participer à l’économie transformée. L’essor des injustices est patent et l’on voit même la réactivation des anciens patrimoines. Les femmes découvrent leur autonomie, mais grignotée par les charges accrues. La masse des moins argentés a conscience de la paupérisation croissante, car elle n’a pas accès aux biens symboliques de la modernité et du succès réservé aux gagnants. Ligues de classes, de genres, de races, antérieures aux années 1960 retrouvent vie. La population est déchirée entre conscience des acquis sociaux de la Révolution et besoins suscités par la marchandisation qui met les droits sociaux acquis à l’épreuve. Cuba reste un théâtre où les partisans d’un marché concurrentiel libre et améliorateur ne se retrouvent pas convaincus, et où ceux d’un marché solidaire fondé sur la multiplicité des initiatives d’association contre la remarchandisation ont peine à se retrouver dans le complexe des comportements.
Il appartient à la Chine de conclure sur les effets actuels de la transition économique. La fin de la frugalité économique tempérée par le mérite politique militant, le recours au marché dans le cadre d’une économie socialiste de principes et pour une part de fait, ont produit des effets d’amélioration, une baisse calculable de la pauvreté évaluée selon les indices matériels, mais aussi un partage inégalitaire de la redistribution des richesses créées : entre les hommes et les femmes, entre les campagnes et les villes, entre les régions intérieures et les provinces maritimes, entre les groupes sociaux et politiques. Un dixième des Chinois dépenserait en 2013 vingt fois plus que les 10 % les plus pauvres ! La croissance est là, mais les améliorations potentielles et parfois réelles du Marché se font souvent attendre. Les cadres idéologiques de la Chine populaire mettent alors en question les effets naturels de la transformation et
appellent à une stratégie fondée non plus sur la croissance pour elle-même, mais sur un développement économique et social fondé sur la prospérité moyenne et équilibrée. Ils font entendre avec des références confucéennes la possibilité d’un socialisme conciliant un marché plus contrôlé, donc un État régulateur accordé avec l’initiative entrepreneuriale. Le but reste une société libre et harmonieuse autorégulée où l’on peut espérer qu’un État démocratique serait une conquête sociale. C’est pourquoi les poursuites intentées contre des gagnants portés par les excès du développement (l’affaire Wu Ying, le cas Sun Dawu) peuvent apparaître comme le moyen de restaurer la confiance générale contre les appropriations privées du marché et s’inscrire dans la lutte contre l’enrichissement aux dépens des pauvres. On a sans doute beaucoup à attendre des effets de cet engagement qu’il faut se garder de juger selon les critères propres à la culture occidentale : la masse du navire engagé dans la nouvelle trajectoire économique l’interdit ; la diversité même des niveaux de développement atteint et de leurs effets s’y oppose ; l’incapacité de prévoir quelles seront les conséquences politiques dans la perspective d’une ouverture démocratique du régime, que le marché peut combattre ou encourager, ne l’autorise pas clairement.
Du Marché aux marchés, la comparaison des questions et les leçons tirées des effets de politiques économiques invitent à chercher une réponse utile sans être manipulatrice et biaisée. Elle devrait répondre aux deux principes de comportement que Karl Polanyi associait avec l’économie : la réciprocité et la redistribution. Le premier principe exige que l’on admette l’échange intellectuel dans ses composantes avec ses erreurs, ses approximations, ses valeurs comme l’expression d’une relation sage et enrichissante entre les disciplines. La nécessité de réagir à ce qui est intéressant, mais problématique, est tout aussi important que l’appropriation élogieuse. La redistribution est une nécessité de l’activité intellectuelle, car elle met en commun les questions importantes par rapport aux interrogations de mode ou de connivence, elle répond aux nécessités et aux limites de la division du travail. Nous avons intérêt, dans ces échanges et ces circulations, à veiller à l’indépendance comme à l’obligation de nos échanges. Lire le Marché Autrement fait alors partie d’un commerce où l’échange entre en jeu avec profit non sans enrichissement, non sans intérêt, mais avec toutes les difficultés des transferts culturels et temporels. La préface est ainsi une production d’usage
moins tournée vers le gain que vers la sociabilité. Il faut y admettre le droit à la critique et le dépassement atteint et y préférer les faits têtus à l’idéologie. Lutter contre le mythe du marché autorégulateur, éternel et universel, s’impose intellectuellement. C’est ce que proposait en 2005 l’Histoire des représentations du Marché qu’éditait Guy Bensimon pour l’Association Charles Gide et l’étude de la pensée économique en soulignant l’importance du rapport au droit, à l’économie concrète, à l’Histoire. C’est aussi ce que montraient les études rassemblées par Dominique Margairaz et Philippe Minard dans la Revue de Synthèse en 2006. Ils y soulignaient l’intérêt de ne pas séparer l’Histoire des faits et celle de la pensée économique pour comprendre la Culture des Marchés et les formes spécifiques d’échanges subsumées sous le concept. Il s’agit alors de refuser la rencontre d’une offre et d’une demande par un processus naturel spontané, autosuffisant mais bien de la reconnaître comme un phénomène socialement, politiquement et institutionnellement construit. Au total, il convient à tous d’inscrire dans le temps et dans l’espace différents régimes de marché.
Daniel Roche
Professeur au Collège de France
Bibliographie
Bensimon, Guy (éd.), Histoire des représentations du marché, Paris, Michel Houdiard, 2005.
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- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN : 978-2-8124-3856-1
- EAN : 9782812438561
- ISSN : 2261-0979
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3856-1.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 14/06/2015
- Langue : Français