Préface Par un des Amis de l’Autheur
- Publication type: Book chapter
- Book: Le Gascon extravagant . Histoire comique
- Pages: 143 to 145
- Collection: Seventeenth-Century Library, n° 39
- Series: Romans, contes et nouvelles, n° 3
PREFACE
Par un des Amis de l’Autheur
Il se trouve des Narcisses comme au temps passé : on ne se peut détacher de l’amour de soy mesme, et la vanité qu’on appelle aujourd’hui le vice des honnestes gens est si commune, qu’elle s’est renduë quasi necessaire. Le régne de l’humilité n’est plus de ce monde, depuis que l’ignorance et la malice des uns s’est portée jusques à ruyner la reputation des autres, il semble qu’on doive s’élever à mesure qu’ils nous abaissent, et leur donner sujet de désespoir où ils cherchent matiere de gloire. Ce sentiment a passé en loy, et la regle en est si generale, que la pluspart des Autheurs Religieux ont esté convaincus d’avoir suivy ce chemin qu’on suit maintenant par necessité. Sans discourir icy / de la Politique ou de la Morale, et sans faire le Theologien ou le Philosophe sur cette coustume, j’ose dire que l’Autheur de ce livre n’a pas eu des sentimens si dereglez, quoy qu’il ait droit de raisonner toujours à son advantage ; et ceux qui connoistront sa condition et son nom, ne pourront pas dire avec justice, qu’il a eu la mesme continence pour luy que les chastrez ont pour les femmes : car à n’en point mentir, il a tesmoigné dés longtemps la puissance qu’il avait de concevoir, et de produire de belles et de nobles choses, lors qu’il en a eu la volonté : cette facilité luy est naturelle, et ses ouvrages ne sont pas si mal receus en France, qu’il n’en ait encore l’applaudissement. Il a creu qu’il ne falloit point faire voir son nom1 pour authoriser cette piece Comique, il ne s’est pas monstré seulement jaloux de s’attribuer une entreprise dont il craint mesme d’estre soupçonné. Toutefois comme la maniere des Peintres est differente, que celle de Fre-/minet2 se reconnoistra toujours d’avec celle de Michel Ange, de Rubens, du Guide3 et des autres, et qu’on les discerne assez par leur coloris et par ce qu’ils ont de plus affecté : je m’imagine qu’on n’aura pas la peine de s’enquerir de l’Autheur de ce livre, pourveu qu’on se donne le soin de jetter les 144yeux dessus : et si les Guzmans, les Lazarilles4, les Visions de Quévedo5, les Bergers Extravagants, les Francions6 et tant d’autres aventures de ce mesme genre, ont servy d’entretien à des personnes assez sérieuses, ce Gascon rejoüira sans doute les plus mélancoliques, puis qu’il a trouvé l’art de joindre l’utile au délectable7, et que sous pretexte de raconter un vice, il trouve occasion de le reprendre8. Il l’a voulu nommer Gascon, pour se mocquer de tous ceux qui se meslent de contrefaire les Gascons, et qui pensent assez authoriser leurs sottises, quand ils font croire qu’elles viennent des gens de cette Province, qui d’ordinaire ne font que ce / que le courage inspire, et ce que la vertu mesme des Stoïques9 permet. Il y a adjousté extravagant, pour soutenir ce que je viens de dire, et pour prouver qu’il ne l’est point : car à considerer ses discours et ses recits, et à penetrer dans ses intentions, on trouve qu’il est Philosophe moral, que les Gascons Extravagans de cette sorte, sont raisonnables et sçavans, et que si tous les foux leur ressembloient, il n’y auroit point de difference entre la folie et la sagesse. Et de mesme que Hercule fit assez connoistre autrefois qu’il n’estoit point femme, quoy qu’il en eut pris l’habit10, on verra que le Gascon ne sera 145point extravagant, quoy qu’il en ait pris le nom, et les plus grands censeurs confesseront que de toute l’extravagance il ne s’en retient que le titre. Ce que l’Autheur a fait afin de luy donner advantage de parler librement de tout, pour ce qu’on dit que tout est permis aux foux, et de ne rien espargner en quelque lieu qu’il se rencontre. En ce cas on donnera à son extravagance, ce qu’on / ne doit qu’à son adresse, et on jugera aisement qu’il s’est déguisé, parce qu’il ne vouloit pas estre connu, et s’il est vray que
Stultitiam simulare loco prudentia summa est11.
On doit croire que les foux de cette nature ne sont pas logez aux Petites-Maisons12 : qu’il y a beaucoup de raison dans cette folie, qui continuera dans d’autres volumes : si celuy-cy reçoit l’approbation que je luy donne, et qui ne peut estre refusée des honnestes gens.
1 Sur la question de l’anonymat, voir la préface.
2 Martin Freminet, peintre maniériste de l’école de Fontainebleau (Paris, 1567-Paris, 1619).
3 Guido Reni, dit le Guide (Bologne, 1575-1642).
4 Guzmán de Alfarache, de Mateo Alemán ; la Vie de Lazarillo de Tormes (1553 ou 1554), œuvre probable de Diego Hurtado de Mendoza, considéré comme le premier roman picaresque.
5 Francisco de Quevedo y Villegas (Madrid, 1580-Villanueva, 1645) est l’auteur des Sueños (1627) dont la traduction de La Geneste parut chez l’éditeur parisien Pierre Billaine, en 1632.
6 Œuvres de Charles Sorel (Paris, 1599 ou 1602 ?-1674). La première édition de Francion, publiée à Paris, chez P. Billaine, date de 1623, comprend sept livres ; deux autres suivront, en 1626 et 1632. Le Berger Extravagant est publié à Paris, chez Toussaint du Bray, en 1627, puis réédité en 1633 sous le titre : l’Anti-Roman, ou l’Histoire du berger Lysis.
7 Cf. Horace, Ars Poetica, v. 333-334 et v. 343-344 : « Aut prodesse volunt aut delectare poetae aut simul et jucunda et idonea dicere vitae » : « Les poètes veulent instruire ou plaire ; parfois, plaire et instruire en même temps ». Traduction de Fr. Richard, Paris, Garnier-Flammarion, 1967, p. 268.
8 C’est ce même projet moral que poursuit Sorel en écrivant l’Histoire comique de Francion, ainsi qu’il l’affirme au livre VIII de ce roman : « Il m’a fallu confesser [avec eux] que j’avais mêlé l’utile avec l’agréable, et qu’en me moquant des vicieux je les avais si bien repris qu’il y avait quelque espérance que cela leur donnerait du désir de se corriger, étant honteux de leurs actions passées. » In Histoire comique de Francion, (éd. F. Garavini), Paris, Gallimard, coll. Folio classique, 1996, p. 383.
9 Cette réputation de courage et de stoïcisme prêtée aux Gascons est confirmée par plusieurs textes du début du xviie siècle : voir par exemple Guilhem Ader (vers 1567-1638), auteur d’un livre de maximes stoïciennes, Lo Catonet Gascon [Le Petit Caton Gascon], (Toulouse, 1607), et surtout du grand poème épique, Lo Gentilòme gascon, e los hèits de Guèrra deu gran e poderós Enric, Rei de França e de Navarra [Le gentilhomme gascon, et les faits de guerre du grand et puissant Henri, Roi de France et de Navarre], (Toulouse, Colomiès, 1610), qui glorifie le courage et l’héroïsme des Gascons à travers la figure du Béarnais.
10 Allusion à un épisode célèbre de la vie du héros mythologique condamné par l’oracle de Delphes, après le meurtre d’Iphitos, à filer la laine, habillé en femme, aux pieds d’Omphale.
11 « Simuler la sottise en temps et lieu est de la plus grande prudence ». Ce conseil de sagesse provient des Catonis Disticha (II, 18), recueil de distiques attribués depuis l’Antiquité à Caton (soit l’Ancien, soit Caton d’Utique), que la littérature morale et philosophique médiévale utilise à de nombreuses reprises. Voir D. Carron (Faivre) : « Le héros de la liberté. Les aventures philosophiques de Caton au Moyen Âge latin, de Paul Diacre à Dante » (thèse soutenue à l’Université de Paris iv – Sorbonne, le 10 décembre 2010).
12 « On dit aussi, qu’il faut mettre un homme aux Petites Maisons, quand il est fou, ou quand il fait une extravagance signalée ; à cause qu’il y a à Paris un hospital de ce nom où on enferme ces foux ». (F.)
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- ISBN: 978-2-406-08876-9
- EAN: 9782406088769
- ISSN: 2257-915X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-08876-9.p.0143
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 02-24-2020
- Language: French