Préface Cimino dans l’histoire
- Publication type: Book chapter
- Book: Le Cinéma de Michael Cimino. L'Amérique, un rêve évanoui
- Pages: 11 to 13
- Collection: Film Studies, n° 2
Préface
Cimino dans l’histoire
Cédric Donnat a écrit la première thèse entièrement consacrée au cinéma de Michael Cimino. Il n’est pas étonnant que ce travail vienne de France, qui a entretenu avec l’auteur de La Porte du paradis un rapport passionnel. Personnellement, je me souviens de l’éblouissement des 3h39 de La Porte du paradis, vu au cinéma Le Balzac en 1989, lors de la sortie de la version originale et complète du film, éblouissement répété, ô combien, lors de la redécouverte du film au Max Linder en 2013, vu et revu trois soirs de suite. Depuis, c’est un film que je revois régulièrement en dvd, de même que Voyage au bout de l’enfer. À chaque fois, même sur un petit écran, je ressors de ces expériences ravi, épuisé, médusé, sans doute vidé d’une part de moi-même par la violence de ces œuvres, leur caractère de fresque épique et les efflorescences qu’elles offrent.
Les pages de Cédric Donnat, denses et foisonnantes, regorgent d’interprétations nées de documents dénichés au cours d’une recherche de large ampleur. Elles s’imposent comme une lecture stimulante des trois chefs d’œuvre de Cimino, Voyage au bout de l’enfer (1978), La Porte du paradis (1980), L’Année du dragon (1985), et des rapports que cette trilogie entretient avec l’histoire américaine. Partir de la forme pour révéler l’Histoire, voici la méthode de Cédric Donnat. Il démontre sur bien des points que la mise en scène conçue par Michael Cimino construit un discours sur l’histoire en restituant le passé dans toute sa complexité, parfois toutes ses contradictions, oscillant constamment entre part documentée, mythologie américaine et vision critique de la construction d’une nation.
Cet essai brasse large, creuse profond, compare, rapproche, souligne un motif, le reprend, insiste, le reprend encore. L’écriture possède une ambition précisément « ciminesque » ; elle propose un voyage, à travers la minutie du détail comme le sens général de la fresque, par son exigence d’authenticité et la voie originale qu’elle suit. Le lecteur accompagne 12Cédric Donnat, et progresse le long de ce livre un peu comme durant l’exploration d’une jungle à la suite d’un guide sûr et expérimenté qui connaît parfaitement le terrain ; on se perd parfois, on se retrouve toujours. In fine, le lecteur découvre le chemin de cette quête, la forêt s’éclaircit, le ciel est là, du sens surgit grâce aux multiples cercles d’interprétation qui ont permis de saisir les moments phares du cinéma de Cimino.
La forme circulaire qui habite cet essai en fait un ouvrage très travaillé, à tous les sens du terme. Cédric Donnat a d’abord été au travail, proposant ainsi une somme considérable, apportant d’incontestables nouveautés dans l’analyse de cette œuvre monumentale. Ainsi, les rapprochements visuels qui nourrissent cet essai sont essentiels : la relecture des séquences de roulette russe de la seconde partie de Voyage au bout de l’enfer souligne par exemple le rôle de certaines images ayant inspiré Cimino dans l’ « invention » de cette épreuve, notamment la photographie d’Eddie Adams, Saigon Execution (1968). De même, la mise en contexte historique de La Porte du paradis, et la vérité documentée sur cette étrange « guerre des cinq jours » d’avril 1892 – a-t-elle même eu lieu ? – dans le Comté de Johnson, est indispensable à qui veut comprendre ce film en le replaçant dans l’histoire de l’Ouest américain.
C’est ensuite un ouvrage « travaillé » : habité et porté par la passion pour Cimino. Cédric Donnat, par ses connaissances, son érudition, parfois même la virulence de ses jugements sur ceux qui n’ont pas toujours compris l’auteur de L’Année du dragon, parvient aisément à nous convaincre de le considérer comme un artiste majeur. D’ailleurs, c’est une forme de révolte qui est à l’origine de cet essai : comment de tels films ont-ils pu être si mal vus, si peu compris, parfois même traînés dans la boue par la critique, notamment américaine ? Tout, chez Donnat, part de cette révolte qui le travaille : il assume cette place et se fait procureur, critique de la critique.
C’est de cette place, occupée par un historien du cinéma qui ne s’en laisse pas conter, donc vérifie tout, reprend et va aux sources véritables, que naissent certaines des analyses les plus fines et les plus intéressantes de cet essai. Ainsi quelques jolies trouvailles découlent-elles de certaines erreurs de traduction qui émaillent les sous-titres de moments cruciaux de films phares. Il faut toujours passer au crible les idées reçues. Donnat a le talent, doublé d’une belle présence d’esprit, de repérer d’incroyables contresens qui parcourent par exemple la version sous-titrée française de 13Voyage au bout de l’Enfer, témoignant plus largement de l’incompréhension profonde qui entoura le film, aussi bien aux États-Unis qu’en France, malgré son succès public et sa large reconnaissance dans la profession. « I Want to play the American », tout d’abord, qui devient : « Je veux rencontrer l’Américain », ce qui escamote, dans la bouche de Michael Vronsky (Robert De Niro), retournant dans l’enfer de Saïgon, cette sorte de jeu de rôles où il tient à se placer lui-même, afin de le retrouver, face à Nick, la vraie victime incarnée par Christopher Walken, devenu joueur professionnel de roulette russe.
Puis vient, à la fin du film, après l’enterrement du même Nick, le « It’s been such a grey day » murmuré par Angela (Rutanya Alda), la femme de Steve (John Savage), qui se trouve traduit par son presque contraire : « Ce n’est pas un jour si gris… ». Comme pour dire : « Il y a encore de l’espoir… », avant que le chœur des personnages ne chante un hymne américain (God Bless America) lors des derniers instants. Ce qui, chez Cimino, est une version si désabusée et caustique du patriotisme se mue, dans cette ré-interprétation forcée par ce lapsus linguistique, en une dernière note optimiste et patriotique, presque nationaliste. Or, comme le dit très bien Cédric Donnat à propos de la vision de l’histoire chez Cimino, il est le cinéaste américain qui promet toujours le pire, le plus désespéré des artistes sans espoir.
Et c’est précisément pour cette touche de mélancolie inguérissable que Michael Cimino, trois années après sa mort, demeure l’un des plus grands cinéastes américains.
Antoine de Baecque
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-08664-2
- EAN: 9782406086642
- ISSN: 2556-4102
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-08664-2.p.0011
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 07-08-2019
- Language: French