Avant-propos
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Langues d’Anima. Écriture et histoire contemporaine dans l’œuvre de Wajdi Mouawad
- Auteurs : Badiou-Monferran (Claire), Denooz (Laurence)
- Pages : 7 à 12
- Collection : Rencontres, n° 167
- Série : Rhétorique, stylistique, sémiotique, n° 3
Article de collectif : 1/26 Suivant
Avant-propos1
L’œuvre théâtrale de Wajdi Mouawad2 est jouée sur les plus grandes scènes internationales et dans tous les festivals3. Elle est volontiers transposée au cinéma4. Plusieurs fois primé5, le deuxième roman de l’écrivain6, Anima, paru aux éditions Léméac / Actes Sud en 2012, et réédité depuis en poche7, est d’ores et déjà traduit en de nombreuses langues8. À tous ces titres, Wajdi Mouawad, écrivain d’expression française né au Liban, dont les deux patries d’exil sont la France et le Québec, constitue l’une des figures majeures de cette toute nouvelle « littérature-monde9 » qu’il contribue à faire vivre et dans laquelle il se reconnaît10.
Pour autant, les spécialistes de littérature contemporaine ne s’étaient pas encore réunis autour de son œuvre. Le présent ouvrage vient combler cette lacune. Il rassemble les actes du premier colloque international qui s’est tenu en novembre 2014 à l’Université de Lorraine autour de
l’écriture de Wajdi Mouawad, tout particulièrement de celle de ce succès mondial qu’est désormais Anima.
Que l’initiative en revienne, non à des francophonistes, mais à une chercheuse en langue et culture arabes contemporaines et à une spécialiste du français classique, est sans doute moins étonnant qu’il n’y paraît. Dans l’un de ses « spectacle[s] de théâtre », Seuls (2008), Wajdi Mouawad met en scène la fascination que lui procure « Le retour du fils prodigue » de Rembrandt (1665), exposé à Saint-Pétersbourg, au musée de l’Ermitage : « Tout de suite, ce sont les couleurs ! Le rouge déchirant, sur les épaules du père, et le jaune d’or, qui donnent au tableau ce caractère précieux, rare et sacré » (Mouawad, 2008 : 43). Vient ensuite le temps des questions : « Surgissent des nouveaux éléments qui m’attirent et d’autres qui ne m’attirent pas […] Qu’y a-t-il entre ce tableau et moi, et qu’est-ce qui m’interpelle réellement ? » (Mouawad, 2008 : 65). Puis, celui des réponses :
À force de regarder ça me saute aux yeux ! Quelqu’un manque ! La mère. La mère n’est pas là […] Or, si la mère est absente au moment où son fils revient, ce n’est pas parce qu’elle est occupée ailleurs, mais certainement parce qu’elle est morte ! Voilà ! Le fils parti, la mère est morte entre-temps ! Un pont. La mort de la mère = la perte de la langue maternelle. Un jeune homme est parti si longtemps de chez lui qu’une fois revenu il réalise qu’il a perdu l’usage de sa langue maternelle. Tentative de récit numéro un : un Libanais, vivant depuis trop longtemps au Québec, réalise, un jour où il tente de prononcer le mot « tigre » en arabe, que sa langue maternelle est brisée. (Mouawad, 2008 : 69-70)
Autrement dit, le tableau classique et son clair-obscur constituent le cadre rendant Wajdi Mouawad à son oubli/déni de la culture arabe et de la langue arabo-libanaise. Cette libre appropriation invite, en retour, la communauté des chercheurs à sortir les textes mouawadiens de l’aire, purement francophoniste et contemporanéiste, à laquelle l’on serait tenté de les réduire11.
En recentrant le débat autour de l’écriture de l’Histoire récente – dans Anima, et plus largement, dans l’œuvre de Wajdi Mouawad – le présent collectif fait dialoguer, de manière inédite, linguistes, stylisticiens, comparatistes et spécialistes de culture arabe – tous synchroniciens et/ou diachroniciens – autour d’une même question obsédante : « comment parler des événements traumatiques récents ? ». Il se penche sur le fait que l’une des réponses apportées notamment par Anima tient à l’usage de voix, mais aussi de langues multiples. Le deuxième roman de l’artiste libano-canadien s’écrit de fait en plusieurs langues : le français de France principalement, mais aussi, plus localement, l’anglais, le québécois, l’amérindien, le latin et l’arabe libanais. Or, à l’exception notable de ce dernier, glosé en français par le truchement d’un personnage interprète, cette mosaïque linguistique ne fait l’objet d’aucune traduction. Signe d’une « littérature mondiale » faisant sienne le polylinguisme de l’époque contemporaine, sa présence à la surface du texte renvoie aussi, en profondeur, à la quête « d’une langue ancienne, oubliée, parlée jadis par les humains et par les bêtes aux rivages des paradis perdus » (Mouawad, 2014 [2012] : 389), et dont le narrateur, dans les toutes dernières lignes du roman, se demande « qui osera jamais […] les rejoindre et apprendre auprès d’eux à reparler et à déchiffrer ce langage » :
Quel animal ? Quel homme ? Quelle femme ? Quel être ? Celui-là […] aurait à l’intérieur de sa bouche […] les fragments d’une langue disparue dont nous cherchons inlassablement et depuis toujours l’alphabet. Nous réapprendrions à parler. Nous inventerions des mots nouveaux […] Tout ne serait pas perdu. (ibid.)
Centrale, la question du métissage linguistique constitue la table d’opération commune où communiquent dénonciation politique (notamment, mais sans exclusive, celles du massacre des Indiens d’Amérique, de la guerre au Moyen-Orient, des impérialismes occidentaux), recherche identitaire (« Wahhch [le protagoniste amnésique] retrouverait son nom », Mouawad, 2014 [2012] : 388) et projet esthétique (celui d’un artiste-« scarabée » qui, à l’instar de l’insecte, « se nourrit de la merde du monde pour lequel il œuvre, et [qui,] de cette nourriture abjecte […] parvient, parfois, à faire jaillir la beauté12 »).
Après une introduction ressaisissant ces questions dans le cadre de l’opposition entre les deux styles de partage de l’Histoire – style
« mythifiant » vs style « littérarisant » – que l’œuvre de Wajdi Mouawad – tout particulièrement l’œuvre romanesque – expérimente et met en tension, la première partie de l’ouvrage, consacrée à Anima, réunit des contributions qui abordent l’écriture mouawadienne de l’Histoire contemporaine du point de vue de son ancrage énonciatif, un ancrage très particulier dans la mesure où, dans ce texte, la narration est majoritairement prise en charge par les animaux que le protagoniste croise sur son chemin. Sylvie Patron approche cette question par un biais narratologique, en mobilisant les travaux de la « narratologie non naturelle ». Guy Achard-Bayle et Léda Mansour l’envisagent à partir d’arrière-plans logiques (logique textuelle, logique sémantique, logique des genres de discours notamment). Sylvie Camet en propose une approche philosophique, inspirée des « animots » derridiens. Nicolas Laurent revient sur la question « qui parle ? » en stylisticien, à partir d’une étude des noms propres et des noms d’espèces, attentive aux phénomènes hétérologiques (tout particulièrement aux jeux homonymiques et polyphoniques).
La seconde partie de l’ouvrage articule la question – temporelle – de l’écriture de l’Histoire à celle de la poétique mouawadienne de l’espace. Florian Alix et Aurélie Chatton s’interrogent, l’un après l’autre, sur la possibilité d’exporter, pour Anima (Alix) et pour l’œuvre théâtrale (Chatton), la notion de « Relation » modélisée par Édouard Glissant. Ilias Yocaris lit Anima à la lumière des préceptes deleuziens d’« interconnexion » et de « déterritorialisation ». Stefania Cubeddu-Proux met pour sa part le roman à l’épreuve du concept de « frontière ». Roselyne de Villeneuve, enfin, analyse les ressources de la « figuralité » mouawadienne (au sens de « figures du discours »), qui « décatégorise et reconfigure tour à tour l’univers spatio-temporel de la fiction, sans jamais stabiliser le monde de référence13 ».
La troisième partie du collectif s’intéresse à la langue de Mouawad et, plus spécifiquement au(x) métissage(s) linguistique(s) qui caractérisent l’ensemble de son œuvre. Les contributions mettent en parallèle (re)construction identitaire et quête linguistique. Élise Montel-Hurlin révèle, dans Anima, les procédés mis en œuvre par l’auteur pour la création d’un idiolecte fondé sur le mélange entre le français, le libanais, l’anglais et le latin, qui traduit une identité propre. Marie Pascal produit l’analyse des adaptations cinématographiques des deux premiers volets de la tétralogie « Le Sang des promesses », Littoral et Incendies, et interroge les moyens
linguistiques (multilinguisme) et extralinguistiques (chants, bruits, silences, rythmes…) par lesquels s’instaure entre les êtres une nouvelle possibilité d’inter-compréhension. C’est aussi Incendies et sa traduction italienne qui constituent le point de départ de la réflexion de Pérette-Cécile Buffaria. Mettant au jour les difficultés à traduire la langue de Mouawad, en raison de la présence du plurilinguisme, d’expressions exotiques et de néologismes notamment, cette dernière insiste sur la nécessaire potentialité créatrice de la traduction – à l’image de celle de sa source.
Intitulée Herméneutique(s) : entre partage mythique et partage littéraire des traumas, la quatrième et dernière partie tente de dégager des pistes d’interprétation pour les textes à l’étude, à travers diverses lectures de la transgression et du trauma : l’œuvre mouawadienne est ainsi proposée comme une multiple tentative de catharsis personnelle. Examinant Anima sous l’aspect de la création symbolique et métaphorique, Laurence Aubry met en évidence la valence créatrice de la destructivité et les procédés de sublimation (projection et totémisme, clivage, recherche d’un double, polyphonie du roman, fragmentation…) exploités par l’auteur, tant pour exposer une expérience traumatique que pour tenter d’en réparer les effets. La violence contemporaine et ses effets retiennent plus particulièrement l’attention Badia Mazboudi, qui dresse une typologie de la violence dans Anima et mettant au jour son double rôle de catalyseur et de témoignage de l’Histoire des massacres de Sabra et Chatila. Nassima Claudon-Berkouchi se consacre à la figure de l’enfant « destinerrant » (Robin, 2000 : 39) dans Visage retrouvé (2002) de Wajdi Mouawad et en étudie les errances en exil dans une perspective psychosociale. Enfin, dans une approche comparatiste, Laurence Denooz étudie Anima en tant qu’écriture libératrice et purificatrice dans une perspective de reconstruction de soi au travers de la réinterprétation d’éléments culturels disparates : l’oralité arabe et la parole inversée, les récits animaliers médiévaux, la quête de l’Unité entre soufisme et chamanisme totémique et enfin la doctrine druze ou le dépassement des limites.
Claire Badiou-Monferran
et Laurence Denooz
Université de Lorraine
Références bibliographiques
Bolle De Bal, Marcel, Voyages au cœur des Sciences Humaines, T. 1, Paris, L’Harmattan, 1996.
Davreu, Robert, Mouawad, Wajdi, Traduire Sophocle, Arles, Actes Sud-Papiers, coll. « Apprendre 31 », 2011.
Mouawad, Wajdi, « Je t’embrasse pour finir », Pour une littérature-monde, éd. Michel Le Bris et Jean Rouaud, Paris, Gallimard, 2007, p. 175-195.
Mouawad, Wajdi, Anima, Arles, Actes Sud, coll. de poche « Babel », 2014 [2012].
Mouawad, Wajdi, Anima, trad. allemande Finck Sonja, Munich, Deutscher Taschenbuch Verlag, 2014.
Mouawad, Wajdi, Anima, trad. catalane Cassasas Figueras Anna, Barcelone, Edicions del Periscopi, 2014.
Mouawad, Wajdi, Anima, trad. espagnole Martin Sanchez Pablo, Barcelona, Ediciones Destino, S. A., 2014.
Mouawad, Wajdi, Anima, traduction anglaise Gaboriau Linda, Vancouver, TalonBooks, à paraître.
Mouawad, Wajdi, Anima. Romanzo, trad. italienne Conti Antonella, Roma, Fazi Editore, 2015.
Mouawad, Wajdi, Tideline/Littoral (film) TVA Films, Inc., 2004.
Mouawad, Wajdi, Visage retrouvé, Arles, Actes Sud, coll. « Babel », 2010 [2002].
Mouawad, Wajdi, Archambault, Hortense, Baudriller, Vincent, Voyage pour le Festival d’Avignon 2009, pol, Festival d’Avignon, 2009.
Robin, Régine, « Les champs littéraires sont-ils désespérément monolingues ? Les écritures migrantes », dans De Vaucher Gravili, Anne, D’autres rêves. Les écritures migrantes au Québec, Venise, Supernova, 2000, p. 19-43.
Site officiel de Wadji Mouawad. URL : http://www.wajdimouawad.fr/. Consulté le 14 juillet 2015.
1 Les références des citations suivent les normes anglo-saxonnes (Nom, date : pages). La référence complète se trouve dans la bibliographie en fin de chaque article.
2 Notamment la tétralogie Le Sang des promesses, constitué de Littoral (1999), Incendies (2003), Forêts (2006) et Ciels (2009), mais aussi, entre autres, Le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face (2008), Seuls (2008), ou encore, Sœurs (2015).
3 Voir Mouawad, Archambault et Baudriller, 2009, où Wajdi Mouawad, s’entretient avec les deux directeurs du Festival d’Avignon sur son expérience d’artiste associé à la 63e édition du festival en question. Les mises en scène des tragédies de Sophocle par Wajdi Mouawad connaissent également un succès international. Sur cette question, voir entre autres Davreu et Mouawad, 2011.
4 Par Mouawad lui-même (2004) mais aussi par des réalisateurs canadiens – en l’occurrence, Denis Villeneuve, qui a transposé Incendies en 2010.
5 Le roman Anima de Wajdi Mouawad a reçu le Grand Prix de la Société des Gens de Lettres 2012, le Prix Méditerranée 2013, le Prix littéraire du deuxième roman 2013.
6 Après Visage retrouvé (Mouawad, 2010 [2002]).
7 Voir Anima (Mouawad, 2014 [2012]).
8 Il existe des traductions espagnole (Mouawad-Martin Sanchez, 2014), catalane (Mouawad-Cassasas Figueras, 2014), italienne (Mouawad-Conti, 2015), allemande (Mouawad-Finck, 2014), anglaise (Mouawad-Gaboriau, à paraître).
9 À ce sujet, voir ici-même l’introduction de Claire Badiou-Monferran.
10 Voir notamment Mouawad, 2007 : 175-195.
11 Tout comme le tableau de Rembrandt « interpelle » Mouawad, l’œuvre de ce dernier a vocation à retenir l’attention des dix-septiémistes dans son traitement de la violence, oscillant entre deux voies typiquement « classiques » : celle des excès « sublimes » (mot récurrent, au demeurant, dans le roman Anima), accordant la part belle à l’inventio (i.e., à l’argumentation et à ses contenus référentiels) ; celle d’un repli « puriste » sur le langage, le style, l’elocutio (Anima 2012, p. 389 : « Nous réapprendrions à parler, nous inventerions des mots nouveaux »).
12 Site officiel de Wadji Mouawad, URL : http://www.wajdimouawad.fr/. Consulté le 14 juillet 2015.
13 Voir ici-même, sa contribution.
- Thème CLIL : 3154 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage -- Stylistique et analyse du discours, esthétique
- ISBN : 978-2-406-05947-9
- EAN : 9782406059479
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05947-9.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 23/08/2016
- Langue : Français