Préface
- Publication type: Book chapter
- Book: La Renaissance. Études d’art et de poésie
- Pages: 47 to 51
- Collection: Nineteenth-Century Library, n° 42
Préface
Vous serez comme les ailes de la colombe1
De nombreux efforts ont été accomplis par les critiques d’art et de littérature pour définir la beauté de façon abstraite, pour l’exprimer dans les termes les plus généraux et pour en découvrir une formule universelle. La valeur de ces efforts réside bien souvent dans les réflexions suggestives et pénétrantes qui sont faites au passage, mais de telles discussions ne nous aident que bien peu à apprécier ce qui a été bien fait en matière d’art ou de poésie, à différencier ce qui est plus ou moins excellent, ou à utiliser des termes « beau », « excellence », « art », « poésie », avec un sens plus précis que d’habitude. Comme toutes les autres qualités qui se présentent à l’expérience humaine, la beauté est relative, et sa définition perd son sens et son utilité en fonction de son degré d’abstraction. Définir la beauté, non dans les termes les plus abstraits, mais dans les termes les plus concrets qui soient, découvrir non sa formule universelle, mais la formule qui exprime le plus adéquatement telle ou telle de ses manifestations, tel est le but du véritable étudiant en matière d’esthétique.
« Voir l’objet tel qu’il est réellement en lui-même2 » : ces mots ont justement été présentés comme le propos de toute critique authentique, quelle qu’elle soit, mais en matière de critique esthétique, le premier pas pour voir l’objet tel qu’il est réellement en lui-même consiste à en connaître l’impression, à la bien distinguer, à en avoir une conscience nette. Les objets dont traite la critique esthétique, la musique, la poésie, les formes accomplies de l’existence humaine, sont en effet les 48réceptacles d’un grand nombre de forces ou d’une grande puissance, et tout comme les objets naturels, ils possèdent un grand nombre de vertus ou de qualités. Que sont pour moi seul ce chant, cette image, cette personnalité engageante présentée dans un livre ou dans la vie ? Quel effet produisent-ils réellement sur moi ? Me donnent-ils du plaisir ? Et si oui, quelle sorte de plaisir, quel degré de plaisir ? Comment ma nature est-elle modifiée par leur présence et leur influence ? La réponse à ces questions constitue les faits originels dont traite le critique esthétique, et, tout comme dans l’étude de la lumière, de la morale et des nombres, il doit en avoir rien moins qu’une pleine conscience. Aussi, celui qui éprouve intensément ces impressions n’a-t-il nul besoin de perdre son temps avec la question abstraite de la beauté en soi, ou de sa relation précise à la vérité ou à l’expérience pour les distinguer et les analyser directement : ce sont des questions métaphysiques tout aussi dénuées d’utilité que toutes les autres. Qu’il puisse ou non y répondre, il les négligera toutes comme extérieures à son domaine d’intérêt.
Le critique esthétique considère donc tous les objets dont il doit traiter, toutes les œuvres d’art et les belles formes naturelles ou humaines comme des puissances ou des forces qui produisent des sensations de plaisir, dont chacune est plus ou moins singulière, et plus ou moins unique. Il ressent cette influence et souhaite l’expliquer en l’analysant et en la réduisant à ses éléments constitutifs. À ses yeux, le tableau, le paysage, la personnalité engageante dans un livre ou dans la vie, la Joconde, les collines de Carrare, Pic de la Mirandole possèdent une valeur pour leurs vertus, comme on dit en parlant d’une plante, d’un vin, ou d’une pierre précieuse, en raison de la propriété qu’a chacun de nous affecter d’une impression de plaisir unique et singulière. Notre éducation se complète peu à peu en fonction de la profondeur et de la variété de notre susceptibilité à ces impressions. Et la fonction du critique esthétique consiste à distinguer, à analyser, et à séparer de ses ajouts, la vertu à travers laquelle un tableau, un paysage, une belle personne dans un livre ou dans la vie, produit cette impression particulière de beauté ou de plaisir, à indiquer quelle est la source de cette impression et sous quelles conditions elle est expérimentée. Il a atteint ses fins quand il a dégagé cette vertu et l’a notée, comme un chimiste note un élément naturel, pour lui-même et pour d’autres, et la règle de ceux qui souhaiteraient atteindre ces fins a été très précisément donnée par Sainte-Beuve dans une critique 49récente : « De se borner à connaître de près les belles choses, et à s’en nourrir en exquis amateurs, en humanistes accomplis3. »
Ce qui est important donc, n’est pas que le critique possède une définition abstraite de la beauté qui soit correcte pour l’intellect, mais un certain type de tempérament, qu’il ait la capacité d’être profondément ému par la présence de beaux objets. Il n’oubliera jamais que la beauté existe sous bien des formes. À ses yeux, toutes les époques, tous les types, toutes les écoles de goût sont égales en elles-mêmes. De tous temps, il y a eu d’excellents artisans et d’excellentes œuvres, et la question qu’il se posera est la suivante : chez qui trouve-t-on l’impulsion, le génie, le sentiment de l’époque ? Où son raffinement, son élévation, son goût se sont-ils déposés ? « Toutes les époques sont égales, dit William Blake, mais le génie est toujours au-dessus de son temps4. »
Il faudra souvent une grande finesse pour dégager cette vertu des éléments plus communs auxquels elle se mêle. Rares sont les artistes, y compris Goethe, y compris Byron, qui œuvrent nettement, en rejetant les débris pour ne laisser que ce que leur imagination a consumé et fondu. Prenez par exemple les écrits du poète Wordsworth : en pénétrant la substance de son œuvre, le feu de son génie n’en cristallise qu’une partie, ce qui fait que dans la masse de ses vers, on pourrait sans perte en oublier beaucoup. Mais çà et là, disséminés, fondant parfois des compositions entières pour les transformer, comme c’est le cas des strophes de « Résolution et indépendance », ou de l’« Ode aux souvenirs d’enfance5 », parfois comme au hasard, déposant un délicat cristal çà ou là, dans un matériau qu’il n’explore pas totalement pour le transmuer, nous pouvons voir l’action du don unique et incommunicable qu’avait Wordsworth du sens étrange et mystique qu’il existe une vie dans les choses naturelles et dans l’existence humaine en tant qu’elle fait partie de la nature, tirant sa force, sa couleur et son caractère des influences locales, des collines et des ruisseaux, des visions et des sons 50de la nature. Eh bien ! Voici la vertu, le principe actif de la poésie de Wordsworth, et la fonction de son critique consiste à suivre ce principe actif, à le dégager, à remarquer le degré avec lequel il pénètre ses vers.
Les sujets des études qui suivent sont tirés de l’histoire de la Renaissance et touchent ce que je crois être les principaux points de ce mouvement complexe, aux multiples aspects. Dans la première de ces études, j’explique ce que j’entends par le mot renaissance en lui donnant un champ d’application plus large que ne le firent ceux qui l’ont d’abord utilisé pour évoquer le retour de l’Antiquité classique au xve siècle, retour qui n’était qu’un des nombreux résultats d’un ébranlement général et d’un éclaircissement de l’esprit humain, dont l’immense propos et les résultats furent différents, tout comme sont faussement opposés l’art chrétien et l’art de la Renaissance. On peut faire remonter l’éclosion de l’esprit humain au Moyen Âge où apparaissent déjà nettement ses motifs tels que le soin apporté à la beauté physique, le culte du corps, et le dépassement de ces limites que le système religieux de l’époque imposait au cœur et à l’imagination. Comme exemple de ce mouvement, de cette première Renaissance au cœur du Moyen Âge lui-même, et comme expression de ses qualités, j’ai pris deux petites compositions en ancien français, non parce qu’elles en constituent la meilleure expression, mais parce qu’elles contribuent à l’unité de ma série d’études puisque la Renaissance s’achève également en France, dans la poésie française, à travers une phase dont les écrits de Joachim du Bellay sont à bien des égards, la plus parfaite illustration. En vérité, la Renaissance fit éclore un regain, une merveilleuse refloraison, dont les produits ont pleinement cette douceur subtile et délicate qui appartient à la belle décadence raffinée, tout comme ses premières phases ont la fraîcheur que l’on trouve à toutes les époques de croissance artistique, le charme de l’ascêsis, de la jeunesse châtiée.
Mais c’est dans l’Italie du xve siècle que réside avant tout l’intérêt de la Renaissance, dans ce siècle solennel qu’on ne saurait trop étudier, non seulement pour ses résultats positifs en matière intellectuelle et imaginative, pour ses œuvres d’art concrètes, ses personnalités spéciales et éminentes, douées d’un charme esthétique profond, mais également pour son esprit et son caractère généraux, et pour les qualités éthiques dont il est le modèle consommé.
51Les formes variées d’activité intellectuelle qui constituent la culture d’une époque, se déploient pour la plupart à partir d’origines différentes et suivent des chemins particuliers. Produits de la même génération, elles ont en effet un caractère commun et s’illustrent les unes les autres inconsciemment, quoique parmi les créateurs eux-mêmes, chaque groupe soit solitaire, et qu’il gagne ou non les bénéfices de l’isolement intellectuel. L’art et la poésie, la philosophie et la vie religieuse, ainsi que cette autre vie de plaisir et d’action raffinés en des lieux distincts du monde, se bornent chacun au cercle d’idées qui leur est propre ; ceux qui suivent l’un ou l’autre sont généralement incurieux de la pensée d’autrui. Il arrive cependant, de temps en temps, des époques où les circonstances sont plus favorables, où les pensées des hommes se rapprochent plus que de coutume, et où les nombreux intérêts du monde intellectuel se combinent pour former un type complet de culture générale. Le xve siècle en Italie est l’une de ces époques plus fortunées, et ce que l’on dit parfois de l’âge de Périclès est vrai de celui de Laurent de Médicis : c’est un âge gros de personnalités unies, polyvalentes et complètes. Les artistes, les philosophes et ceux que le train du monde a élevés et affinés ne vivent pas isolés, mais respirent un air commun et reçoivent la lumière et la chaleur de leurs pensées respectives. Il existe un esprit d’élévation générale et d’éclaircissement où tous communiquent pareillement. Cet esprit uni donne son unité à toutes les productions variées de la Renaissance, et c’est à cette alliance intime avec l’esprit, à cette participation aux pensées les meilleures qu’a produites cet âge, que l’art italien du xve siècle doit une bonne partie de son influence et de sa dignité sérieuses.
J’ai rajouté un essai sur Winckelmann, qui n’est pas incongru avec les études qui le précèdent car Winckelmann, qui vécut au xviiie siècle, appartient en réalité par son esprit à une époque antérieure. Par son enthousiasme pour l’intelligence et l’imagination pour elles-mêmes, par son hellénisme, sa vie passée à essayer d’atteindre l’esprit grec, il est en connivence avec les humanistes d’un siècle précédent. Il est le dernier fruit de la Renaissance et il en explique de façon frappante les motifs et les tendances.
1873
1 Psaume 68 ; 13.
2 Pater cite M. Arnold, « On Translating Homer » (1862), expression reprise dans « The Function of Criticism at the Present Time » (1864), rééd. Culture and Anarchy, éd. Stefan Collini, Cambridge, CUP, 1993, p. 26.
3 Pater cite le compte rendu des œuvres de Du Bellay (Œuvres Françoises de Ioachim du Bellay, gentilhomme angevin, avec une Notice biographique et des notes, par M. Ch. Marty Lavaud. T. 1er, Paris, Alphonse Lemerre, 1866) par Sainte-Beuve, paru dans le Journal des Savants, juin 1867, p. 345-346.
4 La citation apparaît dans Alexander Gilchrist, Life of William Blake, Londres, Macmillan, 1863, t. I, p. 263. Pater connaît également le William Blake de Swinburne, London, John Hotten, 1868, qui s’inscrit clairement dans le mouvement de l’art pour l’art.
5 William Wordsworth, Ode : Intimations of Immortality (1803-1806).
- CLIL theme: 3440 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- XIXe siècle
- ISBN: 978-2-8124-3586-7
- EAN: 9782812435867
- ISSN: 2258-8825
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-3586-7.p.0047
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-10-2016
- Language: French