Préface
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : La Poésie dramatique comme discours de savoir
- Auteur : Desclos (Marie-Laurence)
- Pages : 7 à 9
- Collection : Kaïnon - Anthropologie de la pensée ancienne, n° 16
- Série : Symposia, n° 6
Article de collectif : 1/20 Suivant
Préface
Ce volume réunit les Actes du deuxième colloque organisé à Grenoble les 21-22 mai 2015 par le Pôle Alpin de Recherches sur les Sociétés Anciennes dans le cadre du programme pluri-annuel « Le problème de la réappropriation par la philosophie des discours de savoir antérieurs ». Comme dans le volume précédent, reprenant les communications prononcées les 28-29 novembre 20141, il s’agit de déterminer la nature d’un savoir qui ne soit pas celui des médecins, des « historiens », des mathématiciens ou des « physiologues » : celui de ces « poètes » que leurs contemporains – comme eux-mêmes, d’ailleurs, le faisaient – considéraient comme des sophoi, des savants. Ce n’est qu’à ce prix, en effet, que l’on peut espérer véritablement comprendre pourquoi, ultérieurement, un Platon, un Aristote ou les philosophes hellénistiques (Chrysippe, par exemple), se sont à ce point attachés à s’en démarquer, mais s’en sont également autant inspirés2.
Ce qui impliquait d’abord, lors du premier colloque, d’abandonner nos catégories contemporaines et de prendre conscience que la conception et les conditions du savoir et de la vérité n’étaient pas les mêmes que les nôtres, et notamment qu’il était parfaitement possible de présenter en même temps deux récits incompatibles et pourtant faisant l’un et l’autre autorité. C’est le cas chez Pindare, mais également dans le Poème de Parménide où les « deux voies » (de la Vérité et de l’opinion) peuvent également être interprétées, dans le cadre de traditions eschatologiques et de pratiques mystérico-initiatiques, comme le choix d’un chemin de vie qui sera aussi celui de l’âme après la mort.
8Il fallait également se déprendre du sens que nous donnons habituellement aux mots. Là où nous aurions tendance à voir une métaphore, il faut au contraire comprendre que, d’Archiloque à Pindare, l’image est l’explication de ce qui est par elle désignée. Là où nous pourrions ne voir que le nom d’un poète – Hésiode, par exemple – nous devons reconnaître un élément métaréflexif et métalinguistique sur le poème lui-même et sur la réalité qu’il décrit : la fabrication (la poièsis) des noms, du chant, du monde et de la communauté civique marchent du même pas.
Nous avons donc pu apprécier à quel point il importait de ne pas chausser les lunettes de Platon ou d’Aristote si l’on voulait prendre toute la mesure de la profondeur et de la fécondité de ce savoir pluriel qui n’a pas attendu la philosophie de la période classique pour être ce qu’il est. Même si, pour le philosophe de l’Académie et le Stagirite, les choses sont sans doute beaucoup moins simples qu’il n’y paraît au premier regard.
C’est la même démarche qui a été adoptée à propos de ce qu’il est convenu d’appeler la « poésie dramatique ». Sans oublier que la poésie archaïque peut, en plein quatrième siècle, faire preuve encore de sa vitalité en intégrant les savoirs nouveaux. Je pense à cette « poésie épique historique » dont traite Xavier Gheerbrant, même si c’est une poésie épique revisitée ayant pour objet non le passé héroïque mais l’histoire de son temps. Sans oublier non plus que la poésie dramatique est aussi l’héritière de ces savoirs archaïques multiples précédemment explorés. C’est ainsi, comme le montre Nuria Scapin, que l’on peut retrouver dans l’Orestie d’Eschyle un écho du discours théologique de Xénophane ou des développements héraclitéens sur l’unité des opposés ; que la lamentation élégiaque de l’Andromaque d’Euripide doit se comprendre dans sa relation à l’elegeion de Tyrtée, même si cette relation a tout, comme nous le dira Magali Année, d’une « entreprise de sabotage ».
Il n’en demeure pas moins que, de l’une à l’autre, de la « poésie archaïque » à la « poésie dramatique », le contexte historico-politique n’est plus le même, pas plus d’ailleurs que le contexte d’énonciation ou le contexte intellectuel. L’Oreste, l’Héraclès furieux ou les Bacchantes d’Euripide sont aussi le lieu où s’affrontent conceptions traditionnelles du délire, développements théoriques de la médecine hippocratique sur les déséquilibres psychopathologiques, et réflexions sophistiques sur les liens entre le corps et l’âme, ainsi que nous l’expliquent Valeria Melis et Sandro Passavanti. Tout comme la tragédie perdue Mélanippe philosophe9n’est pas sans rappeler les théories d’Anaxagore dans l’interprétation que nous en propose Maria Paola Castiglioni.Mais un Anaxagore « théâtralisé » dont, comble du paradoxe, le savoir trouve à s’exprimer par la voix d’une femme. Nous ne sommes pas bien loin de ces « femmes savantes » qu’incarneront, dans les dialogues de Platon, Diotime ou Aspasie. Une « théâtralisation » à laquelle n’échapperont pas ces météorologues que sont les physiologues ioniens dans les Troyennes ou les Bacchantes, comme le démontre Davide Susanetti. Traités médicaux, théories cosmologiques, mais également, osons le mot, considérations éthiques présentes dans la Médée telle que la lit Michela Sassi. Il faut donc reprendre à nouveaux frais le questionnement et se pencher aussi sur le lexique de ce savoir, et sur les rapports sémantiques ou formels que les mots qui le composent entretiennent entre eux que ce soit chez Eschyle, dont nous parle Sandrine Coin-Longeray, ou chez Aristophane dans l’analyse que nous propose Ghislaine Jay-Robert.
Telle est, rapidement résumée, l’ambition de cet ensemble de communications : prendre la mesure des survivances et des innovations qui, chez un Eschyle, un Euripide ou un Aristophane, trahissent les continuités ou marquent les différences qu’il s’agisse des représentations théologiques, politiques, médicales, éthiques, dramaturgiques ou – selon la dénomination que nous leur donnons aujourd’hui – « philosophiques ».
Marie-Laurence Desclos
Université Grenoble Alpes
1 Marie-Laurence Desclos (éd.), La poésie archaïque comme discours de savoir, Paris, Classiques Garnier, 2018.
2 Platon et Aristote ont fait l’objet de deux colloques, (non exclusivement limités cette fois au savoir des « poètes ») en cours de publication : le premier, « Platon citateur », Université Grenoble Alpes, 29-31 mars 2017 ; le second, « Aristote citateur », Università degli Studi di Torino, 27-29 mars 2019.
- Thème CLIL : 3127 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie antique
- ISBN : 978-2-406-09977-2
- EAN : 9782406099772
- ISSN : 2428-713X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09977-2.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 23/09/2020
- Langue : Français
- Mots-clés : Poésie dramatique, tragédie, comédie, sophoi, savoirs pluriels, philosophie, Platon