Avant-propos
- Publication type: Book chapter
- Book: La Phrase continuée. Variations sur un trope théorique
- Pages: 7 to 17
- Collection: Literary Theory, n° 21
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Avant-propos
L’objet de ce livre n’est pas la phrase mais la phrase continuée. L’expression s’inspire de Mallarmé qui évoque dans sa préface à Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard, inséparable de la page et de sa vision simultanée, « une phrase capitale introduite dès le titre et continuée », s’organisant autour d’« arrêts fragmentaires » d’après « la mobilité de l’écrit1 ». Si la syntaxe s’y trouve entre autres mise en débat, c’est d’abord comme théorie en acte de la syntaxe, apte à déployer des relations nouvelles voire inédites, empiriquement décrites en termes de motifs, de directions, d’intonation ou d’émission. Entre oralité et visualité, sous l’effet de la ponctuation, spécialement des blancs, et du rythme, ce qui s’appelle phrase y prend la dimension du poème et de l’œuvre. Elle accomplit une identité – introduite dès le titre – en la continuant, c’est-à-dire en l’inventant. Ainsi envisagée, il va sans dire que la phrase ne renvoie pas simplement à un problème de construction et d’extension. Elle n’obéit pas davantage comme énoncé à un ou des modèle(s) abstrait(s) qu’il lui faudrait actualiser. Elle est appelée à devenir la catégorie particulière d’une poétique et non seulement une catégorie de la langue.
Dans tous les cas, la phrase continuée qualifie une expérience singulière, qui peut prendre les traits occasionnels d’une expérimentation. Elle désigne cet événement de dire, la temporalité et même l’historicité par lesquelles une identité dans l’écriture apparaît radicalement autre, n’advient même à l’écriture qu’à la condition d’être autre. En régime littéraire, la phrase continuée ressortit de la sorte au phénomène artistique de l’individuation. Au lieu que le regard linguistique, de tradition, s’attache à identifier des phrases, ce qui en est et ce qui n’en est pas, et comment, d’en mesurer les rapports au signe (ou au mot) comme au texte, il s’agit plutôt d’identifier du sujet, des sujets. C’est pourquoi 8le point de vue emprunté ici ne saurait être celui, classiquement, de l’enquête grammaticale, plus largement des sciences du langage, qui ont pu par ailleurs tenir en soupçon (en particulier ces trente dernières années) l’idée de phrase jusqu’à nier parfois son existence, avançant les difficultés à produire une définition stable et satisfaisante sur la base de critères hétérogènes, – typographiques (la majuscule et le point), morphosyntaxiques (la séquence sujet-verbe-complément), sémantiques et logiques (la relation prédicative), – et empruntés pour l’essentiel à des corpus écrits. Du reste, de telles incertitudes font valoir combien l’histoire de la phrase, dont l’émergence comme notion est elle-même circonscrite, se confond avec l’histoire des théories du langage, de la Grammaire Générale Analytique de Domergue à l’approche distributionnelle ou générative, par exemple. En retour, l’événement de dire que désigne la phrase ne se résout pas absolument dans la logique de ses modèles, de ses définitions ou de ses représentations, même si à l’évidence sa pratique est variablement indexée sur les savoirs du temps.
La phrase est autant sinon plus une question des œuvres qu’un phénomène du discours prescrit au rang d’entité logique ou syntaxique. Cette question tient au point de vue de l’art qui la gouverne, et non au seul point de vue de la langue. L’art n’est pas à prendre ici dans le sens restreint et technique des manuels et « arts d’écrire » du xixe siècle, ou même situé au plan unique de la forme, mais au sens d’un champ problématique, centré sur un questionnement critique de la valeur. Aussi, loin de substituer un point de vue à l’autre pour les opposer, comme s’ils étaient incompatibles ou inconciliables (ce qui n’aurait guère de pertinence), il s’agit de faire apparaître quelques-uns des enjeux qui entourent la phrase comme expérience. Car cette expérience n’est jamais la phrase même mais une phrase chaque fois particulière comme phrase continuée. Si l’on veut : elle porte le nom d’une unité à inventer pour l’œuvre, l’unité en devenir qu’elle se cherche, à laquelle elle se reconnaît, qui n’a que peu à voir pour finir avec sa clôture syntaxique. Les exemples retenus à l’appui de la démonstration sont tous pris au domaine poétique : Laforgue, Corbière, Verlaine, Péguy, Saint-John Perse et Supervielle. S’il n’est pas dû au hasard, le corpus retenu n’a pas le sens d’une restriction ni d’une exclusion. Et bien qu’il ne soit pas sans conséquence sur les conclusions qui s’en dégagent, l’exercice centré ici sur certaines formes poétiques pourrait naturellement se poursuivre du 9côté des proses narratives ou dramatiques comme du genre de l’essai, eu égard chaque fois à leurs spécificités. Les cas considérés ici chevauchent deux siècles de création littéraire, des parnassiennes Fêtes galantes, pour le plus ancien, au cycle américain de Vents, au plus tard. Pour autant, les six œuvres étudiées, qui certes entretiennent entre elles des filiations plus ou moins étroites (comme Supervielle et Laforgue), n’ont pas pour fonction de construire un récit. Attachées à une expression distancée sinon polémique du lyrisme (Verlaine, Corbière) ou aux renouveaux de l’épique (Péguy, Saint-John Perse), elles sont de surcroît, à une ou deux exceptions près, le fait d’auteurs en marge sinon hérétiques, qui échappent à la dynamique des écoles comme au modernisme des avant-gardes, quand ceux-ci ne se sont pas délibérément maintenus dans une position d’extranéité vis-à-vis du champ littéraire de leur temps ou n’y ont pas été simplement contraints (Saint-John Perse2, Supervielle).
En revanche, ces œuvres s’inscrivent toutes dans un temps d’émancipation et d’autonomisation de la phrase comme unité syntaxique vis-à-vis de la période dont le souvenir persiste néanmoins à des degrés variables. Elles coïncideraient de surcroît avec ce que Gilles Philippe a appelé le moment grammatical de la littérature française, « changement global d’épistémè littéraire3 » ou grammaticalisation des interrogations littéraires en cours depuis la deuxième moitié du xixe siècle, qui atteindrait son acmé véritable dans les années 1920 et 1930. Le phénomène est très sensible chez Péguy. En lutte avec le modèle oratoire, l’auteur se cherche une « oralité non rhétorique », et dessinerait même les « traits d’une curieuse “période” […], à la copia inattendue, faite d’interruptions et de relances, de silences écrits autant que de discours4 ». Et, certes, la phrase des mystères n’est pas celle des Cahiers de la Quinzaine, elle répond à un emploi spécifique. Mais elle se dote dans tous les cas d’un rythme qui manifeste bien « la porosité, autour de 1900, de la frontière entre prose et poésie5 ». La question se mesure encore autrement chez Saint-John Perse. Sa saisie tardive, alors 10que se clôt en toute hypothèse ce tournant grammatical dans l’histoire de la littérature française, ne doit pas masquer d’une part les débuts d’une œuvre marquée par la réaction classique de la NRF et d’autre part son attachement durable à l’égard de l’éloquence et de la belle langue, dont le registre épique est plus que jamais inséparable. En regard, et par contrecoup adressé à la rhétorique, le dernier tiers du xixe siècle ne se distingue pas uniquement par l’essor caractéristique de la phrase dite brève. Il se fonderait sur une utopie plus radicale à l’endroit de la syntaxe, énoncée par exemple chez Remy de Gourmont : « [Albalat] appelle avec raison le style des Goncourt, un style désécrit ; cela est bien plus frappant encore s’il s’agit de M. Loti. Il n’y a plus de phrases ; les pages sont un fouillis d’incidentes. L’arbre a été jeté par terre, ses branches taillées ; il n’y a plus qu’à en faire des fagots6. » Le propos orienté par la catégorie individuante du style scande la démonstration elle-même par courts segments au gré des points-virgules. Il est remarquable qu’il articule la déliaison et l’autonomie des propositions à une mise en crise de l’ordre des constituants et des règles de cohésion ; il est non moins significatif qu’il substitue au seuil syntaxique la perception typographique. Les pages ne désignent pas par défaut l’espace imprimé mais un niveau probable d’intellection en l’absence supposée de phrases. Aussi l’utopie ne réside-t-elle pas dans une action strictement anti-normative, concentrée dans la métaphore banale de l’arbre comme organicité de la syntaxe. Elle possède encore ce potentiel critique de fonder par-delà la déhiérarchisation et la fragmentation de la phrase de nouvelles composantes. C’est une tension analogue qu’affichent la pratique du « morceau7 » selon Corbière, les pastiches de langue classique de Verlaine, ou le désir d’écrire pour Laforgue « sans syntaxe presque8 ».
Il reste que le véritable socle commun à ces œuvres tient peut-être davantage qu’au traitement de la syntaxe et à son évolution, ou de 11manière solidaire, à leur situation, anticipatrice, héritière ou critique, synchrone ou participative, d’un bord à l’autre de la « crise de vers » et de ce qui sera ensuite appelé la « poétique nouvelle9 », en phase avec le développement des phonétiques et de l’ingénierie acoustique : une analytique du sonore qui met au premier plan le rôle du souffle et des timbres, de l’accent et de la prosodie. Le verset de Saint-John Perse s’inscrit historiquement dans la poursuite du vers libre symboliste, qu’il renégocie fortement à partir d’Anabase et du cycle d’Exil. À l’époque de Débarcadères, Supervielle mêle vers régulier, vers libre et verset. Mais dans leurs variétés et leurs irrégularités les métriques de Corbière, de Verlaine, de Laforgue demeurent incomparables. Ainsi est-ce dans cette période intense de mutation des formes que ces auteurs puisent les ressources d’une décatégorisation de la phrase, sans toutefois lui donner la dimension spectaculaire qui caractérise la plupart des innovations du xxe siècle. Leurs œuvres combinent en l’occurrence deux processus simultanés. D’une part, elles travaillent à convertir la phrase en phrasé10, c’est-à-dire qu’elles la soustraient à l’ordre logique et syntaxique au profit d’une oralité qui en redessine l’unité et la dimension par ses agencements typographiques et mélodiques. Si l’oralité du phrasé ne se limite pas à une reproduction fictive de la langue parlée, elle s’enracine toutefois dans une tension entre l’oral et l’écrit et trouve par exemple ses moyens dans les valeurs pausales ou disjonctives du rythme et de la ponctuation. D’autre part, ces œuvres rendent compte de cette conversion par l’intermédiaire de catégories inséparables de l’expérience de langage qui les active à mesure que celle-ci s’accomplit. Ce sont le plus souvent des mots à virtualité théorique – à l’état de semi-concepts ou de non-concepts, – qui ne passeraient guère l’épreuve de la logique. La sécheresse de Saint-John Perse, la sourdine de Verlaine ou la maigreur de Supervielle sont de cet ordre-là. C’est le point et plus particulièrement le point de « répondance », lequel statue sur le travail de l’écho chez Péguy, qui permet encore de penser dans Le Porche du mystère de la deuxième vertu 12l’activité prosodique, comme l’idée de coup et de trait dans Les Amours jaunes la redécoupe graphique et syntaxique du poème.
Ces catégories de l’expérience n’agissent pas si différemment des borborygmes d’un Valery Larbaud, mêlant les grognements de l’œsophage à la phrase infiniment modulée, du pli et des lignes selon Henri Michaux, des saccades de Jacques Dupin ou de la pâte mots de Christophe Tarkos11. Quand Artaud déclare qu’il « danse / par blocs de KHA, KHA12 » dans Pour en finir avec le jugement de dieu, cette chorégraphie vulgaire doit s’interpréter aussitôt en lien avec les « crottes glossolaliantes13 ». Au-delà du registre de l’analité, et des contrepoints parodiques à l’égard de la psychiatrie, l’adjectif actualise pleinement sa valeur verbale : ces crottes, qui souillent et avortent le langage et l’œuvre, ressembleraient à des glossolalies mais n’en sont pas exactement. Au nom d’une rythmique qui convoque la voix comme la théâtralité du corps (« danse »), l’ironie du poète récuse la notion à la fois clinique et linguistique. En retour, elle exige une théorie des blocs, qui ne se situe pas sur le même plan que le phonème et la syllabe, mais permet de penser à nouveaux frais la signifiance du texte. Ainsi existe-il une manière idéalement empirique de connaître qui tient à l’emploi spécifique de ces non-concepts ou demi-concepts. Car ce sont d’abord des mots, c’est-à-dire les marques de discours qui en motivent les valeurs. Ce sont ensuite des mots « pour savoir14 » comme le dit Guillevic, porteurs en soi d’inconnaissance. On ne parle pas ici d’une absence ou d’une négation de la connaissance mais tout au contraire d’une connaissance en train de se faire, c’est-à-dire des termes potentiels d’une épistémologie. Ou si l’on veut : un savoir du singulier sur lequel peut à rebours prendre appui une pensée du phrasé.
Au cœur du propos, ces non-concepts ou demi-concepts pourraient, faute de mieux, être caractérisés de tropes théoriques (tant ils empruntent aux formes majeures de la métaphore, de la comparaison voire de la métonymie, etc.). Détours de la langue, assurément, figures d’un sens 13pour l’autre, ces tropes sont en même temps propres au poème et à lui seul. En chemin vers un concept dont, au final, ils n’ont peut-être pas besoin, du poème ils représentent la forme nécessaire, l’expression la plus adéquate, dans la mesure où ils énoncent ce qui ne pourrait se dire différemment. D’un côté, ils ne possèdent ni la clarté ni la rationalité d’un concept. De l’autre, ils mettent au jour les rapports de l’écrivain à l’expérience de la phrase, et donnent tout son sens à son caractère d’événement. Insistants ou récurrents, ils créent un effet de cohérence, ils le portent à l’état de système. Cela ne signifie pas qu’ils sont ou font la théorie manquante de la phrase et de son expérience. Ces tropes à vocation théorique ne parviennent que rarement à la condition nouvelle de mots-concepts. Ils sont même paradoxalement inhibés par la poétique qui les accomplit. Car si elle ne les bloquait pas sur le chemin du concept, elle ne serait plus à elle-même que la théorie de ce qu’elle ne ferait plus ou de ce qu’elle aurait encore à faire. Si l’on veut : elle dirait (décrirait : le point ou le bloc) sans (les) faire. De quoi ces tropes tiennent-ils lieu cependant ? D’une poétique en cours, qui est encore sans nom, autrement inqualifiée et inqualifiable, mais qui les rend aptes à désigner l’invention de la phrase comme phrasé. C’est donc à la lumière de ce genre de tropes (plis, blocs, points, etc.), bien davantage qu’à celle de catégories a priori de la langue, que peut être envisagée la phrase continuée. Du moins révèlent-ils la tension inhérente à la valeur adjectivale de « continuée » et de ses origines verbales : entre l’emploi absolu et de possibles compléments à joindre à la marque passive ; entre l’aspect accompli du mot et le sens lexical de ce qui a une suite, décrit une activité, s’installe même dans le temps de sa durée.
En l’occurrence, la continuation de la phrase en phrasé pose quatre problèmes d’ordre majeur. Le premier porte classiquement sur l’analyse des niveaux, le statut de la phrase et ce qui l’oppose spécialement au signe, mais aussi sur la logique des frontières. Ou comme l’écrit Marc Wilmet, résumant ici un nœud on ne peut plus traditionnel : « Dans le continuum qu’est la langue et sur le plan horizontal, où commence et où finit la phrase15 ? » De telle limites s’entendent au niveau supérieur comme au niveau inférieur. La phrase étant la dernière unité structuralement codée de la langue, l’une des difficultés est ensuite de rendre compte 14de la composition de séquences linguistiques plus complexes que les unités morphosyntaxiques – récit, argumentation, dialogue, description, etc. C’est ce qui a occupé part de la réflexion linguistique des dernières décennies (grammaires de texte, analyses du discours, pragmatiques conversationnelles). Entre le « mot » et le « texte », postuler l’existence d’un phrasé suppose aussi un changement d’échelle mais d’une autre nature. Le deuxième problème, étroitement articulé au premier, ressortit à l’incessante dynamique entre le discontinu et le continu au sein du poème, reconnue de fait, explorée ou occasionnellement théorisée par les écrivains. Le narrateur des Ruines de Paris s’en saisit à l’occasion d’une cantilène déroulant « un motif indéfiniment répété (croche, noire pointée, double croche, soupir, et encore la croche, etc.) à la fois monotone et fascinant comme le bourdonnement rythmique d’un rouet ou d’une machine à coudre16 ». Mais il n’est que de songer généralement au rôle accordé par Jacques Réda au jazz. Dans Cent phrases pour éventails, la question prend plutôt la forme d’une phrase débarrassée « du harnais de la syntaxe » mais « faite de rapports », substituant à la « vocalise continue17 » une analytique par blancs, sigles, lettres, colonnes et lignes. Le phrasé n’est à ce point une histoire de mouvement, d’intensité, d’énergie, d’allure ou de rythme que parce que son émergence dans un texte, le seuil de visibilité et d’audibilité par lequel il se démarque, sont inévitablement soumis aux rapports du continu et du discontinu.
Le troisième problème en découle, il ressortit à l’identité d’une voix et d’un sujet. Datée d’avril 1859, la première préface prévue par Hugo à La Légende des siècles, « La Vision d’où est sorti ce livre », le montre bien : elle en fonde le récit sur une « phrase interrompue » qui « recommence toujours sans l’achever jamais » mais forme « de poëme en poëme » le « livre18 » même. Il est manifeste que sous le terme de phrase qui lui sert d’analogie, l’auteur n’a pas en vue la seule expression syntaxique, bien que cette dernière s’y trouve nécessairement impliquée. La notion articule plutôt l’individuation logique (l’unité d’une œuvre) et l’individuation anthropologique (l’identité d’un sujet). Elle se réalise ici comme « épopée 15humaine19 », tendue entre la légende et l’histoire, capable de coordonner au moyen de la voix (epos) l’individuel et le collectif. À ce titre, elle exhausse aussi le poème à ses enjeux éthiques et politiques. Quoi qu’il en soit, la phrase continuée en phrasé produit et contient à la fois du reconnaissable et du méconnaissable. D’un côté, elle devient la caution d’un discours inaliénable, singulier et personnel, dont les signaux ou les marques lus et traités isolément se chargent ensuite d’un caractère typique (des « tours » ou des « tournures »), réduits parfois à la simple métonymie des noms (« baudelairiens », « éluardiens »). De l’autre, cet effet de propre, de ce qui en elle n’appartiendrait qu’à un seul, se pose comme radicalement autre, ayant ce pouvoir de ne ressembler à personne. Du moins est-ce entre le reconnaissable et le méconnaissable que s’indique une spécificité à connaître.
Car le phrasé est le lieu d’une signature en train de s’inventer. Ce que pointe Mallarmé dans une lettre du 23 juillet 1895 à Verlaine, le remerciant de l’envoi de son autobiographie : « Cher grammairien, dirai-je ; vous tenez vraiment votre syntaxe… », déclaration qu’il explique plus haut : « Moi […] qui aime bien les phrases quand elles vont infiniment loin, de toute façon, en esprit et dans le texte, il y en a certaines, ici, que j’ai suivies avec angoisse et charme jusqu’à leur imperturbable conclusion20. » Au poète qui, dérogeant à ses habitudes, s’essaie à la prose narrative, il est d’abord répondu qu’il a su créer des phrases à sa mesure. Sans doute celles-ci mettent-elles à l’épreuve une lecture cursive. Mais elles se placent moins finalement dans l’optique de la longueur et du volume que d’une distance empirique, l’allure grammaticale leur affectant ampleur et profondeur. L’essentiel n’est pas tant la maîtrise que le degré de singularisation de ces phrases (« certaines »), qui laisserait peu à peu apparaître des unités individuées et individuantes informant désormais une attitude. Or cette attitude comme l’identité du sujet, et c’est le dernier problème, est toujours à risque. Elle n’est pas donnée en une seule fois ; elle n’est pas davantage acquise sur un mode définitif. La phrase continuée désigne pour finir le temps de l’œuvre ou plus exactement : le potentiel d’altérité – nécessaire, on l’a vu, à l’émergence du propre – dont une œuvre est dotée ou non au cours du temps pour instaurer le temps qui est le sien. Le phrasé concentre ainsi très souvent 16les rapports entre invention et répétition. Soit que l’œuvre se trouve aux prises avec une logique de l’imitation ; soit que l’œuvre tende au contraire à se renouveler. Avant d’être consacré le poète de Gravitations et d’y tenir sa phrase, Supervielle aura agi par récidives successives de Brumes du passé à Débarcadères. Péguy, quant à lui, est l’artisan d’une œuvre en quelque sorte unique, Jeanne d’Arc, et s’il peut projeter à sa suite « quatorze ou quinze mystères21 » c’est que son phrasé pro-cède non en répétant mais en recommençant.
Ainsi la phrase n’est pas tant ici un enjeu pour le grammairien ou l’historien de la langue, révélateur des théories et des modèles descriptifs qui organisent le domaine, qu’une question posée aux œuvres, posée par les œuvres, dans la mesure où elle en dissimule d’autres et engage notoirement l’historicité de la valeur. Sous sa forme continuée en phrasé, elle désigne surtout une hypothèse de lecture, plutôt modeste sinon faible quand on la rapporte aux méthodes du linguiste. Elle serait même le dernier cas à envisager pour les sciences du langage. Mais elle représenterait en retour le premier trope théorique à considérer ici, celui auquel il conviendrait de donner la consistance d’un concept de poétique. Les chapitres qui suivent dessinent trois ensembles et constituent autant de variations autour de ce trope. Le premier fait état de la phrase comme question, en la considérant à partir de son déclassement épistémologique dans certains courants linguistiques actuels. Le deuxième dégage le point de vue de l’art de l’approche linguistique de la phrase. Il réactive pour ce faire les termes de l’étude d’Émile Benveniste (« Les niveaux de l’analyse linguistique22 ») reçue comme classique à ce sujet, et même résolument datée, en examinant certaines des critiques qui lui ont été opposées. Il les mesure d’une part aux principes établis dans « Sémiologie de la langue » d’une analyse « translinguistique » des « œuvres23 », et d’autre part aux notes manuscrites de « l’essai sur Baudelaire », à peu près contemporaines et demeurées longtemps inédites24. Sur cette base 17il recense plusieurs contributions en faveur d’une poétique de la phrase, repensée comme phrasé, et en tire quelques propositions pertinentes. Trois séquences retraversent ensuite la logique des niveaux et des limites : l’une consacrée au mot et spécialement au nom dans Les Complaintes fait valoir dans ses rapports à la phrase les tensions entre dire et nommer ; l’autre s’intéresse à la division graphique et rythmique qui, en vertu d’une éthique du mal fait, elle-même fondée sur l’expression du dégoût, génère à rebours de la syntaxe de nouvelles unités de diction chez Corbière ; la dernière s’arrête au cas des « Indolents » et « Sur l’herbe », deux pièces dialoguées de Fêtes galantes, et montre comment le phrasé gouverne la conversation, laissant entendre non les voix de locuteurs distincts mais l’impersonnel mouvement d’un « ça parle ». Le Porche du mystère de la deuxième vertu, Vents, Poèmes et Débarcadères illustrent pour finir chacun une sous-question, qui cible les composantes du phrasé. En même temps qu’il soustrait la prosodie et son système d’échos au régime strict de la répétition, entendue comme retour du même, Péguy assimile le phrasé à un corps du dire réglé sur des présupposés théologiques. À l’inverse, l’épopée américaine de Saint-John Perse, en accord avec l’idée de grande manière, inscrit ensemble souffle et ponctuation au cœur de la page. Quant à Supervielle, le phrasé se tourne entièrement vers une parole posthume, forme usagée lui permettant de communiquer avec la mort, d’articuler le moi présent au moi passé, forme naissante ou renaissante aussi : une phrase déclinée au pluriel, recherchée de recueil en recueil, qui a par conséquent la dimension de l’œuvre, une phrase qui soit enfin la phrase juste et accomplisse l’identité du sujet.
Je remercie pour la lecture de quelques-uns des chapitres constituant ce livre Éric Bordas, Pauline Bruley, Nelson Charest, Bertrand Degott, Gérard Dessons, Benoît Houzé, Samuel Lair, Katherine Lunn-Rockliffe, Steve Murphy, Jérôme Roger et Patrick Thériault.
1 Stéphane Mallarmé, « Observation relative au poème Un Coup de Dés jamais n’abolira le Hasard par Stéphane Mallarmé », Œuvres complètes, t. I, édition de Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1998, p. 391.
2 À ce sujet, voir Michel Murat, « Situation de Saint-John Perse », La Langue des dieux modernes, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 121-137.
3 Gilles Philippe, Sujet, verbe, complément. Le moment grammatical de la littérature française 1890-1940, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Idées », 2002, p. 65.
4 Christelle Reggiani, « Charles Péguy et la langue littéraire vers 1900 », dans Gilles Philippe et Julien Piat (dir.), La Langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Paris, Fayard, 2009, spécialement p. 383 et 397.
5 Ibid., p. 397.
6 Remy de Gourmont, « Du style ou de l’écriture », La Culture des idées, Paris, Mercure de France, 1899, p. 37. Il s’agit d’une réponse en réaction à l’Art d’écrire en vingt leçons d’Antoine Albalat.
7 Tristan Corbière, « Le Poète & la Cigale », Les Amours jaunes suivi de Le Casino des trépassés et L’Américaine, édition de Christian Angelet, Paris, Librairie Générale Française, coll. « Les Classiques de Poche », 2003, p. 37, v. 5.
8 « Les Complaintes de Jules Laforgue. Poésies », La République française, 31 août 1885, compte rendu de l’auteur cité par Jean-Louis Debauve dans Laforgue en son temps, Neuchâtel, La Baconnière, 1972, p. 194.
9 Le terme circule aussi bien chez les détracteurs, tel René Doumic (« La poétique nouvelle », Revue des deux mondes, t. CXXX, 1895, p. 935-946, qu’auprès des défenseurs à l’instar d’Émile Verhaeren en réponse à Marinetti dans l’Enquête internationale sur le Vers libre en 1909 (cité par Guy Michaud, Le Symbolisme tel qu’en lui-même, Paris, Nizet, 1994, p. 465).
10 Sur cette proposition, un point de départ capital est notamment l’article de Gérard Dessons, commenté plus loin en détail : « La phrase comme phrasé », La Licorne, no 42, UFR Langues Littératures, Poitiers, 1997, p. 41-53.
11 « La phrase et sa pâte. Pâte mots. » (Christophe Tarkos, « oui », Écrits poétiques, Paris, P.O.L, 2008, p. 163).
12 Antonin Artaud, Œuvres complètes, t. XIII, Paris, Gallimard, 1974, p. 117.
13 Antonin Artaud, Œuvres complètes, t. XVI, Paris, Gallimard, 1981, p. 32.
14 Eugène Guillevic, « Conscience », Exécutoire dans Terraqué suivi de Exécutoire, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1968 [1945-1947], p. 157. En contexte, le syntagme « pour savoir » doit s’analyser par l’étymon sapere, liant au mouvement d’inconnaissance le dire et le goût.
15 Marc Wilmet, Grammaire critique du français, 2e édition, Paris/Bruxelles, 1998, p. 443, § 555.
16 Jacques Réda, Les Ruines de Paris, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1993 [1977], p. 23.
17 Paul Claudel, Œuvre poétique, édition de Jacques Petit, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, p. 699-700.
18 Victor Hugo, La Légende des siècles, La Fin de Satan, Dieu, édition de Jacques Truchet, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1950, p. 13.
19 Ibid., p. 14.
20 Extrait cité par Lloyd James Austin, « Verlaine et Mallarmé » dans Philippe Hoch (dir.), Dédicaces à Paul Verlaine, Metz, Éditions Serpenoise, 1996, p. 76.
21 Charles Péguy, Victor-Marie, comte Hugo dans Œuvres en prose complètes, t. III, édition établie par Robert Burac, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, p. 177.
22 Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, t. I, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1966, p. 119-131. Présentée en 1962, cette communication est publiée pour la première fois en 1964.
23 Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, t. II, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1974, p. 66. « Sémiologie de la langue » date de 1969.
24 Émile Benveniste, Baudelaire, édition de Chloé Laplantine, Limoges, Lambert-Lucas, 2011. Ce chantier remonte pour l’essentiel à 1967. Le titre véritable en est probablement Le discours poétique. Sur ce point de discussion, voir Irène Fenoglio, « Benveniste auteur d’une recherche inachevée sur “le discours poétique” et non d’un “Baudelaire” » dans Chloé Laplantine (dir.), Les Notes manuscrites de Benveniste sur la langue de Baudelaire, Semen, no 33, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2012, p. 132. L’article est consultable en ligne : https://semen.revues.org/9519.
- CLIL theme: 4053 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Théorie Littéraire
- ISBN: 978-2-406-08026-8
- EAN: 9782406080268
- ISSN: 2261-5717
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-08026-8.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 06-03-2019
- Language: French