Avant-propos La memoria en réflexivité. Naissance d’une philosophie romaine de la mémoire
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : La Mémoire en pièces
- Auteur : Lévy (Carlos)
- Pages : 7 à 12
- Collection : Rencontres, n° 436
- Série : Lectures de la Renaissance latine, n° 12
Article de collectif : 1/30 Suivant
Avant-propos
La memoria en réflexivité.
Naissance d’une philosophie romaine de la mémoire
Il est de tradition, lorsqu’on se trouve dans la situation de préfacer un ouvrage collectif de donner une présentation brève et, si possible, éclairante de chacune des communications qu’il comporte. Or le colloque remarquablement organisé par Anne Raffarin fut si riche, les contributions si diverses et complémentaires, le quadrillage des thèmes si serré que j’en éprouvais par avance une grande fatigue. Vingt-six communications, qui sont devenues vingt-trois articles, portant sur toutes les modalités, toutes les « pièces » de la mémoire antique et humaniste, des analyses précises de memoria, uestigia, monumenta, bref un ensemble d’une exceptionnelle densité, devant lequel ma bonne volonté de compilateur fut sur le point de renoncer. Je résolus ensuite de me tourner vers Ricœur qui, dans le Dictionnaire postmodernes des idées reçues, figurerait sans doute avec la mention : « A écrit sur l’histoire et la mémoire, en les différenciant ». C’est vrai, notamment, de son chapitre sur « La représentation historienne et les prestiges de l’image », où il écrit à propos de la médaille : « La médaille est le procédé le plus remarquable de représentation iconique capable de simuler la visibilité et par surcroît la lisibilité, tant elle donne à raconter en donnant à voir », réflexion qui aurait toute sa place dans ce volume1 ». Mais asséner d’emblée au lecteur potentiel une réflexion sur la phénoménologie de la mémoire me parut en fin de compte cruel. Je me résolus donc à me débrouiller Marte nostro, et je me tournai vers celui qui ne m’a jamais déçu, Cicéron2. En théorie, les choses étaient simples. Plaute et Térence avaient enrichi le lexique latin par de nombreuses références à la mémoire, puis Cicéron, dans le rôle de l’oiseau de Minerve arrivant toujours sur le tard, se serait engagé dans la formalisation philosophique 8de ces multiples emplois. C’était sans compter sur Lucrèce, qui peu de temps avant lui, avait entrepris de déconstruire non pas tel ou tel aspect de la mémoire, mais le concept de mémoire lui-même. S’il est vrai que, pour des raisons de métrique, il ne pouvait utiliser memoria, impossible à faire entrer dans l’hexamètre dactylique, on notera que les emplois de vestigia correspondent le plus souvent chez lui aux traces laissées par les pas de l’animal, et que ceux de monimentum se limitent à trois3. De fait, la mémoire n’est pas un concept central de la doctrine épicurienne, on peut même dire qu’elle n’apparaît que dans deux cas bien précis. Elle est ce trésor de souvenirs heureux dans lequel il est possible, en tout cas au sage, de puiser la force de combattre la douleur. Au § 57 du premier livre du De finibus, Torquatus, porte-parole de l’épicurisme dit : « Il dépend de nous d’ensevelir en quelque sorte nos malheurs dans un oubli perpétuel (ut et adversa quasi perpetua oblivione obruamus) et de conserver l’agréable et doux souvenir des choses heureuses (secunda iucunde ac suaviter meminerimus). » Dans le même état d’esprit, elle est cette faculté grâce à laquelle les disciples les moins avancés peuvent garder en eux les dogmes essentiels de l’épicurisme. Dans sa Lettre à Hérodote, Épicure écrit en effet4 : « Pour ceux, Hérodote, qui ne peuvent pas se consacrer à l’étude détaillée de ce que j’ai écrit sur la nature, ni examiner avec attention les ouvrages plus longs que j’ai composés, j’ai préparé un résumé de tout le système, pour leur permettre de retenir d’une manière suffisante dans la mémoire les opinions les plus fondamentales ». Dans l’épicurisme originel, la mémoire peut et doit être la conservation du vrai et des instants heureux, ce qui fera d’elle un instrument dans le cheminement vers une vie conforme à l’enseignement de la doctrine du Maître. La mémoire ordinaire, celle qui entasse comme elle peut le vrai et le faux, le plaisant et le douloureux, celle qui tantôt conserve et tantôt se dérobe ne semble pas avoir particulièrement intéressé Épicure. Mais, dans ce domaine comme dans d’autres, Lucrèce va plus loin qu’Épicure, toujours dans le sens de la sombre lucidité qui le caractérise. Alors que le Maître valorise les bons usages de la mémoire, il cherche aussi à en fustiger les mauvais, notamment ceux qu’en ont fait des philosophes qu’il condamne. S’il est vrai qu’il emploie le verbe commemorare en I, 400, pour évoquer les arguments qu’il va exposer afin de démontrer l’existence du vide, et memoro en II, 212, à propos de sa présentation de la 9théorie épicurienne des simulacres, et s’il évoque la memor mens en II, 582, à propos de la combinaison atomique de tout ce qui existe, il souligne également l’incapacité de la mémoire à explorer les espaces infinis du temps. Voici la belle traduction qu’a donnée de ce passage J. Kany-Turpin :
Contemple derrière toi cet espace immense
du temps passé et songe à tous les mouvements
de la matière, ainsi tu t’en convaincras aisément :
les atomes dont nous sommes aujourd’hui formés
se rangèrent souvent dans le même mouvement qu’aujourd’hui
mais notre mémoire ne peut ressaisir le passé
car la vie entre-temps a marqué une pause
et tous ses mouvements sont allés çà et là
voguer à l’aventure, loin de la sensation.
Même idée, exprimée un peu différemment, en V, 1447, à la fin de la longue description des débuts de l’humanité :
Aussi les faits antérieurs échappent-ils à notre époque,
sauf pour les traces que la raison nous fait entrevoir.
Par elle-même la mémoire ne peut rien, elle est soumise à la ratio qui lui donne un sens et même une légitimité, en particulier lorsqu’elle la charge de la transmission des dogmes, ceux du Jardin évidemment, qui disent le vrai.
Le foisonnement des allusions littéraires à la mémoire, chez les auteurs comiques mais aussi chez Catulle5 contraste donc avec la dévalorisation du sens général de celle-ci chez Lucrèce. Pour le poète épicurien, la mémoire comportait le danger de figer une réalité dont il s’efforçait de démontrer, au contraire, qu’elle était, dans son principe même, mouvement perpétuel. Penser la mémoire dans un système matérialiste sans recourir à la métaphore de la cire, présente chez Platon et reprise par les Stoïciens, comme cela est rappelé plusieurs fois dans ce volume, n’était guère simple. On ne peut rien inscrire ni sur l’atome lui-même ni dans le vide. De surcroît, il était sans doute insupportable à Lucrèce de penser que la valorisation de la mémoire pût constituer une voie d’accès à la réminiscence platonicienne, et donc à une pensée qui, plus que toute autre, pouvait faire fi de la sensation, fondement de la connaissance dans l’épicurisme.
10La réflexion théorique romaine sur la mémoire doit donc tout, ou presque, à Cicéron. Ce thème est omniprésent chez lui, plus de sept cents occurrences pour ce seul terme, sans que les variations génériques changent quoi que ce soit à cette fréquence. À l’origine il y a bien sûr la rhétorique, dont la mémoire constitue l’une des cinq parties canoniques. Nous n’entrerons pas ici dans le détail des multiples références qu’il fait à ce type de mémoire. Rappelons simplement que nous lui devons une bonne partie du peu que nous savons de la théorie des lieux de mémoire, qui permettait à l’orateur de retenir une masse de textes, à une époque où le support matériel était rare et cher. Mais Cicéron ne se contente pas de reproduire ce qu’il a appris dans les manuels de rhétorique. Son travail sur la langue est permanent, intense. Nous n’en donnerons ici que quelques exemples6 :
–Inu., I, 39, passage important pour la différenciation entre memoria et monumenta :
…ceux qui se sont déroulés il y a longtemps déjà et qui ont presque disparu de notre mémoire mais dont nous sommes pourtant convaincus qu’ils viennent d’une tradition authentique, parce qu’il y a d’eux des témoignages écrits précis (quia monumenta certa in litteris extent) ;
–en De or., I, 18, Cicéron combine la définition de la mémoire conçue comme un précieux dépôt de sensations et sa fonction de gardienne des représentations, sans laquelle tout le travail d’invention et de réflexion de l’orateur se révélerait vain :
Que dire de ce trésor de toutes les connaissances, la mémoire ? Si elle ne conserve pas fidèlement en dépôt tout ce qui a été trouvé et médité, idées et expressions, les autres facultés de l’orateur, fussent-elles en lui les plus éclatantes, seront évidemment comme perdues ;
–dans Part. or. 26, Cicéron associe la théorie rhétorique des lieux et la métaphore, d’origine platonicienne, de l’esprit comme un morceau de cire sur lequel viennent se graver les sensations. Cela correspond bien à la présentation qu’il fait lui-même de cet ouvrage, dont il dit qu’il a été puisé au cœur de l’Académie (e media illa Academia au § 139), ce qui nous oriente vers l’enseignement de son maître Philon de Larissa, qui lui avait enseigné à la fois la philosophie et l’éloquence :
11…la mémoire qui est comme la sœur jumelle de l’écriture et qui a tant de ressemblance avec elle, bien que dans un genre différent. Dans l’écriture, on distingue les caractères et la matière sur laquelle on grave ses caractères ; de même, la mémoire a comme tablettes ses catégories propres, où elle place les images, qui sont comme ses lettres.
Mais c’est dans l’œuvre philosophique de la toute fin de sa vie, alors même qu’il est très âgé et accablé tant par la mort de sa fille que par la disparition du système républicain, qu’il va approfondir sa réflexion sur la mémoire. On peut imaginer qu’en cette période de sa vie, la mémoire alimenta sa souffrance, en même temps qu’elle lui donnait des raisons de vivre. Il faut partir du débat qu’il met en scène dans le Lucullus, entre Lucullus et lui-même. Pour le premier, qui en l’occurrence se fait le porte-parole de la doctrine stoïcienne de la connaissance, il ne peut y avoir de mémoire qu’à partir de représentations cataleptiques, autrement dit de celles correspondant à des objets réels et auxquelles le sujet a donné son assentiment. D’où son exclamation en Luc. 22 : « Que peut être une mémoire des choses fausses ? » Pour lui, la mémoire est une fonction qui n’a de sens que dans le contexte général d’un accord entre le sujet humain et la nature. Elle est l’enregistrement d’un moment dans lequel, au niveau de la sensation, le sujet, sans pour autant perdre sa liberté, prend acte des informations que lui donne la nature, laquelle, dans la doctrine stoïcienne, ne cherche jamais à le tromper. Il ne peut y avoir de mémoire sans assentiment, parce que autrement cela la réduirait à un enregistrement mécanique duquel la liberté du sujet se trouverait exclue. À quoi Cicéron a beau jeu de lui répondre en lui opposant la capacité des Épicuriens à mémoriser des dogmes qu’un Stoïcien ne pouvait considérer que comme faux : « Le mathématicien Polyaenus », demande-t-il, « oublia-t-il sa science antérieure une fois qu’il adhéra à l’épicurisme7 ? ». Dans ce dialogue toutefois, l’Arpinate se contente de réfuter une doctrine qu’il estime être manifestement fausse, sans pour autant exposer sa propre conception de la mémoire. Ce sont les Tusculanes qui lui permettront de sortir de cette attitude exclusivement critique et, une fois encore, ce sera le recours à Platon qui marquera le terme de sa réflexion. La mémoire ne peut pas être de nature matérielle, elle est comme l’intelligence, un don divin, une uis diuina, et à ce titre elle représente une porte ouverte 12sur la transcendance. C’est sur la mémoire du Ménon qu’il s’appuie pour renvoyer dos à dos les sceptiques et les dogmatiques immanentistes8 :
« Si l’âme humaine n’avait pas d’autre faculté que le désir ou l’aversion, là encore je dirais qu’elle partage le sort des bêtes. Ce qui n’appartient qu’à elle, c’est d’abord la mémoire, et la mémoire est sans limite et porte sur des objets sans nombre, au point que Platon y voit le souvenir d’une vie antérieure. Ainsi, dans le célèbre ouvrage qui est intitulé Ménon, Socrate pose à un certain petit bonhomme des questions de géométrie, sur la mesure du carré. Sur ce sujet, celui-ci répond en enfant, et cependant les questions sont posées de façon si adroite que, de réponse en réponse, il finit par arriver au même résultat que s’il avait étudié la géométrie. Cette expérience, Socrate veut qu’elle démontre qu’apprendre n’est pas autre chose que se souvenir. »
En quelques décennies, et sans qu’il y eût de véritables innovations terminologiques, la langue et la pensée romaines accueillirent trois grandes orientations pour penser la mémoire : comme danger potentiel, pour l’Épicurien Lucrèce qui ne voulait pas qu’elle servît d’échappatoire à la prise en compte du réel dans sa déconcertante dualité, des atomes et du vide ; comme trace pour les Stoïciens, que représente Lucullus dans le dialogue éponyme, à la fois inscription dans l’esprit des représentations du passé et rappel de ce que même la remémoration est conditionnée par notre liberté ; présence du divin en l’être humain et moyen privilégié pour l’aider à sortir de sa finitude, faisant de la connaissance une réminiscence. Pour autant, la réflexion collective sur la memoria n’était pas achevée. Citons, entre autres, ce qu’écrit Sénèque dans une de ses lettres9 (33, 9) : « autre chose est la mémoire, autre chose est savoir. » La mémoire, dit-il, conserve des connaissances acquises, tandis que savoir, c’est être autonome par rapport à celles-ci. La mémoire est à la fois ce qui permet la liberté et ce qui peut la menacer par son encombrante présence. Il n’est pas sûr que nous soyons sortis de cette problématique.
Carlos Lévy
1 P. Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 348.
2 Voir p. 103 à 136 l’article d’Ermanno Malaspina.
3 Voir DRN, V, 311, 329 ; VI, 342.
4 Épicure, Lettre à Hérodote, 35, trad. M. Conche, Paris, PUF, 20037.
5 Voir Catulle, Carmen 30, 1 ; 62, 13 ; 64, 58, 117, 231, 248 ;
6 Les traductions sont celles de la CUF.
7 Luc., 106 : quid Polyaenus, qui magnus mathematicus fuisse dicitur, is postea quam Epicuro adsentiens totam geometriam falsam esse credidit, num illa etiam quae sciebat oblitus est ?
8 Tusc., I, 56-57.
9 Ep., 33, 9.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-09550-7
- EAN : 9782406095507
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09550-7.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 12/10/2020
- Langue : Français
- Mots-clés : Épicurisme, représentation, sceptique, sensation, souvenir